Des pierres pour une ville disparue au xvie siècle : Thérouanne (Pas-de-Calais)
Résumé
L’étude de l’approvisionnement en matériaux de construction de la ville disparue de Thérouanne (Pas-de-Calais) apporte un éclairage particulier à l’histoire matérielle sur un temps long au fil de l’évolution urbaine. La ville a bénéficié de deux ressources lithiques abondantes en son terroir : la craie blanche à silex du Coniacien et les grès du Landénien. La première est fragile et gélive, mais facile à tailler et à sculpter. La seconde est dure à froide, résistante à l’écrasement et à l’altération, mais très difficile à tailler et à sculpter. Aussi, dès l’époque du Haut-Empire, les bâtisseurs de monuments publics à Thérouanne font appel au calcaire de Marquise, transporté sur une quarantaine de kilomètres. Cette utilisation architecturale et cette large diffusion perdure à l’époque médiévale. L’approvisionnement en pierres dimensionnelles s’enrichit avec l’importation du calcaire marbrier de Tournai (Belgique) et est complété dans une moindre mesure par la craie finement glauconieuse du bassin carrier d’Esquerdes-Wizernes (Pas-de-Calais).
Entrées d’index
Mots-clés : craie, grès, pierre de Marquise, pierre de Matringhem, marbre de Tournai, Antiquité, Moyen Âge
Index géographique : Thérouanne, Esquerdes, Pas-de-Calais, Wizernes
Texte intégral
Problématique
1L’étude de l’approvisionnement en matériaux de construction d’une ville apporte un éclairage particulier à l’histoire matérielle sur un temps long au fil de l’évolution urbaine1. Localisée à une quinzaine de kilomètres de Saint-Omer (Pas-de-Calais), la ville de Thérouanne a un passé particulièrement riche. Elle fut chef-lieu de la cité des Morins, et s’étendait à la fin du iiie siècle sur presque 140 hectares. Le statut et l’importance de la ville au Moyen Âge sont révélés par la mention de l’existence d’un groupe épiscopal à partir du viie siècle et d’une cathédrale édifiée dès l’époque carolingienne. Elle contrôle une partie de l’accès au littoral et souffre de nombreux assauts, notamment durant la guerre de Cent Ans. Au début du xvie siècle, elle constitue une enclave royale française en territoire impérial des Pays-Bas. Assiégée sans succès en 1513 et en 1537, elle finit par se rendre à Charles Quint, après deux mois de siège en 1553. La ville est alors intégralement rasée et toute reconstruction y est interdite. Depuis, le site de la « Vieille Ville » a été rendu à l’agriculture. La ville de Thérouanne constitue ainsi un gisement exceptionnel pour la connaissance de l’histoire antique et médiévale. Elle offre un cas d’étude particulier où l’état de son abandon a été figé. Elle fait depuis un siècle l’objet de fouilles archéologiques, en l’absence de tout reste architectural encore en élévation. Du fait de la récupération des matériaux lors de sa destruction, les niveaux de démolitions ne renferment que des débris architecturaux qui scellent des murs arasés. Néanmoins, cet état permet d’appréhender la persistance ou non des sources d’approvisionnement depuis sa fondation jusqu’à l’aube des Temps modernes, dans une région frontalière entre l’Artois et la Flandre.
2L’étude des matériaux lithiques a été menée dans le cadre d’une étude pluridisciplinaire d’un projet collectif de recherche (PCR) : « PCR Thérouanne : ville antique et médiévale 2015-2017 ». En 2014, à la demande de Stéphane Révillon, alors conservateur régional pour l’archéologie de la région Nord-Pas-de-Calais, ce PCR a été lancé afin de mener l’étude de la ville antique et médiévale de Thérouanne. Un large panel de personnalités, de chercheurs d’horizons divers, d’acteurs locaux, aux compétences reconnues et complémentaires, a été constitué. Pendant les trois années de ce PCR, la recherche a été menée en réunissant les membres par petits groupes, voire en échanges ciblés, afin de rendre compte du travail de chacun, restitué dans les rapports remis annuellement2. Placé sous la direction de François Blary, ce PCR rassemble une équipe pluridisciplinaire (archéologues, géologues, géophysiciens, historiens, historiens de l’art) dont l’objectif est d’aboutir à une meilleure connaissance de la cité des Morins en mutualisant leurs savoirs et en menant des prospections archéologiques utilisant les techniques les plus modernes : résistivité électrique, magnétique, électromagnétique couplées de dernière génération. Les prospections micro-topographiques et géophysiques ont été réalisées intégralement, tel que le projet initial avait été défini. L’ensemble a donné de bons résultats, qui ont largement confirmé la faisabilité de l’étude urbaine de la ville de Thérouanne et l’apport indéniable des méthodes géophysiques en la matière. Depuis 2018, un nouveau cycle d’études est engagé, le PCR 2018-2022, qui a pour but la publication des données réunies et la mise en œuvre de bases de données accessibles en ligne.
