Provençal et français : la communication au service de la politique
p. 61-73
Résumé
Les Archives communales d'Arles conservent un nombre très important de documents dont les premiers datent du xie siècle. D'abord rédigés en latin, ils offrent dès le milieu du xive siècle des textes en provençal. Mais pourquoi cette langue apparaît-elle plus tard que dans d'autres lieux du Midi ? Au xviie siècle, l'Académie d'Arles reproduit dans ses statuts celui proposé par l'Académie française concernant le français et devient alors un outil du pouvoir royal, et, peut-être, une « arme » contre un dialecte employé par ceux qui sont susceptibles de s’opposer au roi. Quelles influences ce même pouvoir a-t-il donc eues sur la cité arlésienne ? Cette dernière est-elle plus « française » que d'autres ? Telles sont quelques-unes des questions posées par la lecture des documents arlésiens.
Texte intégral
1Les Archives Communales d'Arles conservent des documents rédigés en latin et en provençal d’abord, en français par la suite. Les deux premiers systèmes linguistiques se pratiquent essentiellement jusqu’au xve siècle, puis apparaît le français, surtout à partir du xvie siècle, le latin disparaissant alors de plus en plus ; un bilinguisme provençal/français remplace ainsi le latin/provençal, le trilinguisme étant aussi présent. En fait, les Arlésiens, à cause de leurs rapports (parfois conflictuels) avec l’archevêque, le comte, puis le roi, mais aussi pour d'autres raisons, ont toujours recopié leurs actes, ont beaucoup écrit.
2Au xiiie siècle, la famille d’Anjou s’installe en Provence ; Charles, frère de saint Louis, épouse Béatrice, fille du comte Bérenger IV. La dynastie barcelonaise est remplacée par une dynastie française. Mais Charles se tournant plutôt du côté de l’Italie pour constituer le royaume angevin d’Italie, les Provençaux en général, et les Arlésiens en particulier, ne subirent pas de conséquences langagières. Malgré tout, ainsi que le remarque A. Brun :
« Pour mettre de l’ordre dans les finances de son nouvel État, sans doute aussi pour dérouter les faussaires italiens, et qui sait, pour accentuer le caractère français de son établissement napolitain, il publia une ordonnance (27 octobre 1277), qui introduisait le français dans les services de la trésorerie, ‘Et feres ferre deus quaternes, et en l’un feres escrivre en françois, et en l’autre en latin ; … lequel commandement soit fait par nos lettres ouvertes et les lettres soient faites en ceste menière : Premièrement, les lettres soient escrites en françois … ; mes pour nulles autre lettres qui vous viegnent, qui ne seront escrites en françois et en la forme qui est desus devisée, … monoie ne pou ne grant vous n’envoieres ne bailleres ne ne despandres’ Il fut obéi, mais sous ses successeurs on revint vite au latin. »1
3Or à Arles, des textes en français de cette époque ne sont pas conservés : parce qu’ils n’ont pas existé ? parce qu’ils ont été perdus ? Les documents fiscaux et financiers du xve siècle ont une grande importance, certains (la plupart) étant en langue vernaculaire. Par contre, les registres de notaires, malgré leur nombre, sont beaucoup plus décevants quant à l'emploi du provençal. Pour la période suivante,
« Les archives municipales ont conservé l’intégralité des registres de délibérations du conseil, toutes les pièces comptables, des cadastres, des registres de capitation (à partir de 1750 seulement), une belle série de registres paroissiaux, quantité de registres et liasses correspondant aux divers aspects de la gestion des consuls. Les archives départementales possèdent, outre les fonds de la sénéchaussée et de l’amirauté, l’ensemble des minutiers des notaires d’Arles […]. Les visites pastorales des archevêques sont pour l’essentiel conservées et figurent parmi les plus précises et les plus détaillées du Sud-Est. Les archives des établissements conventuels renferment les fonds exceptionnels de l’Ordre de Malte et de Montmajour … »2
4Par contre, beaucoup, à partir du xvie siècle, sont rédigés en français, langue du roi désormais souverain de Provence et terres adjacentes. Mais cette remarque doit être modulée en ce qui concerne les délibérations communales. Cette présentation ne concernera que quelques documents de la fin du xve – xvie siècle, même si tous sont tout aussi intéressants pour étudier les enjeux de pouvoir qui se révèlent derrière l’emploi du langage choisi.
5La ville d’Arles, dont l’histoire s’associe à celle de la Provence, possède des vestiges et des monuments appartenant à diverses époques. Grâce à sa situation géographique (elle est à un carrefour de voies fluviales et routières), elle a entretenu des liens avec d’autres régions et d’autres États. Elle a connu la colonisation romaine, vu différentes invasions, subi les influences des divers pouvoirs qui l’ont régie. Beaucoup d’éléments portent témoignage de tout cela, dont le texte écrit, en latin parfois, parfois dans la langue vernaculaire utilisée par les habitants de la région : le provençal rhodanien. Nombreux sont les textes concernant Arles rédigés en latin pour la période antérieure au xive siècle surtout. Le provençal n'apparaît vraiment que dans la seconde partie du xive siècle, et tend à se généraliser (dans les textes administratifs) pendant le xve. Bien sûr, il y a les Statuts de l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem3, en langue d’oc, datant de 1384, la Chronique de Bertran Boysset et son Traité d'arpentage. Mais les deux derniers empiètent aussi sur le xve siècle. La production en langue vernaculaire est minoritaire pendant le xive siècle à Arles, le xve siècle connaissant une situation inverse. La langue devient progressivement dominée, mais l’histoire des dialectes utilisés par la communauté sociohumaine arlésienne ne peut être séparée de la politique, ou des politiques, en action dans cette ville, la communication qu’elle sous-tend étant au centre de ces activités. Les choix entre l’utilité d’un système renvoyant à l’inutilité d’un autre sont idéologiques mais aussi pragmatiques. Néanmoins, la stabilité supposée des xive – xve siècles n’est qu’apparente, et surtout pas définitive, et se déroule alors sous nos yeux une lente maturation. L’étude d’une langue permet d’appréhender une réalité multiple et multiforme, car se rattachant aussi bien à la structure même du langage qu’à l’histoire, événementielle, politique, économique, au droit, à la religion, à l’ethnographie, aux coutumes, aux modes de vie, à la personnalité, à la psychologie, aux mentalités collectives. La langue est un creuset dans lequel viennent se fondre toutes ces entités, dont elle est aussi un reflet, et un témoin. La vie sociale et le langage sont dépendants dans la mesure où l’activité langagière ne peut s’exercer qu’à partir du moment où l’homme qui la pratique a besoin de communiquer à, et avec autrui, la fonction du langage étant d’établir un échange culturel, certes, mais aussi commercial, technique, entre deux ou plusieurs individus. Mais la communication, à Arles comme dans d’autres villes ou régions, est-elle au service de la politique, et cette dernière, infléchie par les dirigeants, en dispose-t-elle comme d’une arme véritable ? Les membres de la communauté sociale et linguistique dialoguent entre eux, comme avec d’autres groupes ; se posent alors des questions d’inter-compréhension. Mais les langues d’une même famille – comme les langues romanes – ont entre elles des liens de parenté ayant créé tout un réseau de traits structuraux permettant de passer assez aisément de l’une à l’autre. Néanmoins, des facteurs externes se greffent à elles, qui provoquent des divergences : substrat local, époque de la romanisation, permanence du groupe colonisateur – la romanisation n’a pas été uniforme dans le temps ni dans l’espace ; Arles, carrefour, a vu depuis longtemps des passages, et des brassages, de populations différentes.
