Le réseau français des collaborateurs du Cabinet zoologique de Varsovie pendant la seconde moitié du xixe siècle
Résumé
Dans les années 1860, le Cabinet zoologique de Varsovie, auparavant petit musée de province, devint l’un des plus importants centres de recherches sur la faune et une référence pour les collections en Europe Centrale. Władysław Taczanowski (1819-1890) fut à l’origine de cette transformation. Le réseau de correspondants et de collaborateurs français de Taczanowski joua un rôle vital pour le Cabinet. Dans ce réseau, nous retrouvons des savants du Muséum national d’histoire naturelle, des musées provinciaux, des entreprises privées et de nombreux naturalistes non professionnels. Ce transfert de connaissances concernait toutes les pratiques naturalistes de l’époque : le travail sur le terrain et l’acquisition des spécimens, les techniques en taxidermie, la détermination taxinomique, la description et la publication, la préparation des expositions et la formation des collaborateurs.
Remerciements
L’auteur remercie le professeur Marie Palacio David, le docteur Dominika Mierzwa et le professeur Dariusz Iwan, de l’Institut et Musée de Zoologie de Pan de Varsovie, et M. Lâm Phan-Tranh des Archives des Frères Lazaristes pour leur aide.
Texte intégral
Origines du Cabinet zoologique de Varsovie
1Les débuts du Cabinet zoologique de Varsovie remontent à 1818. La décision d’acheter la riche collection zoologique du comte Sylwiusz Minkwitz (1772-1818) de Gronowice (Grunwitz) est à son origine1. À la mort de cet aristocrate silésien, la Commission d’Éducation décida d’acheter son cabinet, comptant à l’époque environ vingt mille spécimens, en vue de constituer une collection zoologique nécessaire à l’Université de Varsovie récemment fondée (en 1816) ; une création devenue possible suite à une courte libéralisation de la politique tsariste envers les Polonais. Dans le but d’évaluer la valeur de cet achat, ainsi que pour veiller au bon déroulement de la transaction et du transport, la commission délégua trois commissaires, Marek Antoni Pawłowicz (1789-1830), Józef Skrodzki (1789-1832) et Feliks Jarocki (1790-1865). Tous trois avaient été formés en France et particulièrement au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) de Paris. Jarocki devint ensuite le responsable du cabinet zoologique et garda d’étroites relations avec les naturalistes français2. Rappeler ce fait est important car, au cours de la période qui fait l’objet de cette présentation, la collaboration du cabinet zoologique avec les institutions et les scientifiques français avait ainsi déjà une longue tradition derrière elle3.
Władysław Taczanowski et l’âge d’or du Cabinet
2La seconde moitié du xixe siècle fut une période bien particulière pour la zoologie en Pologne. Dans ce pays, privé de son indépendance depuis 1795, les répressions qui suivirent les insurrections de 1830-1831 et 1863-1864 touchèrent fortement les institutions scientifiques. La fermeture des universités, l’interdiction des sociétés savantes, les pillages des bibliothèques, des musées et des collections scientifiques ainsi que les arrestations, les déportations en Sibérie ou encore l’émigration forcée, ont fortement marqué l’histoire de la science en Pologne. Paradoxalement, la zoologie polonaise connut, durant cette période hostile, un véritable âge d’or4.
3Władysław Taczanowski (1819-1890) fut le principal artisan de ce succès5. Excellent ornithologue et arachnologue, il dirigea, à partir de 1862, le Cabinet zoologique de Varsovie. Fils d’un officier de la Grande Armée, originaire d’une famille appauvrie par les répressions russes, il est partisan du travail à la base, adversaire de la lutte armée pour l’indépendance car, en soutenant ses collègues insurgés, il pensait que cette attitude était condamnée à l’échec. Taczanowski, comme les « positivistes » de l’époque, considérait que c’était le développement de l’économie, de la science, et non la lutte armée, qui étaient nécessaires pour moderniser le pays et assurer son avenir. Taczanowski réussit à transformer le cabinet zoologique de petit musée provincial en une grande collection de renommée mondiale, et en un important centre de recherches scientifiques.
Les contributeurs : mécènes, exilés et naturalistes voyageurs
4Privé de subventions publiques ou institutionnelles, il sut trouver des mécènes privés. Citons parmi eux Konstanty Branicki (1824-1884), riche aristocrate, mais aussi voyageur et naturaliste amateur. Sans sa grande générosité, mais aussi celle de son frère Aleksander, un tel développement de la zoologie aurait été impossible dans les conditions d’occupation russe de la Pologne. Les exilés polonais, et principalement Benedykt Dybowski (1833-1930), devinrent ainsi correspondants de cabinet et constituent une source précieuse d’information sur les animaux de Sibérie. Les émigrés en Amérique du Sud, principalement au Pérou, à l’instigation de Taczanowski, exploraient la nature néotropicale6. Parmi ces explorateurs, citons le nom de Konstanty Jelski (1837-1896), qui passa quatre ans en Guyane française et dix au Pérou. Par la voie de sa correspondance et de nombreux autres échanges, Taczanowski réussit ainsi à nouer un réseau de contacts avec un nombre important d’institutions naturalistes en Europe.
