Provenance des matériaux de construction du site de la citadelle d’Amiens (Somme) de l’Antiquité à nos jours : un circuit court pour des matériaux oubliés
Résumé
Les fouilles menées de 2011 à 2015 à la citadelle d’Amiens (Somme) par le Service d’archéologie préventive d’Amiens métropole (SAAM) ont révélé un site densément occupé depuis le Haut-Empire. Implanté sur un plateau crayeux dominant en rive droite de la Somme, ce site stratégique a livré les vestiges d’un quartier suburbain et d’une zone funéraire antiques, puis d’un réseau de carrières souterraines de craie exploitées au Moyen Âge. Cette densité est aussi exprimée par la variété des pierres de construction. Un inventaire pétrographique visant à déterminer la provenance des matériaux utilisés a été réalisé. L’étude du microfaciès des roches démontre leur provenance locale : craie et son altérite, ainsi que différentes roches de la couverture tertiaire issues des colluvions de pente. L’exploitation de ce gisement dès l’Antiquité devient intensive et rationalisée au Moyen Âge, comme le démontre, de plus, l’omniprésence des signes lapidaires ; à tel point que les roches tertiaires amiénoises ne sont plus visibles que dans les vestiges des périodes anciennes.
Entrées d’index
Mots-clés : géoarchéologie, provenance des matériaux, citadelle, époque romaine, Moyen Âge
Index géographique : Amiens
Texte intégral
1Le site de la citadelle d’Amiens (Somme) a été concerné par plusieurs opérations archéologiques ces dernières années, du fait de la construction de bâtiments voués à accueillir, dès septembre 2018, le département de lettres, langues et sciences humaines de l’université de Picardie – Jules-Verne. Faisant suite à un diagnostic réalisé par l’AFAN en 20001, les fouilles préventives réalisées par le Service d’archéologie préventive d’Amiens métropole d’octobre 2011 à mai 2015 ont permis de mettre au jour de nombreux vestiges, notamment bâtis. Ils témoignent d’un certain nombre d’occupations successives, depuis le Haut-Empire jusqu’à l’édification de la citadelle d’Amiens, commanditée par Henri IV dans les premières années du xviie siècle2.
Présentation du site et répartition des vestiges par secteurs
2Implanté sur un plateau crayeux en rive droite du fleuve Somme, le site occupé par la citadelle présente une position stratégique, dominant la vallée, qui a, de toute évidence, retenu l’attention des populations anciennes. Sept zones distinctes, dont une à l’extérieur de l’enceinte moderne de la citadelle, ont été prescrites par le service de la recherche archéologique des Hauts-de-France (fig. 1).
3Aux secteurs 1 et 2 correspond une occupation antique initiée dès le début du ier siècle de notre ère, et poursuivie jusqu’à la fin du ive siècle. Ainsi, une première installation se met en place dès les années 15/20 ap. J.-C. et perdure jusqu’au début du iie siècle. Un habitat est représenté dans la seconde moitié du ier siècle par des fossés parcellaires, des trous de poteau et sablières basses, ainsi que de nombreuses grandes fosses creusées directement dans le substrat crayeux. Cette zone est ensuite réinvestie par une importante nécropole durant les iiie et ive siècles, dont 160 tombes ont été fouillées3.
4Le secteur 6, quant à lui, montre un habitat articulé autour d’un carrefour de voirie, avec entre autres les vestiges de fours et d’une cave maçonnée. Cette occupation, relativement courte, est datée de la fin du ier siècle jusqu’à la seconde moitié du iie siècle4.
5Situé hors des murs de la citadelle actuelle, plus au nord, le secteur 7 révèle les vestiges d’une voirie s’installant au début du ier siècle ainsi que deux puits livrant des restes humains, témoins d’activités funéraires dès le Haut-Empire dans cette zone. Pour les iie et iiie siècles, on suppose la présence d’établissements routiers le long de la voie5.
