Assurer la communication politique à l'étranger : enjeux et stratégies linguistiques au début du xviie siècle
p. 191-198
Résumé
Une langue commune est la condition sine qua non de tout dialogue, plus encore lorsque la communication politique se tourne vers l'extérieur. Mais, outre la dissension fréquente entre unités politiques et zones linguistiques, la recherche d'une langue commune doit intégrer des pré-requis diplomatiques comme la défense du prestige du souverain ou l'expression d'une certaine déférence. Si une langue commune est l'outil indispensable du travail diplomatique quotidien, la communication politique ne peut se faire sans la maîtrise de l'ensemble des langues de la zone concernée et nécessite alors un recours à des interprètes ou à des traductions avec leurs problèmes inhérents de transposition et de possible perversion de l'information originale. La question de l'usage des langues avant 1648 étant souvent ignorée des études diplomatiques, il s'agit de s'interroger sur les difficultés et les atouts des usages linguistiques dans la communication politique d'un État à l'étranger au début du xviie siècle.
Texte intégral
1Qu'elle soit ou non politique, la communication repose sur un postulat de base : la mise en relation avec autrui, l'échange. Plus encore, pour prendre tout son sens, elle requiert une compréhension mutuelle entre l'énonciateur et le destinataire. Sans elle, l'établissement d'une relation verbale ou scripturale est voué à l'échec. Mais si l'on s'intéresse communément à la compréhension du sens du discours, on oublie souvent un élément pourtant essentiel au processus de compréhension : la présence d'un dénominateur linguistique commun. Aucune communication, et a fortiori aucune compréhension du discours, n'est possible si les interlocuteurs parlent une langue différente et que nul ne maîtrise la langue de l'autre. La maîtrise, même imparfaite d'une langue, permet d'assurer la communication, mais cette imperfection peut également la mettre en danger et conduire à des incompréhensions voire à des contresens qui ne pourront être identifiés. À l'impossibilité de communiquer s'ajoute alors une perversion éventuelle du discours.
2Au sein du royaume de France, l'ordonnance de Villers-Cotterêts a imposé en 1539 le français comme langue officielle et a, de fait, créé un dénominateur commun à l'ensemble des sujets. Cependant, à l'échelle de l'Europe, un dénominateur commun peine à s'imposer et ce d'autant plus que peu d'États, à l'image du Saint Empire, font coïncider unité politique et linguistique. Charles Quint impose par une capitulation en 1519 l'allemand et le latin comme langues officielles mais à celles-ci s'ajoutent d'autres langues, couramment parlées au sein de certaines cours de l'Empire. L'empereur lui-même, depuis Ferdinand Ier, préfère s'exprimer en italien1, tandis que la partie occidentale de l'Empire, majoritairement les territoires situés autour de l'axe rhénan (Palatinat du Rhin, électorats de Cologne et de Trêves, landgraviat de Hesse, etc.) utilisent fréquemment le français, y compris dans des correspondances ne sortant pas du cadre géo-linguistique de l'Empire. À Bruxelles enfin, on parle généralement le flamand et le français auxquels s'ajoutent le latin, l'italien ou l'espagnol à la Cour2.
3Face à cette mosaïque linguistique, la compréhension des discours entre souverains, et à plus forte raison entre ministres et agents étrangers, semble difficile à assurer. Elle est pourtant indispensable à l'établissement de relations diplomatiques et plus largement d'une communication politique efficace. Sans compréhension, les actions de collecte, de transmission et de diffusion de l'information, à l'origine même du processus de communication politique, ne peuvent avoir lieu. Se pose alors la question suivante : comment faire pour assurer la communication politique et lui rendre son efficacité face à ces nombreux obstacles linguistiques ?
4L'enjeu dépasse cependant la simple compréhension réciproque. Mis à part quelques rares cas, celle-ci peut toujours être assurée mais fait face à d'autres écueils, plus politiques : comment s'assurer de la bonne compréhension d'un discours pour éviter sa perversion par un usage approximatif de la langue ou pire encore par la traduction ? À quelle langue recourir et dans quel contexte ? Autant de questions auxquelles les diplomaties européennes ont tenté de répondre, dès le début du xviie siècle, en mettant en place diverses stratégies à la fois pragmatiques et théoriques, au gré des besoins.
