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Une littérature en situation de diglossie : la littérature occitane vue par ceux qui l’écrivent

p. 119-128

Résumé

Depuis Pey de Garros au xvie siècle qui évoquait sa « lenga mespresada » (expression reprise par Mistral au xixe siècle), les écrivains occitans ont manifesté, au cœur de leurs écrits, parfois dans le paratexte, la conscience douloureuse de l’état de minoration sociolinguistique où se trouvait leur langue d’expression, cette prise de conscience étant la plupart du temps associée à des discours compensatoires faisant allusion à l’expressivité sans égale de la langue employée. Le phénomène a été depuis les dernières décennies, bien analysé par les historiens de la littérature (Lafont, Gardy, Courouau…).

Qu’en est-il de ceux, nombreux, qui écrivent encore au xxie siècle ? Beaucoup d’entre eux sont aussi, parallèlement à leur pratique d’écriture, des chercheurs au fait des découvertes de la sociolinguistique et par là même, ils ne peuvent pas ne pas avoir conscience des mécanismes auxquels nous faisons allusion, alors même que la pratique « naturelle » de la langue ne cesse de baisser, mais aussi que se construisent, parallèlement, de nouveaux espaces d’expression linguistique et/ou artistique (écoles bilingues, chanson, théâtre, vidéo, blogs…).

Nous avons adressé un questionnaire à une cinquantaine d’écrivains sur leur itinéraire biographique, et c’est à partir des réponses reçues que nous essayons d’analyser le regard que portent sur eux-mêmes ces écrivains.


Texte intégral

1Écrire en occitan en 2014 ? Ce fait peut surprendre puisque parmi les écrivains qui utilisent cette langue, aucun n’est monolingue en occitan. Pour la majorité d’entre eux, le français est la langue d’expression principale, et même parfois la langue première. La conscience du caractère paradoxal de ce choix est d’ailleurs souvent présente au cœur même des œuvres, où il n’est pas rare de lire des commentaires de type métalinguistique. D'ailleurs nos écrivains contemporains ont été précédés en cela par d’illustres personnages, depuis Pey de Garros au xvie siècle qui évoquait sa « lenga mespresada » dont il voulait prendre la « causa damnada »1, expression reprise par Mistral au xixe siècle, dès la strophe 2 de Mirèio :

Vole qu’en glòri fugue aussado
Coume uno rèino, e caressado
Pèr nosto lengo mespresado,
Car cantan que pèr vautre, o pastre e gènt di mas !

2La conscience très ancienne de la situation diglossique de la langue occitane nous permet de relativiser le caractère incongru du choix que nous avons évoqué : Mistral, et encore plus Pey de Garros, écrivaient dans une langue certes intellectuellement et socialement minorée, mais parlée à leur époque par l’immense majorité de leur entourage. Et il y a là une des clefs pour comprendre le paradoxe : une population peut parler majoritairement une langue sans qu’elle juge celle-ci digne d’accéder à des usages nobles liés à l’écrit. À l’inverse, une langue peut cesser d’être majoritairement transmise et en même temps accéder à ces usages nobles par le biais de la création, littéraire ou musicale notamment. C’est globalement ce qui continue de se passer pour la littérature occitane au xxie siècle. Elle produit, annuellement, quelques dizaines de volumes de publications littéraires, de qualité inégale, dont les tirages sont bien évidemment réduits. Et parmi ces ouvrages, quelques belles réussites.

3Ce sont les auteurs de ces ouvrages eux-mêmes que j’ai voulu interroger, grâce à un travail d’enquête dont j’ai commencé à traiter l’abondant matériau qu’il m’a permis de rassembler2. Ce matériau justifierait une publication intégrale3 tant sont riches les réponses fournies, et tant elles révèlent un besoin inassouvi d’échanger avec un lectorat parfois difficile à rencontrer. Ces premières analyses portent essentiellement sur le rapport de ces écrivains à la langue choisie, un choix paradoxal assumé.

Méthodologie de l’enquête

4Le questionnaire a été adressé à une cinquantaine d’écrivains, sans que soient pris en compte des critères qualitatifs. Seuls m’importaient leurs choix d’écriture dans une langue minorée. J’ai complété cette première série de données par des réponses fournies à Évelyne Faisse, une chercheuse qui a soutenu récemment une thèse sur la nouvelle d’expression occitane4.

