Quelques aspects du vocabulaire en usage dans une région se situant sur les confins de l’Artois et de la Picardie
p. 167-172
Résumé
Bien que faisant partie de l’ensemble des langues romanes, le picard a été supplanté par le français « académique » et il n’est plus désormais qu’une langue régionale. Son aire de répartition s’étend depuis le nord de l’Île-de-France et les confins de la Haute-Normandie jusqu’à l’actuelle frontière de la Belgique qu’elle franchit cependant dans la région de Tournai. Sur ce territoire au relief peu marqué, le picard s’est diversifié comme l’ont révélé les observations antérieures des linguistes régionaux mais, par rapport à leurs amples recherches, ce travail ne représente qu’une modeste contribution. Ne seront mentionnés en effet que les termes, les expressions, les tournures de phrase que j’ai personnellement entendus (et parfois usités) dans une région située sur les confins de l’Artois et de la Picardie ; les petites villes de Hesdin et de Montreuil-sur-mer en sont les plus importantes sur les plans historique et culturel. Ce territoire demeuré essentiellement rural recèle des richesses linguistiques qui se rattachent pro parte à des termes oubliés du vieux français. Mentionnons par exemple :
. des verbes : berluronner, galter, moudre, mahonner, mucher, pluquer, souglouter…
. des substantifs : cayelle, découpette, duel, fourdraine, malot, miroulle, rimée…
. des adjectifs : échoui, enchepé, musi, répilleux, rétu, tillache…
Les jeunes générations devraient les connaître, en faire usage opportunément afin de le préserver et de les transmettre à leur tour.
Texte intégral
La Picardie et la nation picarde
1Ce préambule nécessaire à la présentation des termes qui seront cités doit beaucoup à l’article de N. Gorochov :
« La nation picarde de l’Université de Paris à la fin du Moyen Âge » (1998).
2Apparu au xiie siècle, le mot de Picardie n’est usité qu’à partir du milieu du xiiie siècle. N. Gorochov indique qu’en 1249, « la division entre quatre nations est explicitement mentionnée », mais son « recrutement géographique (est) assez vague ». Il s’agit de la nation de France (c’est-à-dire l’île de France, la France méridionale, l’Italie et l’Espagne), la nation anglaise (rassemblant les étudiants anglais et ceux de l’Empire), la nation normande (qui regroupe les Normands et les Bretons) et la nation picarde.
3Mais que faut-il entendre par nation ? Selon N. Gorochov, ce terme désigne « un groupe humain qui a une origine commune tandis que le peuple est un groupe humain politiquement organisé ». Cet auteur précise que « le terme de nation reste bien vague et trouve sa cohésion tantôt dans un pays, tantôt dans une langue ou un dialecte, tantôt dans le culte d’un saint local, tantôt dans la conjonction de toutes ces caractéristiques ».
4Il s’avère que l’appellation nation picarde :
n’a pas de cohérence politique car elle est traversée par la frontière entre le royaume de France et l’empire germanique, matérialisée localement par les cours de l’Escaut et de la Meuse,
regroupait des clercs et des étudiants originaires de neuf diocèses : Amiens, Beauvais, Noyon, Arras, Thérouanne, Laon, Cambrai, Tournai et Liège.
5En revanche, elle offre par contre une certaine cohérence linguistique, car le dialecte picard est essentiellement parlé dans les territoires situés au nord et à l’ouest de l’Oise. N. Gorochov rappelle qu’au xiiie siècle, la langue française est « assez nettement teintée de picard » ; cette particularité résulte de l’activité des trouvères picards ; certes, « entre ceux-ci, des différences dialectales existent mais elles n’empêchent pas la compréhension ».
6Toutefois, à l’Université de Paris, dès la fin du xive siècle, la nation de Picardie devient anachronique. Les multiples péripéties de la trop longue guerre de Cent Ans et les déchirures territoriales qui en résultèrent font « fuir ses membres potentiels vers la nation de France ou vers les universités des terres germaniques ». L’effacement du picard date de cette époque ; un siècle plus tard, l’édit de Villers-Cotterêts (1539), signé par François 1er marginalisera progressivement le picard qui ne sera plus désormais qu’un parler régional, aux maintes variantes, essentiellement transmis par la voie orale.