6Les xive, xve et xvie siècles permettent de mieux percevoir les transformations et les réactions de ces organismes vivants et, comme tels, susceptibles de modifications ; la langue est élaborée et structurée, voire normalisée, et la période charnière qu’est la fin du xve – début du xvie siècle présente l’évolution-révolution d’un système encore bien ancré dans le dispositif social. La parole médiévale, désormais « incompréhensible »4, ne peut être retrouvée que dans des textes dont la littéralité est moins évidente que celle des œuvres des troubadours, et parfois plus proche du discours quotidien. L’écrit médiéval propose cette ambiguïté : sclérose d’un système plus ou moins figé, plus ou moins imprégné de la syntaxe latine, ouverture vers des formes plus novatrices d’une oralité en activité. Cependant, ces deux siècles et les suivants permettent d’enregistrer une évolution régulière et sûre. Le changement linguistique s’inscrit donc dans la continuité de l’écrit. Ce nonobstant, si le latin représente bien le domaine de l’écrit, le provençal est celui de l’oral – et de l’écrit. Ce dernier constitue déjà un système linguistique jouissant d’une certaine autonomie, correspondant au sentiment des locuteurs d’appartenir à un même pays, « aquest present pais », expression fréquemment employée dans des lettres envoyées aux consuls notamment. Et les comtes d’Anjou, jusqu’en 1481, ne cherchant à franciser ni la Provence, ni Arles, ne tentent pas de modifier la provençalité des gens et de les priver d’une certaine indépendance vis-à-vis d’un pouvoir français, même si les comtes de Provence par la suite, dont le roi René, sont attirés par la littérature et la culture françaises.
7Le 28 décembre 1490, Charles VIII promulgue l’édit de Moulins, prévoyant le remplacement du latin par le « langage françoys ou maternel » dans les interrogatoires et les procès-verbaux en Languedoc. La langue d’oc n’étant pas concernée, les textes continueront à être rédigés en vernaculaire pendant encore quelques décennies. Elle reflète alors l’écrit aussi bien que l’oral. En septembre 1535, l’édit de Joinville, puis l’ordonnance d’Is-sur-Tille en octobre, présentent la prescription suivante : « les enquêtes, en quelque matière que ce soit, seront faites en français ou à tout le moins en vulgaire du pays5 ». Les deux langues sont, à peu près, mises sur un pied d’égalité, même si le « à tout le moins » apporte une importante restriction. L’ordonnance de Villers-Cotterêts, concernant essentiellement les notaires et les secrétaires de l’administration – bien souvent les mêmes – promulguée le 15 août 1539, entérine un fait constaté dans les A.C.A. L’usage du « langage maternel françoys » dans les documents administratifs est flagrant. Il supplée alors le provençal, non le latin, qui n’avait plus l’exclusivité de l’emploi. Tous les Arlésiens ne parlent pas français, loin de là ! Des preuves attestent du contraire !6 Mais l’administration mise en place est de plus en plus française. Or, selon A. Brun7 :
« L’établissement du français comme langue écrite, dans nos provinces, a été, avant tout, une affaire administrative, sa diffusion, comme langue parlée, est une question de sociologie ».
8Les deux systèmes, le provençal et le français, découlent donc de choix politiques autant que d’une obligation de facilité, notamment dans les délibérations communales. La langue dominante à Arles devient progressivement langue dominée, conformément à ce qui se passe ailleurs. Cette politique expansionniste correspond pratiquement à une « francophonie », puisque s’appliquant dans des régions certes désormais françaises, mais depuis peu, même si, auparavant, les contacts étaient nombreux avec la France. Or, aucun écho n’est parvenu de cette installation progressive de la langue du roi, qui n’était pas celle des Arlésiens. Tout au long de ces siècles, comment la langue a-t-elle pu suivre/refléter les tendances politiques des Arlésiens ? Comment passe-t-on d’un bilinguisme latin – provençal à un bilinguisme provençal – français, puis à un monolinguisme administratif parfois entaché de dialectalisme ?
9Plusieurs séries des A.C.A. présentent des documents en latin, puis en provençal, enfin en français. Certains textes sont très brefs (quelques lignes), d'autres assez longs (300 folios ou plus). Ils concernent presque deux siècles, puisqu'ils débutent dans la seconde moitié du xive, et terminent au début du xvie siècle. Le xve siècle est particulièrement riche en production vernaculaire, peut-être parce que la période amenant peu à peu la ville à devenir française (au moment où la Provence le devient, 1489) est une charnière pour la langue aussi, et voit alors une volonté affirmée, peut-être par réaction, d'utiliser le système linguistique qui lui est propre dans la vie de tous les jours. Les pièces contenues dans ce fonds ne sont pas toutes, cependant, en provençal. Mais ce dernier est malgré tout très présent.
10Série AA : Elle comprend des recueils de privilèges, des correspondances, ainsi que des cartulaires contenant des copies des statuts municipaux. La plupart sont en latin, certains sont en français. Quelques passages sont en provençal. Parmi eux, le AA 14, dit Livre Noir, 1251 à 1395, en latin. Mais les premiers folios, parfois difficilement lisibles car l'encre est assez effacée, sont en provençal, f° 1 r° à 6 r°. Le AA 16 contient une copie de ce même texte, ne présentant que quelques variantes orthographiques. Il présente d'abord des droits de péages, puis des cens, enfin des coutumes successorales ou de vente.