  1. Vous avez choisi l’occitan comme langue d’écriture unique/majoritaire/non exclusive de l’emploi du français ou d’une autre langue (espagnol/catalan/italien/autre, préciser). Pourquoi ce choix ? S’est-il imposé dès que vous avez décidé d’écrire ? A-t-il été un choix raisonné, fait après le passage par l’écriture en langue majoritaire ?

  2. Qu’est-ce qui motive ce choix ? raisons militantes ? esthétiques ? affectives ?

  3. L’occitan est-il pour vous une langue apprise ? héritée ? reconquise ? par quels canaux l’avez-vous apprise ? école ? démarche personnelle ? contacts avec locuteurs naturels ? rencontre avec des modèles de littérature occitane ? Lesquels ?

  4. Avez-vous le sentiment de différences entre la langue héritée/apprise/entendue et votre propre choix linguistique quand vous écrivez ?

  5. Le public : vous semble-t-il suffisamment existant ? comment le rencontrez-vous ? à quel type de rencontres êtes-vous convié : événements « occitan (istes) » ? événements artistiques ou littéraires généralistes ? rencontres avec des scolaires ou étudiants ? Quelles sont les attentes de ce(s) public(s) ? quels enseignements tirez-vous de ces échanges ?

  6. Les institutions liées à l’édition : vous est-il facile de vous faire éditer diffuser ? avez-vous le sentiment que les maisons d’édition qui font le choix de l’occitan sont suffisamment aidées ?

  7. Le rôle de la presse ? occitane ? généraliste ? Vous semble-t-elle suffisamment ouverte à l’expression littéraire occitane ?

  8. Les modèles ou influences littéraires que vous vous reconnaissez proviennent-ils exclusivement, en majeure partie ou partiellement de votre langue d'écriture choisie, du français, d'autres langues ?

Les écrivains interrogés : origine et lieu de naissance

Bach Xavier (1983, Castres)

Bardou Franc (1965, Toulouse)

Baris Miquèl (1947, Mont-de-Marsan)

Barsotti Glaudi (1934, Marseille)

Bonnet Albin (1980, Var)

Brun Jean Frédéric (1956, Montpellier)

Casanova Jean Yves (1958)

Chabaud Silvan (1980, Saint-Raphaël)

Chadeuil Michel (1947, Agonac, Périgord)

Courbet Jan Marc (1947, Camaret sur Aigues, Vaucluse)

Creissac Jean Paul (1955, Montpellier)

Daval Félix (1948, environs d’Aurillac)

Decor Michel (1949, Bisan de Ménerbes – 11)

Dupon Maëlle (1988, Montpellier)

Figeac Frédéric (1958, Paris. Réside depuis l’enfance dans le Lot-et-Garonne)

Forêt Jean Claude (1950, Lyon)

Ganhaire Joan (1941, Agen)

Gayral Serge (1948, Castres)

Gardy Philippe (1946)

Garnier Guy (1929, Salon-de-Provence)

Gros Georges (1922, Nîmes)

Gros Lise (1943, Nîmes)

Guillot Josy (1954, Puy-de-Dôme)

Javaloyès Sergi (1951, Algérie)

Julien Danièle (1944, Tarascon)

Lacombe Jean-Pierre (1959, Brive-la-Gaillarde)

Lafont Robert (1923, Nîmes)

Larzac Joan (1938, Sète)

Lassaque Aurélia (1983)

Laurent Sarah (1981, Nîmes)

Lavit Joan-Lois (1959, Hautes Pyrénées)

Mariot Jean François (1959, Decazeville)

Mathieu Guy (1949, L’Isle-sur-Sorgue)

Merle René (1936, La Seyne sur Mer)

Miremont Brigitte (1947, Sarlat)

Offre Thierry (1959, Marseille)

Pallanca Michel (1958, Nice)

Pécout Roland (1949, Chateaurenard, Bouches du Rhône)

Peyras Bruno (1960, Quillan, Aude)

Poitavin Matthieu (1975, Aigues-Mortes)

Privat Jacques (1953, Espalion)

Regourd Anna (1962, nord-Aveyron)

Rey-Bethveder Eric (1966)

Rey-Bethveder Nicolas (1972)

Rixte Marie Christine (1948, Valréas – 26)

Rouch Alan (Carcassonne, 1952)

