Les éléments de colonnes en pierre de l’oppidum de Bibracte (mont Beuvray, Bourgogne-Franche-Comté) : un savoir-faire local appliqué à un édifice romain du milieu du ier siècle avant J.-C.
Résumé
Découverts dès 1989 sur l’oppidum de Bibracte, des blocs en pierre de forme triangulaire ont été identifiés comme des éléments de construction de colonnes appartenant à un édifice à plan basilical du milieu du ier siècle avant J.-C. La constitution d’un corpus important (1 331 éléments) a permis de mieux les caractériser pour comprendre leur forme, leur mise en œuvre et leur signification. Les faciès lithologiques (majoritairement en grès et en granite), la forme des objets, les traces d’outils et le matériau abrasif (peu habituel pour un matériau de construction) posent la question de l’origine d’un tel choix et celle du possible lien avec le mobilier de mouture. Les éléments de colonnes mis en œuvre à Bibracte sont donc des objets uniques, et tout un faisceau d’indices tend à montrer que le savoir-faire nécessaire à leur production est dérivé (exapté) de celui des artisans meuliers, lors de la toute première expression architecturale romaine d’ampleur en environnement laténien.
Entrées d’index
Mots-clés : matériaux de construction, oppidum, détermination pétrographique, détermination morphométrique, savoir-faire, exaptation
Index géographique : Bibracte
Texte intégral
1Le thème « transmission des savoirs » peut particulièrement bien s’appliquer aux matériaux de construction, qui appartiennent pleinement au discours de caractérisation des sites archéologiques, ainsi qu’en témoignent les nombreuses études menées sur le sujet depuis plusieurs décennies. Ainsi, ces matériaux sont souvent évoqués à travers la recherche des provenances géologiques, la mise en évidence des circuits d’approvisionnements nécessaires au chantier de construction, ou encore la définition des propriétés intrinsèques des roches pour leur mise en forme et en œuvre.
2Ces questions se posent notamment avec l’apparition et la diffusion des matériaux de construction romains dans le nord-est de la Gaule, pour lesquels il est également nécessaire de développer leur place en tant que marqueurs culturels et identitaires1. En effet, ces matériaux produits à partir de ressources naturelles se posent également comme témoins des relations interculturelles entre le monde méditerranéen et les divers peuples gaulois, avant et après la conquête romaine.
3Il apparaît clairement que la monumentalisation et la pétrification des villes, principalement dans les premières décennies du ier siècle après J.-C., mais également avant, sont liées sans conteste à des changements dans la conception des bâtiments. Les modes de construction considérés comme gaulois, employant des ressources périssables tels que le bois, le chaume ou encore la terre crue, sont progressivement remplacés par, ou parfois mis en œuvre conjointement avec de nouvelles formes architecturales où les matériaux font notamment appel à la pierre et à la terre cuite. Ainsi, l’espace exploité pour les chantiers de construction est mobilisé différemment, avec l’ouverture de carrières d’extraction pour la pierre et l’argile nécessaires à la production des matériaux.
4De fait, l’oppidum de Bibracte s’avère particulièrement important, puisque son occupation à un moment charnière de l’histoire des Gaules permet d’observer la « romanisation » des matériaux de construction à partir des stratigraphies et des vestiges immobiliers conservés sur le site.
Des matériaux uniques : les éléments de colonnes en pierre de l’oppidum de Bibracte
5Cet oppidum, implanté sur le mont Beuvray, est le chef-lieu du territoire des Éduens durant la période gauloise, avant d’être abandonné progressivement au début de notre ère suite au transfert du statut de capitale à Autun / Augustodunum, comme en témoignent les phases d’occupation les plus récentes du site2. Le territoire de ce peuple gaulois, vaste et centré sur le Morvan, se trouve donc géographiquement à un carrefour stratégique pour les routes commerciales (fig. 1), en raison notamment de la présence de trois bassins versants d’importance (la Loire au sud, la Seine et l’Yonne au nord et la Saône à l’est), qui ont été parcourus par les marchands romains pour transporter leurs produits vers le nord de la Gaule. De ce fait, les Éduens sont un peuple riche et puissant, et ils ont su lier des contacts privilégiés avec le monde romain. Cette proximité se traduit notamment par le titre fratres consanguineique (frères de même sang) attribué par le Sénat romain dès le milieu du iie siècle avant J.-C. et la rencontre, peu avant la Guerre des Gaules, entre un vergobret3 et le sénateur romain Cicéron4.