11Série DD : Elle concerne les propriétés communales, les eaux et forêts, les édifices, les travaux publics, les ponts et chaussées, la voirie. Le provençal est beaucoup moins présent dans cette série, pour ne pas dire absent.
12Série EE : Elle se rapporte aux affaires militaires et maritimes, et est surtout en latin, ou en français.
13Série FF : Justice, procédure, police. Elle aussi est en latin, ou en français, qui apparaît, rappelons-le, dans toutes les séries, à partir du xvie siècle.
14Série GG : Cultes ; instructions, assistance publique. Latin ou français. Parmi ces documents, il y a le GG 76 (fin xive siècle), qui contient les statuts de l'Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, en langue d’oc (d'autres textes en provençal, concernant cet ordre, sont conservés aux A.D. des B.-du-R., cf. par exemple le manuscrit 56 H 78, du xive siècle).
15Série HH : Agriculture ; industrie ; commerce. Latin ou français.
16Série des Archives Hospitalières : Elle représente les titres de propriétés, les donations, les échanges, les acquisitions. Elle contient aussi des registres concernant les baux, les droits utiles de l'établissement. Certains sont en provençal. Le I E 3, par exemple, contient les cens de l'Hôpital de Saint Esprit de la Cité de l'Arc Admirable (cet arc, romain, est un vestige du Castrum de Portaldosa) pour 1478. Le II B 12 (pour l'Hôpital de Saint Esprit du Bourg) propose ceux des années 1372 à 1517. Le II E 36 et le II E 37 représentent les comptes (recettes et dépenses). Le II E 36 rend compte des années 1439-1506 pour l'Hôpital de Saint Esprit du Bourg. Le II E 37 porte sur les années 1440-1475, toujours pour le même Hôpital. Des centaines de pages sont ainsi rédigées en provençal. Ces textes concernent presque deux siècles, puisqu'ils débutent dans la seconde moitié du xive, et terminent au début du xvie siècle.
17Série CC : Dans la série CC, nombreux sont les documents écrits en langue dite vulgaire.
18Les compoix, les comptes de la taille, ainsi que les comptes trésoraires, sont souvent rédigés ainsi, malgré quelques passages en latin (quelquefois moitié-moitié). Ils « couvrent » pratiquement tout le xve siècle. Parfois très répétitifs, ils n'en donnent pas moins une vision assez nette et précise de ce qu'était la ville à cette époque, participant alors de cette approche textuelle qui étaie la recherche archéologique en lui apportant le témoignage de l'écrit. Cette série présente aussi de nombreuses lettres écrites en langue dite vulgaire, quelques-unes en français, envoyées aux consuls. Elles émanent soit des autorités d'autres villes ou villages voisins soit d'ambassadeurs envoyés par Arles, qui rendent compte de leur mission, soit de simples particuliers ayant une réclamation à présenter. Souvent très brèves, parfois de quelques feuillets, elles datent du dernier quart du xve siècle – début du xvie. Des différences existent entre ce provençal et celui utilisé dans les délibérations. Des changements sont patents : -a final féminin> -o, ou -e ; introduction de quelques formes françaises ; formes italianisantes, bien souvent dans le même document. Dès la fin du xve siècle, une évolution s’est donc déjà amorcée. Et si le français qui pénètre au xvie siècle est usité en fonction des circonstances, la langue locale subit des influences extérieures. En effet, ces lettres témoignent de transformations d’abord orales. Or, elles sont toutes envoyées au pouvoir local, qui use encore de cet idiome qui le distingue de celui du pouvoir central. De plus, toutes les classes sociales sont affectées, prouvant que l’évolution est bien réelle pour tous, et non pas seulement pour une catégorie de personnes. En outre, un compte trésoraire présente une particularité, le CC 161, celui de l'année 1442. Cette année-là, un péril familier menace Arles et toute la côte provençale. Ce n'est pas la première fois qu'il surgit. Des galères catalanes sont annoncées dans les eaux de la région, et Arles va devoir prendre des précautions afin de se défendre. Tout son territoire est touché. Cependant, les syndics ne pouvaient pas négliger, malgré la menace des Catalans, les autres problèmes posés par la cité. Tailles et gabelles sont présentes. Tout en fait est mêlé, aussi bien les dépenses causées par les réparations des murailles que celles du service funèbre célébré pour le décès de Yolande d'Aragon, femme de Louis II, comte de Provence. Dans ce CC, les consuls témoignent du soin qu’ils prennent à protéger la ville. Or, pour la même époque, des textes émanant de la chancellerie comtale, traitant du même sujet, mais insistant sur l’incurie de ces mêmes consuls, sont rédigés en latin. Lequel, du provençal ou du latin, est « langue de bois » ?
19Les délibérations communales, série BB.
