Introduction
Texte intégral
1Le Siècle des lumières, qui consacre l’ouverture des élites européennes à la modernité scientifique, est aussi celui qui pousse les mêmes sociétés vers les sommets et les glaciers des montagnes. Objet de fascination et non plus de crainte, la montagne apparaît, à la suite de Rousseau et Senancour, dans toute sa majesté, à la fois vierge, mystérieuse, repliée sur elle-même et porteuse d’un message d’universalité. Après avoir longtemps suscité peur et préjugés depuis l’Antiquité, la montagne est devenue au xviiie siècle un territoire de conquête et de découverte générant toute une mythologie et un imaginaire qui vont modifier le rapport des sociétés européennes avec le milieu des sommets.
2Avec l’émergence d’une culture spécifique et des pratiques culturelles nouvelles comme le tourisme et les sports d’hiver, la vie montagnarde, ses acteurs, ses promoteurs vont se transformer pour offrir un visage profondément renouvelé. L’analyse historique de ce mouvement qui se déploie depuis deux siècles jusqu’à aujourd’hui a fait l’objet de dix-neuf contributions, présentées au cours du Congrès national des sociétés historiques et scientifiques de Pau en 2017 puis rassemblées dans le présent volume.
3Un premier groupe traite à la fois des premières études naturalistes et leurs auteurs, de l’observation géographique et anthropologique, de l’analyse littéraire et artistique des mythes et des nouvelles représentations montagnardes en couvrant une période qui va du Siècle des lumières à la fin des décennies flamboyantes du romantisme européen. Le second groupe de textes s’attache à développer des problématiques liées aux mutations de la période contemporaine : patrimonialisation des sites, nouvelles mobilités, circulation des idées et des arts, promotion de la civilisation des loisirs, alternatives environnementales.
4Les approches de la montagne sont multiples : scientifique, militaire, artistique ou littéraire. De chacune d’entre elles ont émergé des discours divers qui interrogent le rapport au progrès, aux traditions ancestrales, à la conservation du milieu paysager, au monde extérieur en général et à ses mouvements d’exploration du territoire. À travers la naissance d’un monde nouveau, découvert par les sociétés occidentales, apparaît aussi une civilisation montagnarde traversée depuis longtemps par des influences nombreuses, fruit notamment d’un mouvement régulier d’émigration et de retour de sa population active. À partir des années 1750, les Alpes, les Pyrénées, puis des montagnes exotiques comme celles de Bernardin de Saint-Pierre à l’île Maurice sont l’objet de toutes les attentions des scientifiques, des voyageurs pleins de curiosité, des écrivains et artistes, dans un grand foisonnement d’idées et de projets où se mêlent l’analyse des variations glaciaires et la poésie des cimes.
5Cette évolution du sentiment collectif vis-à-vis de la montagne ne s’est pas faite d’un seul élan. D’une fascination originelle de type métaphorique, celle des émotions littéraires du préromantisme ainsi que d’une phase d’appropriation des connaissances, on est progressivement passé à une véritable conquête du terrain, progressant du pittoresque au romanesque, du symbolique à la réalité montagnarde : la montagne s’est retrouvée enrichie à l’occasion de valeurs objectives et subjectives centrées autour de l’authenticité, de la pureté des mœurs, de l’enracinement fort dans la terre nourricière, de la fierté et du goût profond de liberté, toutes susceptibles d’admiration pour l’harmonie vivifiante qu’elle dégage.
6Ainsi, à partir du moment où elle est l’objet de découverte et d’exploration passionnées, la montagne se voit attribuer des qualités qui vont d’une part être confinées dans l’ordre des représentations à travers l’art et la littérature, et d’autre part trouver une expression concrète grâce à des pratiques nouvelles, faisant parfois appel à des expériences alternatives, notamment dans les domaines touristique et culturel.
7Après les lieux, les hommes. Les hommes vivant en montagne, les « montagnards », sont eux aussi l’objet d’un regard nouveau de la part de l’extérieur : c’est l’apparition d’un type social qui, au même titre que l’ouvrier ou le bourgeois, va servir dans certains pays à construire une mythologie populaire et nationale. C’est aussi la définition de traits culturels spécifiques qui vont singulariser l’identité du montagnard liée à son mode de vie. Le montagnard suscite la même volonté encyclopédique, la même fréquentation visuelle que la roche ou la hauteur des sommets, il est, lui aussi, photographié comme le panorama d’un glacier.
