Les politiques linguistiques en Alsace et la régression du dialecte
p. 129-141
Résumé
La langue majoritairement parlée en Alsace depuis les invasions barbares est un dialecte germanique et la frontière linguistique avec les langues romanes n’a pas varié depuis un millénaire. Mais, depuis trois siècles, les vicissitudes historiques ont imposé aux Alsaciens tantôt le français, tantôt l’allemand comme langue officielle. Cette instrumentalisation de la langue, devenue enjeu politique, date en France de la Révolution et, du côté allemand, de 1848. Sous l’Ancien Régime l’Alsace, rattachée à la France lors des traités de Westphalie (1648), se voit imposer le français dans l’administration. C’est la langue de l’armée, des fonctionnaires immigrés et de l’aristocratie. Le peuple continue de parler le dialecte, surtout en milieu rural. La Révolution, par souci d’égalité nationale et méfiance pour la « langue de l’ennemi », impose sans succès l’usage du français à l’école primaire. Notre idiome restera la « langue des riches ». Il faudra attendre l’annexion à l’Empire Allemand (1870-1918) pour voir apparaître une politique linguistique plus coercitive. L’allemand est imposé dans l’administration, dans l’enseignement, et dans tous les aspects de la vie publique (état civil, nom des localités, nom des rues, enseignes, presse, édition…). Cette germanisation s’impose rapidement du fait de la proximité linguistique du dialecte (Elsässerditsch) et de l’allemand standard (Hochdeutsch).
Lors du retour de l’Alsace à la France, le gouvernement imposa l’usage du français, surtout dans l’enseignement, politique interrompue pendant la période nazie (1940-1944), où l’allemand fut de nouveau la seule langue tolérée. Après 1944 se mit en place, à nouveau, une politique brutale de francisation. Le dialecte et l’allemand furent frappés d’indignité nationale et il devint « chic de parler français ». Les enquêtes linguistiques récentes de l’INSEE (Nicole Seligman) et du CNRS (Marie- Noële Denis et Calvin Veltman) ont constaté que le français avait gagné peu à peu toutes les zones géographiques et toutes les couches sociales. Les adolescents, garants de l’avenir de la langue régionale, ne parlent plus aujourd’hui que très peu le dialecte entre eux. L’heure est maintenant venue, pour les responsables politiques, de protéger cet élément fondamental de l’identité alsacienne.
Texte intégral
« Le langage est aussi une patrie »
Julien Green.
1La langue majoritairement parlée en Alsace depuis les invasions barbares est un dialecte germanique1 et la frontière linguistique avec les langues romanes n’a pas varié depuis un millénaire. Mais depuis trois siècles, les vicissitudes historiques ont imposé aux Alsaciens tantôt le français, tantôt l’allemand, comme langue officielle.
Les politiques linguistiques en Alsace depuis le xviie siècle
Sous l’Ancien Régime, l’indifférence
2L’Alsace, rattachée à la France lors des traités de Westphalie (1648), se voit imposer le français dans l’administration. Mais Louis XIV, suivant le principe de « ne pas toucher aux choses d’Alsace », n’engage pas une politique de francisation. Néanmoins le conseil d’État de 1685 ordonne l’usage de la langue française dans les actes publics « par affection pour le roi ». Le français ne devint pas pour autant la langue de l’école ; il ne fut imposé que dans le système juridique.
3Au xviiie siècle, le français demeura la langue usuelle des immigrés, officiers et fonctionnaires, suivis par l’aristocratie et la haute bourgeoisie locales. La petite bourgeoisie, les commerçants, et même les savants, y étaient hostiles et les masses populaires, surtout à la campagne, continuaient de parler le dialecte. En 1789, moins de 2000 Alsaciens s’exprimaient en français dans toute la province.
L’échec de la politique linguistique de la Révolution
4Les principes révolutionnaires se devaient d’imposer l’assimilation linguistique de l’Alsace. Au nom de la liberté il était interdit de parler la langue des peuples encore asservis, et la nécessité de connaître la loi imposait la maîtrise du français. Au nom de l’égalité, il fallait apprendre la langue des privilégiés. Enfin l’unité de la nation justifiait son unité linguistique qui constituait un des éléments essentiels de la cohésion nationale. Apprendre le français aux Alsaciens fut considéré comme un devoir patriotique, l’allemand étant la langue de la contre-révolution et de l’ennemi.