À travers cette série se révèlent des enjeux de pouvoirs : commune / pouvoir central, comtal d’abord puis royal. L’emploi de la langue renvoie alors aux conflits qui peuvent survenir entre eux. Cela apparaît très nettement au xvie siècle, époque importante pour Arles en proie, comme le reste du royaume, aux luttes de la Ligue, même si, ainsi que le note B. Bourjac8,
« La Ligue n’a pas à Arles connu une évolution linéaire. Il n’y a pas eu, pour le moins d’emblée, d’adhésion franche et massive au parti ligueur […] les catholiques zélés qui prennent le parti de l’Union en 1588 sont loin d’être les plus forts dans la ville. »
20Les années qui ont précédé ont aussi été agitées. Lorsque la Provence et la ville d’Arles sont rattachées à la France, les Arlésiens acceptent apparemment facilement le fait. Déjà, le ralliement de l’archevêque d’Arles au Comte de Provence avait créé pour Arles le statut de terre adjacente au comté de Provence. Cela fait de la cité un milieu un peu à part dans le droit, comtal d’abord, puis national. Selon R. Bertrand et St. Durand9 :
« Terre adjacente, la ville ne ressortit pas aux États de Provence et se trouve directement soumise à l’autorité des agents du roi, aux gouverneurs d’abord puis aux intendants lorsque ceux-ci ont été installés par la monarchie française dans la province. »
21De nombreux écrits prouvent que les deux langues cohabitent tout au long du xvie siècle, et le bilinguisme peut caractériser nombre d’Arlésiens – aristocrates essentiellement, mais – et de plus en plus – bourgeois. D’après A. Brun10 :
« En 1646, Monseigneur Fr. de Grignan, archevêque d’Arles, se rendant compte que l’instruction religieuse faite en français n’était pas toujours bien comprise, ordonne que, le dimanche, on prêchera en provençal. En 1675, à Arles, on prêche encore en provençal, et, en 1688, le Père Allègre imprime des Instructions morales, ‘per la commoditat et l’utilitat deis paures gens que non entendon ni comprenon pas lou français’. À cette époque, les Oratoriens semblent disposer à réagir, et en 1685, le conseil délibère. »11
22Ce sont bien souvent les remarques du clergé qui alertent sur la langue parlée par le peuple ! Cependant les deux pouvoirs, communal et royal, s’opposent tout en composant ensemble dans une mise en place d’une politique de plus en plus restrictive pour les instances locales. L’implantation du français, au xvie siècle d’abord puis aux siècles suivants, découle de causes multiples : politiques, commerciales, culturelles, sociales. C’est bien le constat qui découle des registres de délibérations. Une certaine conscience linguistique se déploie dans ce passage d’un système à un autre ; malheureusement, nous ne connaissons pas les véritables raisons qui amènent le scribe à user de l’un ou l’autre. Veut-il satisfaire un pouvoir ? S’agit-il d’un usage local qui oscille entre deux, ou plusieurs, systèmes, sans choisir vraiment pour l’un d’entre eux ? Ces langues en conflit sont écrites et reflètent, peut-être, une confusion quant à l’oral. D’après J.-M. Woehrling12 :
« De l’Ancien Régime, l’histoire n’a retenu que la réglementation linguistique des actes publics. Celle-ci n’a cependant pas eu pour objectif de remettre en cause la diversité linguistique du royaume. La réglementation linguistique durant l’Ancien Régime n’est pas un but en soi, mais un aspect de la construction d’un appareil unitaire de justice et d’administration appuyé sur une élite socialement et culturellement homogène. »
23Le français tente d’occuper l’espace dévolu autrefois au latin, qui perdure cependant de manière très intermittente ; cela ne témoigne-t-il pas d’un autre conflit : pouvoir laïque contre pouvoir religieux ? Dans les lettres, le scripteur surveille moins sa syntaxe et son vocabulaire ; dans les délibérations, officielles, le scribe fait attention. Ces documents révèlent en outre que provençal et français ne se contentent pas de se côtoyer, mais s’imbriquent assez fortement. Sont-ils en concurrence ? Certains estiment que la langue est liée à un territoire. Les secrétaires ont recopié ce qui a été dit lors des séances. Emploient-ils leur langue maternelle, ou retranscrivent-ils textuellement ce qu’ils ont entendu ? Quelle était donc la langue d’usage dans ce groupe d’aristocrates et de bourgeois réunis pour délibérer au sujet des affaires publiques ?
24Le BB1, en latin, concerne les années 1426-1432. Les BB 2, 3 et 4 (—> 1467) sont aussi en latin, ainsi que le début du BB 5 (1468-1486). Mais la seconde partie, de 1469 à 1470, est en provençal, comme le BB6, 1487-1513, qui offre toutes les décisions prises par le conseil tant à propos de l'entretien de la ville que des problèmes posés et montre l'importance des consuls et du viguier. Le consulat d'Arles est l’un des plus anciens : 1131. L'archevêque a accordé une charte de consulat vers 1150. Cependant, au xiie siècle déjà, les consuls ne sont pas véritablement indépendants dans les faits, et un viguier représente le roi. Ce système fonctionne encore à la fin du xve siècle, et le BB 6, en plus des noms des consuls et des syndics élus (syndics représentant les nobles et les non nobles, appelés « borges » plutôt que « prohome », terme qui apparaît quelquefois dans d'autres documents) montre l'élection du viguier pour un an, qui n'est plus un Arlésien, et au pouvoir assez large. Le comte de Provence nomme aussi, chaque année, deux juges, celui du Tribunal du Lion en appel, et pour les nobles celui de la Porte. Ces trois personnages seront parfois renvoyés par les Arlésiens. Sur la page de garde est écrit :
« Consilia civitatis Arelatis Bernardinus Blandrata notarius ».
25Cependant, en 1499, si les Arlésiens acceptent de prêter serment de fidélité à Louis XII, ils n’en demandent pas moins la confirmation des privilèges auxquels ils sont très attachés. Par exemple, au f° 14v°, une délibération porte sur la peinture des armes du roi et de la ville à quatre points stratégiques :
« Escus de Rey XVI pagadors a mestre Johan lo pintre.
Item car messenhors los consols de l’an present ham baylat a presfach a mestre Juhan lo pintre de penher d’or et d’asur las armas del rey nostre souverain senhor en quatre pars so es davant la court real, al pont de Crau, als portals de la Cavalarie et del port, et oussi de penher en la present mayson las armas de la present cieutat, e aquo tout per lo pres de sege escus de rey sensa soleil, per so es estat ordenat al present conseil que losdichs XVI escus ly sien pagatz e admesses al compte deldich tresourier. »
26Ce paragraphe est rédigé en rhodanien, ainsi que les suivants. Mais, au folio 297v°, daté du 4 juin 1503, apparaît la mention :
« Election de notaire de la villa maistre Andrieu Biguini notaire.