8Dès lors qu’elle a été conquise, au siècle suivant, la montagne est devenue familière, espace de développement, de circulation et d’échanges culturels avant de générer un sentiment collectif, comme pour la nature en général, d’affection protectrice face à de nouveaux dangers qui la menacent, ceux de la pollution et du dérèglement climatique.
9L’analyse des différents textes présentés lors du congrès de Pau traduit la grande diversité des approches qui ont rythmé les travaux du congrès autour du thème de la montagne étudiée et représentée. Dans la première partie consacrée à la période de naissance et de développement de la nouvelle sensibilité vis-à-vis de la montagne, la communication d’Émilie-Anne Pépy met l’accent sur le premier vecteur de transformation des mentalités, l’observation du paysage montagnard, où se déploie l’activité pionnière de trois savants, à savoir Picot de Lapeyrouse, Villars et Ramond de Carbonnières, contemporains du grand explorateur des Alpes, Saussure, le futur père du pyrénéisme. Les difficultés de la diffusion du savoir accumulé témoignent du combat mené par les premiers explorateurs scientifiques pour faire reconnaître leurs découvertes. Avec le naturaliste genevois Jean-André Deluc, Sabine Kraus ajoute à l’étude du naturalisme montagnard les résultats des travaux d’un autre pionnier, reconnu comme précurseur par Saussure et Cuvier : théologie, géologie et météorologie se mêlent à l’anthropologie pour faire de la montagne alpine un laboratoire pour l’étude du climat et de son influence sur la vie des habitants.
10Les représentations de la montagne se développent dans l’art et la littérature à mesure que les élites européennes s’approprient le territoire comme objet familier d’étude et d’exploration : Louis Bergès s’intéresse au récit guerrier contenu dans des œuvres majeures de la littérature européenne, de Guillaume Tell de Schiller aux Carbonari de la montagne de Giovanni Verga en passant par Salammbô de Gustave Flaubert, qui posent à la fois le cadre de nouvelles intrigues romanesques et l’ébauche d’une sacralisation littéraire. Odile Parsis-Barubé scrute les récits de voyage de Victor Hugo dans les Alpes et les Pyrénées pour y dessiner les contours d’une approche romantique fondée sur la fascination pour les sommets, sur une orientation marquée à la fois pour l’étrangeté et la pureté de la nature montagnarde, auxquelles s’amalgame toute une palette de sensations liées à la verticalité. La période considérée (1825 à 1843) correspond au début du processus d’investissement touristique, ce qui fait de la montagne hugolienne une destination romantique par excellence.
11John Ruskin, célèbre critique d’art, contemporain des grands écrivains romantiques, apporte le regard du voyageur britannique sur les Alpes, à partir duquel Samia Ounoughi dégage à la fois une analyse critique sur les représentations montagnardes de ses contemporains et un discours novateur sur l’étude de la géographie alpine. Les artistes vont emboîter le pas aux hommes de lettres dans la quête d’un nouveau paysage : Viviane Delpech évoque l’aventure exotique et dépaysante d’artistes voyageurs dans les Pyrénées, de Viollet-le-Duc et Dauzats à Delacroix et Devéria, qui produisent une iconographie pittoresque à l’origine du roman romantique pyrénéen et de ses stations thermales. L’observation de montagnes inconnues en Europe au milieu du xixe siècle fait l’objet de l’étude anthropologique de Laurence Espinosa qui nous transporte sur les pas de missionnaires protestants béarnais observant à partir de 1833 la chaîne du Drakensberg à la frontière nord-est du Lesotho dans le Sud-Est africain : décrites comme des lignes sur l’horizon qui racontent des histoires, les sommets des Maloti deviennent, pour ces hommes habitués à regarder les montagnes, les Pyrénées de l’Afrique australe.
12L’esthétique finit par prendre une place importante dans cette quête générale d’une montagne idéale. La fin du siècle voit éclore une génération de grands peintres de la montagne, de Cézanne face à la montagne Sainte-Victoire à Klee dans les monts Zugspitze des Alpes bavaroises, à Henri Matisse au pied de la chaîne des Albères à Collioure, ou à Picasso dans le massif de Pedraforca en Catalogne : chacun à sa manière, selon Véronique Richard-Brunet, s’éloigne des règles académiques pour puiser de nouvelles sources d’inspiration à travers leur propre vision du monde.
