Madame Dacier : de la traduction d’Homère à la défense d’Homère
p. 48-56
Résumé
Par sa traduction de l’Iliade (1711), Madame Dacier veut non seulement faire parler Homère en notre langue, mais révéler la beauté de sa poésie pour détruire les préjugés dont il est victime. Elle poursuit ainsi la voie ouverte dès ses Poésies d’Anacréon et de Sapho : la recherche de l’exactitude, en réaction contre les « belles infidèles ». Bien qu’originale, cette nouvelle esthétique de la traduction est ambiguë, car la traductrice doit aussi faire d’inévitables concessions aux bienséances. Mais quand Antoine Houdar de La Motte se sert de la version de Madame Dacier pour écrire une nouvelle Iliade (1714), adaptée au goût contemporain, la savante helléniste prend la défense d’Homère dans Des Causes de la corruption du goût. Au-delà de la Querelle d’Homère, la question qui reste posée est celle de la tension entre le respect du texte source et la consonance de la traduction des Anciens avec les attentes du lecteur.
Texte intégral
1Dans nos histoires littéraires, Madame Dacier n’est généralement citée que pour son rôle dans la Querelle d’Homère en 1714, en particulier pour sa défense d’Homère. Mais pour ses contemporains, son principal titre de gloire est d’avoir réalisé une traduction intégrale en prose de l’Iliade et de l’Odyssée, accompagnée de remarques, en 1711 et 1716. « Ses traductions d’Homère lui font une gloire immortelle », écrit Voltaire ou encore :
« Il est si beau à une Françoise d’avoir fait connoître le plus ancien des poëtes, que nous vous devons d’éternels remerciemens ».
2Cette traduction fera autorité pendant plus d’un demi-siècle.
La traduction de l’Iliade et de l’Odyssée
3Cette entreprise de grande envergure a été quasiment imposée à Madame Dacier par la parution, en 1681, d’une si mauvaise version de l’Iliade et de l’Odyssée due au Père La Valterie, qu’elle décide de les traduire à son tour. Elle y consacrera une quinzaine d’années. En réalité, elle caresse ce rêve depuis longtemps, car sa préférence va à la littérature grecque. Après son Callimaque et ses traductions d’Anacréon, d’Aristophane, de Marc Aurèle et de Plutarque, elle veut « faire parler Homère en notre langue » :
« Depuis que je me suis amusée à écrire, & que j’ai osé rendre publics mes amusemens, j’ai toûjours eu l’ambition de pouvoir donner à notre siècle une traduction d’Homère, qui, tout en conservant les principaux traits de ce grand Poëte, pût faire revenir la plupart des gens du monde du préjugé desavantageux, que leur ont donné des copies difformes qu’on en a faites. »1
4Elle poursuit donc un double objectif : donner une traduction fidèle à un public qui ne lit plus le grec et détruire le préjugé qui pèse sur Homère. Elle sait qu’elle va faire œuvre de pionnière dans ces deux domaines, car le xviiie siècle ne s’intéresse guère à Homère, jugé grossier, barbare et immoral. Ses dieux paraissent ridicules tant ils manquent de dignité dans leurs querelles, ses héros pusillanimes ou cruels, ses poèmes mal composés. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les Parallèles des Anciens et des Modernes de Charles Perrault ou le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle. La cruauté d’Achille envers le cadavre d’Hector et son refus d’exaucer la prière de Priam sont, écrit Bayle :
« Des choses si éloignées je ne dirai pas de la vertu héroïque, mais de la générosité la plus commune, qu’il faut nécessairement juger qu’Homère n’avait aucune idée de l’héroïsme ou qu’il n’a eu le dessein que de peindre le caractère d’un brutal. »2
5De plus, à la fin du règne de Louis XIV, au terme de tant de guerres si meurtrières, le mythe du héros est mort, car après la magnification du héros par Corneille et son incarnation par Condé, le vainqueur de Rocroi, on a assisté à une entreprise de « démolition du héros », notamment chez Pascal et La Rochefoucauld3. Or dès son plus jeune âge, Anne Le Fèvre avait lu Homère, grâce à son père, professeur « en langue grecque » à l’Académie protestante de Saumur, qui estimait la lecture d’Homère « plus convenable à l’âge des enfans que la lecture des grands Autheurs prosaïques »4.
