Jean-André Deluc (1727-1817) et la montagne comme objet d’étude et norme éthique
Résumé
Les montagnes ont longtemps été considérées comme des monuments terribles du sacrilège humain. Une transformation de cette perception s’opère dans le milieu intellectuel protestant britannique au xviie siècle. Les montagnes apparaissent alors comme un ouvrage d’art animant un sentiment de beauté. Issu d’une famille calviniste genevoise, Jean-André Deluc et son frère Guillaume-Antoine font partie des premiers savants à explorer les Alpes. Jouissant d’une grande renommée de son vivant, Deluc a été longtemps discrédité, car il cherchait à concilier ses travaux scientifiques avec la Genèse. Le résultat de vingt ans d’explorations météorologiques en haute montagne est publié dans Recherches sur les modifications de l’atmosphère. C’est un recueil d’observations de terrain et d’expériences empiriques, afin de perfectionner les instruments et les méthodes d’investigation dans les mesures altimétriques. Ce recueil nous révèle aussi tout un versant d’études anthropologiques sur le genre de vie des habitants des montagnes, sur le savoir-faire des artisans. Les travaux de Deluc exercèrent une grande influence sur Horace-Bénédict de Saussure et Georges Cuvier.
Texte intégral
1Issu d’une famille calviniste genevoise, Jean-André Deluc est l’un des premiers savants à explorer les Alpes, accompagné de son frère Guillaume-Antoine (1729-1812). Tous deux sont les fils de François Deluc (1698-1780), né à Genève d’une famille considérée, et dont les membres remplissent les premières charges de la République. Maître horloger de son métier, membre actif du parti populaire, auteur de nombreux ouvrages religieux et politiques, François Deluc est également un ami de longue date de Jean-Jacques Rousseau.
2Jean-André et son frère Guillaume-Antoine montrent dès l’enfance un goût pour l’étude de l’histoire naturelle, et commencent de bonne heure à former un cabinet minéralogique, dont une partie des collections est aujourd’hui conservée au muséum d’histoire naturelle de Genève. Jean-André Deluc s’intéresse aux instruments et méthodes de la physique, et se consacre à perfectionner le baromètre et le thermomètre, dans le but de déterminer la hauteur des montagnes à l’aide d’observations barométriques. Jean-André n’a que dix-sept ans, et son frère quinze, lorsqu’ils font leur première excursion scientifique dans les Alpes en 1744. En 1765, ils sont les premiers à tenter l’ascension de la cime glacée du Buet1. Après deux nouvelles tentatives, ils atteignent le sommet le 23 septembre 1770 en passant du côté de Sixt-Fer-à-Cheval, et y font de nombreuses observations. Après plus de vingt années d’explorations et d’expérimentations, leurs travaux sont réunis par Jean-André Deluc dans un ouvrage qui paraît en 1772 à Genève : Recherches sur les modifications de l’atmosphère : contenant l’histoire critique du baromètre et du thermomètre, un traité sur la construction de ces instrumens, des expériences relatives à leurs usages, et principalement à la mesure des hauteurs & à la correction des réfractions moyennes.
3Par ailleurs, les deux frères ayant hérité des principes politiques et religieux de leur père, Jean-André s’engage également dans la vie politique genevoise. Mais suite à un changement de régime, il est contraint à l’exil et s’établit en 1773 en Angleterre, où sa réputation scientifique lui vaut d’être nommé un an plus tard lecteur de la Reine Charlotte, épouse de Georges III, à Windsor. Bien qu’il ait été le premier à proposer le terme de géologie pour qualifier une cosmologie qu’il entend comme « connaissance de la Terre, et non de l’Univers2 », Jean-André Deluc a été longtemps discrédité par les historiens. La raison en est qu’il cherchait à concilier ses observations scientifiques sur l’histoire de la Terre et de l’homme avec le livre de la Genèse, s’inscrivant à ce titre dans le courant de la théologie naturelle britannique. De même, si l’on reconnaît que la montagne devient à l’avènement des Lumières le lieu d’une nouvelle perception de la nature, dans laquelle les Suisses jouent un rôle prédominant et dont Rousseau se fait l’artisan, le rôle majeur de la théologie naturelle dans la transformation de cette perception reste largement méconnu.