13Sur l’ensemble de la période, on peut se demander comment les élites locales des montagnes prennent en charge l’exploration savante et tout le travail de description et d’inventaire de leurs territoires. Arnauld Chandivert cherche à y répondre en examinant la circulation des nouveaux savoirs grâce au développement des sociétés savantes et de l’érudition dans les Pyrénées ariégeoises.
14Ces transformations de la sensibilité européenne vis-à-vis de la montagne n’ont pas empêché les légendes traditionnelles des populations locales de prospérer : le cas de Dame Carcas, étudié par Gauthier Langlois, tend à prouver qu’une légende épique diffusée à travers les Pyrénées par les chemins de pèlerinage de Saint-Jacques a pu parvenir jusqu’à nous et fonder diverses identités de la péninsule Ibérique jusqu’en Provence.
15La seconde partie des communications est tournée vers la période la plus contemporaine au cours de laquelle la montagne fait l’objet d’appropriations nouvelles. L’apparition, et le développement de sites de loisirs et de cures, est l’un des bouleversements majeurs dans l’économie et la société montagnarde au début du xxe siècle. Le travail de monographie d’Elsa Belle et Philippe Gras sur l’une des premières stations de sports d’hiver créée en France, celle du Revard à Aix-les-Bains, permet de mettre en lumière le formidable mouvement touristique dont a bénéficié le massif alpin. Plus au sud, avec le massif du Queyras, c’est le défi de l’isolement géographique qui est posé par la situation d’un territoire qui a souffert au xxe siècle d’une réputation d’arriération et d’enfermement : Jean-Gérard Lapacherie s’emploie à mettre en valeur les richesses patrimoniales d’une vallée de haute montagne reposant sur une longue tradition spirituelle et immatérielle et une ancienne prospérité économique tout en dénonçant la vision tronquée qui a présidé au statut de zone témoin créée en 1952. À l’inverse, l’expérimentation développée entre 1968 et 1971 sur le massif des Apennins dans l’Émilie-Romagne italienne présentée par Sandra Costa montre que la nouvelle approche méthodologique autour de la notion de bien culturel appliqué à un espace géographique offre un nouveau sens à la sauvegarde d’un territoire montagneux.
16Les géosites, comme espaces naturels montagnards d’un nouveau type où c’est notamment l’art contemporain qui contribue à la lecture du paysage, participent de l’émergence de nouvelles formes de mise en valeur territoriale comme le géotourisme que Christel Venzal décrit comme une démarche innovante susceptible de répondre aux questions essentielles de préservation de l’équilibre écologique. Le cas de la réserve géologique naturelle de Haute-Provence, créée en 1984, est symptomatique d’une volonté à la fois locale et nationale de valoriser une zone de montagne comme un patrimoine riche de son sous-sol, de ses espaces et de son habitat.
17La vie des populations montagnardes est intéressante à observer dans les pays aussi éloignés de l’Europe que les territoires andins d’Amérique latine où Chloé Tessier-Brusetti nous invite à suivre l’un des plus grands alpinistes français, Lionel Terray, qui a posé son regard de cinéaste amateur sur le quotidien des Indiens quichuas des hauts plateaux, pris dans les bouleversements politiques du Pérou. De son côté, la littérature contemporaine reste tout aussi fascinée qu’à l’époque romantique par une montagne rêvée : en Corse, Pierre Bertoncini voit dans des romans de Jérôme Ferrari, Marc Biancarelli et Marie Susini les marques de l’authenticité de l’île-montagne. Dans les Pyrénées, c’est l’œuvre d’un grand écrivain de montagne, romancier de la solitude, le Béarnais Joseph Peyré (prix Goncourt 1935), qui est mise en perspective par Pierre Peyré et Christian Manso. Le regard de nos contemporains sur la montagne a évolué de façon radicale depuis un siècle : Manel Rocher Gonzalez, constatant le déclin des valeurs du pyrénéisme, prend acte de cette situation et propose diverses mesures visant à construire un nouvel avenir transpyrénéen.
18Un constat s’impose après l’examen d’une trajectoire historique aussi riche en évolution et innovation : les représentations de la montagne comme objet géographique continuent à interroger les historiens, les géographes, les géologues comme les artistes et les écrivains qui peuvent reprendre à leur compte l’idéal des pyrénéistes décliné par Beraldi, l’auteur des Cent ans aux Pyrénées (1902) :
« Savoir à la fois ascensionner, écrire et sentir. »
Auteur
Conservateur général du patrimoine, membre du CTHS, section Histoire du monde moderne, de la Révolution française et des révolutions
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016