Et premierement, mesdits seigneurs les consulz, attendu la mort de maistre GilletCandelarii a qui Dieu pardonne, de leur bonne grace comme sindigue m’ont esleu pour notaire de ce noble conseil d’Arle avecques les gaiges acoustumes pour ung an tant seullement. Et le present conseil approuve ladite election. »
27Ce bref paragraphe est en français. Le suivant est à nouveau en idiome local, mais bien entaché de français :
« Sarrada dels blatz. Item plus a estada legida en ce present conseil una letro missivo clauso de messrs de parlament faisant mention de faire sarrar la traicta dels bladz. Est estat ordennat en lo present conseil que per aucunes causes samprans en la presenta citat que la traicta dels blads se sarre et que on requiere monsr lo viguier ou son lieutenant que en face faire la crida en exeqution de l’ordonnance faicte per lo present conseil. Et aquo subre penna de cent marcs d’argent fin et confiscation delsdits blads jusques a tant que autrament aye estat ordonnat per lo present conseil. »13
28Quelle est la langue maternelle du secrétaire : le français ou le provençal, langue de la cité, des habitants comme des consuls, nobles ou bourgeois ? En fait, ainsi que le raconte Fassin14, l’ancien secrétaire était le notaire Gilles Candelarii, tué à coups de couteau par son collègue Matthieu Bompar le 27 mai 1503. André Béguin lui succéda dans cette charge. Or, cette année-là, les présidents de Forbin, de Mélat et d’Audibert sont accueillis à Arles. Leur but : faire reconnaître le nouveau parlement établi le 10 juillet 1501 à Aix par Louis XII grâce à l’édit de Lyon. Les consuls arlésiens prennent soin de leur faire jurer le 22 avril sur les Évangiles de conserver tels quels les « statuts, privilèges, franchises et libertés ». Le choix de la langue ressort-il alors d’une revendication linguistique et/ou politique ? Dans la suite du registre, le même Béguin rédige, apparemment indifféremment, dans l’un ou l’autre idiome, quand il n’y a pas mélange au sein même du paragraphe. Le rédacteur, ou plutôt le copiste, des délibérations ne cherche pas, comme le feront les écrivains, à transgresser des codes au profit d’une idéologie particulière et contestatrice. Le copiste ne peut se permettre, en tant que représentant d’un organe officiel, de faire preuve de liberté émancipatrice. Il faut que tous puissent comprendre ce qui s’est dit lors de ces séances, qu’elles entérinent la politique royale, ou celle de la communauté si cette dernière s’en éloigne, voire s’oppose à la première. Choisir de rédiger dans l’un ou l’autre système, c’est affirmer, pour l’élite arlésienne, son appartenance politique, c’est se placer du côté de la royauté française, ou de la fidélité à un passé encore très présent.
29Le français semble être apparu assez tôt, confirmant les études menées par ailleurs sur la ville. Mais cela n’est peut-être pas aussi simple qu’il y paraît. En effet, le registre suivant, coté BB7, allant de 1508 à 1513, présente des passages en français au milieu d’autres en provençal :
« Et premierament venez une lettres mandees a la presente cite par monseigneur le lieutenant en Prouvence touchant la paix faicte et passee entre le roy nostre souverain seigneur et le roy d’Angleterre pertant( ?) obtemperant en mandement dudit seigneur ha ordonne le present conseilh estre faict feu de joye en la meilheure sorte que fere ce poura. »
f°52r°, 18-01-1514 :
« Et premierement attendu la mort du feu roy Loys nostre souverain seigneur que Dieu par sa grace absolve pour aller fere la reverance et homage au roy nostre souverain seigneur ainsi comme sommes tenuz de fere et luy supplier son bon plaisir soit jurer de observer, agrder et maintenir et fere garder immutes, us et coustumes de la presente cite ha esleu le present conseilh nobles et honnetes Honorat de Brunet, Jehan Bernard deux des consulz de la presente cite, Anthoine Quiqueran barron de Beaujeu et Pierre d’Arle seigneur de Beaumont ». Juste avant que ne commencent les délibérations, sont cités les consuls, en latin : « Consilium Anno Incarnatione … »
30Le BB8, 1514-1521, est en français, avec les noms des consuls toujours en latin. Le BB10, 1521-1531, présente la liste des noms en latin, des passages en provençal, quelques-uns en français. Le BB18, qui couvre la période 1589-1596, correspondant aux troubles de la Ligue, est intégralement en français, qui s’impose donc, certes, mais très lentement, avec des revirements ; les secrétaires emploient les deux idiomes sans raison bien définie.
31Les dépôts arlésiens présentent peu de textes médiévaux en français, contrairement à d’autres villes de la région, ainsi que le montre A. Brun15. Mais les deux langues cohabitent tout au long du xvie siècle, et le bilinguisme (voire le trilinguisme) peut caractériser nombre d’Arlésiens – aristocrates essentiellement, mais – et de plus en plus – bourgeois. Or, ainsi que l’explique G. Kremnitz16 :
« La pratique d’une langue sert deux buts à la fois, d’une part la communication, de l’autre la démarcation. »
32Une certaine conscience linguistique se déploie dans ce passage d’un système à un autre ; malheureusement, nous ne connaissons pas les véritables raisons qui amènent le scribe à user de l’un ou l’autre système. Pour satisfaire un pouvoir ? Est-ce un usage simplement local qui oscille entre deux, ou plusieurs systèmes, sans choisir vraiment pour l’un d’entre eux ? Ces langues en mutation, écrites, reflètent peut-être une confusion quant à l’oral. A. Brun cite plusieurs documents17 :
« En 1521, la légende des Saintes Maries est translatée ‘de latin en mon gros langage et escript par moy Vincens Philippon, d’Avignon, habitant d’Arles’. […] Après 1540, le français s’emploie dans les écrits de toute nature : Annales d’Arles (1553-1554), Chronique de la peste (1579-1580), livre de comptes de la confrérie des Pénitents, livres de raison. »
33Plusieurs influences se mêlent pour amener cette langue à devenir officielle, et à remplacer dans l’usage, notamment des lettrés, un idiome vernaculaire qui perdure cependant dans certaines couches de la population. En effet, lorsque nous consultons les livres de raison conservés dans le Fonds Ancien de la Médiathèque d’Arles, nous constatons qu’ils sont bien rédigés en français. Ainsi que le dit A. Brun18 :
« La plume et l’encrier appellent le français. »
34Or, Arles est une ville qui attire. D’après R. Bertrand19 :
« Autre élément du prestige d’Arles, preuve des grandes qualités du site et de la vie que l’on peut y mener, la ville est le séjour de gens ‘ du bel air ‘. Le célèbre Voyage de François Le Coigneux de Bachaumont et Claude-Emmanuel Lhuillier, dit Chapelle (1663) ne retient guère que ce trait : ‘La situation admirable de ce lieu y a presque attiré toute la noblesse du pays’. »
35Le français devient de plus en plus l’apanage de la bourgeoisie, qui veut rivaliser avec l’aristocratie. Cette tentative reflète les tensions entre ces deux états, qui revendiquent au sein de la ville la même importance et veulent conserver le pouvoir, voire le maîtriser. Parler une langue, c’est alors se placer d’un côté ou l’autre de ce même pouvoir. Ce phénomène se retrouve bien sûr ailleurs. À Arles, la pratique très pragmatique du français renvoie à des enjeux politiques, à des luttes, à des choix stratégiques. L’écart se creuse de plus en plus entre trois groupes sociaux, et le provençal se cantonnera progressivement dans les campagnes et les couches de la population les plus défavorisées socialement. J.-M. Woehrling20 l’explique bien :