7La phrase suivante figurant dans le « Manuel de l’Instruction primaire » (1905) est significative de la mentalité qui prévalait chez les instituteurs de la IIIe République :
« Il faut se garder de tout ce qui peut valoir aux patois de la considération, mais on ne devrait rien négliger pour les discréditer et les extirper de l’usage. »
8Toutefois, le parler picard n’a pas pour autant disparu ; mon propos est de révéler sa persistance dans une petite région se situant sur les confins de l’Artois et de la Picardie localisée dans le sud de l’actuel département du Pas-de-Calais. Deux petites agglomérations, l’une artésienne, Hesdin et l’autre picarde puisque faisant partie du Ponthieu, Montreuil-sur-mer et que l’histoire a longtemps séparées en sont les centres les plus importants sur le plan culturel.
9Concluons ce long préambule en soulignant que l’expression parler picard, largement usitée dans le département de la Somme ne l’est pas, ou à peine, dans le Pas-de-Calais où les populations (surtout les ruraux) s’expriment volontiers en patois (Dewaste, 1995).
10Les termes utilisés dans le langage courant ont été répartis comme suit :
les verbes et les adjectifs correspondants,
les substantifs,
les modifications subies par certains mots courants de la langue française,
quelques particularités grammaticales seront envisagées,
un certain nombre de « tournures de phrase » originales seront rapportées.
11Il manquera la prononciation des mots mais comment la transcrire ?
12Je rappelle que seuls seront cités les termes et les expressions que j’ai personnellement entendus utiliser et qu’il m’arrive encore parfois d’employer…
13Précisons que cette compilation de termes en usage dans le Montreuillois ne saurait être comparée avec les travaux scientifiques autrement importants des spécialistes de la linguistique picarde ; toutefois, j’ai tiré parti des informations précieuses rassemblées par Dubois (1981) et Dickes (1984) ainsi que dans le « Que sais-je ? » de Guiraud (1978).
14N.B. : une abréviation a été utilisée.
– s.l. signifie au sens large.
Les verbes
15. acouveter : dissimuler sous des couvertures ; s.l. être entièrement dominé par quelqu’un
. appateler : donner de la nourriture aux enfants par petites bouchées
. berluronner : loucher
. bunner : réfléchir silencieusement dans son coin, comme les vaches qui ruminent
. buquer : frapper ou être frappé ; par ex. buquer à une porte
. déligoter : se dégourdir les jambes
. dénorter : sortir du droit chemin
. dueller : passer la serpillière (qu’on appelle un duel)
. échouir : assourdir ; adjectif échoui
. galter : tomber et rouler sur le sol ; s.l. se débarrasser de quelqu’un
. godailler : trainasser
. garotter : jeter des cailloux, des mottes de terre
. houigner : grincer (une roue par ex.) ; s.l. geindre
. mahonner : bagarrer (gentiment lorsqu’il s’agit d’enfants)
. maloter : parler entre ses dents, ne pas bien articuler
. mangonner : bougonner, grogner
. moudre : traire les bestiaux (proche du latin mulgere : traire)
. mucher : cacher, dissimuler
. muter : former un amas de terre ; on mute les pommes de terre
. pluquer : manger peu, sans appétit, par petits morceaux
. quer : chercher
. radiner (se) : arriver à l’improviste en dérangeant
. rapurer (se) : reprendre son souffle après un effort
. ratrucher : nettoyer soigneusement le fond d’une assiette ou d’un plat
. ravauder : trainer, fouiller un peu partout
. raviser : regarder attentivement
. reluquer : faire le curieux ; observer avec insistance
. requinquer : retrouver une bonne santé ; adjectif requinqué
. souglouter : avoir le hoquet
. traiter : insulter ; les enfants disent « untel, il m’a traité ».