Rouquette Yves (1936, Sète)

Roux Joan (1950, Nîmes, origine auvergnate)

Royer Jean Yves (1944, Digne)

Salendres Estève (1978, Cévennes gardoises)

Saubrement Joan (1934, Lorraine)

Surre Garcia Alem (1944, Carbonne – 31)

Toscano René (1959, Nice)

Tousis Didier (1968, Dax)

Venzac Pèire (1956, Toulouse)

Vernet Florian (1941, Béziers)

Vouland Frédéric (1955)

Les écrivains interrogés : générations et provenances géographiques

5Six des écrivains interrogés sont nés après 1980, trois entre 1971 et 1980, six entre 1961 et 1970, seize entre 1951 et 1960, dix-sept entre 1941 et 1950, huit avant 1940. Ces données confirment la continuité du processus d’écriture en occitan. On pourrait a priori noter un renouvellement insuffisant des générations. Ce serait sans compter sur le fait que n’ont été interrogés que les écrivains ayant publié, la plupart, des ouvrages et pour une ou deux exceptions, des textes en revues. Un dépouillement systématique des revues littéraires5 révèlerait bien sûr d’autres personnalités d’écrivains en gestation.

6Les réponses obtenues ne prétendent pas avoir valeur statistique. C’est la raison pour laquelle je me suis plus attardée sur le caractère qualitatif des réponses que sur le quantitatif.

7Les provenances géographiques et les choix dialectaux révèlent une écrasante domination de l’espace occitan languedocien et provençal : vingt-deux écrivains écrivent en languedocien, vingt en provençal, six en gascon, ils sont deux pour l’auvergnat, le limousin et le niçois et un pour le vivaro-alpin. Certes, languedocien et provençal sont les deux dialectes démographiquement majoritaires, et le nombre d’écrivains gascons, rapporté à l’espace où cette forme dialectale est en usage, n’est pas négligeable. Cependant on notera la faible quantité d’écrivains dans les régions nord-occitanes. Si celles-ci sont moins peuplées, il n’en reste pas moins que nous avons une constante observable à travers l’histoire de notre littérature depuis l’époque moderne et que cette donnée, au xxie siècle, recoupe la situation dramatique de la langue dans ces régions au niveau de l’enseignement, de la vie publique ou des médias, alors même qu’on y trouve le plus grand nombre de locuteurs naturels… Signe du paradoxe diglossique abordé en introduction.

8Dans le cadre de cet article, je me suis limitée au regard porté par les écrivains sur l’acte de création et sur leur perception du public, éludant les questions de l’édition et du marché du livre, ainsi que de la réception critique, également présente dans le corpus.

Le choix d’une langue en situation de minoration : héritage et/ou apprentissage

9Plusieurs raisons expliquent le fait que des écrivains occitans utilisent une langue qu’ils ont dû apprendre ou réapprendre :

  • écrivain d’origine non occitane : Forêt ou Javaloyès

  • écrivain d’origine occitane, connaissant très peu ou pas du tout la langue : c’est le cas de la plupart des jeunes écrivains, nés après 1980

  • écrivain d’origine occitane, ayant eu accès à la langue orale et apprenant l’écriture. Il s’agit du cas dominant.

10Pour l’immense majorité des auteurs, l’accès à la langue est passé par les trois canaux, ce que l’on pourrait résumer ainsi :

  • héritage, la plupart du temps inconscient

  • reconquête, qui passe d’abord par la re-connaissance

  • apprentissage de l’écriture de la langue, mais aussi imprégnation culturelle par la littérature écrite de l’occitan qui bénéficie de nombreux modèles prestigieux.

Un héritage par effraction

11Si ce choix se fait, pour la plupart des écrivains, même les plus jeunes, à partir de la connaissance de la langue par héritage, l’accès à cet héritage ne va pas de soi, puisqu’il s’agit toujours de « l’autre » langue, à côté du français langue officielle. Autre langue qui souvent, d’ailleurs, ne porte pas un nom de langue, mais celui de « patois », terme employé par plusieurs écrivains, comme Matthieu Poitavin, qui évoque ainsi sa prise de conscience :