Le concept de Nature
Science et religion
4L’importance historique du travail de Jean-André Deluc a été oblitérée par la permanence de la thèse du conflit entre science et religion, dans laquelle l’Église est perçue comme contrecarrant chaque avancée scientifique. Beaucoup d’affirmations à propos de leur relation passée, supposée conflictuelle, sont dues à l’application inadéquate de nos catégories modernes à la lecture du passé. Les œuvres doivent être étudiées à l’intérieur de leur contexte historique, et en relation avec des sphères de pensée plus larges.
5Beaucoup de chrétiens acceptaient la science de leurs temps, et recevaient ses avancées en harmonie avec la théologie traditionnelle sans grand conflit. Calvin, théologien fondateur de la Réforme, reconnaissait déjà que la Bible n’avait pas été écrite pour enseigner l’astronomie, mais pour adresser un message spirituel aux humains de façon à ce que celui-ci soit entendu et compris de tous3. Le principe d’accommodation du Réformateur genevois permit ainsi aux Protestants d’accepter les découvertes de la science. Durant la révolution scientifique, science et religion sont intimement liées, et la théologie naturelle est prédominante dans la communauté scientifique britannique du xviie siècle. Ce sont des savants qui, lorsqu’ils étudient la Nature, sont convaincus qu’ils étudient les œuvres de Dieu. Partant, le compte rendu de la Création dans la Genèse fait l’objet d’un examen minutieux, et la Bible n’est plus considérée comme une forme d’autorité compétente pour expliquer de façon rationnelle comment la Création est advenue. Pour connaître le monde naturel et les lois qui le gouvernent, c’est la science, ou « philosophie naturelle », qui fait alors autorité. À travers son alliance avec la théologie naturelle, l’image calviniste d’un dieu châtiant de manière arbitraire ses créatures est remplacée par une déité qui s’identifie avec la rationalité des processus naturels. Cette nouvelle conception place le pouvoir de création dans la nature elle-même, une création où tout ce qui est sur la Terre est bon, vivant et capable de vertu4. C’est donc une certaine théologie de la Création qui contribue à l’émergence d’une science à la fois rationnelle et expérimentale5.
6Après la place du globe terrestre, c’est l’âge de la Terre qui occupe la cosmologie du xviiie siècle, et les arguments théologiques en faveur d’une chronologie plus étendue ont précédé, plutôt que succédé, les découvertes géologiques. Vers 1750, un nombre croissant de savants est convaincu d’un temps géologique très vaste, et l’accommodation théologique est en phase avec ces idées, et non en réaction contre elles. De plus, la nature en tant que système est au cœur de la théologie naturelle qui, s’appuyant sur le récit mosaïque et la sagesse providentielle, a fourni les fondations des travaux de nombreux savants britanniques. Et peu de théologiens s’opposent à la géologie, science inaugurée par Deluc6.
7Ce courant de pensée ouvre ainsi la voie au concept de Nature comme à la fois objet d’investigation scientifique et norme éthique. La notion de Nature en usage ici est celle empruntée aux Grecs. Pour Aristote, la nature est dans les êtres qu’elle crée le principe et la cause du mouvement et du repos. La Nature n’est donc pas entendue comme notre environnement, elle est considérée comme une force vive dans le monde. Son étude équivaut à apprendre à lire le Livre de la Nature, c’est-à-dire les Œuvres de la Création, dans un émerveillement constant du fait de sa beauté.