5Dès 1791, l’enseignement du français fut obligatoire dans les écoles primaires, injonction sans doute peu efficace puisque renouvelée en 1793 et 1794. La loi du 2 thermidor an II (20 juillet 1794) imposa la langue nationale pour la rédaction des actes publics et privés. En 1794, Strasbourg et d’autres villes changèrent le nom des rues et adoptèrent les enseignes des magasins en français.
6Cette politique échoua, mais néanmoins deux idées survécurent :
La nécessité de la mise à contribution de toutes les ressources de l’État, en particulier de l’enseignement, pour faire triompher la langue officielle.
La relation entre langue, politique et sentiment national.
Les débuts du nationalisme linguistique
7Après la Révolution, l’usage du français ne progresse pas en Alsace. L’allemand reste la langue de la littérature, des cultes, de la presse, des ouvrages scientifiques. À l’école, le peuple, qui parle toujours le dialecte, ne veut pas apprendre le français, qualifié de « langue des riches ».
8Dans un premier temps les gouvernements s’en préoccupent peu. Qu’on se rappelle à ce sujet les paroles historiques ( ?) de Napoléon à propos des soldats alsaciens :
« Qu’importe qu’ils parlent allemand, pourvu qu’ils sabrent en français. »
9Néanmoins, à partir de 1848, l’agitation patriotique qui accompagne le réveil de l’Allemagne, assimile langue et nation. Cette instrumentalisation de la langue, devenue enjeu politique, est soutenue par l’écrivain et philosophe Johann Gottfried Herder : pour lui, la langue est l’expression de l’esprit d’un peuple. Ces idées font craindre en France, et pour l’Alsace, des revendications annexionnistes. Une politique de développement du français est donc activement menée, sous le second Empire dans le domaine scolaire : la langue française gagne effectivement du terrain dans les programmes de l’enseignement primaire jusqu’à éliminer complètement l’allemand. Néanmoins en 1864 dans le Haut-Rhin, 17 % des enfants scolarisés ne parlent pas le français et 16 % le parlent mais ne savent pas l’écrire. Mais l’usage du français progresse dans la bourgeoisie locale au contact de la population immigrée, puis dans le peuple.
La germanisation forcée (1870-1918)
10L’annexion à l‘Empire Allemand fut justifiée en partie par des arguments linguistiques, bien que la nouvelle frontière intégrât des populations de langue française2. D’où une politique d’assimilation vis-à-vis des populations francophones et dialectophones. En 1871, l’allemand devient la langue obligatoire de l’école primaire et, en 1874, les écoles des zones françaises se voient imposer un enseignement bilingue. En 1872, la langue de l’Empire devient la langue officielle de l’administration, sauf pour les communes de langue française qui bénéficient d’un sursis. En 1875, une loi impose l’état civil en allemand et l’on traduit les prénoms. La langue allemande s’impose dans tous les aspects de la vie publique : nom des localités, nom des rues, enseignes, presse, édition… Cette germanisation progresse rapidement du fait de la proximité linguistique du dialecte, Elsässerditch, et de l’allemand standard, ou Hochdeutsch. L’évolution lente en faveur du français, constatée entre 1830 et 1860, régresse.
La politique de francisation après la Première Guerre mondiale
11Après 1918, la France impose brutalement l’usage du français dans l’administration, dans l’espace public, et surtout dans l’enseignement. Les circulaires Charléty (1920) et Pfister (1927) réintègrent le français à l’école, et les instituteurs locaux doivent aller suivre des stages dans les écoles normales de « l’intérieur ».
L’épisode nazi (1940-1944)
12Entre 1940 et 1944, l’usage du français est interdit et sévèrement réprimé. Toute une génération apprend de nouveau l’allemand sur les bancs de l’école, et le nazisme va bouleverser le rapport des Alsaciens avec leur langue.
Le retour à la France
13En 1944, se met à nouveau en place une politique brutale de francisation. Le dialecte et l’allemand sont frappés d’indignité nationale et il devient « chic de parler français »3 (fig. 1). Néanmoins le bilinguisme est maintenu dans les formulaires administratifs, les affiches électorales, et la presse bilingue tolérée. L’enseignement est francisé avec l’appui du très puissant syndicat des instituteurs (SNI) et la radio nationale réinstallée dès 1944, malgré des efforts pionniers pour la promotion du dialecte.