« La transmission s'est faite très tard : par l'observation et l'écoute de leur français mêlé au ‘ patois ‘, ou lorsque je les entendais rire, chanter, se disputer ou… vieillir puis mourir dans la langue. La première langue (très rude, très belle, sensible, amusante) qui revenait dans leur quotidien… Ce ‘ patois ‘ (ils ne savaient pas nommer la langue). Une langue si proche du délire du mourant, ensuite… Je regrette tellement de n'avoir pas filmé ou enregistré. Mais la pudeur m'en a empêché. »

12Plusieurs témoignages évoquent ainsi un accès à la langue presque par effraction, contre la volonté des locuteurs eux-mêmes. Les années d’enfance de nos écrivains, pour les plus âgés, sont celles dans lesquelles le poids du syndrome de la répression par l’école avait conduit à l’arrêt de la transmission familiale de la langue. La situation dans les familles était celle de la coexistence de deux langues : celles des adultes entre eux et celle des adultes s’adressant aux enfants. Avec, très souvent, l’existence de grands-parents qui, n’étant pas investis de la fonction d’autorité éducative, pouvaient s’autoriser, parfois, le recours à l’occitan.

13Pour tous les écrivains, il y a donc eu la nécessité de se refaire une langue à partir de lambeaux de langage. Les réponses recueillies constituent autant de récits d’émergence d’une conscience linguistique dont beaucoup mériteraient d’être ici reproduits, ainsi de ces lignes de Jean-Yves Royer :

« La reconquête a démarré au printemps 1960 (j’avais 15 ans ½) avec les stages du Calen de Marselha, puis avec aussi ceux de l’IEO à partir de 1963. Très vite, ils m’ont incité à me retourner vers ma grand-mère et à baragouiner en oc avec elle, avant d’en arriver à le parler normalement. Comme c’était sa langue maternelle, elle n’a eu aucune peine à me suivre. Finalement, les dix ou douze dernières années de sa vie, nous n’avons pas dû nous dire un seul mot de français. Elle avait d’ailleurs parfaitement compris ma démarche, et souvent me faisait part d’un mot, d’une expression, d’un proverbe, d’une chanson… qui venaient de lui revenir. »

14La sensation, diffuse ou clairement affirmée, d’une domination sociale d’une langue sur l’autre apparaît dans plusieurs témoignages, ainsi de Félix Daval :

« L’occitan èra la lenga dels vesins, del monde qu’èran coma mos parents. Lo francés quand ère pichon èra la lenga del monde crane, del monde plan vestits, del monde de la vila, del monde que mos parents devián anar veire dins los burèus, del curat e del mèstre d’escòla… del monde que mos parents semblavan considerar coma superiors, que per lor actitud tanben fasián veire qu’èran superiors. »6

15Le rapport complexe entre les langues est finement analysé par Silvan Chabaud, un des plus jeunes écrivains de notre corpus :

« Affectivement, l'occitan est une langue de ma famille mais une langue un peu ‘ cachée ‘, celle du militant et du passionné et érudit qu'est mon père et celle des anciens, liée à la Provence où j'ai grandi, des lieux, des gens, des couleurs, des anecdotes, forcément ça joue beaucoup. Affectivement c'est la langue de mon ‘ blues ‘, ce folklore dans le sens de science du peuple : une musique qui m'accompagne depuis tout petit, mais en dessous de l'autre musique, celle du français. Donc une musique fascinante par sa rareté et sa capacité à passer à travers les portes et les murs de l'inconscient. »

Paradoxes de la reconquête

16La langue de l’écriture, pour Alan Roch, est « la lenga de l'ostal7 réappropriée et reconquise ». Cette formule résume bien un processus de reconstruction qui s’exprime dans la majorité des réponses, reconstruction souvent passée, paradoxalement, par le biais de l’école :de nombreux écrivains ont su que le « patois » environnant était une langue quand l’école – ou l’université – le leur a enseigné : c’est le cas d’Yves Rouquette qui a eu Robert Lafont comme professeur de collège, mais aussi de Baris, Chadeuil, Chabaud, Courbet, Creissac, Daval, Decor, Figeac, Gardy, J. Guillot, D. Julien, Larzac, S. Laurent, Lavit, Mathieu, Offre, Poitavin, A. Regourd, Roux…

17Sarah Laurent (née en 1981), raconte ainsi le rôle de l’école :

« Je dirais qu'effectivement l'occitan est une langue reconquise dans mon cas. On parlait une espèce de francitan dans la famille. L'arrière-grand-mère maternelle le parlait comme langue première. J'ai eu des rudiments en maternelle où il y avait un grand projet pédagogique sur ‘ Lo Drac ‘ qui m'avait marquée. Mon premier mot appris en primaire était ‘ Lo Pregadieu ‘ (la mante religieuse). Le déclic définitif s'est fait au lycée où j'ai commencé à l'apprendre. »

18Quant à la plus jeune de nos écrivains, Maëlle Dupon, ses seules références linguistiques lui viennent de sa scolarité en Calandreta8, puis de son passage à l’Université.