Le Cabinet et la France
5La France fut pour lui un pays de prédilection. Francophone et francophile, Taczanowski se rendit à plusieurs reprises à Paris. Il y étudia les collections du Muséum national d’histoire naturelle et celle de la « Maison Verreaux7 ». Il y prépara une expédition scientifique en Algérie. Quant au comte Branicki, il était propriétaire du château de Montrésor, mais possédait également des biens immobiliers à Paris. Il fonda un musée privé d’histoire naturelle, principalement localisé dans ses propriétés en France, afin de préserver ces collections d’un nouveau pillage par les autorités d’occupation russe. Ce n’est qu’à l’indépendance de la Pologne, que la famille Branicki fit le généreux don à l’État polonais. Un autre riche aristocrate, beau-fils par alliance de Balzac, Jerzy Wandalin Mniszech (1824-1881), réunit à Paris l’une des plus importantes collections de coléoptères8. Il fut un précieux collaborateur du Cabinet zoologique de Varsovie.
La Maison Verreaux et l’établissement Deyrolle
6Taczanowski connaissait de nombreux naturalistes français, dont les frères Verreaux. Rapidement leur entreprise devint un partenaire privilégié du cabinet de Varsovie et de nombreux collectionneurs naturalistes polonais, tant en France qu’en Pologne. Les relations de Jules et Édouard Verreaux avec Taczanowski, d’abord scientifiques et commerciales, se transformèrent en véritable amitié. Probablement, les frères Verreaux furent les plus importants collaborateurs du Cabinet zoologique de Varsovie : la « Maison Verreaux » lui rendait de nombreux services. Ceux-ci ne se limitaient pas aux simples achats et ventes de spécimens. Cette entreprise aidait par exemple à la détermination des espèces, à l’expertise des objets et à l’estimation de leur valeur. Elle s’occupait aussi de la naturalisation d’animaux ; la plus célèbre fut celle d’un lion tué par le comte Branicki lors de l’expédition d’Algérie en 18669. Cet animal fut l’un des objets phares lors de la réouverture du cabinet au public à l’automne 1868. C’était aussi pour les naturalistes de Varsovie un important lieu de rencontres avec les zoologistes travaillant sur les autres continents et particulièrement en Asie et en Amérique du Sud ; ils y trouvaient enfin un terrain privilégié pour la préparation de leurs propres expéditions et la détermination de destinations géographiques pour les voyageurs-naturalistes polonais. Les frères Verreaux n’hésitaient à avancer à Taczanowski et ses collaborateurs des sommes importantes. Leur « Maison » constitua également un lieu du travail pour les réfugiés polonais, comme ce fut le cas pour Alphonse Parvex10.
7Les frères Verreaux n’étaient pas à Paris les seuls naturalistes-commerçants avec lesquels Taczanowski entretenait des liens tant scientifiques que commerciaux. Les noms d’Henri (1827-1902) et d’Émile (1838-1917) Deyrolle apparaissent fréquemment dans les lettres de Taczanowski. Les naturalistes polonais passant par Paris visitaient toujours le commerce de la rue du Bac. Peut-être le fait qu’Henri Deyrolle travailla pour Mniszech en collectant et déterminant des coléoptères joua-t-il aussi un rôle dans ces contacts ?
Les naturalistes français
8Le père Armand David (1826-1900) occupe une place bien particulière parmi les correspondants du Cabinet zoologique de Varsovie. Les recherches menées dans les archives des Lazaristes à Paris, où est conservée sa correspondance, ont mis en évidence l’existence de plusieurs lettres de Taczanowski et Branicki. La correspondance avec le cabinet zoologique concerne en majorité des collections ornithologiques, entomologiques et mammalogiques, elle présente aussi des détails sur les expéditions et les séjours des naturalistes polonais à Paris. Les lettres de Taczanowski sur la faune asiatique présentent un intérêt particulier pour l’histoire de la zoologie. Le cabinet de Varsovie disposait d’une importante collection d’animaux de Sibérie, collection composée d’objets recueillis par les exilés polonais et particulièrement par Benedykt Dybowski. Ces objets et ces informations étaient complémentaires à ceux d’Armand David, originaires de la Chine. L’échange des informations et des spécimens permit de préparer diverses publications sur la faune de l’Asie Centrale. Le père David devint également l’ami des comtes Branicki. Il accompagna Constantin Branicki dans ses expéditions en Algérie et en Tunisie. Branicki acheta aussi des spécimens asiatiques de David, finança ses voyages et aida à l’édition de ses livres.
9C’est à Armand David que s’adressa René Oberthür (1852-1944) afin de pouvoir étudier la collection de lépidoptères péruviens récemment apportée à Paris par Jan Sztolcman (1854-1928), un élève et proche collaborateur de Taczanowski. René (1852-1944) et Charles (1845-1924) Oberthür représentèrent ensuite d’importants correspondants du Cabinet zoologique de Varsovie en matière de collections de papillons. Ils furent également éditeurs de l’Ornithologie du Pérou de Taczanowski, une importante monographie de la zoologie néotropicale.