6Le site, établi en hauteur, est entouré de deux remparts monumentaux de type murus gallicus, qui ceinturent une surface de près de 200 hectares pour son extension maximale5. À l’intérieur de cette zone délimitée par les fortifications, de très nombreuses structures liées à l’occupation de la ville ont été découvertes (fig. 2).
7Les pratiques collectives religieuses, politiques et économiques sont ainsi bien représentées à l’intérieur du site, en différents points de l’oppidum, ainsi que l’artisanat métallurgique et l’habitat privé. Tous ces édifices présentent des modes de construction très variés ; les bâtiments concernés peuvent être édifiés en terre et bois, quand certaines maisons mettent en œuvre les matériaux classiques du monde méditerranéen. Pour ces dernières, les plans des structures ainsi que le soin et les innovations apportées à la construction permettent même de les cataloguer comme de véritables domus de type italique6.
8La fouille des vestiges de l’oppidum a ainsi permis la mise en évidence de l’emploi de matériaux de construction et de couverture romains sur de nombreux bâtiments, parmi lesquels les éléments de colonnes en pierre. La quasi-totalité des éléments découverts dès 1989 sur les différents chantiers de fouilles au lieu-dit La Pâture du Couvent7 est trouvée autour du lieu principal de mise en œuvre, un édifice à plan basilical (fig. 3). L’interprétation première de ce bâtiment en tant que basilique civile8, bien que très discutée9, repose principalement sur le plan des vestiges immobiliers, la monumentalité incontestable du bâtiment et la précocité des modes de construction méditerranéens. En l’absence de corpus épigraphiques et des bâtiments caractéristiques confirmant la présence d’un forum tripartite sur cet oppidum, la question de l’intégration des modèles romains dans les institutions politiques éduennes reste posée.
9Les fouilles archéologiques ont permis de dater la construction de ce bâtiment précoce entre 50 et 30 avant J.-C., un édifice qui est très rapidement détruit et remplacé par une domus dès le début de la période augustéenne10. Une grande diversité de mise en œuvre des matériaux existe pour ce premier bâtiment aux maçonneries de pierres liées à la chaux, couvert de tuiles, faisant appel notamment à des normes romaines pour sa conception. Ainsi, ce bâtiment possède une parure monumentale qui est clairement restituable à partir des éléments architecturaux découverts, dont des colonnes de hauteur variable.
10Les éléments en pierre constituant les fûts de ces colonnes ont différentes formes, puisqu’il s’agit en effet soit de quarts, soit, pour le cas le plus majoritaire, de sixièmes de disques en pierre de diverses natures lithologiques. Plusieurs éléments sont associés pour former une assise de 15 à 20 centimètres d’épaisseur, pour une colonne d’une hauteur maximale restituable de 5,40 mètres en incluant base et chapiteau. Tous ces éléments sont liés entre eux et en quinconce avec un mortier de chaux, et des traces sur les parties externes montrent la présence d’un enduit à la chaux.
Caractérisation pétrographique et morphométrique
11La constitution d’un corpus important de 1 331 objets, accompagné de la conservation quasi exhaustive de ces éléments en contexte ou non, permet donc ainsi de comprendre leur mise en œuvre, mais nécessite aussi de caractériser finement leur nature lithologique et leur forme à partir de déterminations et de mesures fiables.
12L’étude de ces éléments s’est effectuée en deux temps. Tout d’abord, la reconnaissance macroscopique des roches permet de les classer en deux catégories : les roches magmatiques plutoniques (les granites) et les roches sédimentaires détritiques silicoclastiques (les grès). Ensuite, tout un ensemble de mesures ont été prises sur ces objets pour caractériser leur forme : hauteur de l’assise, côtés, détermination du rayon à partir de l’arc de courbure externe, etc.
