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Diglossie au Maroc : Inter-culturalité et Aménagement Linguistique

p. 142-152

Résumé

La situation linguistique au Maroc est marquée par une mosaïque multiculturelle et multilingue. Il s’agit d’un creuset de langues nationales et de langues étrangères, qui, à travers l’histoire se sont enracinées dans le champ linguistique et culturel du pays. D’un côté, on trouve les langues maternelles de la majorité des Marocains que sont l’amazighe (berbère) et la darija (arabe dialectal marocain) et, de l’autre, les langues d’écriture et de l’enseignement, l’arabe standard, le français et l’anglais. La diversité et l’interaction entre ces différentes langues donnent lieu, selon les usages et les usagers, à des pratiques diverses souvent qualifiées de bilinguisme ou multilinguisme. Or ces qualifications ne peuvent englober toutes les situations linguistiques du Maroc ; c’est pourquoi nous avons décidé d’adopter le terme diglossie. L’objectif de cet article est donc d’appliquer le concept de diglossie aux langues qui sont en usage au Maroc.


Texte intégral

1La situation linguistique au Maroc est marquée par une mosaïque multiculturelle et multilingue. Il s’agit d’un creuset de langues nationales et de langues étrangères, qui à travers l’histoire se sont enracinées dans le champ linguistique et culturel du pays. D’un côté, on trouve les langues maternelles de la majorité des Marocains que sont l’amazighe (berbère) et la darija (arabe dialectal marocain) et de l’autre, les langues d’écriture et de l’enseignement, l’arabe standard, le français et l’anglais. La diversité et l’interaction entre ces différentes langues donnent lieu, selon les usages et les usagers, à des pratiques diverses souvent qualifiées de bilinguisme, trilinguisme ou multilinguisme. Or ces qualifications ne peuvent englober toutes les situations linguistiques du Maroc, c’est pourquoi nous avons décidé d’adopter le terme diglossie. L’objectif de cet article est donc d’appliquer le concept de la diglossie sur les langues qui sont en usage au Maroc. Nous allons démontrer les différents enjeux linguistiques que nous offre le contexte spécifique de ce pays, et nous allons étudier les relations souvent conflictuelles qu’entretiennent les langues dans le marché linguistique marocain, sans toutefois les envisager sous la conception de conflit linguistique. La première partie est axée particulièrement sur le concept de diglossie, l’évolution de ce concept et son application aux diverses situations de communication. Pour nous aider à mieux discerner les différentes situations diglossiques qu’on peut étudier sur le Maroc, la deuxième partie est destinée à analyser la situation linguistique dans ce pays. Nous allons discuter plus précisément des statuts officiels des langues et des variétés linguistiques et ensuite nous allons décrire la réalité sociolinguistique du Maroc. Dans la troisième et dernière partie, nous analyserons les situations de diglossie concernant ce pays.

Le concept de diglossie

2En sociolinguistique, selon la définition admise,

« La diglossie désigne l'état dans lequel se trouvent deux variétés linguistiques coexistant sur un territoire donné et ayant, pour des motifs historiques et politiques, des statuts et des fonctions sociales distinctes, l'une étant représentée comme supérieure et l’autre inférieure au sein de la société »1.

3En ce qui concerne l’étymologie du terme diglossie, le mot est emprunté au grec et est constitué de deux parties dont la préposition di- signifie deux fois et la deuxième partie, issue du mot glôssa, signifie langue. Toutefois, Il est essentiel de faire une distinction importante entre diglossie et bilinguisme même si ce n’est pas une tâche facile étant donné que ces termes sont très proches par leurs significations et peuvent parfois être confondus dans certains contextes.

4Selon Lambert-Félix Prudent2, le premier à avoir proposé le terme diglossie fut Jean Psichari, philologue et écrivain français d’origine grecque, qui l'aurait en effet employé, dans ses Essais de grammaire néo-grecque publiée en 1885. Il y reprenait par deux fois un terme utilisé peu de temps auparavant par un certain M. Roïdis dans un article publié dans Acropolis, mais faisait simplement mention de « l’étrange diglossie dont souffre la Grèce ». Ce serait son élève Hubert Pernot qui dans sa Grammaire Grecque Moderne de 1897, aurait proposé une définition approfondie du concept dans son analyse de la situation sociolinguistique grecque en soulignant la coexistence de la katharévusa, langue scolastique, savante et langue écrite par excellence, avec le démotiki ou romaïque, grec usuel ou vulgaire, qui est la seule langue courante bien qu'elle ne soit pas enseignée3. Dans son article de 1928, Jean Psichari qualifie de diglossique toute situation où deux variantes (parlée et écrite) d’une même langue sont en usage dans un pays. Il postule que :