6L’occupation médiévale et moderne (secteurs 4 et 5) est caractérisée par un ensemble de vestiges bâtis témoignant de la mise en défense du site, de la fin du xiie au début du xviie siècle. D’une importance stratégique majeure, car représentant l’accès à la ville depuis Abbeville, Boulogne-sur-Mer, Arras et Saint-Pol6, la porte de ville Montrescu est probablement édifiée dès la fin du xiie siècle, avant d’être reconstruite à la fin du xive siècle en reprenant les normes de l’architecture philippienne, puis d’être surmontée, lors de l’édification de la citadelle d’Henri IV, par un corps de logis. Dès les années 1470, la défense de cette porte est renforcée par un premier boulevard d’artillerie de plan polygonal, puis à partir des années 1520 par un second boulevard plus imposant, intégrant sur son flanc oriental une deuxième porte voûtée monumentale, toujours visible de nos jours, dite porte de François Ier. La fouille des secteurs 4 et 5 a rendu possible la mise au jour et l’étude des fondations de ces deux ouvrages avancés successifs, le secteur 5 ayant livré un tronçon intact de la voie pavée menant d’Arras à Amiens depuis le nord-est7.
7Signalons également ici les vestiges d’une carrière souterraine médiévale à l’ouest du secteur 68. Bien d’autres galeries similaires sont présentes sur le site, puisque la citadelle d’Henri IV a été directement édifiée sur un important réseau de carrières souterraines antérieures9. La connaissance et la cartographie de ce très vaste réseau se déployant au moins jusqu’à l’ancien faubourg Saint-Maurice sont complétées pas à pas, depuis les explorations entreprises au xixe siècle jusqu’aux nombreuses interventions réalisées de nos jours par le service de gestion des risques d’Amiens métropole10. Son étendue précise reste cependant impossible à estimer, la construction des fossés de la citadelle en ayant oblitéré une grande partie à la fin du xvie siècle. Des portions explorées à ce jour sur plus d’une centaine de mètres subsistent dans la partie nord de la citadelle, tandis qu’un réseau dépassant 200 mètres de longueur est connu dans le quartier voisin de Saint-Maurice. La largeur des galeries est très variable, mais peut parfois dépasser 5 mètres. Du point de vue de l’étagement vertical des galeries, les rares indices évoquent plutôt l’existence d’un seul niveau (altimétrie moyenne située autour de 31/34 mètres NGF), mais en vérité rien n’exclut que plusieurs niveaux à présent inaccessibles aient ici pu être exploités. Ainsi, la fouille du terre-plein du boulevard François-Ier a mis au jour la base d’un pilier de carrière antérieur, situé à environ 31 mètres NGF et directement recoupé par les fondations de l’édifice11.
Les matériaux lithiques employés au cours des siècles
8Au terme des fouilles de ces différents secteurs, un inventaire des roches ouvrées des éléments architecturaux antiques, médiévaux et modernes a été réalisé. Dans un premier temps, il a été macroscopique, à la loupe de terrain. Un classement des roches rencontrées en plusieurs groupes pétrographiques a été élaboré. Ensuite, chaque groupe de roches a fait l’objet d’une étude du microfaciès au microscope pétrographique polarisant, après fabrication de lames minces. La reconnaissance des microfaciès et leur positionnement précis dans la colonne stratigraphique régionale constituent un premier résultat. La lecture des cartes géologiques existantes12 et la connaissance géologique régionale des auteurs ont ensuite facilité la localisation des gîtes primaires potentiels et les propositions de lieux d’approvisionnement en matériaux de construction durant les périodes anciennes.
Les roches du Haut-Empire
9Les échantillons de roches étudiées pour la période du Haut-Empire sont composés de moellons du parement interne d’une cave, d’éléments de placage découverts en remblai de grandes fosses ou fossés, et de blocs utilisés en calage de trou de poteau, dont voici quelques exemples. Ils ont tous fait l’objet d’une étude microfaciologique dont les résultats sont synthétisés (tabl. 1).
Tabl. 1. – Citadelle d’Amiens (Somme) : échantillons prélevés sur éléments de construction antique, étudiés en lames minces.