3Une reconnaissance macroscopique des différentes natures et faciès de pierre sur les blocs architecturaux découverts en fouilles archéologiques et déposés dans les dépôts lapidaires de Thérouanne et d’Arras a été réalisée. Parallèlement, les carrières entourant la ville ont été reconnues par une campagne LiDAR, à la suite d’une enquête de terrain. À l’échelle régionale, une recherche bibliographique des centres carriers historiques ayant pu contribuer à approvisionner la ville a été entreprise. L’étude conjointe des centres carriers et des monuments de la ville permet in fine de dresser la carte d’approvisionnement des chantiers urbains pour chaque grande période historique.
Les ressources lithiques disponibles
4La ville de Thérouanne est située dans la vallée de la Lys, à la traversée des collines de l’Artois, quelques kilomètres avant d’atteindre la plaine de Flandre. La vallée est encaissée dans la craie blanche à silex du Coniacien, le plus souvent recouverte par des altérites, des colluvions de flanc de coteau, des limons et des lœss sur les plateaux. La craie saine n’affleure pas, il faut nécessairement creuser une dizaine de mètres pour la rencontrer. La ville est dominée au nord par de petites collines, buttes-témoins formées d’argiles et de sables du Landénien (Thanétien), dont les sables sont parfois cimentés en grès froids.
5La craie, le sable et l’argile sont donc les matières minérales répandues sur tout le territoire. Le simple moellon brut, ici le silex de la craie, issu du ramassage en plein champ, sur affleurement naturel ou dans de petites carrières, immédiatement autour du chantier de construction, est abondant. L’approvisionnement en chaux dans une région largement pourvue en craie et en ressource en bois est aisé. Mais l’élément constructif le plus recherché reste la belle pierre d’appareil, dans une région où ne sont disponibles que la craie tendre et un peu de grès froids difficiles à tailler.
6De l’accessibilité, de la qualité et de l’abondance de la ressource en pierres dimensionnelles dépendront l’ambition du programme architectural et les efforts financiers consentis par le commanditaire de l’œuvre, ainsi que la durée des travaux. Dès lors se pose la question du choix des matériaux au regard des ressources proches ou lointaines disponibles autour des grands chantiers, à l’exemple de la cathédrale de Saint-Omer3 (Pas-de-Calais), la ville la plus proche de Thérouanne.
Les ressources lithiques sollicitées à l’Antiquité
La pierre de Marquise (Pas-de-Calais)
7Peu d’éléments architecturaux de la période antique de la cité des Morins, qui deviendra Thérouanne au Moyen Âge, nous sont parvenus, et aucun monument public n’a encore été identifié. D’après Camille Enlart, qui a fouillé au début du xxe siècle le chœur et le transept de la cathédrale consacrée en 1133 :
« […] un gros mur composé de pierres énormes qui traversait le transept de bout en bout. C’était, sans nul doute, l’ancien mur d’enceinte [du Bas-Empire], et la primitive cathédrale correspondant à la nef de celle qui nous occupe, y appliquait son chevet. Plus tard, le mur fut démoli et la cathédrale, comme la ville elle-même, le dépassèrent pour s’étendre à l’est4. »
8Ce point est confirmé par Honoré Bernard, qui a poursuivi les fouilles dans les années 1970 et 19805.
9Si l’on se réfère aux qualités de roche privilégiées dans les constructions monumentales de la Gaule du nord, le grand module était taillé dans de la pierre assez tendre pour être facilement façonnée et assez ferme pour supporter des élévations parfois de plusieurs dizaines de mètres. Aucune ressource locale ne répond à cette exigence. Les architectes romains des monuments publics devaient nécessairement importer de la pierre de grand module.