« La diglossie ne consiste pas seulement dans l’usage d’un double vocabulaire [...] la diglossie porte sur le système grammatical tout entier. Il y a deux façons de décliner, deux façons de conjuguer, deux façons de prononcer ; en un mot, il y a deux langues, la langue parlée et la langue écrite. »4

5William Marçais, membre de l'Institut et professeur au Collège de France, publie en 1930 ses rapports d'inspection sur la langue arabe dans l’enseignement public qu’il intitule La diglossie arabe. Dans son article, Marçais reprend les mêmes termes utilisés par ses prédécesseurs pour définir la diglossie sans pourtant ne faire aucune référence directe à Psichari ou Pernot. Marçais définit ainsi la diglossie comme « la concurrence entre une langue savante écrite et une langue vulgaire, parfois exclusivement parlée »5. On peut soutenir que la définition de Marçais peut être considérée comme archaïque par le choix de ces termes mais pas dans son champ d’application. En effet, Marçais parle de la concurrence entre les langues savante et vulgaire, et au cours des étapes plus avancées du développement de la théorie de diglossie, la notion de concurrence est remplacée par distribution et les concepts de savant et vulgaire sont remplacés par variété haute et variété basse.

Le concept de Diglossie chez Ferguson

6Le concept de diglossie va réapparaître aux États-Unis en 1959 dans un célèbre article de Charles Ferguson, Diglossia6, où l’auteur, tout en reconnaissant qu’il emprunte le terme, va lui donner une teneur conceptuelle sensiblement différente de celle de Psichari et de Marçais. Il définit la diglossie comme une :

« Situation linguistique relativement stable dans laquelle, en plus des dialectes premiers de la langue [...] il existe une variété superposée très différente, rigoureusement codifiée [...] qui est largement apprise par le biais de l’école, et qui est utilisée pour la plupart des textes écrits et des discours formels, mais qui n’est jamais utilisée [...] pour une conversation ordinaire. »7

7À partir de plusieurs situations sociolinguistiques comme celles des pays arabes, de la Grèce, de Haïti ou de la Suisse germanophone, Ferguson va considérer qu’il y a diglossie lorsque deux variétés de la même langue sont en usage dans une société avec des fonctions socioculturelles certes différentes mais parfaitement complémentaires. L’une de ces variétés est considérée haute (Variété H), elle est codifiée, normalisée et par conséquent, elle est valorisée, investie de prestige par la communauté : elle est essentiellement utilisée à l’écrit dans la littérature ou dans des situations d’oralité formelle, et dans le système éducatif. L’autre, considérée comme basse (Variété B), est celle de communications ordinaires, de la vie quotidienne, elle est réservée à l’oral et considérée comme inférieure par rapport à la variété H, avec laquelle elle partage quelques ressemblances dans le système grammatical, lexical et phonologique.

Diglossie selon Fishman

8La conception que donne Ferguson au mot diglossie serait élargie par Joshua Fishman, qui propose une extension du modèle diglossique à des situations sociolinguistiques où deux langues (et non plus seulement deux variétés de la même langue) sont en distribution fonctionnelle complémentaire. Fishman insiste sur la différence fonctionnelle entre ces systèmes linguistiques et sur la présence de plus de deux langues sans avoir, forcément, la parenté génétique. Il oppose le bilinguisme, qu’il définit par « la capacité d’un individu à utiliser plusieurs langues » et qu’il considère comme fait individuel et par conséquent relève de la psycholinguistique, à la diglossie qu’il considère comme fait social et par conséquent relève de la sociolinguistique.

Description de la situation sociolinguistique au Maroc

9La situation linguistique au Maroc est assez complexe et est caractérisée par une pluralité qui est marquée par la coexistence de langues et de variétés différentes qui se distinguent par leur histoire, leur distribution géographique, leur typologie langagière et leur fonction sociolinguistique. L’explication de cette pluralité de langues, qui se présente comme un signe de richesse, réside dans le côté social et historique du pays. En effet, le Maroc, de par son emplacement géographique, était un lieu propice pour l’émergence de différentes langues et cultures, un lieu qui a connu plusieurs invasions étrangères : Phénicienne, Carthaginoise, Vandale, Romaine, Byzantine, Arabe, Portugaise, Espagnole et Française, qui ont profondément marqué le côté linguistique et culturel du peuple autochtone Amazighe.

10Nous pouvons classer les langues en présence au Maroc en trois catégories :

  • les langues maternelles, l’amazighe et l’arabe marocain,

  • la langue des institutions, l’arabe standard/classique,

  • les langues étrangères, le français, l’espagnol et l’anglais.