Détermination pétrographique des éléments de colonnes
13En ce qui concerne les granites (fig. 4a à 4d), quatre faciès se déclinent en fonction de la texture et/ou de la composition minéralogique des pierres. Ils ont été nommés selon leur aspect général, principalement leur couleur11, mais cette dernière ne constitue pas un critère déterminant pour différencier ces pierres ; il s’agit tout au plus d’une commodité de langage12.
14Parmi les éléments en granite constituant les fûts des colonnes de l’édifice à plan basilical, il est possible de caractériser le « granite rose à deux micas » associant des grains de quartz, de feldspath, de biotite et de muscovite. Le deuxième faciès, appelé « granite porphyroïde gris », se définit par une texture porphyroïde en raison de la présence de phénocristaux de feldspaths pluri-centimétriques. Le « granite porphyroïde rouge » est tout à fait semblable au précédent et ne s’en distingue que par la couleur. Enfin, le dernier faciès correspond au « granite blanc » se caractérisant par sa forte proportion en micas et par des minéraux de taille relativement homogène.
15Tous les éléments en grès sont issus d’affleurements d’âge triasique liés à l’altération des roches granitiques et métamorphiques du socle varisque (fig. 4e à 4i). Là encore, plusieurs faciès peuvent être distingués, qui sont fonction notamment de la granulométrie des constituants et de leur nature pétrographique.
16Les premiers faciès définis appartiennent à la catégorie des grès feldspathiques à grains homométriques, se caractérisant par des grains majoritairement de quartz et de feldspath de taille identique. Les faciès constituant cette catégorie sont ainsi nommés en fonction de la taille principale des constituants (grès feldspathique à grains moyens, grès feldspathique à grains grossiers, grès feldspathique conglomératique).
17Les grès feldspathiques à grains hétérométriques correspondent à des roches à matrice de grains de sable moyen, dans laquelle des quartz plurimillimétriques (sables grossiers à graviers) sont présents en abondance.
18La catégorie des grès vacuolaires regroupe les roches dont les éléments sont liés par un ciment primaire blanc qui se caractérise par la présence de barytine, en cristallisations secondaires dans la porosité intragranulaire. Les nombreuses vacuoles semblent être dues à la dissolution postérieure de ce minéral.
19Enfin, la dernière catégorie concerne les grès à muscovite, sans autres minéraux particuliers et quelle que soit la taille des constituants.
20Sur l’ensemble du corpus des 1 331 individus (fig. 5), les différents faciès des grès sont mieux représentés (78 %) que ceux des granites (22 %).
21À l’intérieur de la population des éléments en granite, la grande majorité des blocs est en granite rose à deux micas, soit 21 %. Les autres faciès de granite sont très largement minoritaires et représentent respectivement chacun moins de 1 % de l’ensemble des éléments de colonnes en pierre.
22En ce qui concerne les grès, la catégorie des grès feldspathiques à grains homométriques regroupe le plus grand nombre d’individus (39 % du corpus total), parmi lesquels ressortent en particulier les grès feldspathiques à grains moyens (19 %) et les grès feldspathiques à grains grossiers (17 %). Les autres faciès de cette catégorie restent, quant à eux, très minoritaires. La catégorie des grès vacuolaires correspond à 14 % de l’ensemble du corpus (le faciès à grains grossiers étant majoritaire), celle des grès feldspathiques à grains hétérométriques rassemble 13 % et, pour finir, les grès à muscovite concernent 12 % des éléments de colonnes.
23Trois ensembles se dessinent par la mobilisation du corpus total de ces différents faciès utilisés pour façonner ces matériaux de construction. Le premier ensemble correspond aux faciès privilégiés pour le façonnage des éléments de colonnes, c’est-à-dire ceux qui individuellement constituent plus de 15 % du corpus, à savoir le granite rose à deux micas, le grès feldspathique à grains moyens et le grès feldspathique à grains grossiers. Les trois faciès concernés représentent d’ailleurs plus de 50 % des éléments totaux. Le second ensemble s’identifie aux faciès communs qui concernent chacun entre 10 et 15 % des individus. Le dernier ensemble concerne les faciès ponctuels, très minoritaires.