19Autre paradoxe : c’est la plupart du temps une expérience d’exil qui a permis aux écrivains de choisir la langue méprisée. L’exil est – presque – toujours social : des écrivains d’humble origine, majoritairement paysanne, accèdent à un statut plus élevé, souvent d’ailleurs celui d’enseignant (au moins 26 enseignants dans notre corpus). Il est aussi, souvent, géographique, comme cela a été le cas pour Lafont, Pécout, Gardy, Garnier, Gayral… Et c’est le contraste avec une autre réalité qui fait surgir à la conscience l’occitanité latente, comme le formule Serge Gayral :

« Lorsque j’ai été envoyé dans l’est de la France pour enseigner l’espagnol, j’ai pris conscience peu à peu d’une anomalie dans mon parcours. J’allais enseigner une langue étrangère, l’espagnol, et la langue de ma terre, l’occitan, m’était en grande partie étrangère. »

20La plupart du temps, les écrivains soulignent le rôle de la littérature dont la révélation a été, pour l’immense majorité, le déclic qui leur a permis de sortir de la honte. C’est ce qu’exprime Mariot :

« Il serait plus « naturel » que j'écrive en français (ma langue quotidienne) et non en occitan (langue à la fois de la grand-mère, des vieux de quand j'étais petit et d'une littérature dont la découverte a été un coup dans mon plexus…) par ce qu'elle disait de franchement différent, par ce qu'elle représentait symboliquement face à l'idéologie du « patois » dans laquelle j'étais plongé avant de la découvrir. »

21Le plaisir de la lecture est souvent lié au besoin de puiser dans la littérature les leçons de langue que les écrivains ont du mal à trouver dans les résidus de pratique orale de celle-ci. Un manque ressenti souvent douloureusement :

« J'entends toujours, dit Gardy, mais de plus en plus lointain, au fond de ma mémoire, l'occitan hérité quand j'écris. Mais j'entends aussi celui des rencontres faites par la suite, et celui des livres, bien sûr. Tout cela a dû se mélanger au fil des années ; mais j'ai longtemps veillé à ne pas me couper de l'occitan ‘ naturel ‘. Ce n'est plus du tout le cas maintenant : je ne l'entends plus nulle part, et je ne connais plus de personnes encore capables de le parler. Il m'arrivait encore parfois il y a quelques années d'écouter des enregistrements que j'avais faits autrefois, non pas pour ‘ recueillir ‘ des mots, de la langue, mais pour le seul plaisir de l'entendre « couler », et d'en conserver le souvenir. »

22Ainsi, l’expérience relatée par Mariot est-elle partagée de façon presque unanime. Même si le terme de « modèle » employé dans le questionnaire est souvent réfuté, les écrivains revendiquant la recherche de leur propre voix, ils se situent cependant dans cette communauté rassurante de la littérature occitane qui a légitimé leur choix. Pour certains, comme J.F. Brun, la découverte de la littérature a même précédé le contact avec des locuteurs naturels, passionnément recherchés ensuite, et mis en scène dans l’œuvre, comme dans cette première page du recueil Lo temps clar de las encantadas9 :

« Es per aquí que me cau començar : lo Mejanèl. Sèm en 1977. Vèspre ventós d’ivèrn. Escotam. Tenèm nòstre alen. Lo vièlh pastre Edmond nos conta en occitan lo passat, las legendas… »10

23Parmi les phares qui légitiment la création contemporaine, les grands ancêtres sont souvent évoqués, à commencer par les troubadours, nommés par quatre écrivains, ou les baroques (notamment Bellaud et Zerbin), suggérés dans trois réponses. Le Félibrige est aussi une référence incontournable, avec une prédominance de Mistral (7 occurrences, mais aussi D’Arbaud (5), le gascon Camélat (4) ou encore Aubanel, évoqué par un écrivain.