N° lame mince | Contexte | Objet | Diagnose | Datation roche |
CIT2172-5 | Fossé | Élément de placage | Packstone à milioles | Lutétien |
CIT0554-3 | Calage de trou de poteau | Bloc | Grès ferrugineux à débris végétaux | Thanétien supérieur à Yprésien |
CIT3160-5 | Décapage du secteur 2 | Élément de placage | Grès bioclastique glauconieux | Thanétien supérieur à Yprésien |
CIT2431-8 | Fosse | Moellon | Calcaire à Ditrupa et Orbitolites | Lutétien inférieur |
CIT0015-4 | Voirie | Moellon en réemploi | Grès à huîtres et extraclastes de craie santonienne | Base transgressive du Tertiaire |
CIT6059-1 | Parement interne de cave | Moellon | Craie à Globotruncata et spicules d’éponge | Coniacien |
CIT7297-1 | Silo | Élément de placage | Marbre à calcite indentée homogène de grain fin | Type Carrare |
10Il s’agit ici principalement de roches de provenance locale, appartenant à la craie du Santonien et du Coniacien, à des grès et des calcaires du Paléogène (Thanétien, Yprésien et Lutétien). Un marbre exotique a aussi été étudié. Les matériaux lithiques locaux ont été reconnus et replacés dans la stratigraphie régionale.
11La craie santonienne (fig. 2a) affleure sur le site de la citadelle et a probablement fait l’objet d’exploitations à ciel ouvert sur site. La craie coniacienne est présente sur site mais en profondeur, comme dans les carrières souterraines, ou encore à flanc de vallée, au pied de la citadelle, où une fosse d’extraction, peut-être abandonnée dès le iie siècle, a été reconnue13. Par ailleurs, il semble que les carrières souterraines de la citadelle ou des quartiers voisins n’ont pas été exploitées au Haut-Empire.
12Concernant les calcaires et les grès tertiaires, ils ont été précisément reconnus et replacés, à l’échelle du banc, dans la stratigraphie régionale. En surface, ces bancs n’affleurent pas sur le site de la citadelle mais à quelques kilomètres plus au nord, dans la vallée de l’Hallue. Ce bassin gressier a ainsi livré nombre de carrières, en particulier exploitées tout au long du xve siècle, en raison des besoins considérables imposés alors par l’activité de pavage à Amiens et ses environs14. Cela a conduit dans un premier temps à supposer que, dès le Haut-Empire, des roches de gîtes primaires exploitées à ciel ouvert le long des rives de l’Hallue ont ensuite transité par voie d’eau jusqu’à la Somme avant d’être remontées à la Citadelle. Il faut probablement faire l’impasse sur cette première hypothèse, puisqu’il apparaît que ces mêmes roches tertiaires sont bien présentes sur les pentes de la citadelle, emballées dans les alluvions anciennes et les colluvions de la pente nord de la vallée de la Somme. En effet, on retrouve en grand nombre dans les sédiments argilo-sableux colluvionnés des blocs de grès quartzitiques thanétiens, des blocs de calcaires et grès lutétiens, et des blocs de calcaires silicifiés à restes de palmiers paléogènes15 (fig. 3).
13Il est donc plus vraisemblable que dès le Haut-Empire ces blocs ont été l’objet, sur site ou à proximité immédiate, d’exploitations de surface ou de ramassage sur les pentes. Il convient de signaler que, parmi les roches tertiaires utilisées, l’une d’elles est très rare dans le Tertiaire du bassin de Paris et est extrêmement bien localisée. Il s’agit des travertins silicifiés à stipes de palmier et de paléosols silicifiés (silcrète) (fig. 3c et 3d). C’est probablement la première fois que ces roches sont signalées comme utilisées à l’époque romaine.
14Concernant la roche exotique, il s’agit d’une roche métamorphique de type marbre, à cristaux de calcite indentée de grain fin. Sa texture rappelle celle des marbres blancs de Carrare, mais cette hypothèse serait à confirmer par cathodoluminescence.
Périodes médiévale et moderne
15Les échantillons analysés correspondant aux maçonneries des périodes médiévale et moderne ont été prélevés directement sur les parements internes et externes des murs des aménagements défensifs. De nombreux prélèvements de mortiers ont également été effectués dans ces maçonneries (tabl. 2).
Tabl. 2. – Citadelle d’Amiens (Somme) : échantillons prélevés sur éléments de construction pour les périodes médiévale et moderne, étudiés en lames minces.