Caractérisation des colonnes par la mesure des éléments
24Le but ici n’est pas de faire la restitution architecturale complète des colonnes de l’édifice à plan basilical, travail mené par ailleurs en prenant en compte les vestiges immobiliers, les charpentes, etc.13. Il est significatif de s’intéresser plus particulièrement aux diamètres de ces éléments architectoniques à partir du rayon estimé depuis l’arc de courbure externe de chaque objet, quand ce dernier possède évidemment une taille suffisante pour permettre cette mesure.
25Ainsi, sur les 1 331 individus constituant le corpus, seuls 603 ont pu être considérés dans l’analyse menée (fig. 6a). Le plus petit diamètre mesuré est de 20,6 cm et les résultats obtenus sont compris dans l’intervalle défini avec le diamètre le plus grand, qui est de 99,2 cm. Le diamètre moyen est de 45,9 cm, avec une dispersion de 8,5 cm autour de cette valeur.
26Les fragments de bases et de chapiteaux de colonnes découverts lors des fouilles archéologiques, notamment une base entière encore en place dans son contexte stratigraphique, permettent de restituer un diamètre compris entre 40 et 60 cm pour les fûts14. Les deux intervalles définis à partir des éléments de colonnes en pierre et des éléments d’architecture se recoupent donc bien, permettant de donner une première estimation du diamètre moyen de ces colonnes.
27La représentation graphique par un histogramme de fréquence de la distribution des diamètres de ces éléments de colonnes (fig. 6a) permet d’identifier des modes qui apparaissent distinctement. Il est d’ailleurs intéressant que l’intervalle le plus marqué, qui comptabilise le plus grand nombre d’individus, entre 45 et 45,9 cm, est aussi celui dans lequel se trouve la moyenne des diamètres des éléments de colonnes.
28Par ailleurs, il est possible de remarquer que la répartition des diamètres en fonction de la nature pétrographique, granite ou grès, est relativement similaire dans les deux cas, avec des moyennes et des dispersions très proches de celles du corpus total (fig. 6b). Ceci a une implication importante, puisque des éléments de colonnes en granite et en grès peuvent avoir été utilisés de manière indifférenciée dans une même assise.
Quelques traces observées sur les éléments de colonnes
29De nombreuses traces peuvent être relevées sur la surface des éléments de colonnes. La plupart correspondent au devenir de ces objets au moment de la destruction de l’édifice à plan basilical, avec des marques de chauffe qui sont les traces d’un incendie, mais aussi bien plus tard avec le remploi de ces éléments. Ainsi, le matériau abrasif (peu habituel pour un matériau de construction), avec l’emploi majoritaire du grès, a pu faciliter son remploi en tant qu’aiguisoir pour des outils métalliques.
30Par ailleurs, les traces les plus remarquables correspondent à celles liées aux outils qui ont servi à la mise en forme et à la finition de ces objets, dont les empreintes spécifiques permettent de réattribuer les gestes des artisans aux différents moments des chaînes opératoires15. Ainsi, certaines empreintes en forme de chevrons se révèlent caractéristiques des pics qui ont permis l’extraction des pièces à l’origine des éléments de colonnes. Toutefois, si les surfaces de chaque élément sont brutes, les parois ont tout de même subi une régularisation assez grossière, qui permet de faire un parallèle avec ce qui peut être habituellement observé pour les outils de mouture16. C’est ce que montrent des impacts circulaires, qui peuvent être rapprochés des traces laissées par une broche, tandis que des incisions linéaires ne sont pas sans rappeler l’emploi du ciseau (fig. 7).
Production des outils de mouture et éléments de colonnes : l’exaptation d’un savoir-faire
31L’ensemble des analyses présentées montre de prime abord que des liens peuvent être établis entre les éléments de colonnes en pierre et les outils de mouture à Bibracte.
32Pour ce qui concerne la production des éléments de colonnes, les ressources lithiques exploitées sont tout à fait distinctes du substrat local du mont Beuvray, constitué principalement par des épanchements volcaniques parsemés d’intrusions filoniennes microgranitiques et microdioritiques qui ont largement été mobilisés pour l’édification des maçonneries de l’oppidum17.