10C. Enlart reconnaît ainsi la pierre de Marquise, qui a largement diffusé aux confins septentrionaux de l’empire romain :
« Les débris de monuments gallo-romains ne sont plus en place, mais remployés dans les fondations des xiie et xiiie siècles. Thérouanne étant dépourvue de bonne pierre, c’est au nord de Boulogne, à Marquise, que les constructeurs étaient allés chercher leurs matériaux dès le iiie siècle au moins6. »
11Le grand chapiteau romain découvert le long de la chaussée Brunehaut7 et les blocs architectoniques conservés au centre archéologique d’Arras ont tous été sculptés dans un calcaire ooïdique plus ou moins grossier, crème, à lits sédimentaires bien visibles, contenant des débris d’échinodermes. Cette roche est caractéristique de la formation géologique des calcaires de Marquise-Rinxent, affleurant dans le Boulonnais et d’âge Bathonien supérieur (Jurassique moyen)8. Ces calcaires ont été exploités à Marquise dans les carrières des Calhaudes et des Warennes ; à Leulinghen (Pas-de-Calais) dans les carrières de la Pierre Bleue et de la Queue du Gibet, et au nord d’Hardenthun (commune de Marquise) jusqu’au début du xxe siècle (fig. 1)
12Ce grand centre carrier a exporté ses pierres de grand appareil dès le Haut-Empire, par cabotage le long des côtes picardes et des Flandres, mais également en Angleterre (Dover, Richborough)9. Le transport par cabotage à travers le détroit du Pas-de-Calais jusqu’à l’embouchure de l’Aa, puis la remontée du fleuve un peu au-delà de Saint-Omer permettaient un transport par voie de terre sur 15 kilomètres seulement jusqu’à la cité des Morins, comme le note déjà C. Enlart en 190610. Le transport pouvait également se faire en totalité par voie terrestre, sur une distance d’une cinquantaine de kilomètres, le réseau routier antique entre Boulogne et Arras passant par Thérouanne (Tervanna)11.
La pierre de Matringhem (Pas-de-Calais)
13Si le grand appareil antique provient des calcaires du Boulonnais, la découverte récente d’un mur d’une grande construction en opus mixtum (parcelle cadastrale AB 25) en grès est unique à ce jour. Le mur est bâti en moellons équarris et en plaquettes d’un centimètre d’épaisseur environ de grès fin, gris verdâtre, dur, parfois finement lité, dépourvu de fossiles. Ce grès est différent des grès massifs du Landénien qui ont été extraits sur les buttes-témoins aux alentours de Thérouanne. Le long du cours amont de la Lys à partir de Thérouanne, ce grès fin a été identifié dans les premières assises des murs de l’église de Dennebrœucq. C’est effectivement à partir de cette commune qu’affleure le grès de Matringhem, d’âge Siegénien inférieur (Dévonien inférieur). Cette formation gréseuse affleure largement dans la région de Matringhem et constitue l’essentiel du massif primaire de Matringhem (fig. 1). Ce sont des grès le plus souvent blancs à gris verdâtre, plus rarement rouges, en bancs réguliers, admettant quelques intercalations schisteuses ou argileuses rouges ou blanches.
14Le transport des moellons équarris et des plaquettes retrouvées dans le mur de l’édifice antique s’est effectué sur une distance de 10 kilomètres, le long de la vallée de la Lys. Cela reste à ce jour le seul exemple d’utilisation de ce matériau à Thérouanne.
Les ressources lithiques locales utilisées au Moyen Âge
La craie blanche à silex noirs
15En absence de témoin archéologique, il n’est pas possible d’affirmer que les Gallo-Romains utilisaient la craie blanche à silex comme pierre d’appareil à Thérouanne. Cependant, C. Enlart mentionne :
« À l’Antiquité chrétienne, on ne peut attribuer qu’un très infime fragment de mur de petit appareil retrouvé à 3 m 35 au-dessous du sol du sanctuaire [la cathédrale]. Il n’en restait que deux assises formées de petits cubes de craie dont la face extérieure portait de grosses stries disposées en losanges et rappelant certains sarcophages du viie siècle, notamment celui de saint Erkembode, de Saint-Omer, qui provient de Thérouanne12. »
16En revanche, appartenant au Moyen Âge classique, plus de cinquante fragments de blocs d’architecture, comme du moellon, de la simple pierre dimensionnelle, des colonnes, des colonnettes engagées, des remplages ou des claveaux, mais également des éléments de mobiliers polychromes, sont formés d’une craie blanche à très légèrement grise. Cette craie contenant quelques silex noirs disséminés dans la masse, est identique à celle qui a servi à la construction de l’église de Nielles-lès-Thérouanne, rare édifice médiéval ayant subsisté dans les environs immédiats de Thérouanne. Ce matériau est de loin le plus abondant pour les blocs architecturaux. Il correspond à un approvisionnement proche de la ville.