11Ces langues qui cohabitent dans le marché linguistique marocain peuvent être hiérarchisées selon le modèle gravitationnel proposé par Calvet8 dans son approche écolinguistique. L’anglais, langue dominante au niveau mondial ou langue impériale représente ainsi la strate hyper-centrale, le français ou langue coloniale représente la strate super-centrale, l’arabe, langue régionale représente la strate centrale et au niveau inferieur on trouve l’amazighe qui est à la périphérie du modèle langue locale.

Les langues maternelles

12L’arabe marocain et l’amazighe, dans des variations plus ou moins grandes, sont les deux seules langues maternelles des Marocains, elles sont aussi considérées comme les langues les plus utilisées en tant que moyen de communication orale9.

L’amazighe

13La langue amazighe (berbère) appartient à la famille chamito-sémitique. Elle constitue la langue la plus anciennement attestée dans l’Afrique du nord et elle peut être considérée comme la langue autochtone dans toute cette région. Des documents archéologiques de l'Égypte ancienne font remonter l'histoire écrite de l'amazighe au moins au second millénaire avant Jésus Christ10. L’amazighe, est présent à l'heure actuelle dans une dizaine de pays de l'ensemble Maghreb-Sahara-Sahel : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Égypte, Niger, Mali, Burkina-Faso et Mauritanie. Mais l'Algérie et le Maroc sont, de loin, les deux pays qui comptent les populations amazighophones les plus importantes. L'évaluation du nombre d’amazighophones au Maroc est une question difficile et controversée car il n'existe pas dans ce pays de recensements linguistiques systématiques et fiables11. Toutefois, selon Chaker l’amazighe est parlé par environ 40 % de la population marocaine12.

14Au Maroc, l’amazighophonie est répartie en trois grandes zones géolectales qui couvrent l'ensemble du pays : au nord et dans le Rif avec le dialecte tarifit ; au centre, le Moyen Atlas et une partie du Haut Atlas avec le dialecte tamazighte ; au sud, sud-ouest, Haut Atlas, Anti-Atlas et la vallée du Souss, le domaine chleuh avec le dialecte tachelhite. Chaker constate qu’il est important de souligner que les ensembles géolinguistiques que forment les dialectes amazighs actuels sont le résultat d’un processus historique de fragmentation d’une amazighophonie qui formait autrefois un continuum sur toute l’Afrique du Nord et le Sahara13.

15Au Maroc, l’amazighe a toujours possédé un statut minoré malgré un nombre élevé de locuteurs. Cette situation bien spécifique est considérée par Louis-Jean Calvet, comme étant un cas de diglossie enchâssée14. Ses variétés étaient exclusivement réservées au domaine familial ou informel entre pairs du même groupe. Actuellement, et après la reconnaissance de l’amazighe par la nouvelle constitution promulguée dans le contexte du Printemps Arabe en juillet 2011, de nouvelles fonctions ont été attribuées à la langue amazighe en tant que langue nationale, officielle et enseignée. Toutefois, la concrétisation du statut officiel est renvoyée à une éventuelle loi organique qui devrait définir le processus de mise en œuvre du caractère officiel de cette langue et préciser les modalités de son intégration. En outre, les travaux de standardisation de l’amazighe en vue de son intégration dans les systèmes éducatif, socioculturel et médiatique nationaux, ont commencé il y a plus d’une décennie avec la création de l’IRCAM (l’Institut Royal de la Culture Amazighe) en 2001. Durant cette même année, l’amazighe fait son introduction dans le système éducatif marocain au niveau du primaire. Actuellement, elle est progressivement généralisée à l'ensemble du territoire national et aux différents niveaux du système éducatif. Depuis quelques années, les études amazighes ont fait leur entrée à l'université au niveau de la licence et du master dans plusieurs facultés des lettres et des sciences humaines.