5La majorité des exemples est prise dans les premières années de la guerre de Trente Ans ; cependant ils témoignent de pratiques déjà éprouvées par la majorité des diplomaties européennes. Encore balbutiantes au xvie siècle, les pratiques diplomatiques sont, au début du xviie siècle, parfaitement établies et rompues aux habitudes quotidiennes comme cérémonielles. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de les retrouver, sous une forme similaire, tout au long de la première moitié du xviie siècle. Pourtant, cette étude ne cherche nullement à dépasser l'année 1643 et la mise en place des congrès de Westphalie où, par la réunion de l'ensemble de la diplomatie européenne en un même lieu, les problématiques linguistiques s'exacerbent et se révèlent confrontées à d'autres enjeux3.
La langue, part du cérémonial diplomatique
6Selon le cadre d'exercice de la diplomatie, le rapport à la question linguistique est bien différent. Deux cadres généraux doivent être distingués : la diplomatie ordinaire où des agents résident en permanence auprès de Cours étrangères pour y représenter leur souverain, et la diplomatie extraordinaire, constituée d'ambassades ponctuelles envoyées pour tenir un discours donné (négociation d'un traité de paix ou de mariage, félicitations pour une naissance, etc.). Or, si pour la diplomatie ordinaire, la langue est un simple outil de compréhension – elle permet le bon déroulement du travail diplomatique –, pour la diplomatie extraordinaire, elle prend une tournure plus politique et sert à la représentation du souverain, à la défense de son prestige à l'étranger.
7La notion de compréhension passe donc, dans le cadre d'une ambassade extraordinaire, au second plan, au profit d'un cérémonial fortement codifié qui n'a d'autre but que de représenter, par les gestes, par la parole, par l'attitude, toute la puissance et l'autorité du souverain. Langue et prestige deviennent alors indissociables. En défendant sa propre langue, la langue de son souverain, l'agent diplomatique défend le prestige de celui-ci. Aucun compromis ne peut être toléré sous peine de voir la puissance royale ainsi projetée diminuée. Prolongement d'une suite pléthorique, d'une entrée majestueuse ou de costumes chatoyants, la langue sert aussi à représenter, dès le premier contact avec le souverain étranger, l'autorité royale. Lors de la première audience, avec l'empereur, de l'ambassade extraordinaire française menée par le duc d'Angoulême en juillet 16204, le premier discours est tenu, non en allemand ou en latin, mais en français, qui plus est par le membre le plus prestigieux de l'ambassade, Charles de Valois, duc d'Angoulême et fils naturel de Charles IX. Recourir au français revêt plusieurs avantages pour le duc. Elle lui permet d'exprimer dans leur globalité les instructions telles qu'énoncées par le roi mais surtout de manifester, grâce à une volubilité et une emphase que seule une parfaite maîtrise de la langue permet, toute la puissance qui doit émaner de l'ambassade et tenter d'obtenir le respect qui lui est dû. Le choix de la langue participe alors des éléments de représentation politique de la puissance d'un souverain.
8De l'aveu même des ambassadeurs, le discours du duc d'Angoulême ne fut pas compris par l'empereur et fut immédiatement traduit en italien, langue de prédilection de celui-ci, par Philippe de Béthune5. Aucune communication n'a en effet de valeur si le contenu ne peut être compris. Bien que secondaire, la compréhension reste nécessaire à l'établissement d'une négociation ou plus simplement à la délivrance d'un message, d'où la traduction immédiate dans une langue commune. Quant à savoir si le choix de l'italien fut discuté en amont, les correspondances diplomatiques ne nous le disent pas. L'hypothèse la plus probable reste cependant un accord tacite reposant sur les pratiques de la diplomatie permanente. Nicolas de Baugy, résident permanent auprès de l'empereur, conversant avec ce dernier en italien, la pratique linguistique s'étend aux ambassades extraordinaires6. Le choix de l'italien dépasse cependant le seul cadre de la Cour impériale. Il s'agit certes de la langue favorite de Ferdinand II, et plus largement de nombreux membres de la maison de Habsbourg, mais également de la langue de la diplomatie pour l'ensemble des communications informelles7. Dans le cadre d'échanges bilatéraux, l'italien est toujours préféré au latin, plus formel, lorsque les deux parties le maîtrisent.