« Si le français se développe vigoureusement durant l’Ancien Régime et s’affirme de plus en plus dans la plupart des activités sociales, ce n’est pas en vertu d’un appareil juridique, mais en raison de son prestige culturel et de l’adhésion des classes sociales montantes et des élites. »
36Il n’y a alors plus de troubadours pour relever le gant, et porter haut une langue désormais en déliquescence, ou presque ! De plus, différentes écoles prennent en charge l’enseignement. Selon A. Brun21,
« Les Oratoriens, si appréciés en Provence, y avaient introduit le français, et aussi les Doctrinaires, puis, avec plus de réserve, les Jésuites. »
37Et plus loin, il ajoute encore22 :
« Au milieu du xvie siècle, l’état linguistique de la Provence s’exprime par une formule grossière, mais simple : le français langue écrite, le provençal langue parlée ; à la fin de l’Ancien régime, une seconde formule […] résume la situation : le français, langue du bourgeois, le provençal, langue du peuple. »
38Ce qui est valable pour la Provence en général l’est aussi pour Arles en particulier ! L’opinion politique de chacun, correspondant plus, parfois, à un état social qu’à une position par rapport au pouvoir royal, utilise en fait le canal de la langue pour se révéler. Si le choix des aristocrates, à partir du xviie siècle, puis du xviiie, se porte plutôt sur le français, comme le feront les bourgeois au xviiie siècle, nous assistons à un retour aux sources littéraires et à une volonté chez certains de préserver les documents anciens en langue d’oc, celui du peuple reste fidèle à un passé et à des coutumes langagières qui les ancrent un peu plus dans leur terroir.
39Et la naissance, en 1666, de l’Académie royale d’Arles, « fille aînée » de l’Académie française dont la création en 1635 par Louis XIII résulte d’une tentative du pouvoir monarchique central pour favoriser l’usage du « bon » français renforce cet état. Les lettres patentes par lesquelles le roi autorise son établissement comportent une allusion très nette à un paragraphe de l’Académie française. C’est une véritable « machine de guerre » dont le but est de veiller « à la pureté de la langue françoyse, une Académie royale à bien parler », ainsi que la définit le parlement d’Aix en 1668. Quelques décennies plus tard, elle périclite. Mais ses membres n’ont pas de stratégie de combat contre l’idiome local. Au contraire, lorsqu’au xviiie siècle, ils disparaîtront peu à peu (guerre, peste, etc.), il y aura peu de monde pour reprendre le flambeau, et les érudits arlésiens, fort intéressés par le provençal, n’entreront pas dans cette Académie. De plus, la plupart des académiciens appartiennent à la noblesse, ce qui est d’ailleurs inscrit dans les premiers statuts :
« L’académie ne sera composée que de personnes d’eslite, et veritables amis, originaires de la ville d’Arles et gentilshommes. »
40Le pouvoir royal tendant à se déliter, il y a alors un retour aux sources, une revendication politique qui passent par la langue. Le système linguistique paraît bien étroitement lié à la politique. Or, le français devient de plus en plus l’apanage de la bourgeoisie, qui veut rivaliser avec l’aristocratie. Cette tentative reflète les tensions entre ces deux états, qui revendiquent au sein de la ville la même importance et veulent maîtriser le pouvoir, voire le conserver. Parler une langue, c’est alors se placer d’un côté ou l’autre de ce même pouvoir. Ce phénomène se retrouve bien sûr ailleurs.
41À partir du début du xviie siècle, les documents proposés par les A.C.A. seront rédigés en français. La langue employée obéit à des impératifs politiques ou utilitaires plutôt qu’à une idéologie locale. Lorsque J. Sibille évoque23 « L’expansion du français à partir de la fin du xve siècle », il explique qu’elle :
« Ne s’est pas faite par grignotage territorial, mais par la francisation d’abord des élites sociales, puis de franges de plus en plus larges de la population, avec une phase de bilinguisme (ou de diglossie) qui a duré plusieurs siècles. En pays d’oc par exemple, cette francisation des élites (qui restaient néanmoins très largement bilingues) était un fait acquis au xviie siècle. »
42Cela peut s’appliquer, bien sûr, à la ville d’Arles, à cette « terre adjacente » dont l’aristocratie est très proche du pouvoir, mais dont les habitants sont si jaloux de leur liberté ! C’est d’ailleurs plus ou moins le reproche que va faire Mistral, à la fin du xixe siècle, dans une lettre insérée par l’abbé Rance dans son livre L’Académie d’Arles au xviie siècle d’après les documents originaux ! Mistral exprime la réalité linguistique et les habitudes langagières des Arlésiens tout au long de ces trois siècles pendant lesquels deux systèmes ont coexisté, et se sont confrontés.
43Ces documents ne sont pas uniquement à usage interne. Certains émanent d’une correspondance entre divers protagonistes qui ne sont pas tous provençalophones ; or les correspondants doivent obligatoirement se comprendre. Les langues sont donc en contact constant. La communication écrite englobe divers éléments mettant en œuvre différentes ressources, de codification entre autres, qui vont permettre l’échange et la compréhension mutuelle. Arles n’est pas une cité isolée. De nombreux échanges ont lieu ; c’est un lieu de passage : routes et fleuve ont généré depuis longtemps un trafic commercial et de pèlerinage. La proximité d’Avignon, la présence des papes au Moyen Âge, ont favorisé la venue de populations étrangères, italiennes notamment. Or, si à l’époque médiévale, Arles est un gros bourg plutôt somnolent, ses activités la poussent à l’échange verbal, et scripturaire. L’histoire de la langue parlée à Arles ne peut donc s’écrire sans considérer l’histoire de la cité elle-même, les deux étant étroitement liées. La place tenue par l’aristocratie, la volonté de la bourgeoisie d’en tenir une tout aussi importante s’inscrivant dans la lutte pour le pouvoir se reflètent dans l’appropriation du système linguistique le plus apte à favoriser leurs desseins. Il est ainsi un révélateur de la hiérarchie des classes qui s’est établie tout au long d’une période allant du Moyen Âge jusqu’à la Révolution, et il n’est pas anodin de constater que l’usage du provençal et du français recoupe tous ces éléments. Depuis longtemps, la relation langue/littérature est faite. Celle entre la langue et la politique est tout aussi importante, l’une déterminant l’autre. Or, la littérature, passée la grande époque des troubadours, n’est plus qu’une survivance, et le français l’a supplantée y compris dans le Midi. Le lettré, Arlésien ou non, jusqu’au xviie siècle, apprécie plutôt le français, même si, par la suite, certaines œuvres sont toujours écrites en langue d’oc. Enfin, n’oublions pas qu’ainsi que l’a dit Frédéric Mistral, « quau tèn la lengo tèn la clau24 ».