L’arabe dialectal marocain

16On peut désigner par l’arabe dialectal cette variété parlée par la grande partie du peuple marocain non amazighophones. Elle est parlée selon Youssi15 par 90 % de la population. Ainsi, on lui attribue l’appellation darija (langue courante). Bien qu’elle constitue la langue maternelle de cette masse populaire, elle est marginalisée car elle n’a jamais eu ni de reconnaissance ni de statut. Outre sa présence dans le milieu familial et dans la rue, l’arabe dialectal est utilisé dans la littérature populaire, dans les pièces de théâtre et dans le cinéma, à la radio et lors de certains débats parlementaires. À l'école, l'emploi de l'arabe marocain est courant en dehors de la classe, mais la plupart des enseignants utilisent cette variété dans les classes, même si les directives du ministère de l'éducation interdisent cette pratique. L’arabe marocain dérive d’une altération de l’Arabe classique qui, à travers la succession des générations, a subi des déperditions et a fait l’objet de nouvelles substitutions. Les chercheurs distinguent, en général, trois types d’arabe parlé, selon les régions géographiques :

  • le parler citadin ou urbain (mdini) comporte des traits andalous dominants et est utilisé dans les grandes villes comme Fès, Tétouane, Rabat, Salé, Tanger,

  • le parler montagnard (jebli) est utilisé dans la région nord-ouest,

  • le parler bédouin qui est lui-même subdivisé en trois catégories :

  • le parler bédouin (3rubi) employé dans les plaines atlantiques, notamment le Gharb, la Chaouia, les Doukkala et les Abda, il est utilisé aussi dans les plaines intérieures comme le Haouz de Marrakech et le Tadla.

  • le parler bédouin (bedwi) des tribus d’origine hilalienne installées sur les plateaux du Maroc oriental.

  • et enfin le parler bédouin hassani (3ribi) des tribus d’origine maâquilienne des régions sahariennes du sud du Maroc.

17À ce propos, Boukous fait remarquer que quiconque intériorise les structures morphosyntaxiques de l’un de ces idiomes, ne trouve aucune difficulté à communiquer avec les locuteurs des autres parlers. L’intercompréhension est donc assurée entre ces différents parlers qui ne constituent en fait qu’un seul idiome.

L’arabe classique/standard

18Historiquement, l’arabe est une langue qui appartient à la branche sémitique, c’est-à-dire à la même famille que l’akkadien, l’hébreu, l’amazighe et l’araméen. L'arabe classique ou littéraire n'est la langue maternelle d'aucun Marocain et n'est pas utilisé comme véhicule spontané de communication. C’est la langue dans laquelle fut révélé le Coran, et dans laquelle s’est exprimée toute la culture arabe. L'arabe classique demeure pour tout arabophone la langue de la prédication islamique et de l'enseignement religieux, puis celle de la langue écrite en concurrence surtout avec le français. Mais c'est également la référence et l'outil symbolique de l'identité arabo-musulmane, une langue supranationale réservée à des usages formels et limités à certaines situations particulières. Aux yeux des nationalistes, l'arabe classique représente le moyen de lutte contre l'oppression linguistique exercée par l'Occident à travers ses langues, que ce soit le français, l'espagnol ou l'anglais.

19L’arabe moderne standard, correspond à la variante moderne de la langue arabe classique. Au Maroc, l'arabe standard sert de véhicule dans l'enseignement à tous les niveaux du système, sauf dans l'enseignement supérieur scientifique. Il est également la langue des productions littéraires, de la presse écrite, de la presse électronique, et de toute sorte de brochures et de documents administratifs et judiciaires. Surtout, c'est la langue qui est utilisée dans les manifestations officielles et institutionnelles.

Les langues étrangères

Le français

20Le français a été la langue officielle du régime du protectorat et de ses institutions depuis la signature du traité de Fès, le 30 mars 1912 jusqu'à la proclamation de l'indépendance le 2 mars 1956. Après cette date, le français a conservé un rôle privilégié en tant que première langue étrangère du Maroc. Le français est présent dans le système éducatif, dans l’administration, dans les secteurs politique et économique, dans les médias audiovisuels et dans la presse. Même si le français n'a aucun statut officiel de droit au Maroc, le français est la seule langue au Maroc, qui puisse prétendre d'être à la fois lue, écrite et parlée, tout en étant la langue de toutes les promotions sociales et économiques. Boukous, postule que la dominance de la langue française sur le marché linguistique marocain résulte de « la force logistique dont bénéficie le français sur les plans économique, financier et politique »16. Sans oublier :

« Que la France constitue un partenaire principal dans les échanges économiques avec les pays du Maghreb, c'est la plupart du temps le premier fournisseur, le premier client et le premier investisseur étranger ; c'est aussi le premier pays formateur de cadres maghrébins à l'étranger. »17

21Le français a donc acquis un statut de fait au Maroc. Dans le système éducatif, le français est considéré comme une langue fonctionnelle, c’est-à-dire que c’est par l’intermédiaire de cette langue que l’on accède aux connaissances techniques et technologiques et au savoir scientifique d’une manière générale, c’est la langue de l’ouverture sur le monde moderne, langue de culture, elle continue d’être le lien d’une création littéraire.