6Elle avait l’intention de mettre le texte grec en regard de sa traduction, comme pour son Anacréon5. Mais l’imprimeur refusa, ce que déplore Pierre Bayle avec une ironie désabusée :
« Les choses en sont venues à un tel point que les Nouvelles de la République des Lettres du mois dernier nous apprennent que le libraire de Paris qui veut imprimer la version d’Homère faite par Madame Dacier ne veut point y joindre l’original. Il appréhende sans doute que la vue des caractères grecs n’épouvante les lecteurs et les dégoûte d’acheter le livre. »6
7L’absence du texte grec sera compensée en partie par la richesse des illustrations. Pour le frontispice de l’Iliade, Madame Dacier fait appel à son ami Antoine Coypel. Il remanie le thème de La Colère d’Achille7, dans une composition verticale, afin de l’adapter au format du livre, un in-12. De même, pour l’Odyssée, les illustrations intérieures sont dues au célèbre graveur Bernard Picart, qui dessine et grave vingt-quatre planches pour l’Iliade et autant pour l’Odyssée.
8Mais Madame Dacier a-t-elle réussi, dans sa traduction d’Homère, ce difficile exercice d’équilibre entre le respect de l’original et la recherche des « beautés de notre langue » ?
Une esthétique de la traduction
9Madame Dacier a su restituer la poésie d’Homère en élaborant une esthétique originale de la traduction, dont la principale caractéristique est la fidélité au texte source. Il serait impossible aujourd’hui de traduire un auteur dont on ignore la langue. Ce n’était pas le cas au xviie siècle où de prétendus traducteurs du grec partaient souvent d’une version latine, voire française : Boileau n’avait-il pas appelé l’abbé Tallemant « le sec traducteur du françois d’Amyot » pour ridiculiser une prétendue traduction des Vies parallèles de Plutarque ?
10Madame Dacier part, au contraire, du texte grec, à la fois parce qu’elle est une excellente helléniste et qu’elle a fait sienne la nouvelle conception de la traduction exposée par Pierre-Daniel Huet dans son De Interpretatione (1661), car la période des « belles infidèles » est bien révolue8. Voici comment elle définit l’art de la traduction :
« Quand je parle d’une traduction en prose, je ne veux point parler d’une traduction servile ; je parle d’une traduction généreuse & noble, qui en s’attachant fortement aux idées de son original, cherche les beautés de sa langue, & rend ses images sans compter les mots. La première, par une fidélité trop scrupuleuse, devient très-infidelle, car pour conserver la lettre, elle ruine l’esprit, ce qui est l’ouvrage d’un froid et stérile génie ; au lieu que l’autre, en ne s’attachant principalement qu’à conserver l’esprit, ne laisse pas, dans ses plus grandes libertés, de conserver aussi la lettre ; & par ses traits hardis, mais toujours vrais, elle devient non seulement la fidelle copie de son original, mais un second original même. »9
11Grâce à sa connaissance intime de la langue et de la littérature grecques, Madame Dacier comprend parfaitement Homère, le saisit dans toutes ses nuances et ne tombe pas dans le contresens ou l’anachronisme. Elle s’interdit, de plus, une traduction en vers :
« Un Traducteur peut dire en prose tout ce qu’Homère a dit ; c’est ce qu’il ne peut jamais faire en vers, surtout en notre langue où il faut nécessairement qu’il change, qu’il retranche, qu’il ajoute. »10
12Ensuite, le respect du texte la pousse à rendre fidèlement les répétitions, élément essentiel du rythme dans la poésie orale. La rhétorique enseignait à les éviter, Madame Dacier les garde, car elle en a saisi la force poétique :