9Pour autant, on ne retrouve pas l'italien dans les correspondances entre souverains, pour la partie impériale du moins. Seules les correspondances particulières ou internes sont rédigées dans cette langue à l'image de la correspondance entre l'empereur et Laurent Malcot, son agent à Paris8. Les correspondances officielles, comme celles entre le roi et l'empereur, sont toujours rédigées en latin. Langues des chancelleries, mais surtout langue d'Église, le latin reste commun à l'ensemble du monde chrétien. Même dans des provinces plus reculées comme la Transylvanie, il est compris et s'impose de ce fait comme outil par excellence de la diplomatie. Pour autant, il ne s'agit pas de la langue dominante, toutes les correspondances officielles n'étant pas rédigées en latin. Cette dernière langue n'est utilisée que lorsqu'aucun dénominateur linguistique n'a été trouvé, soit parce que les deux souverains ne partagent aucune langue soit parce qu'ils ne le veulent pas. À ces critères politico-linguistiques s'ajoute également le caractère moins prestigieux de langues vernaculaires telles que l'italien ou l'allemand. Alors que l'empereur converse en italien, il écrit en latin au roi de France. Ce dernier cependant lui écrit toujours en français, bien qu'il soit de notoriété publique que l'empereur n'en maîtrise mot. Des secrétaires sont certes chargés de la lecture et a fortiori de la traduction, comme pour le latin par ailleurs ; cependant la compréhension immédiate n'est pas l'objectif principal de ces dépêches, souvent suppléées par un discours oral de l'agent diplomatique en poste. Comme pour les ambassades extraordinaires, l'usage du français sert à imposer la majesté du roi jusque dans sa correspondance pour en faire une véritable langue cérémonielle. En refusant de discourir dans une langue qui n'est pas la sienne, le roi cherche à imposer le respect et à conserver la pleine mesure de son autorité.
10Cette insertion dans le complexe cérémonial diplomatique n'est pas fortuite, encore moins inconsciente, mais sciemment élaborée par les pouvoirs européens. Si le Cérémonial françois de Théodore Godefroy, détaillant davantage le cérémonial physique (visites, habits, sièges, etc.), ne mentionne pas les questions linguistiques, celles-ci n'en sont pas moins prégnantes lors de l'envoi d'ambassades. Le prince de Ligne, envoyé en France par les Archiducs en 1616 pour féliciter le roi de son récent mariage avec l'infante d'Espagne, s'interroge ainsi sur le cérémonial à adopter lors de son séjour : quel titre accorder à la nouvelle reine (« Madame » ou « Señora »), dans quelle langue s'adresser à elle (français ou espagnol ?)9. La question de langue est d'autant plus cruciale que le statut de la reine est complexe au regard de sa parenté avec les Archiducs : nouvellement reine de France, elle est la fille du roi d'Espagne Philippe III, et donc la nièce des Archiducs. S'adresser à elle en espagnol ferait ressortir ces liens familiaux, tandis que l'usage du français constituerait une reconnaissance témoignage de son nouveau statut. Les Archiducs exigeront l'usage du français en première intention10 et placent clairement la visite dans le registre diplomatique et officiel. Une fois encore, le choix de la langue du premier discours, quel que soit l'usage linguistique par la suite, est crucial au sein du processus diplomatique. Si l'exemple peut paraître anecdotique – les documents préparatoires aux envois diplomatiques sont trop rares pour que l'on puisse estimer avec justesse la fréquence de ces questionnements –, il n'en reflète pas moins une réalité effective des relations diplomatiques : le choix d'une langue révèle l'importance que prête le souverain à l'ambassade ainsi envoyée.