No lame mince | Contexte | Objet | Diagnose | Datation roche |
CIT9049-1 | Blocage interne de la tour du boulevard Louis-XI, bas Moyen Âge | Mortier | Mortier sableux (quartz, muscovite et granules de craie), identique à CIT4625-2 et CIT4622-1 | Matériaux provenant de la base du Tertiaire discordante sur la craie |
CIT5007-1 | Niveau de préparation de la chaussée d'Arras, bas Moyen Âge | Mortier | Mortier gravillonneux (quartz émoussés, galets de craie et silex) | Matériaux provenant de la base du Tertiaire discordante sur la craie |
CIT5112-4 | Parement du mur nord-ouest, tour nord de la porte du boulevard Louis-XI, bas Moyen Âge | Mortier | Mortier gravillonneux (quartz, glauconie, galets de craie), proche de CIT5007-1 | Matériaux provenant de la base du Tertiaire discordante sur la craie |
CIT8016-1 | Blocage interne, porte Montrescu, salle basse est, tourelle d'escalier, bas Moyen Âge | Mortier | Mortier sableux à gravillonneux (pisolithes vadoses, galets de craie altérée, traces de racines), proche de CIT9026-1 | Matériaux provenant de l’altérite du toit de la craie |
CIT9026-1 | Blocage interne de la courtine du boulevard Louis-XI, bas Moyen Âge | Mortier | Mortier sableux à gravillonneux (quarts émoussés, pisolithes vadoses, galets de craie, calcaire sableux) | Matériaux provenant d’un mélange des sables tertiaires discordants sur la craie et de l’altérite du toit de la craie |
CIT8008-1 | Blocage de maçonnerie, porte Montrescu, salle basse ouest, angle sud-ouest, bas Moyen Âge | Mortier | Mortier sableux à gravillonneux (galets de craie) | Matériaux provenant des sables de la base du Tertiaire discordante sur la craie |
CIT8015-2 | Parement interne de la tourelle d'escalier, porte Montrescu, bas Moyen Âge | Moellon | Craie partiellement dolomitisée | Coniacien |
CIT8001-1 | Fondations de la porte Montrescu, salle basse ouest, bas Moyen Âge | Mortier | Mortier sableux à gravillonneux (galets de craie), identique à CIT8008-1 | Matériaux provenant de la base du Tertiaire discordante sur la craie |
CIT5117-3 | Parement externe, mur d'escarpe du fossé, bas Moyen Âge | Moellon | Grès quartzitique | Thanétien supérieur |
CIT4014-1 | Parement externe du mur de fondation du boulevard François-Ier, époque moderne | Moellon | Grès avec remaniement de craie santonienne, identique à CIT0015-4 | Base érosive du Tertiaire |
CIT4625-1 | Parement ouest, boulevard François-Ier, galerie de contre-mine ; chambre de tir est, mur de refend, époque moderne | Mortier | Mortier sableux (quartz, muscovite et granules de craie) | Matériaux provenant de la base du Tertiaire discordante sur la craie |
CIT4622-1 | Parement interne, boulevard François-Ier, galerie de contre-mine ; galeries sud et est, époque moderne | Mortier | Mortier sableux (quartz, muscovite et granules de craie), identique à CIT4625-1 | Matériaux provenant de la base du Tertiaire discordante sur la craie |
16Les analyses pétrographiques réalisées montrent, comme pour la période du Haut-Empire, une production sur site des matériaux. C’est le cas des moellons, mais aussi des mortiers, qui sont fabriqués sur site avec les produits présents dans les altérites de la craie (fig. 4).
17Ainsi, les moellons de craie proviennent en grande partie des bancs coniaciens identiques à ceux présents dans les carrières souterraines de la citadelle (fig. 2b, 2c). Cette affirmation repose sur la comparaison des lames minces d’échantillons prélevés dans les carrières souterraines avec les lames minces effectuées dans chacun des éléments de construction étudiés. Il n’y a donc à présent aucun doute sur le fait que ces pierres de taille employées dans les boulevards défendant la porte Montrescu aux xve et xvie siècles proviennent directement de ces carrières souterraines.
18Quant aux moellons de grès et de calcaire tertiaires (fig. 3) issus de ces constructions médiévales et modernes, ils ont précisément la même nature que ceux présents dans les édifices du Haut-Empire et proviennent certainement des mêmes gisements primaires, c’est-à-dire les alluvions anciennes de la Somme et les colluvions de pente situées directement à l’amont du site. Les auteurs de la notice de la carte géologique du BRGM, échelle 1/50 000, signalent, sans citer leurs sources, que ces colluvions et alluvions ont été largement exploitées pour extraire la pierre au Moyen Âge16.