« Mais s’ils étoient vaillants, ils combattoient aussi contre des ennemis très-vaillants] A l’imitation d’Homère, j’ai employé trois fois en deux lignes l’épithete vailllant, comme il a employé trois fois en deux vers celle de karteros11 [...]. Je voudrois bien que nous eussions le courage de profiter de cette remarque, nous qui nous donnons la torture, pour ne pas repeter en deux pages deux fois le même mot : cette délicatesse pourroit bien autant venir de faiblesse que de force. »12
13Elle-même recourt très souvent au redoublement d’expression qui, en introduisant dans ses phrases un mouvement binaire, leur donne plénitude et noblesse :
« Le prudent Ulysse le regardant avec fierté, et d’un œil plein de colère ; Fils d’Atrée, lui dit-il, qu’est-ce que je viens d’entendre & quel discours venez-vous de laisser échapper ? Osez-vous nous accuser de reculer quand il faut combattre, & de fuir l’occasion [...] »13
14Mais une traductrice doit respecter le code esthétique de son temps sous peine de ne pas être lue. Aussi Madame Dacier se plie-t-elle à la convention, fixée par la Pléiade, de donner aux dieux et aux héros grecs des noms latins en remplacant Zeus, Aphrodite ou Odysseus, par Jupiter, Vénus, Ulysse. De même, elle assume l’héritage de la préciosité et proscrit les termes techniques et bas, par exemple le mot âne, qu’elle traduit par : l’animal patient et robuste, mais lent et paresseux. Elle s’en justifie dans une remarque :
« Je n’ai pourtant osé hasarder le nom propre dans la traduction, & j’ai eu recours à la périphrase : car il faut toujours s’accommoder, surtout pour les expressions, aux idées & aux usages de son siècle, même en les condamnant. »14
15Elle estime donc nécessaire de se plier aux règles édictées par le « grand goût » de son époque, bien qu’elle en condamne certaines.
16Plus surprenante pour nous est l’absence des épithètes homériques (« Achille aux pieds légers, « l’Aurore aux doigts de rose »). Considérées comme étrangères au génie de la langue française et donc susceptibles de choquer le public, les épithètes de nature sont ignorées voire édulcorées. En effet, comment l’honnête homme du Grand Siècle pourrait-il identifier une « Junon aux yeux de vache » ou « de génisse » avec l’épouse du grand Jupiter ? Tel est pourtant bien le sens de boôpis chez Homère pour qualifier de grands yeux pleins de douceur !
17Enfin, une traductrice qui s’astreint à « rechercher les grâces de notre langue » se doit de respecter les bienséances, un code à la fois esthétique et social, linguistique et moral, d’où bien des aveux de timidité :
« Je n’ai osé traduire à la lettre ; car notre langue est quelquefois malheureusement délicate. »15
18Étant femme, elle doit même le respecter plus scrupuleusement qu’un homme. De là vient que certaines blessures à l’aine ne sont pas localisées avec précision et que la cruauté d’épisodes comme le massacre des prétendants (Odyssée, chant XXII) est fortement atténuée.
19Persuadée que le mépris de ses contemporains pour Homère est dû, avant tout, à leur méconnaissance de son œuvre, elle tient à les familiariser avec le monde homérique grâce à des remarques historiques, géographiques, littéraires, mythologiques, etc., regroupées à la fin de chaque chant. Mais loin de l’étouffer sous un commentaire indigeste, elle trouve un juste équilibre entre érudition et vulgarisation.
20Les difficultés du texte grec, élucidées par le recours au mot à mot, sont, elles aussi, commentées dans les remarques. Elle accorde donc la priorité à la philologie. Ainsi un tournant décisif a été pris. Après Madame Dacier et à son exemple, les traducteurs rechercheront de plus en plus l’exactitude. De ce fait, elle éloigne définitivement la traduction de la création littéraire.