11L'enjeu peut être la reconnaissance d'un statut international comme lors de l'ambassade du prince de Ligne ou plus simplement la volonté d'exprimer sa déférence. Le choix de s'adresser à un prince dans la langue de ce dernier reflète une certaine soumission, amitié ou proximité. Cette dernière intention politique de la langue s'observe plus spécifiquement dans la correspondance entre souverains. Certains princes de l'Empire rédigent ainsi en français les dépêches adressées au roi ou à son secrétaire des Affaires étrangères, alors que leurs correspondances quotidiennes sont rédigées dans une autre langue, majoritairement l'allemand ou le latin. Cet usage suppose, naturellement, en amont la maîtrise de la langue et seuls les princes dont les terres sont situées sur l'axe rhénan y recourent. Mais de surcroît, l'usage du français coïncide avec une certaine proximité entre les correspondants. Les principales correspondances rédigées en français, à savoir celles de l'électeur palatin, du landgrave de Hesse et de l'électeur de Cologne, correspondent aux potentats allemands avec lesquels la France entretient les meilleures relations. En s'exprimant dans la langue du roi, ceux-ci cherchent à montrer leur déférence à son égard et ainsi à s'attirer ses bonnes grâces, que ce soit par l'établissement d'une alliance, d'une protection ou même d'une pension. Le choix de la langue devient un outil communicationnel, au même titre que les mots eux-mêmes, pour témoigner de son affection envers le souverain destinataire de la correspondance.
Maîtriser les principales langues européennes
12Contrairement à la diplomatie extraordinaire ou à la correspondance officielle, l'agent permanent ne se situe pas dans la seule représentation mais dans la négociation et le recueil quotidien d'informations. L'établissement d'une langue commune, si possible la langue de la Cour de résidence, est nécessaire à la bonne exécution de ses diverses missions. Aussi ne s'agit-il pas d'imposer une langue, comme précédemment, mais de s'adapter aux pratiques linguistiques locales. La défense du prestige du souverain, si sensible pour les ambassades extraordinaires, passe désormais par le seul vecteur du contenu du discours et non plus de son contenant. La langue n'est plus qu'un simple outil de travail, pour l'agent diplomatique.
13L'enjeu devient alors tout autre et passe du domaine politique au champ strictement linguistique. Les agents diplomatiques doivent maîtriser les diverses langues parlées au sein des Cours européennes pour s’acquitter au mieux de leur mission : latin, italien, français, espagnol, allemand, anglais. La maîtrise du latin, langue des chancelleries et langue commune en dernière instance, est indispensable à tout diplomate à la fois pour avoir accès à l'ensemble de documents officiels, mais également pour mener des négociations dans des territoires plus reculés comme la Hongrie11. De ce fait, aucun des agents diplomatiques français en poste au début du xviie siècle ne semble ignorer le latin. L'italien est également nécessaire pour dialoguer avec les Cours de Vienne et de Bruxelles. Il semblerait toutefois que sa connaissance ne soit pas indispensable pour des résidences au sein même de l'Empire, notamment auprès de l'électeur palatin. La maîtrise de l'allemand surtout semble délaissée, quel que soit le poste dans l'Empire. Sa faible importance dans la diplomatie française tient principalement à sa mauvaise réputation au début du xviie siècle. L'allemand est encore considéré comme une langue barbare, réservée aux soldats et autres gens de peu d'éducation12 et demeure fort peu parlée par la noblesse française, ce qui contraint donc à recruter, pour la résidence auprès des princes protestants, au sein de la petite noblesse protestante française, qui a souvent accompli une partie de sa formation dans les principales universités protestantes allemandes. Son absence de maîtrise n'empêche pas le bon exercice de la charge diplomatique, l'allemand étant peu parlé au sein des diverses Cours, mais peut s'avérer être un frein dans la collecte d'information en dehors du seul cercle ministériel et courtisan.