22L’anglais

23La position de l’anglais sur le marché linguistique marocain reste encore faible, mais sa force augmente lentement et sûrement en raison de son statut au plan international. En effet, avec la mondialisation, les relations économiques internationales du Maroc se diversifient progressivement avec les États-Unis, l’Union Européenne, la Turquie, la Chine et l’Inde.

Situations de diglossies dans le contexte marocain

24Nous estimons que l’on peut établir trois situations principales de diglossie au Maroc, arabe dialectal/arabe standard, amazighe/arabe, et en dernier arabe/français.

Diglossie arabe dialectal/arabe classique

25Comme nous l’avons déjà indiqué, Marçais fut le premier à avoir étudié la dualité de la pratique langagière des locuteurs arabophones qu’il qualifia de situation diglossique et qu’il résuma comme suit :

« La langue arabe se présente à nous sous deux aspects sensiblement différents ; 1° une langue littéraire dite arabe écrit ou régulier, ou littéral, ou classique, qui seule a été partout et toujours écrite dans le passé, dans laquelle seule aujourd'hui encore sont rédigés les ouvrages littéraires ou scientifiques, les articles de presse, les actes judiciaires, les lettres privées, bref tout ce qui est écrit mais qui, exactement telle qu'elle se présente à nous, n'a peut-être jamais été parlée nulle part, et qui dans tous les cas ne se parle aujourd'hui nulle part ; 2° des idiomes parlés, des patois tantôt assez proches, tantôt sensiblement éloignés les uns des autres, dont aucun n'a jamais été écrit, dont la fixation scripturale a valu parfois aux orientalistes qui l'ont tentée les sarcasmes indignés du monde arabe, dont les gens peu cultivés eux-mêmes s'efforcent de s'éloigner dans leurs correspondances, mais qui partout et peut-être depuis longtemps, constituent la seule langue de la conversation dans tous les milieux, populaires ou cultivés. »18

26Un peu plus loin dans son texte, Marçais tente de décrire les caractéristiques linguistiques et sociolinguistiques des deux variétés de l'arabe, qu’il considère comme complémentaires, en précisant que c'est bien là le point faible de cette langue pour laquelle deux variétés sont nécessaires afin de répondre à tous les besoins de la communication :

« Tel à mes yeux l’arabe. Une langue ? Deux langues ? Pour qui a lu les Antinomies linguistiques de Victor Henry, la question est oiseuse. Disons deux états d’une même langue, assez différents pour que la connaissance de l’un n’implique pas, absolument pas, la connaissance de l’autre ; assez semblables pour que la connaissance de l’un facilite considérablement l’acquisition de l’autre. En tout état, un instrument pour l’expression de la pensée qui choque étrangement les habitudes d’esprit occidentales ; une sorte d’animal à deux têtes, et quelles têtes ! Que les programmes scolaires ne savent trop comment traiter, car ils ne sont pas faits pour héberger les monstres. »19

27Après plus de huit décennies, cette description reste valable dans ses grands traits et les situations décrites résument bien les relations conflictuelles entre l’arabe dialectal et l’arabe classique. La distinction majeure qu’on peut faire en ce qui concerne l’usage des deux variantes est celle entre l’écrit et l’oral. Compte tenu que l’arabe dialectal est une langue maternelle acquise naturellement dans le milieu familial, les locuteurs s’en servent spontanément à l’oral comme outil d’expression et de communication intracommunautaire et intercommunautaire, entre la communauté arabophone et la communauté amazighophone, et dans certains cas entre amazighophones. Elle est, par conséquent, limitée à des domaines informels. En outre, l’arabe classique, qui ne peut être acquis qu’en milieu scolaire, se présente le plus souvent sous la forme écrite. Son utilisation sous sa forme écrite dans tout le monde arabe et sa diffusion à travers les médias et les technologies modernes lui confèrent une dimension internationale et lui permettent de prendre en charge la communication écrite dans tous les domaines : philosophique, littéraire, scientifique...

28Toutefois, il est intéressant d’analyser les conditions extralinguistiques (historique et politique) qui ont donné à l’arabe classique sa position privilégiée ou supérieure par rapport à l’arabe dialectal. Pour mieux situer le contexte qui a gouverné la destinée des langues au Maroc, il est nécessaire de rappeler le projet nationaliste et réformiste élaboré par le parti de l’Istiqlal pour le Maroc de l’après-indépendance et le choix de l’arabe comme langue nationale et officielle. En effet, après l’indépendance, l’état a instauré une politique culturelle et linguistique qui visait à la restauration rapide du caractère arabo-musulman de la civilisation du pays, et c’est dans cette perspective que la langue arabe a été considérée comme une constante de la nation marocaine. En matière d’enseignement, la doctrine officielle est définie selon quatre points : l’unification, l’arabisation, la généralisation et la marocanisation. La valorisation de l’arabe classique prend donc ses origines de cette politique linguistique homogénéisante dite d’arabisation. Abou Abdou postule que :