33Les quatre faciès de granite mobilisés dans la production des éléments de colonnes sont également employés pour les blocs architectoniques de grande dimension (comme les emmarchements et les chaînages d’angle), ou encore pour les blocs de moyen appareil d’un bassin monumental. Ces différents faciès de granites se succèdent à l’affleurement sur près de 5 kilomètres (fig. 8), à l’est du mont Beuvray18.
34Pour ce qui concerne les grès triasiques, les différents faciès semblent avoir une provenance unique, localisable sur le plateau d’Antully-Planoise, près d’Autun, soit à une distance maximale d’une quarantaine de kilomètres du mont Beuvray19. Cette matière lithique, qui est aussi employée pour les outils de mouture, a été l’objet d’investigations importantes en relation avec les recherches sur les meules gauloises et romaines autour de Bibracte et d’Autun. La recherche des carrières d’extraction pour ce matériel domestique a de ce fait permis de localiser certains des faciès observés spécifiquement en emploi à Bibracte20.
35En raison de natures lithologiques similaires, un rapprochement entre les meules et les éléments de colonnes peut paraître pertinent. Toutefois, l’analyse fine montre que certains faciès déterminés pour les éléments de colonnes ne sont pas du tout mobilisés pour les meules, comme c’est le cas des grès feldspathiques à grains moyens, ceux à grains grossiers et des grès à muscovite. De plus, pour les faciès communs aux deux catégories de mobilier, il est très rapidement observable que les proportions diffèrent nettement (fig. 9). Ainsi, les faciès les plus représentés pour les éléments de colonnes sont ceux les moins exploités pour les meules, et inversement21.
36De plus, si nous nous référons aux diamètres des meules pour la période de La Tène D2b en Bourgogne, soit entre 50 et 25 avant J.-C., ceux-ci sont principalement compris autour d’une moyenne de 39 cm22 : les meules ont donc des tailles nettement inférieures à celles des éléments de colonnes. Cependant, cet ensemble de valeurs correspond à des diamètres pour des meules finies. Ainsi, pour les plus petits diamètres estimés pour les éléments de colonnes, proches des valeurs mesurées pour les outils de mouture, une récupération opportuniste à partir d’éléments cassés peut être inférée, pratique qui semble toutefois rester ponctuelle.
37Pour ce qui concerne les ébauches de meules, les diamètres sont très variables en fonction de l’étape de la chaîne opératoire où la mise en forme s’est arrêtée. Ainsi, pour une carrière de meules gauloises attestée à plusieurs dizaines de kilomètres de Bibracte (à Saint-Émiland, Saône-et-Loire), les diamètres des ébauches sont compris entre 37 et 80 cm, pour une moyenne de 54,1 cm. Ces différences n’impliquent toutefois pas pour autant qu’il n’existe aucun lien entre ces catégories de mobilier23.
38En effet, nous avons déjà mis en évidence que les traces d’outils caractéristiques de la régularisation des parois pour les éléments de colonnes et les meules sont très similaires.
39Il apparaît donc assez clairement que la mise en forme des éléments de colonnes est liée aux connaissances techniques d’artisans habitués au travail de la pierre abrasive, et plus particulièrement à celui des outils de mouture. Les roches employées pour ces matériaux font l’objet d’un choix réfléchi et adapté à leur utilisation, à un moment charnière où la mise en œuvre des colonnes n’est pas fréquente sur le territoire gaulois. La distinction des faciès de grès entre les meules et les éléments de colonnes pourrait ainsi s’expliquer par le degré de cimentation de ces roches, dont les propriétés intrinsèques sont nécessairement différentes selon leur usage pour la construction ou pour la mouture24. Les éléments de colonnes en pierre sont donc des objets uniques, dont aucun autre exemple n’est connu dans le monde romain.