17Effectivement, des extractions de craie blanche du Coniacien sont signalées dans le vallon sec du Petit Cavin, aux Fosses Machaut, à 3 kilomètres au sud de Thérouanne, sur la carte topographique d’état-major de la première moitié du xixe siècle. Une reconnaissance de terrain a permis de localiser précisément le centre carrier de Nielles, qui avait été reconnu et prospecté dans les années 199013. En arrière d’anciennes entrées en cavage bouchées, les carrières effondrées peuvent être rapportées à la période médiévale. Elles ont provoqué de légères ondulations en surface qui sont bien visibles en reconnaissance LiDAR (fig. 2). En continuité de ces carrières effondrées, des carrières à piliers tournés ont été exploitées pour la pierre de construction et peuvent être datées du début des Temps modernes. Par la suite, plus profondément situées sous le plateau et plus au sud, immédiatement à l’est du pont de la Folie, des carrières en bouteille avec accès par puits appelés « catiches14 » sont datées de la fin des Temps modernes au xixe siècle.
18Lors des prospections en carrières souterraines, il a été trouvé des pierres en attente ayant subi une première taille, et même, pour l’une d’entre elles, la forme préparatoire d’un élément d’un escalier à vis, avant la phase de finalisation effectuée sur le chantier de construction15 (fig. 3).
19D’autres centres carriers éloignés de moins 10 kilomètres pouvaient également alimenter en craie blanche à silex du Coniacien les chantiers de la ville de Thérouanne. À 8 kilomètres à l’ouest de Thérouanne, le centre carrier de Cléty a pu fournir de la pierre dimensionnelle. Nous savons que le centre d’Estrée-Blanche, situé à 7 kilomètres au sud-est de Thérouanne, sur la route d’Arras, alimentait dans les premières années du xviie siècle la ville d’Aire-sur-la-Lys16. En revanche, le centre carrier de Saint-Hilaire-Cottes, fournissant la « pierre de Cottènes », qui alimentait également Aire-sur-la-Lys à la même époque17, est situé à plus de 10 kilomètres de Thérouanne. Dans l’état actuel de nos connaissances et dans l’incapacité de prospecter les anciennes carrières, aujourd’hui inaccessibles, il est impossible de différencier les craies de ces différents centres carriers.
Les grès du Landénien
20La formation géologique des sables et grès d’Ostricourt (Landénien supérieur) renferme des lentilles et amas de grès quartzeux très dur, propre à fournir de belles pierres d’appareil et des pavés extraits dans des carrières appelées « gresseries » dans les textes anciens. Des sablières sont indiquées sur les buttes-témoins dominant la rive gauche de la vallée de la Lys au nord de Thérouanne, au Mont-Saint-Martin et au bois d’Enfer. Le sable a pu être utilisé pour l’élaboration des mortiers et pour l’alimentation de verreries. Aux alentours de Thérouanne, dans les églises médiévales ou du début des Temps modernes, les soubassements des murs sont systématiquement appareillés en grès landéniens, avant de présenter une élévation en craie blanche à silex noirs.
21Dans le lapidaire de Thérouanne, aucune pierre en grès n’est présente. Elles ont été soit systématiquement récupérées lors de la destruction de la ville, soit, n’étant pas sculptées, non prélevées et non conservées lors de leur découverte dans les fouilles archéologiques anciennes. Seuls des boulets calibrés de canon médiévaux en grès d’Ostricourt sont conservés dans le lapidaire de Thérouanne.