14L'enjeu est ici plus important que la seule maîtrise d'une langue. Les Cours, à l'image de l'Empire, sont multilingues. À la Cour de Vienne, bien que l'italien soit préféré par l'empereur, l'allemand n'en est pas exclu et demeure utilisé par des potentats de moindre importance. Plus encore, à la Cour de Bruxelles, le français et l'italien le disputent à l'espagnol, et à un échelon plus local au flamand. Méconnaître l'allemand ou l'espagnol dans ces deux contextes oblige l'agent diplomatique à se limiter aux seules informations que la Cour veut bien lui laisser entendre dans sa langue de prédilection. La mission d'information est alors incomplète : c'est auprès de l'ensemble des acteurs politiques, voire socio-économiques, que les informations doivent être collectées puis rediffusées. De la même manière, seule une maîtrise des langues plus locales peut permettre l'établissement d'un réseau large d'informateurs dans l'ensemble des couches de la société.
15S'il est aisé de connaître les langues parlées dans les Cours impériales, il est difficile d'estimer les connaissances linguistiques des agents diplomatiques, et donc leur efficacité. Ces informations sont rarement mentionnées dans leurs correspondances, hormis dans le cas de nouveaux interlocuteurs. Jamais les instructions fournies aux agents diplomatiques français n'évoquent les langues dans lesquelles ils devront discourir et auprès de qui13. La langue de la Cour de résidence ainsi que les diverses langues utilisées dans leurs papiers – lorsque les documents conservés sont écrits de leur main –, constituent un point de départ, insuffisant cependant pas pour dresser un tableau complet de leurs connaissances linguistiques. En l'absence de mentions claires dans leurs dépêches ou a fortiori d'autres documents attestant de ces connaissances, seules des suppositions peuvent être réalisées sur l'usage exact des langues au sein de la diplomatie française. Rien ne permet de connaître l'ampleur des connaissances linguistiques des agents. L'absence de toute mention d'obstacles linguistiques laisse cependant supposer une certaine étendue de ces connaissances, même s'il est peu probable qu'un agent diplomatique déclare ouvertement ne pas avoir pu mener à bien sa mission, car il ne connaissait pas la langue utilisée et n'a pu mettre en place des stratégies de contournement.
16L'absence de maîtrise, ou du moins une apparence de non-maîtrise, peut, par ailleurs, participer d'une véritable stratégie diplomatique. Le recours à une langue commune peut être utilisé pour cacher sa maîtrise de la langue vernaculaire et ainsi s'ériger en stratégie d'espionnage. L'agent devient le témoin de propos tenus librement et sans méfiance, sur la supposition de son absence de maîtrise de ladite langue14 Cela demeure cependant purement théorique. Pour le début du xviie siècle, il n'y a aucune mention d'une telle attitude, assumée ou découverte, chez les diplomates. Sans aller jusqu'à une pareille dissimulation, une utilisation politique de la maîtrise des langues se remarque chez quelques diplomates. Juan de Mendoza y Velasco, ambassadeur espagnol à la Cour de Bruxelles au début des années 1620, profite de sa mauvaise maîtrise du latin pour éviter les discussions trop longues ou trop précises. En recourant au prétexte linguistique, il évite les négociations qu'il ne souhaite pas mener en gardant un masque de bonne volonté. Malgré une utilité certaine, cette pratique fait naître la méfiance chez d'autres diplomates, pas toujours dupes de la manœuvre, à l'image de Jean de Péricard, qui relate en décembre 1623 le procédé dans une de ses dépêches adressées à Pierre Brulart, vicomte de Puisieux et secrétaire d'État des Affaires étrangères15. La pratique peut donc permettre de mener à bien une politique étrangère comme de la retarder par l'isolement que le procédé, une fois révélé, peut créer au sein de la classe diplomatique.
L'enjeu de l'interprétariat
17Dans certains cas cependant, la communication demeure impossible. Les ambassadeurs ne peuvent pas maîtriser toutes les langues employées en Europe, notamment dans l'Empire ottoman où le sultan refuse de communiquer dans une autre langue que le Turc, non maîtrisée par une grande majorité des Européens. Dans ces cas, le recours à un interprète devient indispensable16.