14Depuis lors, la situation s’est assouplie et les lois scolaires ont donné l’exemple. En 1951, la loi Deixonne accordait un statut aux langues et dialectes locaux, mais le flamand, le corse et l’alsacien, considérés comme allogènes, en étaient exclus. En 1952 est mis en place en Alsace un enseignement facultatif de l’allemand pendant les deux dernières années de l’école primaire. Assuré par les instituteurs selon une méthode adaptée aux enfants dialectophones, il est peu efficace pour les autres. En 1975, la loi Haby institue un enseignement des « langues et cultures régionales », mis en application en Alsace par une circulaire rectorale de 1982. Le recteur Deyon déclare que :
« L’alsacien, que parle la majorité des habitants de cette région, a pour expression écrite une langue de culture et de diffusion internationales, l’allemand ».
15L’allemand devient langue régionale de France. Un enseignement de langue et culture régionales est organisé à tous les niveaux d’enseignement : école élémentaire, collège, lycée, au détriment du dialecte remplacé par l’allemand. De plus, depuis 1991, l’enseignement de l’allemand est introduit dès le CE 2, à raison de 3 h par semaine, dans le cadre de l’apprentissage précoce des langues étrangères.
16Parallèlement, l’Association pour le Bilinguisme en Classe dès la Maternelle (ABCM), fondée par un militant du cercle René Schickelé, a mis en place en 1991 un enseignement privé, bilingue, dit 13/13, moitié en français, moitié en allemand (fig.2). De son côté l’Éducation Nationale a créé en 1992 des sections bilingues, avec parité horaire des deux langues depuis la maternelle. Elles représentent en 1999, 302 classes et 6500 élèves, soit 3 % des élèves, dont 7 % d’entre eux seulement parlaient le dialecte. En 2012, il y avait 21000 élèves dans ces classes bilingues du primaire et de la maternelle. Mais dans le secondaire, bien que les effectifs augmentent progressivement depuis 2008, ils ne représentent qu’une infime partie des enfants scolarisés (de 1,5 à 2,1 % dans les lycées et de 3,3 à 4,1 % dans les collèges. Tableau 1). En fait ces classes jouent surtout le rôle, comme toutes celles à enseignement spécifique, de ségrégation sociale plus que d’attachement identitaire4.
Le combat politique contemporain
17Mais le combat politique autour de la langue n’est pas terminé. Certains ethno-linguistes considèrent que l’allemand risque, bien plus que le français, de faire disparaître le dialecte. Bon nombre d’hommes politiques alsaciens (Robert Grossmann et d’autres avant lui) accusent un petit nombre de militants, combatifs, actifs et interchangeables dans de multiples associations, de prendre le dialecte en otage et de travailler à une regermanisation de l’Alsace. Ils intègrent dans ce mouvement le « Cercle René Schickelé5 », les autonomistes du bulletin Rot un Wiss6, qui veulent une Alsace autonome de langue allemande, le groupe « Heimetsproch un Tradition7 » qui milite pour le bilinguisme et une Alsace alsacienne, et une constellation d’associations pilotées par le Cercle René Schickelé. Celui-ci possède en outre une maison d’édition, la SALDE, une revue, les Cahiers du Bilinguisme, soutenue par une fondation allemande pangermanique. Les élus régionaux auraient été abusés par ces divers mouvements jusqu’à créer un « Office régional du Bilinguisme » (ORBI), un « Office pour la Langue et la Culture d’Alsace » (OLCA), un « Haut Comité pour la Langue », et à financer l’association ABCM. Ces groupes de pression ont été mis en cause au conseil régional car :
« Le débat sur les langues cache des enjeux plus lourds comme l’identité, le peuple, l’avenir politique, le destin même de l’Alsace8 ».
18La « Charte européenne des langues régionales et minoritaires » est aussi impliquée dans ce complot et serait une initiative de l’Allemagne pour étendre son influence en Europe en tentant de récupérer, par le biais de la langue, des terres et des peuples qui lui ont appartenu. Sont opposées localement à cette charte la « galaxie » laïque républicaine et une partie des élus de droite.