24Sans surprise, au xxe siècle, apparaissent les grandes figures de Jean Boudou/Joan Bodon (34 occurrences), Max Rouquette (25), Robert Lafont (23), Bernard Manciet (15), Yves Rouquette (11), ou Marcelle Delpastre (11).

25D’une manière générale, les écrivains occitans, s’ils sont rares à n’avoir eu aucun contact avec la langue orale, sont avant tout de grands lecteurs. Le nombre total d’écrivains cités est considérable et s’accompagne, ça et là, de considérations sur les œuvres, ainsi de ces propos de Frédéric Figeac :

« Les grands modèles ! Le Max11, d’abord, de ceux qui te donnent des ailes et te confirment que la Grèce c’est aussi chez nous ; Manciet, au hasard d’une librairie (« un ivèrn »), de ceux qui te coupent les bras ; la Marcelle12 enfin que je regrette de ne pas avoir eu le culot d’aller voir avec ma grand-mère ! Mais le premier des passeurs, ce fut Boudou, à la fois si simple et si compliqué… »

26ou de Franc Bardou :

« Parmi les Occitans modernes, […] je suis très impressionné par les nouvelles d'Yves Rouquette, la force désespérée de Jean-Marie Pieyre, la plume raffinée de Michel Miniussi, et je reste fasciné par la puissance évocatoire, voire invocatoire, de Bernard Manciet. »

Refus de l’enfermement

Un plurilinguisme revendiqué

27Nous avons souligné les chemins multiples qui mènent à l’écriture occitane. On ne le répétera jamais assez : si les écrivains sont unanimement fiers de s’inscrire dans une tradition prestigieuse, ils disent aussi le refus des enfermements identitaires ou des replis passéistes dans lesquels les préjugés voudraient enfermer les littératures en langues minoritaires, justifiant ainsi, sans vergogne, des siècles de mépris. Interrogés sur leurs lectures et leurs influences culturelles, les écrivains révèlent des curiosités multiples et refusent ce que Casanova appelle « renfermement confinant au moisi ».

28On remarquera d’abord que plusieurs d’entre eux, en plus du français et de l’occitan, pratiquent une ou plusieurs langues étrangères (parfois des langues anciennes). Leur œuvre est d’ailleurs souvent marquée de cette polyphonie : La Festa13, de Lafont, contient des pages en italien, français, allemand, comme Casanova inclut du catalan dans Cap de Creus14, ou Mariot de l’amazigh, de l’anglais, de l’espagnol, de l’italien dans Fax/Faxes15… Le même Mariot anime, à Decazeville, depuis plusieurs années, une fête des langues du monde, dans le sillage du Forum des langues de Toulouse, créé par le musicien Claude Sicre.

29Beaucoup d’écrivains (un quart de notre corpus) connaissent des langues de la péninsule ibérique – que certains, Vernet ou Gayral, par exemple, ont enseignées – et révèlent un processus compensatoire : il n’est pas rare de voir l’interdiction des emplois « nobles » de l’occitan compensé par l’apprentissage de l’espagnol16. Mais d’autres langues sont aussi connues et pratiquées, l’italien par Gros ou Toscano, le grec moderne par Forêt, l’anglais par Sarah Laurent ou Marie-Christine Rixte…

30Ce n’est pas un hasard si plusieurs écrivains ont été confrontés dès l’enfance au plurilinguisme, eu sein de la famille, qui a pu se doubler d’une famille d’accueil chez Javaloyès :

« C’est une langue entendue dans une famille béarnaise conversant toute la sainte journée en “patois” comme ils disaient alors, qui m’a accueilli lorsque je suis arrivé seul d’Oran, en octobre 1961, à Nay. Je l’ai comprise très rapidement, je me suis vu dans l’obligation inconsciente de l’apprendre (comment aurais-je pu faire autrement ?) puisque je possédais le castillan et le catalan-valencien de ma grand-mère maternelle, des tantes qui échangeaient dans cette langue à Oran, en Algérie. » 

31Ce plurilinguisme familial – parfois conflictuel – est aussi le cas de Royer :