Les adjectifs
16. aigrelette : se dit d’une voix pointue
. bellot, bellotte : mignon, mignonne
. bitaclé : multicolore, bigarré
. empiété, être mal empiété : marcher difficilement
. enchepé : maladroit ; terme dérivant du vieux français encepé : entravé
. étombi : hébété comme celui qui sortirait d’une tombe
. flapi : exténué après un effort
. fraiqui : être mouillé et avoir froid
. ragrioté : recroquevillé sur soi-même lorsque l’on a froid
. répilleux : rugueux au toucher ; des mains gercées, répilleuses
. rétu : en bonne santé ; un vieillard encore bien rétu
. soilé s’emploie pour parler de la peau irritée par un contact avec un tissu trop rude
. tillache : coriace ; s.l. de caractère difficile
. vertillant se dit d’un enfant éveillé et vif.
Les adverbes
17. toudis : toujours
. gramint ou granmint : beaucoup ; « il n’y a pont granmint de fruits cette année ».
Un article
18. chole remplace l’article féminin la ; par exemple « chole femme à Pierre, elle est partie »
Les substantifs
19. agache : pie
. baluchon : affaires personnelles, bagages (faire son baluchon)
. blot : galoche à semelles de bois
. bousat : bouse de vache
. boutinette : nombril
. brayou : enfant qui grogne et pleurniche
. brin : m… (gros mot)
. buée : lessive
. buanderie : lieu où se fait la lessive, débarras
. buise : gros tuyau
. cayelle : chaise (le terme le plus emblématique du picard !)
. calimuchon : escargot
. carmène : agité, indocile
. censier : paysan (terme usité avec une connotation plutôt ironique)
. chuque : bonbon
. codin : dindon
. créquier : buisson épineux ; terme repris en héraldique
. cuvelle : grand seau
. dache : clou plat enfoncé dans les semelles
. dallot : caniveau
. découpette : silhouette
. ducasse : fête locale (provient de dédicace, celle de l’église du village)
. enlevée : se disait de quelqu’un qui ne se mariait pas comme sa famille l’aurait souhaité ( « il ou elle a fait une drôle d’enlevée »)
. étrons : excrément des poules
. fouffes : morceaux de tissus mis au rebut, chiffons
. fourdraines : prunelles ; il s’agit du fruit du prunellier. Guiraud (1978) commente l’origine de ce terme et la localisation précise de son usage dans le nord de la France
. frusquin : bagages divers, mal ordonnancés
. glène : poule (du vieux français géline)
. hourlon : gros insecte, hanneton
. loupiot : petit enfant
. malot : bourdon ; s l. personne qui articule mal en parlant
. minteries : petits mensonges
. miroulle : fortune (« ne pas faire miroulle »)
. muches : cachettes
. nochère : gouttière
. nonnes : l’heure de midi ; après nonnes : après midi
. passant : grande scie de bûcheron
. péquelle : énorme louche
. plu : chandail de laine épais et chaud
. pluquart ; enfant sans appétit, mangeant par petits morceaux
. rimée : gelée blanche matinale
. souglou : hoquet
. tine : très grand récipient, cuve importante
. tiot : enfant jeune
. toubaquier : paysan qui cultivait le tabac
. viéseries : vieilles choses devenues inutiles
. vinque : nom de la pervenche (du latin vinca)
20Citons également deux surnoms ironiques :
21. fend l’air : désigne une personne pressée, marchant très vite
. tristavir : attribué à un homme qui n’est pas très beau
Les modifications subies par certains mots usuels du français
22Il est possible de mentionner plusieurs « altérations » qu’ont subies des mots couramment utilisés dans la langue française.