10Parmi les correspondants et collaborateurs du Cabinet zoologique de Varsovie, citons encore Félix-Édouard Guérin-Méneville (1799-1874). La Bibliothèque Centrale du MNHN conserve sa correspondance entomologique avec Antoni Waga (1799-1890) et Konstanty Tyzenhauz (1786-1853). Rappelons aussi que Guérin-Méneville militait activement pour l’indépendance de la Pologne. Pierre Joseph Henri Marmottan (1832-1914) fut l’ami et correspondant de Taczanowski. Les lettres des naturalistes polonais révèlent que ces derniers s’inquiétèrent beaucoup pour lui et pour Jules Verreaux lors du siège de Paris en 1870 et durant la Commune. Le contenu du catalogue de la collection ornithologique de Marmottan, ainsi que les lettres, prouvent des échanges très fréquents entre lui et ses collègues de Varsovie. Les noms de Paul Maisonneuve (1849-1927) et Hippolyte Lucas (1814-1899) figurent également parmi les collaborateurs du Cabinet zoologique de Varsovie.
Le Muséum d’Histoire Naturelle de Paris et le réseau des collaborateurs du Cabinet zoologique de Varsovie
11Au cours du xixe siècle, le Muséum de Paris joua un rôle bien particulier pour les sciences naturelles en Pologne, tant comme lieu de formation de naturalistes que comme référence dans le domaine des collections. Il n’est donc guère surprenant que ce fût au sein de cette institution que les Polonais se préparaient à l’exploration des faunes exotiques et, de retour en Europe, y déterminaient les spécimens. Parmi les proches collaborateurs du Cabinet zoologique de Varsovie se trouvent des scientifiques de cette institution, dont Achille Valenciennes (1794-1865), Charles-Émile Blanchard (1819-1900), Eugène Simon (1848-1924) et Émile Oustalet (1844-1905).
12Le réseau de correspondants et de collaborateurs français (67 identifiés jusqu’à présent) de Taczanowski joua un rôle vital pour le Cabinet. Taczanowski construisit ce réseau lors de ses voyages scientifiques en France, à l’aide de sa correspondance, par sa participation aux sociétés savantes et grâce à ses contacts avec les revues scientifiques ainsi que lors de son expédition en Algérie (1866-67). Dans ce réseau, nous retrouvons des savants du MNHN, des musées provinciaux, des entreprises privées et de nombreux naturalistes non professionnels. Ce transfert de connaissances concernait toutes les pratiques naturalistes de l’époque : le travail sur le terrain et l’acquisition des spécimens, les techniques en taxidermie, la détermination taxinomique, la description et la publication, la préparation des expositions et la formation des collaborateurs. Les Français constituent le groupe le plus nombreux et le plus important (loin devant les Britanniques et Allemands) des collaborateurs du Cabinet zoologique de Varsovie au cours de la seconde moitié du xixe siècle.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Z. Fedorowicz et F. Stanisław, 150 lecie Gabinetu Zoologicznego w Warszawie (1818-1968), p. 1-271.
2 P. Daszkiewicz, « Feliks Jarocki (1790-1865), directeur du cabinet d’histoire naturelle de Varsovie et ami de Frédéric Chopin – en quête de souvenir sur son séjour en France », p. 190-192.
3 P. Daszkiewicz, « Cabinet du Roi, Jardin des Plantes, puis muséum national d’histoire naturelle – une institution modèle pour les sciences polonaises de la fin du xviiie et du début du xixe siècle », p. 457-467.
4 G. Brzęk, « Złoty wiek ornitologii polskiej », p. 120-127.
5 G. Brzęk, Historia zoologii w Polsce, p. 197-202.
6 P. Daszkiewicz, « Quelques remarques sur “l’Ornithologie du Pérou” – la première monographie de la zoologie néotropicale », p. 73-76.
7 P. Daszkiewicz, « La maison Verreaux au xixe siècle à Paris, plaque tournante des collections naturalistes mondiales », p. 114-115.
8 P. Daszkiewicz, « Documents inédits concernant l’histoire et la vente de la collection entomologique de Georges Vandalin Mniszech (1822-1881) », p. 80-82.
9 P. Daszkiewicz, « L’expédition zoologique polonaise en Algérie d’après la correspondance de Władysław Taczanowski à Konstanty Jelski », p. 109-112.
10 K. Kowalska, A. Mroczkowska et B. Zielińska, « Listy do Antoniego Wagi Konstantego Branickiego i Benedykta Dybowskiego », p. 125, 137, 140, 148.
Auteur
Chargé d’étude du développement du référentiel taxonomique TAXREF (UMS 2006 PatriNat), service du Patrimoine Naturel (OFB-CNRS-Muséum national d’Histoire naturelle), professeur extraordinaire à l’Institut de l’histoire des sciences, Académie polonaise des sciences, Varsovie, membre de la Société polonaise de dendrologie et de la Société polonaise d’acarologie
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016