Le fait de la beauté
8La perception de la nature conçue comme un produit de la Chute a cependant prévalu dans la théologie chrétienne jusqu’à l’aube du xviiie siècle. Les immensités des montagnes, déserts, volcans ou océans apparaissent dans cette optique comme les monuments terribles du sacrilège humain7. Grâce à l’alliance de la science et de la religion dans le milieu intellectuel protestant de l’Angleterre du xviie siècle, une transformation de cette perception de la nature s’est imposée. La nature sauvage des montagnes n’y est plus considérée comme produit de la Chute et châtiment divin suscitant l’effroi. Par les richesses et diversités offertes au regard de celui qui les contemple et les étudie, la nature est perçue comme un ouvrage d’art dégageant un sentiment de beauté.
9Une distinction va s’opérer alors dans la théorie de la perception, entre faits physiologiques et faits mentaux. La perception n’est plus le processus passif défini par la théorie des idées représentant les objets du monde extérieur. L’acte perceptuel est considéré comme la construction d’une connaissance permettant une action, car le premier stade sensoriel de la perception est porteur d’information et de signification. La perception nécessite donc à la fois l’activité physiologique des organes des sens et du système nerveux, et le rôle actif et vivant des opérations de l’intellect, c’est-à-dire là où le rôle de la matière finit. Ainsi, ce sont des médecins du xviiie siècle, comme le théologien et naturaliste William Derham (1657-1735), ou plus tard le philosophe et encyclopédiste Paul-Joseph Barthez (1734-1806), qui vont nous offrir une véritable éducation du regard pour contempler la beauté d’une nature vivante avant que d’être matérielle. Par ce regard sensible porté sur des paysages grandioses tels que les montagnes, celles-ci apparaissent alors comme les plus grandes beautés que la nature a données à la terre. Dans sa Théorie du beau dans la nature et les arts, Barthez traite « Du sentiment de la beauté des différentes parties du spectacle de la nature » :
« Il est surprenant que Buffon ait pu dire que sur la terre la nature brute est hideuse et mourante, et que le travail de l’homme seul peut la rendre agréable et vivante. Cependant il est certain que, dans plusieurs lieux de la terre, la nature produit d’elle-même, et sans être dirigée par les travaux de l’homme, des beautés semblables à celles des pays les plus cultivés. Mais de plus, combien la variété et la grandeur des objets agréables, que la nature répand dans ces paysages qu’elle crée sans le secours de l’homme, rendent leur beauté supérieure à celle des scènes de la plus riche culture, et même à celle des jardins les plus magnifiques, où l’art, dès qu’il se fait sentir, manifeste ses limites, et une sorte d’uniformité qui rapetisse tous ses effets ! Dans les beaux paysages que produit la seule nature, elle travaille en grand, et la liberté de ses développements ajoute à la richesse de ses productions.8 »
10Dès 1740, les premiers voyageurs attirés par les paysages alpins sont des Anglais, ouvrant ainsi le massif montagneux à la curiosité scientifique et à l’exploration. Dans l’optique de ce concept de Nature à valeur physique autant que morale, lors de ses explorations alpines, Deluc va donc associer observations et recherches scientifiques, observations anthropologiques sur le genre de vie des Montagnes, ou de l’état de l’âme sur les Montagne, ainsi que descriptions pittoresques de la vie rude des hautes cimes ou des vallées riantes de verdure et de population.
Lettres physiques sur les montagnes, objet d’investigation scientifique
Météorologie et cosmologie
11En l’année 1754, Deluc fait avec son frère, « un voyage à la partie des Alpes la plus voisine de Genève, pour examiner de près ces masses énormes qu’il est si important de bien connaître pour établir une bonne théorie du globe9 ». En s’intéressant à la science de l’atmosphère terrestre, l’objectif de Jean-André Deluc est en premier lieu de perfectionner la physique de son temps, ainsi que les méthodes d’investigation et les instruments inventés pour découvrir les lois gouvernant les phénomènes observés et leurs rapports. Le compte rendu de vingt années d’explorations météorologiques en haute montagne est publié dans ses Recherches sur les modifications de l’atmosphère en 1772.