18Si la Sublime Porte demeure un cas particulier, le recours aux interprètes en Europe n'en existe pas moins, de manière plus ponctuelle. Ceux-ci sont utilisés uniquement lorsque le besoin s'en fait sentir et ce pour le laps de temps le plus court possible. Cet emploi parcimonieux d'interprètes qui pourraient pourtant faciliter la communication dans bien des cas, tient à la crainte, fortement ancrée chez les diplomates, de l'infidélité ou de l'ignorance de l'interprète. Le diplomate n'a aucun moyen pour s'assurer de la validité de la traduction de l'interprète, encore moins de son adéquation avec la pensée initialement exprimée. Rien ne lui permet non plus de s'assurer que l'interprète ne joue pas un double jeu en tenant un discours bien différent. Cette impossibilité de contrôle met en valeur un élément clé de la pratique diplomatique : la confiance dans ses exécutants et dans leur capacité à conserver le secret de la politique étrangère. Dès qu'il est dépositaire d'une partie du discours diplomatique, à des fins de traduction, l'interprète devient l'un de ces exécutants et peut être soumis à la tentation de divulguer certains secrets contre rétribution ou pour servir les intérêts d'un autre souverain.
19De ce fait, certains théoriciens comme François de Callières17 recommandent de les exclure du secret diplomatique et de réserver leur usage aux seuls cas où la communication est menacée par l'impossibilité de dialoguer. Cette recommandation, émise au début du xviiie siècle, s'inspire d'une pratique adoptée de longue date par les agents diplomatiques. L'ambassade menée par le duc d'Angoulême dans l'Empire en 1620-1621 a ainsi recours à ses propres membres pour l'interprétariat – Charles de l'Aubespine, abbé de Préaux pour le latin et Philippe de Béthune pour l'italien. En se passant d'un intermédiaire, l'adéquation entre la pensée de l'ambassade et le discours tenu est garantie. Pourtant, un interprète – Bernard, puis Desprez – suit l'ambassade à ses débuts. Aucun membre de l'ambassade ne parlant allemand, celui-ci a pour charge de faire le lien avec les gentilshommes envoyés par les différents princes allemands aux trois ambassadeurs pour les saluer et témoigner de leur affection envers le roi. Mais, dès l'arrivée d'Étienne de Sainte-Catherine, ancien résident français auprès de l'électeur palatin, auprès de l'ambassade, Desprez est congédié. Ce remplacement révèle l'enjeu réel de l'interprétariat : le recours, non à une traduction, mais à une personne n'appartenant pas au corps diplomatique.
20Le recrutement d'un interprète doit donc répondre à des critères draconiens de confiance, et de confession. L'ambassade menée par le duc d'Angoulême refuse l'interprète proposé par Jean de Flavigny, chargé par le secrétaire d'État des Affaires étrangères de leur en fournir un, en raison de sa confession protestante18. L'ambassade étant composée exclusivement de membres de confession catholique, il est fort probable que la confession protestante ait été jugée comme incompatible avec la confiance requise, les huguenots étant supposés vouloir assister leurs coreligionnaires de l'Empire. Face à la difficulté de trouver pareil interprète, l'ambassade doit se résoudre à employer un protestant nommé Bernard. Elle se sépare cependant rapidement de lui, dès que l'occasion d'employer un interprète catholique, Desprez, se présente à Strasbourg à peine quelques semaines plus tard19.
21Cette réticence à employer des interprètes provient surtout de l'absence d'interprètes accrédités par le pouvoir royal. Ceux-ci sont parfois extérieurs à la diplomatie française ou d'un rang suffisamment inférieur pour que les diplomates en poste les estiment corruptibles par un parti adverse. Au début du xviie siècle, il n'existe pas d'école pour former les interprètes, pas plus qu'il n'en existe pour les diplomates. Il faut attendre 1753 pour qu'un bureau des interprètes soit créé pour traduire les documents envoyés par l'ensemble des agents en poste et pour former en même temps les futurs interprètes20. Interprète semble être une charge royale, mais celle-ci ne coïncide nullement avec la maîtrise des langues nécessaires à son exercice. Praillon, titulaire de la charge en 1620, aurait été maintenu uniquement en récompense des services rendus par son père mais sans connaissance de l'allemand, pourtant nécessaire à son emploi21. Pour suppléer d'éventuelles lacunes, des interprètes sont donc utilisés de manière ponctuelle mais sans que l'on connaisse leur origine, encore moins les raisons exactes de leur choix, hormis leurs compétences linguistiques.