21Enfin et surtout, elle s’attache à l’essentiel, l’esprit du texte. Elle souligne la simplicité des mœurs dans ces temps anciens par des rapprochements avec la vie patriarcale des Hébreux :
« En un mot les temps qu’Homère peint, sont les mêmes que ceux où Dieu daignoit converser avec les hommes. Quelqu’un oseroit-il dire que nostre faste, nostre luxe & nostre pompe valent cette noble simplicité qui a esté honorée d’un si glorieux commerce ? »16
22Sa traduction révèle la grandeur des héros, la force des évocations, la puissance de la poésie d’Homère.
La défense d’Homère
23En janvier 1714, alors que Madame Dacier polissait sa traduction de l’Odyssée17, une « nouvelle » Iliade fit l’effet d’un coup de tonnerre dans le ciel littéraire français. Le poète Antoine Houdar de La Motte, académicien et donc collègue d’André Dacier, avait composé une Iliade en alexandrins, précédée d’un Discours sur Homère18, à partir de la traduction de Madame Dacier, car lui-même ignorait le grec. Il avait réduit l’Iliade d’Homère à douze chants, en avait modifié les épisodes, les caractères et le style. Bref, il l’avait complètement dénaturée. Deux ans plus tard, le Père Hardouin, sous le titre trompeur d’Apologie d’Homère, donne une interprétation « théomythologique » du poème, selon laquelle les dieux d’Homère seraient tous allégoriques : la beauté est personnifiée par Vénus, la fidélité conjugale par Junon, la jeunesse par Hébé… Il voit ainsi dans l’adultère de Mars et de Vénus une simple opération militaire :
« Mars et Vénus [...] c’est-à-dire l’esprit guerrier et la ville de Troie, qui soutenait les amours de Pâris, résolurent de se joindre dans la maison de Vulcain et de souiller sa couche, c’est-à-dire de se servir des armes qu’on gardait dans l’arsenal, mais qui eussent dû être employées à de meilleurs usages. »19
24Une indignation légitime pousse Madame Dacier à répondre d’abord aux « attentats de M. de La Motte » par Des Causes de la corruption du goût, un ouvrage de 614 pages, qu’elle arrive à publier avant la fin de l’année 1714, puis en 1716 par Contre l’Apologie du R. P. Hardouin, ou Suite des causes de la corruption du goût. Avec ces deux pamphlets, une paisible traductrice se mue en une vigoureuse polémiste. Le premier déclenche la Querelle d’Homère. Le second ne déchaînera pas les mêmes passions, tant les thèses du Père Hardouin sont irrecevables. Mais le sous-titre de la réponse, Suite des causes de la corruption du goût, montre que Madame Dacier continue le même combat, car elle fait cause commune avec Homère :
« Il [le Père Hardouin] ne peut pas trouver mauvais que je défende Homère, & que je repousse les insultes qu’il me fait si injustement. »20
25La Motte, au contraire, avait élaboré, dans le Discours sur Homère, une thèse étayée par une argumentation acceptable, dont sa « nouvelle » Iliade est l’illustration : le public raffiné du xviiie siècle ne saurait apprécier Homère. C’est pourquoi il fallait écrire une nouvelle Iliade, accordée au goût délicat de l’époque, telle qu’Homère lui-même l’aurait écrite s’il avait vécu sous Louis XIV. Madame Dacier affirme d’emblée son peu de goût pour la polémique, mais, ajoute-t-elle :
« La douleur de voir ce Poëte si indignement traité, m’a fait résoudre de le deffendre. »
26Il s’y ajoute la nécessité de former le goût de la jeunesse par la fréquentation des grands textes :
« J’entreprends cette réponse uniquement pour empescher, autant qu’il m’est possible, les jeunes gens, ordinairement credules [...] d’estre les duppes d’une fausse doctrine. »21
27Mais pour éviter d’écrire un ouvrage de pure polémique, Madame Dacier prend de la hauteur en composant un « Traité qui sera une recherche des Causes de la Corruption du Goust ». Elle distingue donc le « bon goût », formé au contact des Anciens, du goût décadent de son époque, perverti par le roman, l’opéra, le mépris des Anciens, et dont la nouvelle Iliade est l’illustration. Elle s’éloigne alors de son dessein initial, car les innombrables contresens de La Motte, sa méconnaissance de la civilisation homérique et l’« air de galanterie » qu’il a répandu dans son poème poussent la traductrice, dont le zèle pour Homère se double désormais d’un zèle critique, à dénoncer ces « bévues ». Et tant pour réfuter les arguments du Discours sur Homère que pour stigmatiser les « fautes » de ce digest qu’est la « nouvelle » Iliade, elle émaille sa rhétorique argumentative de railleries.