12C’est un extraordinaire recueil d’observations de terrain et d’expérimentations, qui lui donnent à chaque fois de nouveaux problèmes à résoudre car, comme il l’écrit dans ses Recherches, « il est fort ordinaire en Physique, que la théorie ne soit pas confirmée par l’expérience. Quelque cause imprévue survient, qui dérange les calculs10 ». Les travaux pionniers de Deluc s’appuient sur une étude minutieuse et détaillée des écrits de ses prédécesseurs concernant l’invention du baromètre, les expériences décrites par les différents auteurs ainsi que les hypothèses qu’ils en ont déduites. Ce qui mène Deluc à nous offrir une foule de détails pratiques et de précautions à prendre, afin de pouvoir travailler dans de bonnes conditions d’observation visant à obtenir des mesures plus certaines. À un moment où toute l’Europe savante s’occupe de baromètre et de thermomètre pour connaître la nature de l’air et de l’atmosphère, les travaux de Deluc ont porté à une très grande exactitude les mesures barométriques des hauteurs, ouvrant un nouveau champ de recherche, tant pour la fabrication d’instruments plus fiables que pour la découverte des causes physiques de phénomènes observés. Par la poursuite des expériences de Blaise Pascal en 1648 (preuve de l’existence du vide au sommet du Puy de Dôme) et de Edmund Halley en 1686 (publication de la première carte météorologique) sur les relations entre l’altitude et la pression atmosphérique, Deluc est la première personne à avoir déterminé le rapport mathématique entre la pression de l’air et l’altitude. Il a montré que l’augmentation de l’altitude est proportionnelle à la diminution du logarithme de la pression de l’air, et inversement proportionnelle à la température de l’air11. En 1770, Deluc a calculé la hauteur du Mont-Blanc à 14 346 pieds au-dessus du niveau de la mer. Horace-Bénédict de Saussure, après l’ascension et des observations au sommet en 1787, obtient la mesure de 15 700 pieds12.
Météorologie et médecine
13Au cours de son travail d’amélioration des instruments à l’usage des physiciens, Deluc prend soin de ne pas négliger l’usage public du thermomètre commun. Aucun terme fixe n’existait dans les thermomètres, chacun les fabriquant et les graduant à sa guise. Les liquides utilisés dans leur fabrication étaient très divers : mercure, huile d’olive, huile de lin, huile essentielle de camomille ou de serpolet, eau saturée de sel marin, esprit-de-vin, ou encore eau commune. Réaumur avait fixé le terme inférieur zéro au point où l’eau gèle. Pour le terme fixe supérieur, Deluc rectifie le thermomètre de Réaumur en substituant le mercure à l’esprit-de-vin qui, à 80 degrés, est dissipé en vapeur. Il fixe ainsi le terme supérieur au point où l’eau bout. Pour le public, Deluc préférera revenir aux thermomètres d’esprit-de-vin moins coûteux, qui ont un avantage important pour l’usage ordinaire : on les observe plus aisément, car l’esprit-de-vin est coloré.
14Le thermomètre est, en outre, devenu d’une grande utilité pour les médecins, qui faisaient des relevés météorologiques dans le cadre de leur pratique, afin d’étudier les variations saisonnières et leurs effets sur la santé des humains ainsi que des récoltes. En effet, dans le mouvement de vitalisation de la nature qui s’opère au xviiie siècle, la médecine, qui reposait sur les connaissances anatomiques du corps humain, se tourne vers une approche plus globale qui étudie les organismes vivants en lien avec le monde extérieur ambiant. Les notions de milieu ou de terrain sont alors introduites, en référence au Traité des airs, des eaux et des lieux d’Hippocrate. L’étude des variations de l’atmosphère devient l’objet de nombreuses réflexions à propos de l’état de santé, tant sur les influences du poids de l’atmosphère sur notre corps, que sur l’effet que peut produire un air plus ou moins dense sur les mouvements du cœur et des poumons, ou encore sur certains états de l’atmosphère considérés comme cause de maladies.