23acheter devient aquater
beau devient biau
bien devient bin
bois devient bos
chapeau devient capiau
charbon devient carbon
charron devient caron
champ devient camp
chanter devient canter
chasseur devient cacheux
chien devient tien ou quien
chat devient cat
coq devient co
Dieu devient Diu
encore devient cor
échelle devient équelle
feu devient fu
grenouille devient garnoulle
jambe devient gambe
jardin devient gardin
jouer devient juter
loup devient leu
moisi devient musi
œil, yeux deviennent un oel, des yus
peau devient piau
pêche devient pèque
poisson devient pichon
prunes devient prones
trou devient treu
vache devient vaque
veau devient viau
vieux devient viu
voir devient vir
Quelques tournures de phrases originales
24à s t’heure : maintenant, en ce moment
à t’a l’heure : à plus tard
à l’hurlure : n’importe comment
après mi tu passeras d’vint : écartes toi
avec sin nez qui pleut n’dans : personne ayant le nez en trompette
avec s’n’oel qui dit zut à l’autre : personne qui louche
canchon dormoire : berceuse
c’est s’n’affaire : c’est son problème
c’est cor émieux : c’est un peu fort
c’est tout l’bout : rien de plus
faire son baluchon : déguerpir en vitesse
j’ vous dirai quoi : je vous tiens au courant
il est loin dans chez camps : il est attardé, il traîne (expression particulièrement utilisée en période électorale !)
l’fu n’y est pont : rien ne presse
m’est avis : il me semble
on f’ra d’assez : on s’en satisfera (à propos de la nourriture)
un tien d’cache pour aller à l’pèque : un mauvais chien de chasse
une fois à m’sure : petit à petit
une trotte à chien : aller et venir sans but précis
un tiot qu’min : un petit chemin, un sentier
un tape à travers : personne maladroite dans ses interventions orales
vla ti pas : ne voilà t-il pas, c’est alors que…
vas y vir : va voir ailleurs
va moudre tes glènes : va traire tes poules ! (expression moqueuse).
Un peu de grammaire
25La grammaire du picard a particulièrement retenu l’attention des linguistes régionaux ; je me limiterai à quelques exemples.
26Le verbe avoir remplace le verbe être comme dans les expressions suivantes : il a tombé, il s’a disputé, il a marié une collègue.
27La négation peut s’exprimer de manière différente :
28. ne pont remplace ne point, par exemple : il ne reviendra pont
. rien que est usité, par exemple : il fait rien que m’embêter
. ne mie, en usage dans le vieux français subsiste en picard, par exemple dans les expressions suivantes : il ne pleuvra mie, on n’en parle mie, je ne sais mie, il n’est mie si riche qu’il ne le dit, il n’est mie si malade qu’il ne le prétend, on n’a mie jamais vu cela.
29Le vocabulaire en usage dans les années 1950-1970 dans la région prise en considération est-il encore compris et utilisé par les adolescents en 2014 ? Il est important cependant de le leur faire connaître de façon à ce qu’ils se l’approprie (au moins partiellement) afin de le transmettre à leur tour. Formons le vœu qu’il en soit ainsi car, comme l’écrit J.P. Dickès (1984) (5), « ceux qui aiment le patois aiment la vie ».
Bibliographie
Quelques références bibliographiques
Dewaste A. 1995, « Ces patois si précieux ; le retour aux sources », in La Voix du Nord, 12/03/1995.
Dickes J. P. 1984, Le patois pour tous ; les parlers du Boulonnais, Montreuillois, Calaisis, 149 p. Collection Eklitra, LIV.
Dubois G. 1981, 2000 mots du patois de chez nous, Imprimerie S.C.I.E., Bully les Mines, 247 p.
Gorochov N. 1998, « La nation picarde de l’Université de Paris à la fin du Moyen Âge (xiii-xive siècles) », in Picardie, terre de frontière, Ouvrage collectif Duménil A. et Nivet P. (dir.), Colloque d’Amiens 1997, Collection Hier, dirigée par A. Trogneux.
Guiraud P. 1978, Patois et dialectes français, « Que sais-je ? », P.U.F., 126 p.
Manuel général de l’Instruction primaire, 1905, in Exposition « P. comme Patrie ». 1988-1989, Musée national de l’Éducation, Rouen.
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