« Mon père était lorrain et jusque-là c’était lui qui dans la famille avait fait les plus longues études (il avait le Brevet !). Il détenait le savoir linguistique, et finalement le savoir tout court. Il reprenait ma mère quand elle faisait une faute de français (par exemple quand elle articulait le « l » final de « fusil », ce qui, paraît-il, ne se fait pas), alors que lui n’était jamais parvenu à prononcer convenablement lo Viou ou même la Fònt de Lòna… Lorsque moi, qui étais lycéen, puis étudiant, je me suis mis à l’école de ma grand-mère, c’est elle qui est devenue la référence en la matière et la détentrice du savoir. […] Mais cela serait une longue histoire à raconter… […] D’autant que ma famille paternelle était de la Lorraine germanophone. Autrement dit, aucun de mes quatre grands-parents n’avait eu le français pour langue maternelle. Je n’ai d’ailleurs réalisé que tout récemment que mon père, de 1915, était né Allemand… »

32Apaisée, en revanche, la situation de Jean Roux :

« Enfant, je parlais français avec mes parents, mais c’est le franco-provençal savoyard qui régnait en maître chez mes grands-parents maternels, et l’occitan d’Auvergne dans ma famille paternelle. C’est probablement cette pluralité et cette mixité linguistique (ma grand-mère maternelle parlait également allemand et piémontais) qui fit de moi un militant viscéral de l’occitanisme et de toutes les langues minoritaires et menacées. »

Des influences esthétiques multiples

33L’influence des classiques, à côté d’écrivains contemporains, est ainsi exprimée par Xavier Bach :

« Ovidi e Vergèli, Klaus Mann e Bernat Manciet. Los ancians per la rigor plegadissa de lor tecnica, en particulièr una mesura dins l'utilisacion de la metafòra, una attencion a la musica de la lenga (mai benlèu a quò de Vergèli, que balha a las consonantas, coma o fa Manciet, una importància quasi arquitecturala). »17

34Matthieu Poitavin, quant à lui, revendique l’influence de langages qui dépassent la question identitaire :

« Mes modèles sont cinématographiques. Ils s'inspirent aussi de l'art contemporain. De la BD. De la chanson. Du roman populaire. Ces Arts dépassent toute problématique d'identité. Sinon on n'écrit plus… La seule question de l'identité ne peut suffire à une création. »

35Entre ces deux extrêmes, que nous avons choisis précisément parce qu’ils appartiennent à la même génération, les références sont éclectiques, un éclectisme ainsi revendiqué par Silvan Chabaud :

« Comme dans la musique, il est important que la création occitane écoute le monde et essaie ensuite d'y apporter son grain de sel, j'ai d'ailleurs remarqué que beaucoup d'écrivains étrangers et de renom se sont intéressés de près ou de loin à notre langue, notre littérature, il y a donc un dialogue à établir. […] j'essaie maintenant de ne pas trop lire de littérature occitane parce que souvent on revient sur les mêmes choses et c'est normal ! C'est dur d'oxygéner notre univers, de sortir des sentiers battus, c'est pourtant ce qu'il faut faire pour que notre création reste pertinente et originale. »

36E mai encara canta
Lo paure merlhaton
18

37C’est ainsi que Joan Bodon termine son Libre dels grands jorns, dans lequel beaucoup ont voulu lire une fable de la fin, de la mort du narrateur, comme de la mort de la langue. Il me plaît, quant à moi, d’y voir une fable du refus têtu de la fatalité.

38Les écrivains qui nous ont confié leur réflexion sont d’une grande lucidité par rapport à leur choix paradoxal d’une langue que l’on voudrait condamner au nom des lois du marché des langues. Que des jeunes gens prennent ou reprennent la plume, en 2014, dans une langue que 1000 ans d’ignorance n’ont pas réduite au silence, et qu’ils le fassent dans une tranquille adhésion au concert des voix du monde, n’est-ce pas le signe du refus de la fatalité ?

Bibliographie

Compléments bibliographiques

Giovanni Agresti, « Parcours linguistiques et culturels en Occitanie (1996-2006). Enjeux et avatars d’une langue-culture minoritaire européenne », Quaderni di Linguistica e Linguaggi specialistici dell’Università di Teramo, 2006.

Jean-Claude Forêt et James Sacré, « L’aujourd’hui vivant de la littérature occitane, Triages, éditions Tarabuste (rue du Fort, 36170 Saint-Benoît-du-Sault).