19L’extraction de matériaux locaux est aussi envisagée pour les mortiers. Les matériaux qui les constituent sont tous potentiellement présents sur le site. Les inclusions de pisolithes vadoses, granules de craie, graviers de craie à base de racine, présentes dans les argiles des mortiers, démontrent clairement qu’elles proviennent des altérites de la craie. Le sable utilisé comme dégraissant est aussi celui de la base du Tertiaire, avec sa glauconie et ses bioclastes caractéristiques (fig. 4).
20De manière générale, l’extraction des matériaux lithiques semble également se rationaliser à cette période, comme le démontre l’omniprésence de signes lapidaires sur les parements d’édifices datés de la fin du xive siècle, telles les fondations de la porte Montrescu17.
Les carrières de craie de la citadelle d’Amiens : exploitations antiques et médiévales
21L’apport principal de l’étude pétrographique reste donc la détermination d’une origine locale de la plupart des matériaux de construction, en particulier la craie du Coniacien présente in situ dans le sous-sol18. L’utilisation de ce dernier matériau a, par exemple, été observée pour le parement d’une cave datée du iie siècle19 ou encore pour celui de la tourelle d’escalier de la porte Montrescu, édifice daté de la fin du xive / courant xve siècle20. Il faut également signaler l’emploi systématique de nombreux éclats de silex noir dans le blocage interne des tours défendant la porte Montrescu, ainsi que dans les ouvrages avancés successifs défendant le site jusqu’à la fin du xvie siècle21. Or, le silex noir est reconnu comme étant associé à la craie du Coniacien observée à Amiens et est, très probablement, issu de l’extraction de ce matériau.
22Le développement précis de ce réseau de carrières au cours du temps reste également mal connu à ce jour. L’exploitation des carrières est attestée de manière certaine à partir de la fin du xive siècle22, tandis que les sources comptables des maîtres d’œuvre font régulièrement état de fournitures provenant des carrières de Saint-Maurice et de travaux d’extraction à même les fossés, au-devant de la porte Montrescu, dès la première moitié du xve siècle, et ce jusqu’au dernier quart du xvie siècle23. D’un point de vue archéologique, le principal témoignage de cette exploitation de masse reste la quantité considérable de matériaux crayeux et de silex employés, autant dans les parements et blocages internes que dans les recharges de voiries, de l’Antiquité jusqu’au xviie siècle. Il convient de ne pas oublier la production de chaux pour la confection du mortier ; l’existence de structures liées à cette activité est attestée autant pour la période antique24 que pour la période médiévale25.
23Nous pouvons par conséquent entrevoir l’existence d’une activité d’extraction souterraine et d’exploitation de la craie intensive et très structurée, au moins pour la période médiévale, qui tire peut-être son origine d’exploitations antiques plus localisées à ciel ouvert, mais néanmoins bien présentes. La question d’une continuité de cette exploitation reste difficile à résoudre et rejoint les lacunes archéologiques observées pour le haut Moyen Âge lors des fouilles de la citadelle26. Néanmoins nous observons, indifféremment de la période considérée, une grande variété des déclinaisons du matériau crayeux, qui permet de conclure que l’extraction en carrière est accompagnée d’une logique de tri du matériau et des déchets de taille, ce qui implique une rationalisation poussée de la chaîne opératoire, de l’extraction à la pose du produit fini.
Les signes lapidaires : regard sur un chantier de construction de la seconde moitié du xve siècle
24Cette rationalisation est à généraliser jusqu’au stade du chantier de construction, en particulier pour les grands ouvrages avancés défendant la porte Montrescu à la fin du Moyen Âge (fig. 5 et 6). Les principaux témoins de cette organisation très structurée des corps de métiers restent les nombreux signes lapidaires27 (fig. 7) observés sur chacune des pierres à bâtir en craie.