L’évolution des pratiques linguistiques
19Ces politiques linguistiques successives et opposées ont eu des effets très négatifs sur l’usage et la pérennité du dialecte. Les statistiques générales, tant allemandes que françaises et deux enquêtes plus récentes (INSEE 1980 ; CNRS 1989) font état, d’une part, d’un usage quasi général de l’allemand (confondu avec le dialecte) au cours de l’annexion, et d’une progression lente du français, associé au dialecte, depuis 1918. Les jeunes générations, qui sont l’avenir de la langue, s’ils pratiquent encore le dialecte avec leurs parents et leurs grands-parents, parlent majoritairement le français entre eux. Mais cette évolution reste difficile à mesurer car ces statistiques ne font pas référence aux mêmes usages linguistiques. Bien qu’elles procèdent toujours d’un souci d’administration lié à l’application de la législation et à l’organisation de l’enseignement, elles se doivent de justifier les décisions politiques d’un gouvernement, et servir à des fins de propagande territoriale.
Les statistiques allemandes
20Les statistiques allemandes considèrent comme langue maternelle celle qui est réputée majoritaire dans chaque commune et l’attribuent à l’ensemble de la population civile, y compris les enfants au berceau. La population des communes mixtes est comptée pour moitié de langue française et pour moitié de langue allemande. En outre, le dialecte est assimilé à l’allemand.
21L’analyse des résultats permet de constater une légère progression de l’allemand (ou du dialecte) surtout dans le Haut-Rhin entre 1878 et 1910 (tableau 2), la langue germanique constituant la pratique largement majoritaire des habitants de la région (à 95 %).
Les recensements français après la Première Guerre mondiale
22Après 1918, pour mesurer avec plus de précision les progrès du français, les recensements intègrent une série de questions sur les pratiques linguistiques, et celles-ci se font de plus en plus précises et judicieuses. En 1921 et 1926 on demande à chaque individu quelle est sa langue usuelle : « français… dialecte… allemand… autre ». Cette formulation ne permet pourtant pas de mesurer le bilinguisme. De 1931 à 1962 les bulletins individuels de recensement posent spécialement en Alsace les questions suivantes : « Savez-vous parler le français ?.. le dialecte ?.. l’allemand ?.. ». Cette nouvelle formule permet d’analyser les différentes formes du bilinguisme, ou même de trilinguisme. Elle entraîne néanmoins, faute de référence à la pratique réelle, des réponses qui surestiment les connaissances linguistiques, surtout en français. Ces questions linguistiques ont été supprimées, dans les recensements, depuis 1962.
23Les résultats, pas toujours comparables, permettent néanmoins de constater que l’usage du dialecte s’est maintenu à un haut niveau, depuis la fin de la Première Guerre mondiale (86 à 87 % des personnes interrogées parlent le dialecte. Tableau 3) jusqu’à la période de la deuxième annexion allemande (le taux monte alors à 90,8 %. Tableau 3). Par contre, dès 1946, le dialecte apparaît moins pratiqué, surtout dans les grandes villes : (63,8 % des personnes le parlent dans l’agglomération de Colmar et 65,9 % à Mulhouse). À partir de 1962 les questions linguistiques sont exclues des recensements et remplacées par des enquêtes sur échantillon. Elles ne sont pas comparables entre elles faute de références démographiques et d’objectifs communs. Elles permettent néanmoins de préciser périodiquement les évolutions linguistiques.
L’enquête « Mode de vie en Alsace », 19799
24Cette première enquête, diligentée par l’INSEE, comportait un certain nombre de questions concernant les pratiques linguistiques de la population. Elle portait sur un échantillon représentatif, tiré au sort, des personnes de plus de 15 ans. Au total, 3004 enquêtes ont été réalisées. Il apparaît tout d’abord que le dialecte est en régression : 75 % des personnes de plus de 15 ans déclarent le parler en 1979 contre 87 % en 1962. Le dialecte est plus pratiqué à la campagne que dans les villes ; 88 % des habitants des communes rurales le parlent contre 62 % dans l’agglomération de Strasbourg, 61 % dans celle de Colmar et 67 % à Mulhouse. Le dialecte est aussi plus souvent parlé dans le Bas-Rhin (77 %) que dans le Haut-Rhin (73 %), par les personnes âgées que par les jeunes : 88 % des personnes de 75 ans et plus parlent le dialecte contre 66 % de celles de 16 à 24 ans. Les enfants parlent moins le dialecte que leurs parents : 77 % des chefs de famille parlent le dialecte, 76 % de leur conjoint et seulement 63 % de leurs enfants. L’alsacien est plus souvent parlé à la maison qu’à l’extérieur, et moins dans les administrations que dans tout autre lieu public (60 % à la maison ; 52 % pour faire les courses ; 37 % dans les administrations).