22Si parfois la question de la langue est un obstacle à la communication, les stratégies mises en place par le pouvoir royal semblent porter leur fruit au début du xviie siècle. La communication est toujours assurée par le biais d'une langue commune ou du recours à des interprètes, malgré les problèmes inhérents en termes de confiance ou de préservation du secret de l'information. Surtout, le choix de la langue ne vise pas seulement la seule compréhension mais est vecteur d'une véritable valeur politique. Il permet de défendre la réputation du souverain à l'étranger, s'attirer les bonnes grâces d'un autre ou tout simplement de témoigner d'une proximité politique ou familiale entre les deux correspondants. Pourtant, jamais ce cérémonial linguistique n'est formalisé, précisé ou théorisé, preuve du caractère profondément ancré de ces pratiques linguistiques dans l'exercice de la diplomatie.
Bibliographie
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Barbiche Bernard, « L'ambassadeur (1603) de Jean Hotman de Villiers », dans Pekar Lempereur Alain et Colson Aurélien, Négociations européennes d'Henri IV à l'Europe des 27, Paris, A2C Medias, 2008, p. 31-41.
Bérenger Jean, « Latin et langues vernaculaires dans la Hongrie du xviie siècle », Revue historique, vol. 242 (1969), p. 5-28.
Braun Guido, La connaissance du Saint Empire en France du baroque aux Lumières 1643-1756, Munich, R. Oldenbourg (Pariser Historische Studien, 91), 2010.
Callières François de, De la manière de négocier avec les souverains, Amsterdam, pour la Compagnie, 1716.
Desenclos Camille (éd.), L'ambassade extraordinaire des duc d'Angoulême, comte de Béthune et abbé de Préaux, Paris, École nationale des chartes (Éditions en ligne de l'École des chartes, 23), 2010 [http://corpus.enc.sorbonne.fr/angouleme].
Lévy Paul, La langue allemande en France : pénétration et diffusion des origines à nos jours, Paris, IAC (Bibliothèque de la Société des études germaniques, 4), 1950-1952, 2 vol.
Meester Bernard de (éd.), Correspondance de Giovanni Francesco Guidi di Bagno (1621-1627), Bruxelles/Rome, Institut historique belge à Rome (Analecta Vaticano-Belgica, 2e série : Nonciature de Flandre, V), 1938, 2 vol.
Schnettger Matthias, « Auf dem Weg in die Bedeutungslosigkeit ? Die Rolle der Italiener und des Italienischen in der frühneuzeitlichen Diplomatie », dans Espenhorst Martin (dir.), Frieden durch Sprache ? Studien zum kommunikativen Umgang mit Konflikten und Konflitlösungen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht (Veröffentlichungen des Instituts für Europäische Geschichte Mainz, 91), 2012, p. 25-60.
Testa Marie de et Gautier Antoine, « Les drogmans au service de la France au Levant », Revue d'histoire diplomatique, vol. 105, 1991, p. 7-38.
Notes de bas de page
1 M. Schnettger, « Auf dem Weg in die Bedeutungslosigkeit ? Die Rolle der Italiener und des Italienischen in der frühneuzeitlichen Diplomatie », p. 25-60.
2 Mantoue, Archives Guidi di Bagno, Cc, 2, « Instructions de Lucio San Severino à Giovanni Francesco Guidi di Bagno ».
3 La question des langues lors des congrès de Westphalie a été davantage étudiée, et bénéficie d'une documentation plus abondante sur le sujet. Étant l'un des sujets même de négociation, avant les questions politiques, elle est amplement discutée dans les dépêches diplomatiques. Sur le sujet, cf. G. Braun, La connaissance du Saint-Empire en France du baroque aux Lumières 1643-1756, p. 204-237.
4 L'ambassade est envoyée en mai 1620 dans l'Empire, d'abord auprès des princes catholiques et protestants, puis auprès de l'empereur, pour proposer une médiation, et ainsi mettre fin aux troubles qui agitent l'Empire depuis la Défenestration de Prague en mai 1618 (cf. C. Desenclos (éd.), L'ambassade extraordinaire des duc d'Angoulême, comte de Béthune et abbé de Préaux, Paris, 2010).