25La quasi-totalité de cet ensemble prend la forme de chiffres romains directement incisés sur le bloc, de « I » à « IX ». En ce qui concerne les ouvrages qui nous intéressent, ce procédé de marquage rudimentaire – avec parfois des ratés et des réécritures – semble être employé dès la fin du xive siècle, dans les fondations de la porte Montrescu, et au moins jusqu’à la première moitié du xvie siècle, dans les fondations du boulevard de François ier. Il apparaît que leur emploi dépasse largement le cadre de ces constructions civiles. De plus, ces marques ont été maintes fois identifiées dans l’Amiénois, indépendamment de la fonction et du statut de l’édifice : civil, privatif, religieux, etc.28. Une première étude exhaustive des parements avait notamment été entreprise au château de Boves29, situé à 8 kilomètres au sud-est d’Amiens : l’enquête avait conclu à l’omniprésence de ces marques de calibrage sur les ouvrages édifiés entre le xiie et le xvie siècle30. Ces dernières années, de nombreux cas ont été signalés en dehors de la Picardie, dans un vaste champ d’observation qui se superpose à la carte de répartition des crayères du Bassin parisien. Parmi nombre de sites d’importance pour cette question, l’on peut mentionner le château de Gisors (Eure), dans le Vexin français31, celui de Montsoreau (Maine-et-Loire), en Anjou32, ou encore l’abbaye Saint-Remi de Reims (Marne) pour la région champenoise33.
26Au sujet de la fonction de ces signes, leur emploi systématique oriente vers un signe à vocation utilitaire, voué à transmettre une information concernant le bloc manipulé34. Une corrélation très nette entre ces marques et un panel de hauteurs d’assise distinctes est constatée pour les maçonneries les mieux représentées, telles celles du boulevard Louis-XI, édifiées dans la décennie 1470 (fig. 8).
27Les blocs examinés y sont marqués après taille et avant leur pose par les maçons, les hauteurs d’assise étant réparties de 15 à 25 cm, soit 6 à 10 pouces. Ces constats trouvent ici un parallèle fort avec ceux effectués en 2005 par le service archéologique départemental de Maine-et-Loire, lors de l’étude du bâti engagée au château de Montsoreau, édifié de 1450 à 146235. Un système de signes lapidaires identiques et gravés sommairement après taille y avait été observé sur un certain nombre de pierres de taille en tuffeau. Ce système y avait également été mis en correspondance avec l’emploi de différentes valeurs de module de hauteur. Les auteurs soulignaient d’ailleurs que la même observation avait fréquemment été faite sur de nombreux édifices du val de Loire érigés au moins à partir du xive siècle, voire antérieurement36. Toutefois, la valeur des hauteurs mesurées à Montsoreau, autour de 30 cm, est plus importante que celle observée sur le boulevard Louis-XI à Amiens, dont l’édification est quasiment contemporaine. Cela pourrait être lié à la densité du matériau : le tuffeau employé à Montsoreau est fortement poreux37 et permet vraisemblablement l’élaboration de pierres de taille plus légères et manœuvrables par un ou deux maçons. Plus près d’Amiens, des modules bien plus petits – autour de 16 cm de hauteur – étaient employés à Douai, sur les parements des fortifications urbaines, où les dimensions des pierres dites « communes » en grès, et de ce fait plus denses, étaient déterminées dès la seconde moitié du xiiie siècle par un ban échevinal38.
28D’autres données conduisent à envisager ici que ce système de signes lié à des valeurs de hauteur de module est très spécifique à cette période de la seconde moitié du xve siècle. En effet, ces valeurs sont bien plus élevées pour les blocs constituant les ouvrages postérieurs du boulevard François-ier et de la citadelle, et ne semblent pas être partagées par les ouvrages antérieurs de la porte Montrescu. Cela illustre que certaines habitudes de construction sont, dans le cas de la citadelle d’Amiens, soumises à des changements entre le bas Moyen Âge et l’époque moderne. Ainsi, le moyen module employé dans les chantiers de la décennie 1470 correspond à celui d’une pierre de taille manœuvrable par un seul homme, alors qu’il faut vraisemblablement avoir recours à des engins de levage pour manipuler les blocs de grand module employés dans les chantiers du xvie siècle. À Boves, Pierre Gillon avait constaté la permanence de certains étalonnages entre le xiie et le xve siècle, tel le signe « V », correspondant à une hauteur d’assise d’environ 19 cm39. Le même auteur avait également relevé de grandes variations d’une maçonnerie à l’autre, ce qui l’a amené à supposer que le calibrage était défini et réalisé à pied d’œuvre, selon la fonction de l’ouvrage40.