« L’arabisation consiste à rendre à la langue arabe la place qu’elle avait perdue durant la période coloniale, c’est-à-dire lui permettre de remplir à nouveau pleinement son rôle de langue nationale assurant les fonctions de communication, de formation et de gestion à tous les niveaux et dans tous les secteurs de la vie collective. L’objectif ultime de l’arabisation au Maroc vise à faire de la langue arabe la langue de la science et de la technologie. En définitive, la langue qui appartient à une société moderne, donc une langue complète, dans laquelle on exprime aussi bien les sentiments, que les anciennes traditions, comme on peut suivre une conférence en chimie ou en mécanique. »20

29Après l’indépendance du pays, l’arabe officiel avait donc deux missions principales, la première était de réinvestir les champs institutionnels jadis occupés par le français et de réinstaurer les référents identitaires précédemment occultés par la politique coloniale française et la deuxième était la modernisation de cette langue en vue de son utilisation dans tous les domaines de la vie et plus spécialement dans la science et la technologie.

30La diglossie arabe classique/arabe dialectale que nous avons étudiée manque d’aspect conflictuel. Par conséquent, nous pouvons avancer que la promotion et la valorisation de l’usage de l’arabe classique dans les domaines officiels ne menacent pas le statut de l’arabe dialectal comme langue vivante de communication quotidienne.

Diglossie amazighe/arabe dialectal

31Il est important de rappeler qu’en dépit de la compétition entre l’amazighe et l’arabe dialectal dans le marché linguistique marocain, ces deux langues partagent les mêmes propriétés sociolinguistiques. En effet, ce sont les seules langues maternelles marocaines, elles ont toutes les deux un statut défavorable et dominé et elles ont les mêmes usages quotidiens limités aux situations informelles et les mêmes fonctions expressives. Toutefois, ce qui caractérise la situation diglossique entre l’amazighe et l’arabe dialectal, c'est la différence de leurs fonctions sociologiques, puisque d’une part, l’amazighe est considéré comme une langue vernaculaire limitée à la communication tribale et intracommunautaire, et d’autre part, l’arabe dialectal est considéré comme une langue véhiculaire, utilisée pour les communications intercommunautaires et joue donc le rôle de Lingua Franca21. De ce fait, la langue amazighe a un statut de marqueur linguistique d’appartenance communautaire et sert de vecteur de l’identité culturelle amazighe.

32Il convient de noter ici que face à la marginalisation de l’amazighe après l’indépendance du pays, les intellectuels amazighes ont décidé de lutter pour la promotion de leur langue et culture et se sont organisés dans un mouvement de la société civile baptisé le Mouvement Culturel Amazighe (MCA). Les débuts de la revendication amazighe remontent à la fin des années 1960 et au début des années 1970.

33En mars 2000, plusieurs associations signent le Manifeste berbère qui souligne la nécessité d’une reconnaissance officielle de l’amazighité au Maroc. Suite à ces revendications, une nouvelle politique culturelle et linguistique est annoncée dans les discours du roi de l'année 2001, notamment le discours d'Ajdir prononcé le 17 octobre 2001 dans lequel la langue et la culture amazighes sont reconnues en tant que patrimoine national à promouvoir. Ce discours constitue un tournant dans la lutte amazighe, puisque le roi se montre partisan de la promotion de la culture amazighe dans l’espace éducatif, socioculturel et médiatique.

34À la suite de ce discours est créé, par décret royal, l’Institut Royal de la Culture Amazighe qui vise à sauvegarder et à promouvoir la culture amazighe dans toutes ses expressions. Ils revendiquent l'introduction de l'amazighe dans le système éducatif et en termes plus généraux, son rayonnement dans l'espace social, culturel et médiatique, national, régional et local. Le chantier de la standardisation et de la normalisation de l’amazighe fut lancé.

35Par conséquent, on peut constater une dynamique de revitalisation de l’amazighe dans le contexte de la nouvelle politique linguistique et culturelle au Maroc. Ces développements dans les années à venir nous permettront de considérer si le cadre diglossique a évolué en faveur d’un vrai rééquilibrage de l’amazighe et sa promotion sociale dans différentes sphères de la vie publique et de la communication collective.