Bibliographie
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Bertrand R., durand St., « Un rayonnement administratif et un pouvoir judiciaire local », Arles, histoire, territoires et cultures, Paris, Imprimerie Nationale Édition, 2008.
Bonnet M. R., cierbide R. (eds.), Les Statuts de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Édition critique des manuscrits en langue d’oc (xive siècle), Université du Pays Basque, 2006.
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Brun A., La langue française en Provence de Louis XIV au Félibrige, Marseille, Bibliothèque de l’Institut Historique de Provence, 1927.
Brun A., Recherches historiques sur l’introduction du français dans les provinces du Midi, Slatkines Reprints, Genève, 1973.
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Kremnitz G., « Introduction générale », Histoire sociale des langues de France, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
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Woehrlin J.-M., « Histoire du droit des langues en France », Histoire sociale des langues de France, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
Annexe
Pièces justificatives
CC 522, 1493-1497, lettre 8, A.C.A.
Messenhors, tant e de cy tres bon cor que fayre pode me recomande a vous. Jeu ay entendut comment aves rescript au mestre reverent frayre Peyre Salvany que veguesses venyr dimenche prochan en Arle per cause de cauques conclusions que deu metre mestre Robert de las Arenes per que messenhors vous avysse que lodich mestre reverent non y hyra point per plusors rasons come plus a plen voys dyra mon compayre mys. Simon Griglo alcal lodich mestre reverent rescriore ansy : « mess. vous deves ben entendre e considerar que non es cause convenyente que ung mestre en teologie ce vague metre a disputar enbe ung semblant home come lodich mestre Robert car el a fahc plusors que son sos diciblos que lo mendre saumaix en dorment que aquest non fa en vedglant come vegies ce plas a Dieux per effet, car despueix que jeu ly fesy la resposte de que me dones charge per vous autres, messenhors, lodich mestre reverent a mandat queryr tres bacheliers loscalx ce plas a Dieux seran aisy a Toux sans per lo plus luen. E alore ce lodich mestre Robert vol disputar ne autre enbe el trobara ases que ly fara aplaser. E ce Dieux vol que entre cy e la lo temps contunye de estre ben come a present, ay esperance en Dieux que tout lo monde repayrara e vendre myelx a point que mantenent. E pueix messenhors me merevedgle de vous autres que dones auredgle a ren que vous digue lodich mestre Robert atendut la charge que my donnes d’asegurar lodich mestre reverent de las escoles lacal cause ay fahc per vostre bon voler. Per que cant a my non entende que me fases dyre une cause e que pueix en deliberes autrament, lacal cause non cuide que vueglas fayre car san vostres reverencies lo mon serye ny ben fahc ne honestament ne de rason non o podes fayre perque, messenhors, jeu vos pregue que ajas honor de la ville e la vostre per recomandade come aves agut toutjourt fins aysy e que per ung quidan que non es suficient ne convenient per tenyr la plassa que cant a lasdiches escoles metas las causes asegurades en diferent. /v/ Et ce en nengune cause, messenhors, pode servyr la ville e vous autres toux. Mandas lo my e de bon cor lo faray a l’ajude de Nostre Senhor que vous tengue toux en sa sancte garde e vous done so que plus desiras. »
Escript a la bastide de Trebons aquest divendres XVIIeme jourt d’outobre.
Votre humble frayre Gauthier.
A mos honorables senhors e [s]yres messenhors los consolx de la cioutat d’Arle.
CC 522, 1493-1497, lettre 12, A.C.A.
Mons. lo conso a la vostro bonno gracio humbloment my recomande. Ay entendut coment vos autres, messeniors, aves fach apellar mossen lo conresier et Johan dou Borc, loqual m’a inormement cargat a l’ostal de la villo a causo d’oucuno sitassion facho contro ly. Et que per la part de Joham dou Borc vos autres, messeniors, o prenes fort contro certans particulars que n’es siam ou monestier. Messeniors, je vous avise qu’il n’y a home ou monestier que se melle dou plach de Johan dou Borc ne de mossen Perre Bertran. Il sont tous dos de la maison, il faront ansins que bon leur semblera. Du regard de my yeu vous vorrie requerir si ansins es que la villo lo prengo contro nous commo l’on dit qu’il vous plagues ousir partido car yeu vous baile Joham dou Borc oussi voutif que home que visses X ans ya. Mossen Frances me disit a Monmaior que mossen Peyre Bertran l’avie requist faire qualque plaser senso my ren declarar ne dire. Yeu ly disi que mossen Peire Bertran ero home de bien et bon jantilhome et que el ly fasie nul service, el ero home per lo ly rendre. Et quant lodit mossen Frances l’ac citat yeu entendy aqui mesmes per mossen Thomas, curat de Sant Joham, le dit que lo rey avie fach et d’aquel horo et moment, ly disi que non fisso nullo exsequssion et que anullo la citassion commo fit. Lo prior de Castillion my portit lendeman uno lettro de mossen Peyre Bertran que yeu ly fisso mandar las lettros a Tharascon ont el ero arrestat et a la requesto de ly, yeu las fi bailar ou capellan de mossen Peyre Bertran per lo faire relaxar. Pertant considerat toutos causos vous supplie et requere qu’il soit de vostre bon plaisir et grace si ren entendes m’apellar en l’ostal de la villo acr yeu edificaray mielx que Joham dou Borc visto veritat. Autro causo non per lo present fors que Dieu vous conserve commo la vostro seniorie desiro.
Lo tout vostre plusque sien Johannon sosprior.
v/ A mon tres cher et honore senier et amic mons. lo consol Guillem Bochon en Arle humbloment sie d.