15Les recherches de Deluc ont fait l’objet d’une grande réception dans le monde médical et dans l’Europe des Lumières. Le renouveau de la médecine vitaliste est mené par Paul-Joseph Barthez à Montpellier, ainsi que par William Cullen à Édimbourg. Ainsi, c’est en Écosse que se rendent les compatriotes de Deluc pour obtenir la meilleure éducation possible, le centre médical d’Édimbourg dominant alors le monde occidental. Par l’intermédiaire de ses amis médecins suisses, notamment Louis Odier qui sera le médecin d’Horace-Bénédict de Saussure, Jean-André entre en contact avec William Cullen. Ce dernier recevra les souscriptions pour 17 exemplaires de ses Recherches sur l’atmosphère, expédiés en 1773, année de l’exil de Deluc en Angleterre, ainsi que de la nomination de William Cullen comme président du Royal College of Physicians of Edinburgh13.
Lettres Morales sur les Montagnes, norme éthique
Approche anthropologique
16Au cours de ses expéditions alpines, Deluc a l’occasion d’éprouver lui-même l’effet physiologique des variations de l’atmosphère, autant qu’il remarque leur influence sur les populations locales. En observant la vie des montagnards qui passent chaque jour des vallées au sommet de hautes montagnes, et qui ne ressentent aucune incommodité lors de grands changements dans la pression ou la densité de l’air, Deluc s’aperçoit alors de l’équilibre et de la régularité des mouvements du corps en haute montagne, et de l’adaptation des hommes et de leurs animaux au milieu. Conjointement à ses recherches sur le milieu physique alpin, Deluc s’intéresse extrêmement au mode de vie, ainsi qu’à l’histoire des gens qui habitent ces lieux. Aussi nous livre-t-il ses observations sur le genre de vie des habitants des Montagnes, puisque son frère et lui en font l’expérience quotidiennement au cours de la progression de leurs voyages successifs dans les hauteurs inexplorées. De plus, la route qu’il leur faut découvrir est connue seulement des gens qui y vivent, et dont ils dépendent, que ce soit pour le gîte grâce aux officieux chanoines des vallées, ou pour trouver des guides destinés à les conduire vers les sommets. Les différents types d’habitat selon les altitudes et les activités humaines sont observés de façon très minutieuse, de celui des paysans de riantes vallées à celui des chasseurs au chamois de belles solitudes enneigées. Le caractère pittoresque de ses récits les rend très vivants, il se dégage une grande cordialité dans les relations que les frères Deluc entretiennent avec les gens qui participent de la réussite de leur entreprise, à travers l’hospitalité accueillante qu’ils reçoivent dans les villages pour pourvoir à leurs besoins, ou bien encore par le savoir-faire des habiles artisans qui fabriquent les tubes de leurs précieux instruments. Partant, Deluc nous fait entrer dans les ateliers des ouvriers de verrerie, décrivant par le menu les opérations successives, ainsi que leurs conséquences sur l’état de l’atelier, allant jusqu’à faire circuler parmi eux des conseils afin de remédier aux défauts de fabrication des produits. C’est à une écologie de la vie que Deluc nous invite, toute séquence d’actions engagées par ses travaux devenant l’occasion d’une peinture de la vie. Et la réalité de la vie alpine se dessine au long de ces pages, ouvrant sur une esthétique de la nature ordinaire, animée tout à la fois par la variété des plantes, des sols et des aspects, les changements incessants de la route qui en est intéressante, ainsi que par la variété des occupations humaines qui s’y déroulent quotidiennement. Le sens pratique de Deluc lui fera noter la propriété des sapins de bien garantir de la pluie, en évoquant quelques montagnards qui étaient restés dans cette montagne pour y garder une vache blessée, aussi bien que le trait d’hospitalité des bergers dont les cabanes fournissent sans cesse l’exemple.