Diglossie Français/Arabe

36Le français, langue coloniale implantée au Maroc au début du xxe siècle connaît encore une grande vitalité au sein de la société marocaine, ce qui lui confère son prestige et plus particulièrement dans les milieux intellectuels. Malgré les politiques d’arabisation de l’espace linguistique et du système éducatif qui ont succédé à l’indépendance du pays, le français a su garder sa place de langue d’ouverture à la modernité occidentale et d’accès aux nouvelles technologies. On peut constater que le français jouit au Maroc d’un statut spécial qui reste ambigu, puisque, comme nous l’avons déjà indiqué, il n’a aucun statut officiel. Selon Benzakour :

« [cette] Perception ambiguë du français lui vient principalement de son statut qui n’a été et n’est encore jamais clairement défini. Tout se passe comme si toute tentative de politique d’aménagement linguistique transparente est vouée d’avance à l’échec dans cette terre du Maghreb, sans cesse confrontée aux démons de ses (re) constructions identitaires. »22

37Ce constat peut aussi être fait dans le secteur de l’éducation où le français joue un rôle très important comme langue d’enseignement. Benzakour remarque :

« Au Maroc, même la Charte nationale d'éducation et de formation, promulguée en 1999, et donc plus de quarante après l’indépendance, ne dit pas explicitement mais sous-entend seulement que le français est la première langue étrangère. Il s’agit là plus d’un statut de fait que de jure. On peut penser que ce statut qui ne se dit pas, ne peut, en toute logique, que fragiliser la position du français dans une région sous l’emprise du multilinguisme et du pluralisme culturel. »23

38Aujourd’hui, la langue française coexiste avec les langues maternelles comme l’arabe dialectal et toutes les variétés linguistiques de l’amazighe, ainsi que les langues de prestige ou institutionnelles comme l’arabe classique.

39Toutefois, il est important de signaler que dans le contexte marocain, c’est le français élitaire qui est en position de diglossie avec l’arabe. Benzakour précise que cet idiome :

« Représente des enjeux symboliques fondamentaux. C’est une variété haute qui rivalise avec les variétés de l’arabe moderne ; il détient la clef du marché de l’emploi moderne et est le véhicule des sciences et de la technique. Il est associé dans l’imaginaire du locuteur marocain à la culture et au mode de vie de la société occidentale. Langue de prestige social, de valorisation de soi, d’affirmation du statut socioculturel, il est une langue de classe, le bien de l’élite sociale dirigeante. »24

40La diglossie exolingue arabe/français se manifeste aussi dans le fait que le français est considéré comme une langue de liberté et de la libération de l’expression, alors que l’arabe reste la langue du respect, du Coran et une langue chargée d’une valeur religieuse. Frank Jablonka considère que dans le contexte marocain,

« La compétence en français permet de contourner les impératifs traditionnels, notamment moraux, en vigueur au sein de la communauté d’appartenance. Ainsi, le français est apte à verbaliser des sujets tabous, ce qui ne serait pas ou difficilement possible en arabe sans perdre la face (…) le français se révèle être la langue de la liberté, en vertu de sa force subversive qui permet de créer un espace communicatif libéré où les répressions de la communauté sont annulées. »25

41Ce même constat peut être fait dans les médias en général, et plus spécialement dans la presse. En effet, au Maroc, la question du récepteur joue un rôle important dans le choix des langues à utiliser pour évoquer les questions taboues. Selon un journaliste marocain,

« Il n’y a qu’à regarder la télévision et lire la presse pour comprendre que, selon la langue d’expression, arabe/français, on ne montre ni on ne dit la même chose puisqu’en tant que journaliste, la première préoccupation que nous avons est le public auquel nous nous adressons. »26

42Dans cette perspective, Anouk Cohen distingue deux types de lectorats qui appartiennent selon lui à des milieux sociaux distincts : lecteurs arabophones et francophones. Le lectorat francophone :

« Se compose de personnes issues de classes aisées ayant réalisé leurs études à la Mission Française et à l’étranger. C’est pourquoi la langue française constitue le signe d’une ouverture vers l’extérieur qui véhicule une autre culture que celle strictement arabo- musulmane (…) La langue française est associée à des valeurs, des idéaux et des attentes différents de la langue arabe. Éloignée de la religion et de la Révélation, elle est plus proche des valeurs du siècle des Lumières : liberté, tolérance, laïcité. »27

43Le lectorat arabophone quant à lui se compose :

« De Marocains issus de milieux populaires et bourgeois, qui présentent un attachement plus grand à l’Islam et au roi, sujets par rapport auxquels ils ont une position moins critique que le lectorat francophone. »28