40L’application du concept biologique d’exaptation de Stephen Gould et d’Elisabeth Vrba (1982) semble particulièrement pertinente ici pour décrire un savoir-faire dérivé pour une production unique. En effet, il peut être considéré que l’usage d’un caractère biologique n’est pas forcément celui de son origine. Ainsi, ce concept se définit comme l’assimilation pour une nouvelle fonction d’un caractère formé à l’origine pour une autre fonction ou d’un caractère sans utilité apparente immédiate. Ceci expliquant pour la biologie, par exemple, que les proto-ailes ont été utilisées pour le vol quand leur fonction première est celle de la thermorégulation25.
41Tout un faisceau d’indices tend donc à montrer que le savoir-faire nécessaire à la production des éléments de colonnes à partir de matériaux abrasifs est dérivé de celui des artisans meuliers (fig. 10). De fait, cette production par les Éduens de Bibracte n’est pas une adaptation de l’artisanat meulier, mais semble bien être le détournement d’un savoir-faire à l’intérieur d’un ensemble de pratiques déjà maîtrisées.
42Pour terminer, nous avons essayé de démontrer ici que l’emploi des éléments de colonnes pour un édifice précoce de l’oppidum de Bibracte manifeste l’adoption de techniques de construction nouvelles et l’appropriation – ici par exaptation – de savoir-faire nécessaires à sa réalisation. Si l’utilisation de la pierre semble bien répondre à des canons architecturaux romains, comme en témoignent les bases et les chapiteaux en calcaire, les Éduens de Bibracte mobilisent les ressources disponibles sur le mont Beuvray et dans son environnement proche. Cette recherche induit parfois un transport des ressources lithiques sur de longues distances pour répondre à des besoins spécifiques de la construction, lors de la toute première expression architecturale romaine d’ampleur en environnement laténien.
43Ainsi, derrière cette analyse se pose la question de l’origine des artisans qui produisent et mettent en œuvre ces matériaux très précocement pour l’édifice à plan basilical tardo-républicain. Si les éléments de colonnes semblent ainsi être l’œuvre des artisans locaux, ceci n’est pas corroboré par la mise en forme des chapiteaux et des bases de colonnes, qui répondent aux canons architecturaux romains. Il est fort probable que les artisans ayant façonné le calcaire, roche allochtone au mont Beuvray, soient plutôt originaires d’Italie, de Rome même, ou tout au moins de territoires plus proches, bien intégrés dans la sphère romaine, comme la Gaule du sud. La pluralité des acteurs et le caractère hybride de leurs réalisations doivent donc être invoqués pour des bâtiments aussi monumentaux et tranchant nettement avec les réalisations architecturales habituelles de l’oppidum de Bibracte.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Delencre 2017.
2 Paunier et Luginbühl 2004, Timár et al. 2005.
3 Personnage d’importance dans les cités gauloises, occupant une fonction de magistrature.
4 Goudineau et Peyre 1993 : 171.
5 Buchsenschutz et al. 1999 : 59.
6 Voir Paunier et Luginbühl 2004 concernant la domus PC1 en particulier et Luginbühl et al. 2019 pour les domus de Bibracte en général.
7 Bonenfant 1989.
8 Szabó et al. 2007 : 392, Szabó et Timár 2008.
9 Marc 2011.
10 Szabó et al. 2007 : 390, Timár et al. 2005 : 14.
11 Boyer 1998 : 62-63.
12 Delencre et Garcia 2012 : 366.
13 Szabó et al. 2007 : 395-400.
14 Ibid. : 395.
15 Bessac 1987.
16 Duda 2014 : 82-83.
17 Delencre 2017 : 129, Gradeler 2018.
18 Delencre et Garcia 2012 : 366, Delencre 2017 : 129.
19 Delencre et Garcia 2012 : 366, Delencre 2017 : 130.
20 Boyer et Fronteau 2011 : 128.
21 Duda 2014 : 79.
22 Jaccottey et al. 2011 : 293.
23 Duda 2014 : 84.
24 Boyer et Fronteau 2011.
25 Gould 1991 : 47.
Auteurs
ATER à l’université de Tours, membre associé au laboratoire Archéologie, terre, histoire, sociétés (ARTEHIS, université de Bourgogne, UMR 6298 du CNRS)
Professeur à l’université de Bourgogne, laboratoire Archéologie, terre, histoire, sociétés (ARTEHIS, UMR 6298 du CNRS)
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