Une deuxième enquête de l’INSEE en 1999
25En 1999, l’enquête intitulée « Étude de l’histoire familiale » a porté, en Alsace sur un échantillon de 30000 personnes à partir de 18 ans. Elle comportait trois groupes de questions linguistiques, centrées sur la génération des parents et conforte ces résultats. 51 % des personnes de plus de 18 ans, nées en Alsace, pratiquent l’alsacien, 60 % parmi celles nées avant 1945 et 40 % de celles nées après 1970. La pratique du dialecte reste plus forte dans le nord du Bas-Rhin. La transmission des parents aux enfants se fait de plus en plus rare : presque tous les enfants nés en Alsace parlent le français avec leurs parents, et seulement un enfant sur 4 parle le dialecte. De plus, 10 % seulement des enfants nés en Alsace apprennent aujourd’hui le dialecte, contre 80 % dans les années 40.
L’enquête du CNRS. Laboratoire de Sociologie Régionale, 198910
26Nous avons, pour notre part, décidé dès 1982, de mener une enquête par questionnaire auprès de 2216 lycéens appartenant à 28 établissements scolaires répartis sur l’ensemble des deux départements alsaciens, et représentatifs des caractéristiques de l’ensemble de la population. L’orientation des questions permettait de mesurer les pratiques linguistiques des élèves (usage quasi-exclusif du français ou de l’alsacien ; pratique bilingue avec priorité au français ; pratique bilingue à dominante dialectale), avec leurs parents, leurs grands-parents, leurs frères et sœurs, leurs amis, selon le lieu de résidence et la catégorie socioprofessionnelle de leurs parents. Les questions permettaient, non seulement de mesurer la régression du dialecte au cours des générations, mais d’étudier avec précision les situations de bilinguisme.
27Nous ne donnerons que les résultats concernant les familles « alsaciennes », définies comme les ménages dont les deux parents sont nés en Alsace11. Dans ces familles, la grande majorité des parents savent parler le dialecte (91 %. Tableau 4), mais leur pratique linguistique utilise de manière complexe leurs compétences en bilinguisme (tableau 5) : les parents sont majoritairement bilingues avec leurs enfants (41,9 % des pères, 43,6 % des mères) ; vient ensuite exclusivement le français (35,8 % des pères, 36,9 % des mères) ; et en troisième lieu exclusivement l’alsacien (22,2 % des pères, 19,4 % des mères). Dans leurs échanges entre eux, par contre, le dialecte domine légèrement (43,9 % des pères le parlent et 43,8 % des mères). Mais les situations de bilinguisme restent importantes (41,6 % pour les pères, 43,5 % pour les mères). L’usage simultané des deux langues est majoritaire avec leurs amis (60,1 % pour les pères et 58 % pour les mères), comparable aux pourcentages relevés dans les usages entre époux. Mais il y a une progression du français et une perte rapide de l’usage de l’alsacien à chaque génération : plus de 20 % depuis celle des grands-parents, puis des parents et des enfants. Par ailleurs, les compétences des adolescents révèlent des lacunes importantes en ce qui concerne le dialecte (tableau 6). Si 71,8 % le comprennent, 45,1 % seulement le parlent facilement. Dans ce cas, l’usage mixte de l’alsacien et du français est majoritaire, et l’usage exclusif du français dépasse celui du dialecte (tableau 7). Mais l’avenir de la langue dépend surtout de l’usage qu’en font les adolescents entre eux, déterminant ainsi la langue de leur futur couple et, en conséquence, celle de leurs enfants. Et l’on observe que, même chez les enfants issus de familles alsaciennes, cet usage est très faible (tableau 8) : 7,9 % des adolescents parlent généralement le dialecte entre eux et 9,8 % à mi-temps.
Une enquête récente
28Enfin, une enquête de 2012, diligentée par l’Office pour la langue et la Culture Alsaciennes (OLCA), et réalisée auprès d’un échantillon de personnes de plus de 18 ans, confirme ces résultats : 43 % de la population « sait bien parler l’alsacien », 33 % déclarent « le parler un peu et/ou le comprendre un peu » et 25 % ne le comprennent pas. Malgré les différences méthodologiques entre toutes ces enquêtes, la pente descendante est incontestable. De même, la répartition des dialectophones selon l’âge augure mal pour l’avenir : ils ne sont que 12 % entre 18 et 29 ans contre 24 % de 30 à 44 ans.