Nature et Culture
17À la lecture de ses récits, Deluc nous fait découvrir « une Nature qui tend partout à donner les montagnes à l’homme, et dans les lieux même qui semblent encore les plus inutiles pour lui14 ». En observant les phénomènes des paysages alpins parcourus lors de ses expéditions, qui lui procurent une multitude de sensations agréables autant qu’inattendues, l’attention de Deluc est surtout portée à l’esprit d’entraide et d’obligeance des villageois habitant dans ces lieux reculés, bien peu connus, et dans lesquels il retrouve les beautés de la simple Nature, beautés pour les yeux, mais surtout pour l’esprit et le cœur. En 1778, ses Lettres sur les Montagnes sont autant d’exemples multipliés qu’il apporte de l’harmonie qui règne dans la Nature entre le moral et le physique. Il trouve dans ces montagnes l’hospitalité désintéressée de la Nature, il y apprend à quoi se réduisent les vrais besoins de l’homme ; ce qu’il peut par la force de l’habitude ; mais surtout il y apprend, dans quel doux calme est son âme lorsqu’il reste entre les mains de la Nature, Deluc nous fait part de son admiration devant :
« Le montagnard qui reste toujours l’homme simple et heureux de la Nature, l’homme commun, l’homme resté bon. Son bonheur reste attaché à la satisfaction des premiers besoins de la Nature, et il sent avec énergie celui d’obliger ses semblables comme l’un des premiers. Tout cela marche ensemble comme le premier penchant de la Nature… L’homme, comme tous les autres êtres sensibles, cherche avant tout son bonheur ; c’est la plus générale et la plus belle des lois que nous présente l’étude de la Nature. L’homme aussi trouve une partie essentielle de son bonheur à obliger ses semblables ; c’est la première et la plus admirable des lois naturelles ; c’est celle qui contribue le plus à former société.15 »
18Nous retrouvons dans les réflexions de Jean-André Deluc le concept de Nature tel qu’il est mis en œuvre par l’alliance entre la science et la théologie naturelle. C’est cette nouvelle vision de la Création, où tout ce qui est sur terre est bon, vivant et capable de vertu, qui lui permet de déborder le hiatus entre nature et civilisation, un hiatus qui nous a fait oublier que l’homme est, sans aucun doute, une partie de la nature.
19C’est l’expression d’une nature vitalisée, où tout est lié, qui s’impose au xviiie siècle. Deluc nous fait partager ses connaissances sur une nature dont la conception ne correspond pas à ce que l’on entend aujourd’hui par ce terme. C’est une nature beaucoup plus vaste, puisqu’elle inclut également toutes les activités humaines en rapport avec des productions naturelles. C’est donc une vision dans laquelle il n’y a pas d’opposition entre nature et culture comme aujourd’hui, pas plus qu’il n’y a de séparation entre nature et esprit, la psychologie étant une partie de la science de la nature, telle que conçue par la philosophie grecque.
20De plus, c’est une nature à qui il est toujours agréable de pourvoir aux besoins et aux plaisirs de ses habitants quels qu’ils soient. Bien qu’il soit un grand ami de Rousseau avec qui il partage son admiration pour l’homme simple et heureux de la nature, pour qui la vie est le premier des biens, Deluc nie l’idée de contrat social, car pour lui, la société est un fait naturel, primitif, nécessaire, permanent et universel :
« Sans doute cependant que les villes sont un bien à d’autres égards, puisqu’elles sont si généralement répandues sur la Terre. Car il paraît de là que les hommes tendent à s’entasser les uns auprès des autres comme les abeilles et les fourmis. C’est donc une sorte d’instinct qu’ils ont reçu de l’Auteur de la Nature : ainsi mettons la main sur la bouche.16 »
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Allaby Michael, Atmosphere: A Scientific History of Air, Weather, and Climate, New York, Infobase Publishing, 2009.