Abbé Rance, L’Académie d’Arles au xviie siècle d’après les documents originaux, lettre de Fr. MISTRAL.
« Maillane, 22 janvier 1886.
Vous voulez bien, Monsieur l'abbé, prendre mon avis sur cette honnête Académie d'Arles que vos intéressantes recherches viennent d'exhumer. Le voici tout sincère. Je ne professe qu'une considération très modérée pour les beaux esprits de province, qui, sous Louis XIV, contribuèrent peu ou prou à implanter le culte du soleil de Versailles, et tout ce qui s'en est suivi, dans le libre domaine du soleil provençal. Je sais bien qu'il n'est pas juste de juger les idées d'un siècle avec celles d'un autre siècle, mais vous permettrez, je crois, à un poète provençal, profondément épris de son pays et de sa langue, de regretter cet entraînement, composé d'adulation plus encore que d'admiration, qui, sous le roi-soleil, poussa toutes nos provinces à faire litière de leurs droits et de leur personnalité devant l'absolutisme et le nordisme triomphants. Or, les académiciens d'Arles, prenant pour tâche de répandre dans leur cité romaine le beau langage de la cour, ou de chasser, en d'autres termes, la langue provençale de l'usage habituel « des gens de qualité », faisaient à leur manière ce que firent, au même temps, les consuls arlésiens qui portèrent au roi leur admirable Vénus pour recevoir en échange une croix de Saint- Louis. La Vénus d'Arles est aujourd'hui au Louvre, et le plâtre est à Arles ; c'est bien gagné. Et de l'Académie qui rêva de tailler les peupliers blancs du Rhône comme les ormes de Le Nôtre reste-t-il autre chose que le madrigal de Roubin ? Que faire de mon île' ? Il n'y croît que des saules Et tu n'aimes que le laurier, Que les mânes des vingt illustres me pardonnent l'injure ! Vers 1740, au grand scandale de quelques demeurants de l'Académie défunte, un fils de paysan, C’est appelé J.B.Coye, se remit naïvement à écrire en provençal des épîtres, un poème et une comédie ; et il se trouve qu'Arles, oublieuse des poètes de son académie royale, a voulu voir dans Coye son poète typique, et les œuvres de Coye ont des rééditions.
Quoi qu'il en soit. Monsieur l'abbé, recevez, avec l'assurance que j'ai pris plaisir quand même à lire votre étude sur une phase curieuse de notre passé local, l'expression de mes sentiments les plus distingués.
F. MISTRAL. »
Notes de bas de page
1 A. Brun, Recherches historiques sur l’introduction du français dans les provinces du Midi, p. 45.
2 R. Bertrand, « Introduction », Arles, histoire, territoires et cultures, p. 461.
3 M.R. Bonnet, R. Cierbide (eds.), Les Statuts de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Édition critique des manuscrits en langue d’oc (xive siècle).
4 cf. G. Gröber, Grundiss der romanischen Philologie, I.
5 Cité par A. Brun, Recherches historiques… , p. 335.
6 A. Brun cite l’exemple des « pièces du procès qui, au début du xviie siècle, fut intenté à l’abbé Gaufridi, et à Madeleine de Demandolx ; bien que le dossier soit en français, les conversations relatées sont en provençal : Madeleine et sa mère n’emploient jamais le français dans leurs entretiens », p. 10.
7 A. Brun, La langue française en Provence de Louis XIV au Félibrige, p. 5.
8 B. Bourjac, « La Ligue arlésienne », Arles, histoire, …, p. 485.
9 R. Bertrand et St. Durand, « Un rayonnement administratif et un pouvoir judiciaire local », Arles, histoire, …, p. 467.
10 A. Brun, La langue …, p. 13.
11 A. Brun cite alors le passage : « sur ce qui a esté aussi représenté que le prédicateur de notre église de Marseille prechoît en provençal, à quoi il y auroit beaucoup d’inconvénients, il a esté arreté que l’on y prescheroit désormais en françois, mais que l’on feroit en provençal de forts catéchismes et des instructions familières pour le peuple. » Nous pouvons supposer que ce qui est valable pour Marseille l’est aussi pour Arles.
12 J.-M. Woehrling, « Histoire du droit des langues en France », Ibid., p. 72.
13 La suite est absente, car étant sur le folio suivant, coupé, et donc manquant !
14 Fassin, Bulletin Archéologique d’Arles, n° 6, p. 86-89.
15 A. Brun, Recherches historiques …, p. 328 : « Le latin cesse, à vrai dire, d’être la langue fondamentale : on le trouve dans les Privilèges des Baux (1435) ; mais le français est assez usuel ; une lettre de 1455 adressée en son nom aux baille, capitaire, syndic et conseil de Sisteron est en français ; il y en a de pareilles à Brignoles (1472), à Toulon (1466). Parmi les fonctionnaires administratifs, les trésoriers généraux rédigent leur comptabilité en français dès 1419, tandis que les recettes et dépenses des clavaires de la Chambre des comptes d’Aix sont en latin. Les claveries secondaires, Moustiers, Sisteron, Tarascon, Brignoles, Forcalquier, Grasse, Hyères, Barjols, Colmars, Draguignan, etc. préfèrent le latin : les comptes de la claverie de Fréjus sont en provençal depuis 1472 ; ceux que tient le capitaine de Châteaurenard sont en français ; font de même, le trésorier de la maison du roi et son argentier (1451-1454). Ainsi la langue vulgaire est rare chez les agents de finances. Mais les officiers attachés à la personne du roi ou à sa cour emploient de préférence le français. »
16 G. Kremnitz, « Introduction générale », Histoire …, p. 27.
17 A. Brun, Recherches historiques …, p. 336.
18 A. Brun, La langue …, p. 9.
19 R. Bertrand, « Introduction », Arles, histoire, …, p. 265.
20 J.-M. Woehrling, p. 73.
21 A. Brun, La langue …, p. 63.
22 A. Brun, La langue …, p. 92.
23 J. Sibille, « La notion de langues de France, son contenu et ses limites », Histoire … , p. 54.
24 Fr. Mistral, Lis Isclo d’Or, Les Îles d’Or ; qui possède la langue possède la clé.
Auteur
Professeur de lettres modernes, chargée de cours de langue et littérature d'oc médiévales à la faculté des lettres d'Aix, en retraite
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016