29Les politiques linguistiques successivement imposées à la population alsacienne ont bénéficié tantôt au français, tantôt à l’allemand, aux dépens du dialecte. À l’heure actuelle, et depuis 1946, l’usage du dialecte diminue progressivement et le bilinguisme paraît être le passage obligé d’une langue à l’autre. Il se traduit par une progression du français à travers les générations. Les parents parlent alsacien aux grands-parents et les deux langues à leurs enfants. Les enfants sont bilingues avec leurs parents et parlent surtout le français avec leurs frères et sœurs et leurs amis. Les prévisions fondées sur les résultats de cette dernière enquête sont peu optimistes. On ne pourra maintenir en vie le dialecte contre l’inertie de la mentalité générale, et les mesures récentes en faveur de l’enseignement de l’allemand se heurtent au scepticisme et même à la méfiance de certains. L’indifférence de la plupart des lycéens vis-à-vis du dialecte, l’usage généralisé du français entre eux, va contraindre, à terme, la communauté jadis définie par la langue, à se distinguer par d’autres traits culturels afin de ne pas perdre son âme.
Bibliographie
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Churiki Eri, « Une filière sélective dès l’école maternelle : l’enseignement de la langue régionale en Alsace et ses enjeux », Regards Sociologiques, n° 19, deuxième trimestre 2000, pp. 95-113.
Denis Marie-Noële, « Le dialecte alsacien, état des lieux », Ethnologie Française, vol. XXXIII, n° 3, 2003, pp. 363-371.
10.3917/ethn.033.0363 :Denis Marie-Noële, « Bilinguisme familial en Alsace », dans Deprez de Hérédia Charles et Calvet Louis Jean, La communication familiale, Paris, Publications de Paris V-Sorbonne, CERPL, 1988, pp. 133-142.
10.3406/pluri.1988.920 :Denis Marie-Noële, « Le français en Alsace, usages socio-linguistiques, évolution et perspectives », dans Salmon Gilbert Lucien, Bulletin de la faculté des letttres de Mulhouse, Paris-Genève, Champion-Slatkine, fascicule XIV, 1985, pp. 173-191.
Denis Marie-Noële et Veltman Calvin, Le déclin du dialecte alsacien, Strasbourg, Presses Universitaires, 1989, 2ème édition 1990.
Grosmann Robert, Main basse sur ma langue, Strasbourg, La Nuée Bleue, 1999.
Lévy Paul, Histoire linguistique d’Alsace et de Lorraine, Paris, Les Belles Lettres, 1962, 2 vol.
Seligman Nicole, Étude du mode de vie en Alsace, Strasbourg, INSEE, 1980.
Veltman Calvin, « La transmission de l’alsacien dans le milieu familial », Revue des Sciences Sociales de la France de L’Est, n° 12-12 bis, 1983, pp. 125-133.
10.3406/revss.1983.3329 :Veltman Calvin, « La régression du dialecte », Chiffres pour l’Alsace-INSEE, n° 3, 1982, pp. 39-42.
Vogler Pierre, « Quelle pratique linguistique pour l’Alsace ? », Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, n° 8, 1979, pp. 314-321.
Annexe
Illustrations
1. Cette affichette « C’est chic de parler français » apparaît sur les murs après 1945.
Le petit écolier alsacien n’a pas l’air d’apprécier cette injonction républicaine.
(© Tomi Ungerer, Illustration extraite de Elsassisch Reda. Petite anthologie de la poésie alsacienne, vol. VIII, Strasbourg, Association J-B Weckerlin, Maison de la Radio, 1978.)
Tableau 2 : Évolution des personnes parlant l’allemand ou le dialecte de 1878 à 1910 (en %).
Années | Lycées | Collèges |
2008 | 1,5 | 3,3 |
2009 | 1,7 | 3,5 |
2010 | 2,0 | 3,7 |
2011 | 2,1 | 3,9 |
2012 | 2,2 | 4,1 |
2013 | 2,1 | 4,4 |
Tableau 3 : Évolution des personnes parlant le dialecte. 1926-1962. (en %).