Les ressources régionales et inter-régionales sollicitées à la période médiévale
La craie légèrement glauconieuse
22Dans le nord de la France et jusqu’en haute Normandie, la limite Turonien supérieur-Coniacien inférieur est représentée par des craies compactes ayant localement subi des phénomènes diagénétiques qui en font de bonnes pierres d’appareil. Les bancs de craies du Coniacien inférieur, au voisinage du Turonien supérieur auquel ils passent sans limite précise, sont formés d’une craie grise ou grossière, parfois très légèrement glauconieuse. Vers la base, les silex sont généralement plus petits et moins régulièrement répartis en lits ; une patine rose paraît les caractériser. Ces bancs massifs ont été exploités localement comme pierre de taille. Ces craies compactes n’affleurent pas dans la vallée de la Lys mais plus au nord, dans la vallée voisine de l’Aa. Cette craie a été exploitée comme pierre de taille dans de grands centres carriers, à Esquerdes et à Wizernes notamment, jusqu’à la fin du xixe siècle (fig. 1).
23Le bassin carrier d’Esquerdes-Wizernes, situé à proximité du chemin médiéval de Saint-Omer à Thérouanne, a alimenté les chantiers de construction des villes d’Arques et de Saint-Omer pendant le Moyen Âge et les Temps modernes. L’un des portails de la cathédrale de Saint-Omer a été construit en pierre de Wizernes18.
24Une craie légèrement glauconieuse, indurée, à terriers remplis de craie glauconieuse jaune verdâtre pouvant être attribués à ces couches de passage Turonien-Coniacien, exploitée notamment à Wizernes et à Esquerdes, a été reconnue sur six éléments de mobilier intérieur de la cathédrale (tombeau, jubé ?) (fig. 4).
La pierre noire marbrière de Tournai, dite « pierre bleue »
25Nous savons que la pierre de Tournai a été largement utilisée dans la cathédrale. D’après C. Enlart :
« La pierre de Tournai se mêle à celle de Marquise, comme à N.-D. de Saint-Omer, dans les travaux du xiie siècle, qui comprirent la reconstruction de l’abside, le transept et le grand portail. L’abside du xiiie siècle, analogue à celle de l’ancienne cathédrale d’Arras, avait des colonnes couplées en pierre noire de Tournai [de 69 cm de diamètre]19. »
26Seulement trois éléments conservés dans le dépôt lapidaire de Thérouanne sont sculptés dans un calcaire marbrier gris noir, à passées très légèrement schisteuses, à patine gris beige, ferme à dur, rapporté au calcaire du Tournaisien des environs de Tournai, en Belgique (fig. 1). Ils appartiennent probablement à un mobilier funéraire de la cathédrale (fig. 5).
27La pierre de Tournai a très largement été diffusée dès le Haut-Empire20, puis tout au long du Moyen Âge21. Sa diffusion sous forme de mobilier religieux et funéraire a même atteint Saint-Denis-en-France à l’époque carolingienne22.
28En revanche, il n’a pas été identifié à Thérouanne de pierre d’Écaussinnes (Belgique), dite « petit granit ». Il est vrai que cette pierre de l’Ardenne commence à diffuser seulement à partir de la fin de la première moitié du xve siècle, d’abord en Flandre, puis en Artois23. Par exemple, huit colonnes et bonne quantité de blocs en pierre d’Écaussines arrivèrent par voie d’eau du port de Gand à Aire-sur-la-Lys en 160024.
La pierre de Marquise
29Toujours d’après C. Enlart,
« Des fragments d’arcature pourraient avoir formé un triforium trapu en pierre de Marquise, dont les arcs en plein cintre redentés retombaient sur de courtes colonnettes et sur des piédroits garnis de crochets, comme ceux des tours de Notre-Dame de Paris25. »
30Nous savons que le centre carrier de Marquise-Rinxent était très actif à l’époque médiévale26. La pierre de Marquise est reconnue dans de nombreux monuments médiévaux du nord de la France et de la Belgique.
31Plus de soixante blocs en pierre de Marquise ont été répertoriés dans le dépôt lapidaire de Thérouanne. Certains blocs sont des débris d’éléments architectonique de bâtiment religieux de grande qualité, d’autres appartiennent à un mobilier d’intérieur (funéraire, jubé ?) (fig. 6).