Georg kremnitz, « Conditions psycholinguistiques et sociolinguistiques de l’écriture occitane actuelle », in Philippe gardy - François pic (éds.), Vingt ans de littérature d’expression occitane. 1968-1988, Actes du Colloque International (Château de Castries, 25-28 octobre 1989), S.F.A.I.E.O., Montpellier 1990, p. 17.

Enquêtes antérieures

Òc 209 – juillet-décembre 1958. Rubrique « Opinions – Accion populara » : enquête auprès de Jaume Bosc, Pèire Roqueta, Enric Pinhet.

Òc 223 – genièr març 1962 – enquête « Folklore et littérature d’òc » : Bodon, Camprós, Gouzy, JS Pons, Max Roqueta.

Letras d’òc, 4, décembre 1965 : « Entrevista amb Enric Espieu e Joan Larzac », per C. Rapin, p. 1-4.

Letras d’òc, 7, julhet-agost-setembre de 1966 : « Enquèsta » al prèp de Bodon, Cosem, Gardy, per C. Rapin, p. 1-4.

Viure, 7, auton de 66 : « Santat o fin dels temps », enquête auprès de Delteil, S. Brest, Max Roqueta, Sèrgi Bec, L. Còrdas, R. Allan, Camprós, Pèire Bec, Ives Roqueta, Robert Lafont, Re. Nelli, P. Fabre, B. Lesfargas, E. Gracia, E. Espieut, p. 2-32.

Notes de bas de page

1 « prener la causa damnada / de nosta lenga mespresada » : épouser la cause damnée / de notre langue méprisée, in « Epistòla au medish », transcription en graphie normalisée et traduction par Jean-François Courouau, Premiers combats pour la langue occitane. Manifestes linguistiques occitans, xvie - xviie siècles, Pau / Anglet, Institut occitan / Atlantica, 2001, p. 55.

2 Un premier article « Le point de vue des auteurs. La littérature occitane vue par ceux qui l’écrivent : littérature périphérique ou littérature tout court ? » a paru dans l’ouvrage Des littératures périphériques, sous la direction de Nelly Blanchard et Mannaig Thomas, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 137 - 156.

3 Cette publication devrait voir prochainement le jour sur le site du Centre Interrégional de documentation Occitane (http://www.locirdoc.fr/).

4 La nouvelle en occitan depuis 1970, entre réalisme et fantastique, Université Paul Valéry, Montpellier, 2010. Je remercie ici son auteure.

5 Dont les trois principales sont Òc (http://www.ocrevista.com/), Gai Saber et Reclams (http://www.reclams.org/).

6 « L’occitan était la langue des voisins, des gens comme mes parents. Le français quand j’étais petit était la langue des gens élégants, bien habillés, des gens de la ville, des gens que mes parents devaient aller voir dans les bureaux, du curé et du maître d’école, des gens que mes parents semblaient considérer comme supérieurs, et qui par leur attitude faisaient aussi voir qu’ils étaient supérieurs. »

7 Langue de la maison.

8 Écoles associatives occitanes de statut privé.

9 Puylaurens, IEO / IDECO, 2005.

10 C’est par là qu’il me faut commencer : le Méjanel [N.dT. : hameau de la vallée de la Buège, dans l’Hérault]. Nous sommes en 1977. Soirée ventée d’hiver. Nous écoutons. Nous retenons notre souffle. Le vieux berger Edmond nous raconte en occitan le passé, les légendes.

11 Il s’agit, bien sûr, de Max Rouquette.

12 Marcelle Delpastre.

13 La Festa. Lyon-Paris-Montpellier, Fédérop - Le Chemin vert - Obradors, 1983-84. Libre 1 : Lo Cavalier de Març, 1983. 470 p. Libre 2 : Lo Libre de Joan, 1984 ; La Fèsta. 3 : Finisègle. Église-Neuve d’Issac, Fédérop.

14 Jorn, Montpeyroux (34), 1999.

15 Oc, coll. « Passatges », Nice, 2006.

16 Je dois confesser que cela a été mon cas.

17 Ovide et Virgile, Klaus Mann et Bernard Manciet. Les anciens pour la rigueur souple de leur technique, en particulier une mesure dans l'utilisation de la métaphore, une attention à la musique de la langue (plus peut-être chez Virgile, qui donne aux consonnes, comme le fait Manciet, une importance presque architecturale).

18 Et pourtant il chante toujours, le pauvre petit merle…

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