Barthez Paul-Joseph, Théorie du beau dans la nature et les arts : ouvrage posthume de P.-J. Barthez, Paris, Chez Léopold Colin, 1807.
Deluc Jean-André, Recherches sur les modifications de l’atmosphère, volumes I et II, Genève, 1772.
Deluc Jean-André, Lettres physiques et morales, sur les montagnes et sur l’histoire de la terre et de l’homme, Suisse, les Libraires Associés, 1778.
Deluc Jean-André, Lettre de Jean-André à William Cullen, Glasgow University, Special Collections, Correspondence of William Cullen, MS Cullen 83, Londres, le 2 août 1773.
Durant Will and Ariel, The Age of Voltaire: A History of Civlization in Western Europe from 1715 to 1756, The Story of Civilization, Volume IX, New York, Simon and Schuster, 2011.
Euvé François, « Bulletin théologie de la création et sciences », Recherches de Science Religieuse, t. 100, no 2, 2012, p. 295-312.
10.3917/rsr.116.0295 :Gipper Andreas, « La nature entre utilitarisme et esthétisation. L’abbé Pluche et la physico-théologie européenne », dans Gevrey Françoise, Boch Julie et Haquette Jean-Louis (dir.), Écrire la nature au xviiie siècle : autour de l’abbé Pluche, Paris, Presses Paris Sorbonne, 2006.
Goschler Isidore, abbé, Du panthéisme, Paris, Gaume frères et J. Duprey (éditeurs), 1862.
Perrot Alain, Le visage humain de Jean Calvin, Genève, Éditions Labor et Fides, 1986.
Roberts Michael B., « Genesis Chapter 1 and geological time from Hugo Grotius and Marin Mersenne to William Conybeare and Thomas Chalmers (1620-1825) », Geological Society of London, Special Publications, vol. 273, January 2007, p. 39-49.
Sigrist René, La Nature à l’épreuve. Les débuts de l’expérimentation à Genève (1670-1790), Paris, Classiques Garnier, 2011, 704 p.
Notes de bas de page
1 Le Mont Buet, culminant à 3 096 m d’altitude, autrement dénommé le Mont-Blanc des dames, l’un des sommets du massif du Giffre en Haute-Savoie.
2 J.-A. Deluc, Lettres physiques et morales sur les montagnes, p. VII.
3 A. Perrot, Le visage humain de Jean Calvin, p. 220-222.
4 I. Goschler, Du panthéisme, p. 36.
5 F. Euvé, « Bulletin théologie de la création et sciences », p. 301.
6 M. B. Roberts, « Genesis Chapter 1 and geological time from Hugo Grotius and Marin Mersenne to William Conybeare and Thomas Chalmers (1620-1825) », p. 40.
7 A. Gipper, La nature entre utilitarisme et esthétisation. L’abbé Pluche et la physico-théologie européenne, p. 34.
8 P.-J. Barthez, Théorie du beau dans la nature et les arts, p. 327-328.
9 J.-A. Deluc, Recherches sur les modifications de l’atmosphère, vol. 1, p. 185.
10 Ibid., p. 278.
11 M. Allaby, Atmosphere: A Scientific History of Air, Weather, and Climate (Discovering the Earth), p. 112.
12 W. et A. Durant, The Age of Voltaire: A History of Civlization in Western Europe from 1715 to 1756, p. 91.
13 J.-A. Deluc, Lettre à William Cullen, MS Cullen 83.
14 J.-A. Deluc, Lettres physiques et morales sur les montagnes, p. 35.
15 Ibid., p. 159.
16 Ibid., p. 169-170.
Auteur
Architecte de formation, doctorante en Histoire et civilisations, EHESS – Paris
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016