32Un dernier groupe de blocs reconnu dans le dépôt lapidaire de Thérouanne est issu d’un dallage de très haute qualité appartenant à la cathédrale. La cathédrale fut terminée seulement par l’évêque Henri Ier des Murs, qui mourut en 1280. Son épitaphe, publiée dans le Gallia christiana, dit qu’il fit faire le pavement. C. Enlart décrit ainsi ce pavement :
« Quant au pavement, nous en avons retrouvé un grand nombre de débris. C’est, comme ceux de Notre-Dame et de Saint-Bertin de Saint-Omer et jadis celui de la cathédrale d’Arras, un assemblage de dalles de pierre de Marquise ornées de dessins en champlevé, dont les creux sont remplis d’un mastic noir. Ces dalles portent le plus souvent des médaillons cantonnés d’écoinçons et entourés d’un cadre à inscription. Les sujets sont l’histoire d’Adam, celle de Noé, celle de Joseph, et d’autres scènes trop mutilées pour permettre une identification certaine, puis, sur des dalles de moindres dimensions, des fantaisies, des monstres comme l’Évêque de Mer, des scènes réelles, comme le Vigneron, qui a dû faire partie de la série des travaux des Mois, accompagnant un zodiaque. Enfin une large frise de rinceaux formait un encadrement.
« Tous ces pavements sont d’un style et d’un dessin excellents ; figures, animaux, ornements et caractères d’inscriptions sont plus beaux que dans aucun des pavements similaires que l’on conserve ; malheureusement, la plupart sont brisés en menus morceaux27. »
33Les éléments encore conservés confirment pleinement les déterminations de C. Enlart (fig. 7).
34Lors de la destruction de la ville et de ses monuments, la récupération des matériaux de construction fut probablement massive, à l’exemple bien connu du portail de la cathédrale. Ainsi, dans les comptes de la ville d’Aire-sur-la-Lys en ces premières années du xviie siècle, un dénommé J. Cousin de Thérouanne livre 46 pierres [de Marquise]. Il semble qu’il y ait eu un dépôt à Thérouanne ; seraient-ce encore des matériaux de l’ancienne cathédrale ? Question que pose A. Lavoine28.
L’évolution du schéma d’approvisionnement de Thérouanne
35Localement, la ville de Thérouanne a bénéficié de deux ressources lithiques abondantes en son terroir : la craie blanche à silex du Coniacien et les grès du Landénien. La première est fragile et gélive, mais facile à tailler et à sculpter. La seconde est dure à froide, résistante à l’écrasement et à l’altération météorique, mais très difficile à tailler et à sculpter.
36Ainsi, dès l’époque du Haut-Empire, les bâtisseurs de monuments publics à Thérouanne font appel à la pierre de Marquise, qui connaît une importante diffusion régionale à inter-régionale. Cette utilisation architecturale et cette large diffusion perdurent à l’époque médiévale. L’approvisionnement en pierres dimensionnelles s’enrichit avec l’importation du calcaire marbrier noir de Tournai, très réputé, et est complété dans une moindre mesure par la craie finement glauconieuse du bassin carrier d’Esquerdes-Wizernes.
37On peut ainsi reconstituer l’approvisionnement en pierres dimensionnelles et sculptées, sur un temps long, des grands monuments d’une ville aujourd’hui totalement disparue, située à la frontière entre l’Artois et la Flandre.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Salamagne 2011, Gély 2014.
2 Blary et al. 2015, 2016, 2017 et 2018.
3 Tourneur 2017.
4 Enlart 1920 : 22.
5 Bernard 1988 : 141-177.
6 Enlart 1906 : XLII.
7 Blamangin et al. 2011.
8 Mansy et al. 2007 : 55-56.
9 Stebbing 1928.
10 Enlart 1906 : XLII.
11 Blamangin et al. 2011.
12 Enlart 1906 : XLIII.
13 Chevalier 1997. Nous remercions Hugues Chevalier de nous avoir guidés sur les lieux des anciennes carrières souterraines, aujourd’hui totalement obstruées.
14 Leplat 1973.
15 Chevalier 1997.
16 Lavoine 1932 : 369.
17 Ibid. : 367.
18 Blanc 1996.
19 Enlart 1920 : 23, 1905 : 305.
20 Amand 1984, Groessens 2008.
21 Nys 1993.
22 Wyss et al. 2008.
23 Groessens 2008.
24 Lavoine 1932 : 368.
25 Enlart 1920 : 23, 24.
26 Platelle 1973, Dourdin 2011.
27 Enlart 1906 : XLV.
28 Lavoine 1932 : 369.
Auteurs
Université libre de Bruxelles (ULB), CREA-Patrimoine
Université Paris I – Panthéon-Sorbonne, Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (LAMOP, UMR 8589 du CNRS)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016