5 « Ce que le sieur de Bethune reprints en langue italiene, l’empereur n'entendant quasy un mot de la françoise » (Bibliothèque nationale de France, ms fr. 15930, « Lettre de Charles de Valois, Philippe de Béthune et Charles de Préaux-Châteauneuf à Pierre Brûlart, vicomte de Puisieux », fol. 269-278).
6 Il est délicat de prétendre généraliser cette pratique à l'ensemble de la diplomatie extraordinaire en raison du silence des sources sur ces questions linguistiques. Si le cérémonial diplomatique est amplement décrit, parfois jusqu'au port du couvre-chef, l'usage de la langue n'est que très rarement renseigné, témoignant de son caractère établi au sein des diverses Cours européennes et donc de sa stabilité au cours des années.
7 M. Schnettger, « Auf dem Weg in die Bedeutungslosigkeit ? Die Rolle der Italiener und des Italienischen in der frühneuzeitlichen Diplomatie », p. 25-60.
8 Österreichische Nationalarchiv – Haus-, Hof- und Staatsarchiv, Frankreich, Berichte 23.
9 Archives de l'État en Belgique – Archives générales du Royaume, Audience 419, « Instruction pour le prince de Ligne, ambassadeur extraordinaire en France », fol. 237.
10 « Il parlera du commencement en françois si apres entrant en discours avecq la royne il se veult servir de la langue espagnole il le pourra faire » (ibid.).
11 J. Bérenger, « Latin et langues vernaculaires dans la Hongrie du xviie siècle », p. 5-28.
12 P. Lévy, La langue allemande en France : pénétration et diffusion des origines à nos jours, p. 87-88.
13 Il faudrait se confronter à l'ensemble des instructions européennes pour l'époque moderne pour s'en faire un jugement définitif, mais il est plus probable que de tels conseils aient été transmis oralement lors du départ de l'agent diplomatique. Seule une instruction, donnée au futur nonce apostolique à Bruxelles, Giovanni Francesco Guidi di Bagno, par son prédécesseur Lucio Sansverino, évoque les langues qui ont cours à Bruxelles et les langues que le nonce devra maîtriser pour dialoguer avec les souverains et principaux ministres des Pays-Bas (Mantoue, Archives Guidi di Bagno, Cc, 2, « Instructions de Lucio San Severino à Giovanni Francesco Guidi di Bagno » ; B. de Meester (éd.), Correspondance du nonce Giovanni Francesco Guidi di Bagno (1621-1627), t. 1, p. 9). L'instruction donnée à Guidi di Bagno se justifie cependant par le laps de temps entre le départ de Sanseverino et l'arrivée de Guidi di Bagno, empêchant le nonce de dispenser oralement ces recommandations, et constitue, à notre sens, une exception dans les pratiques diplomatiques courantes.
14 B. Barbiche, « L'ambassadeur (1603) de Jean Hotman de Villiers », p. 39.
15 Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 16134, « Lettre de Jean de Péricard à Pierre Brulart, vicomte de Puisieux », fol. 447.
16 Nommés drogmans, ces interprètes ont fait l'objet d'études plus abondantes que leurs homologues européens, voir notamment M. de Testa et A. Gautier, « Les drogmans au service de la France au Levant », p. 7-38.
17 F. de Callières, De la manière de négocier avec les souverains, p. 105.
18 Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 4118, « Lettre de Jean de Flavigny à Étienne de Sainte-Catherine », fol. 57.
19 Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 3972, « Lettre de Charles de Valois, Philippe de Béthune et Charles de Préaux-Châteauneuf à Pierre Brûlart, vicomte de Puisieux », fol. 89r.
20 J. Baillou, Les affaires étrangères et le corps diplomatique français, t. 1, p. 117-119.
21 Bibliothèque nationale de France, ms fr. 15930, « Lettre de Charles de Valois, Philippe de Béthune et Charles de Préaux-Châteauneuf à Pierre Brulart, vicomte de Puisieux », fol. 146.
Auteur
Docteur en histoire
ATER à l'Université de Haute Alsace
CRESAT (EA 3436)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016