29Aussi, loin de limiter ce phénomène au seul pays de Somme, il faut peut-être envisager un mode de communication lié à l’exploitation de plus en plus intensive de matériaux calcaires durant la période médiévale, étendu aux crayères du Bassin parisien. En ce qui concerne le val de Loire, la généralisation de ce système avait été mise en relation avec une volonté d’exploiter au mieux le matériau extrait de la carrière en fonction de la fissuration de la roche et des techniques d’extraction41. Le même constat peut être fait pour les carrières d’Amiens, où les exploitants ont pu transmettre à travers le temps un savoir autant technique qu’opératoire, et l’adapter ou le modifier en fonction des mutations de l’industrie du bâtiment durant les périodes médiévale et moderne.
30La mise en commun des études réalisées à l’issue des fouilles du site de la citadelle d’Amiens, autant sur les matériaux de construction que sur le bâti préservé, a mis en exergue un réseau d’approvisionnement local en matériaux de construction probablement très actif dès la période antique. Objectivement, l’éventuelle continuité de cette exploitation jusqu’à la période médiévale n’est, en l’état actuel des connaissances, pas démontrée. Cependant, l’identification de roches communes à ces occupations successives – notamment les grès tertiaires – laisse supposer une persistance de l’activité locale des carriers sur certains matériaux de construction, privilégiant ainsi les « circuits courts ».
31Quant aux signes lapidaires recensés en nombre sur les ouvrages fortifiés édifiés du xive au xvie siècle, ils témoignent de la mise en place et de la poursuite sur le long terme d’une exploitation intensive et optimisée, davantage orientée vers les matériaux crayeux. Les sources échevinales d’Amiens rendent compte d’un arrêt subit de cette exploitation en 1579, lorsque le comblement des carrières et fours à chaux « hors la porte Montrescu » fut imposé par les autorités scabinales42.
32Nul doute qu’une systématisation de ces observations sur les opérations archéologiques à venir sur Amiens pourrait affiner notre compréhension de ce vaste réseau d’approvisionnement local et, de plus, enrichir la réflexion sur l’organisation des chantiers de construction durant les périodes antique, médiévale et moderne.
Bibliographie
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Van Belle J.-L., Waroux R., Petroons R. (dir.), 1994, Signes lapidaires : nouveau dictionnaire. Belgique et nord de la France, Braine-le-Château, Artel.
Notes de bas de page
1 Gehmel 2000 : 1-66.
2 Millereux-Le Béchennec 2016 : 520-521.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Leconte 2017 : 238.
6 Rapone 2016 : 209-210 et 47-55.
7 Ibid.
8 Millereux-Le Béchennec 2016 : 166.
9 Roland et Roland 1990 : 16-17.
10 Données SIG Amiens métropole.
11 Rapone 2016 : 35.
12 Dupuis et Kuntz 1972 ; Gosselet et al. 1894.
13 Lascour 2012 : 12 et 14.
14 Béghin 2015 : 774-814.
15 Dupuis et Kuntz 1972 ; Gosselet et al. 1894.
16 Dupuis et Kuntz 1972.
17 Rapone 2016 : 59 et 138.
18 Barrier 2015 : 33.
19 Millereux-Le Béchennec 2016 : 221-231.
20 Rapone 2016 : 74.
21 Ibid. : 60.
22 Roland et Roland 1990 : 17.
23 Ibid.
24 Rapone 2016 : 35.
25 Roland et Roland 1990 : 17.
26 Rapone 2016 : 30.
27 Rapone 2016 : 135-147.
28 Pinsard 1889 : 21.
29 Gillon 2012 : 189-194.
30 Ibid. : 191.
31 Hamon 2008 : 485.
32 Hunot et al. 2008 : 195-206.
33 Tourtebatte 1996 : 130.
34 Van Belle et al. 1994 : 10.
35 Hunot et al. 2008 : 195.
36 Ibid. : 201.
37 Prigent 1997 : 68.
38 Salamagne 2001 : 155.
39 Gillon 2012 : 191.
40 Ibid. : 189.
41 Hunot et al. 2008 : 201 ; Prigent 2003 : 14-33.
42 Roland et Roland 1990 : 17.
Auteurs
Institut polytechnique UniLaSalle
Service d’archéologie préventive d’Amiens métropole
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016