44Pour démontrer la situation diglossique arabe/français dans la presse, Cohen cite l’exemple de l’affaire Nichane29. En 2006, l’hebdomadaire marocain Nichane (écrit en arabe classique et dialectal) est interdit par décision du Premier ministre pour avoir publié un dossier intitulé en traduction française Blagues : comment les Marocains rient de la religion, du sexe et de la politique. L’article publié en français et portant sur le même sujet dans le magazine Tel Quel, l’alter ego arabophone de Nichane, n’entraîne aucune sanction, alors que le rédacteur en chef de Nichane est poursuivi pour atteinte aux valeurs sacrées et la publication et distribution d’écrits contraires à la morale et aux mœurs. Comment expliquer donc cette situation où un article soit condamné pour la seule raison qu’il soit écrit en arabe ? L’affaire Nichane montre bien que dans certains contextes, l’arabe semble imposer le silence et rendre certains sujets tabous. Par conséquent on peut postuler que tant à l’écrit qu’à l’oral, la langue arabe est soumise à des contraintes vis-à-vis certains sujets tels que la religion, la sexualité, et de ce fait les locuteurs préfèrent l’usage du français pour exprimer en toute liberté leurs sentiments, leur intimité et leurs idées.

45Au terme de cette étude, nous pouvons dire que de la situation linguistique qui prévaut au Maroc indique qu'elle est marquée par sa diversité et par une dynamique frappante. Celle-ci se traduit par l'interaction des idiomes, souvent à travers l'emboitement de leurs usages, et par leur complémentarité dans le champ linguistique, à travers leur métissage et brassage au niveau phonologique, syntaxique et morphologique. Cette dynamique constante fait de la société marocaine une société multilingue, voire multiculturelle. Par conséquent, les différents cas de diglossie qu’on a étudiés dans ce travail doivent être considérés comme des formes de diglossie instable dans lesquelles les positions acquises par chacune des langues ne sont pas irrévocables, puisqu’elles évoluent en fonction des équilibres de pouvoirs entre leurs usagers respectifs, leurs motivations et leurs représentations dans le champ symbolique. On a vu par exemple, comment le cadre diglossique commence à évoluer en faveur d’un rééquilibrage et d’une normalisation de l’amazighe après la création de l’IRCAM et après la reconnaissance de cette langue comme langue officielle. On a vu également le cas du français, langue qui ne bénéficie d’aucun statut de droit mais d’un statut de fait et qui est parfois encouragée et parfois marginalisée selon la conjoncture et en fonction des rapports de forces entre les tenants de l'arabisation et les tenants de la francophonie.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Wikipédia, consultée le 19 novembre 2013.

2 L. Prudent, « Diglossie et Interlecte », pp. 13-38.

3 Ibid.,p. 15.

4 Ibid.,p. 66.

5 W. Marçais, « La diglossie arabe, dans l’Enseignement public », p 402.

6 C. Ferguson, « Diglossia », pp. 325-340.

7 L. Prudent, « Diglossie et Interlecte », p. 22.

8 L. J., Calvet, Pour une écologie des langues du monde, p. 16.

9 A. Boukous, « Le champ langagier, diversité et stratification », p. 18.

10 A. Boukous, Revitalisation de la langue amazighe. Défis, enjeux et stratégies, p 20.

11 Ibid., p. 15.

12 S. Chaker, « Le berbère / Tamazight en France », p. 20.

13 S. Chaker, « Le berbère », p. 215.

14 L.J., Calvet, La guerre des langues et les politiques linguistiques, p. 47.

15 Youssi « The Moroccan triglossia: facts and implications », p. 29.

16 A. Boukous, Revitalisation de la langue amazighe. Défis, enjeux et stratégies, p. 32.

17 Ibid., p. 32.

18 W. Marçais, « La diglossie arabe, dans l’Enseignement public », p. 401.

19 W. Marçais, « La diglossie arabe, dans l’Enseignement public », p. 409.

20 M. Abou Abdou, L’arabisation et ses problèmes, p. 6.

21 J. Hooglang, « L’arabe marocain langue écrite », p. 177.

22 F. Benzakour, « Le français au Maroc. De la blessure identitaire à la langue du multiple et de la « copropriation », [en ligne].

23 F. Benzakour, « Le français au Maroc. De la blessure identitaire à la langue du multiple et de la ‘copropriation’« . [en ligne].

24 Ibid.

25 F. Jablonka : Un cas de francophonie nord-africaine – à quoi sert le français au Maroc ? [en ligne].

26 A. Cohen, Langue du silence, p. 255.

27 Ibid., p 256.

28 Ibid., p. 256.

29 Ibid., p. 257.

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