Année | Bas-Rhin | Haut-Rhin | Alsace |
1878 | 95,5 | 78,7 | 88,2 |
1882 | 95,8 | 88,2 | 92,5 |
1900 | 95,7 | 93,3 | 95,0 |
1905 | 95,8 | 93,4 | 95,0 |
1910 | 95,8 | 93,0 | 94,8 |
Tableau 4 : Caractéristiques linguistiques des parents des familles alsaciennes. 1989. (en %)
Année | Bas-Rhin | Haut-Rhin | Alsace | Com. Urb. | Com. rurales |
1926 | 79,6 | 80,5 | 80,0 | ||
1931 | 86,3 | 87,2 | 86,7 | ||
1936 | 86,6 | 87,3 | 86,9 | ||
1941 | 90,7 | 91,0 | 90,8 | ||
1946 | 90,7 | 91,0 | 90,8 | ||
1962 | 86,3 | 82,5 | 84,7 | 81,4 | 90,4 |
Tableau 5 : Pratiques linguistiques des parents des fam. alsaciennes avec leur entourage. (en %).
Connaissance du dialecte par les parents | En % de la population des fam. alsaciennes |
Les 2 le parlent | 91,0 |
Le père seul le parle | 3,6 |
La mère seule le parle | 2,1 |
Aucun des 2 ne le parle | 3,3 |
Ensemble | 100,0 |
Tableau 6 : Compétences en dialecte des adolescents des familles alsaciennes.
Langues parlées | Par le | père | Par la | mère | ||||
parents | conjointe | Ado. | amis | parents | conjoint | ado. | amis | |
français | 10,0 | 14,2 | 35,8 | 12,2 | 8,7 | 14,6 | 36,9 | 17,3 |
Fran+als | 18,2 | 40,6 | 41,9 | 60,1 | 24,7 | 41,1 | 43,5 | 58,0 |
alsacien | 69,6 | 43,9 | 22,2 | 27,5 | 65,5 | 43,8 | 19,4 | 24,4 |
autre | 1,2 | 0,3 | 0,1 | 0,2 | 1,1 | 0,5 | 0,2 | 0,3 |
ensemble | 100,0 | 100, | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 | 100,0 |
Tableau 7 : Langues parlées par les adolescents avec leurs parents. Familles alsaciennes. (en %).
L’adolescent parle… | (en %) | L’adolescent comprend… | (en %) |
facilement | 48,1 | facilement | 71,8 |
difficilement | 23,6 | difficilement | 14,4 |
qq. mots | 17,0 | qq. mots | 9,7 |
pas du tout | 11,3 | Pas du tout | 4,1 |
ensemble | 100,0 | ensemble | 100,0 |
Tableau 8 : Pratique du dialecte par les ados des familles alsaciennes avec leurs copains. (en %).
Langues parlées par les ados. | Avec leur père | Avec leur mère |
français | 35,8 | 36,9 |
Français +alsacien | 41,9 | 43,5 |
alsacien | 22,2 | 19,4 |
autre | 0,1 | 0,2 |
ensemble | 100,0 | 100,0 |
Fréquence d’emploi : | % |
généralement | 7,9 |
à mi-temps | 9,8 |
parfois | 29,2 |
jamais | 53,1 |
ensemble | 100,0 |
Notes de bas de page
1 P. Lévy, Histoire linguistique de l’Alsace. Les linguistes distinguent, au sud, le haut alémanique, au centre, le bas alémanique, et à l’extrême nord, le francique.
2 La distorsion est évidente pour le nord de la Lorraine où la frontière incluait partiellement des populations francophones, mais situées sur un bassin minier fort convoité.
3 M.N. Denis, Le français en Alsace.
4 E. Churiki, Une filière sélective dès l’école maternelle ; l’enseignement de la langue régionale en Alsace et ses enjeux.
5 Schickelé Gesellschaft. Cercle fondé en 1968 par la société « Culture et bilinguisme d’Alsace et de Moselle », du nom d’un écrivain alsacien qui désirait instituer une Alsace médiatrice entre la France et l’Allemagne.
6 Rouge et Blanc, couleurs du drapeau alsacien.
7 Langue du pays et tradition.
8 R. Grossmann, Main basse sur ma langue, p. 78 et P. Vogler, Quelle pratique linguistique pour l’Alsace.
9 N. Seligman, Étude du mode de vie en Alsace.
10 M.N. Denis et C. Veltman, Le déclin du dialecte alsacien. C. Veltman, La régression du dialecte. M.N. Denis, Le dialecte alsacien, état des lieux.
11 M.N. Denis, Bilinguisme familial en Alsace. C. Veltman, La transmission de l’Alsacien en milieu familial.
Auteur
Chargée de recherche CNRS retraitée
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016