28Ainsi, le vers de La Motte … Il place vingt rameurs, embarque cent Taureaux … lui permet de démontrer avec humour l’ignorance de son adversaire22. Une accusation traditionnelle dans la polémique, mais justifiée ici puisque La Motte ignore le grec :
« [...] j’ay oublié de luy demander comment il conçoit qu’on puisse embarquer cent Taureaux dans un vaisseau plat qui est mené par vingt rameurs. Il faut luy pardonner de n’avoir pas sçeu que le mot Hecatombe ne signifie pas toujours un sacrifice de cent Bœufs [...] »23
29Mais l’ironie reste sa meilleure défense :
« [...] ce sage Critique va oster à la Muse d’Homère cet air grave & majestueux, & la dépoüiller de ses ornements simples, mais nobles, pour luy donner des mouches & du vermillon ; et pour luy faire prendre nos prétintailles, nos falbalas & nos escharpes. »24
« Il n’a pas conservé un seul trait d’Homère ; à la bonne heure, cela ne marque que son grand goust pour les beautez de la Poësie ; mais voicy ce qui marque la profonde connoissance qu’il a de l’art, c’est qu’il supprime entierement l’épisode qui fonde & qui amene le dénoüement du Poëme. C’est la blessure de Machaon. »25
30Elle a aussi l’art des formules assassines :
« Je ne sçay pas dans quelle Escole M. de la M. a appris à raisonner de cette maniere, si on la connoissoit il faudroit la fermer, car elle est tres dangereuse. »26
« Il est si naturel & si ordinaire à M. de la M. d’estre dans l’erreur, que quand il en sort, il ne sçait par quel miracle cela s’est fait, & il y rentre le plustost qu’il luy est possible. »27
31La Motte a beau qualifier ces railleries d’« ingénieuses », elles le blessent au point que, dans sa réponse, les Réflexions sur la critique (1715), il les appelle « injures » pour en souligner le caractère offensant28. Car en ce début du xviiie siècle, l’on ne traite plus un ennemi de stercus Diaboli (excrément du Diable) comme le faisait Scaliger29. L’on a retenu le conseil de Guez de Balzac :
« [...] meslons, s’il se peut, la courtoisie avec la guerre. »30
32La politesse s’est introduite dans les polémiques littéraires comme dans la conversation31, l’injure et l’invective sont bannies, tandis que sont prônées les valeurs mondaines : honnêteté, courtoisie, galanterie. Dans les Réflexions sur la critique, La Motte a même l’élégance d’inviter Mme Dacier à poursuivre ses travaux d’érudition :
« Laissez la quenoüille aux femmes, vous êtes née pour des occupations plus grandes. Donnez-nous encore l’Odissée & beaucoup d’autres ouvrages. »32
33Mais la polémique entre la « mère de l’Iliade » et le père de la « nouvelle » Iliade ne tarde pas à s’enfler jusqu’à devenir « la Querelle d’Homère », dernier rebondissement de la Querelle des Anciens et des Modernes, où s’opposeront deux regards sur Homère et deux conceptions de la traduction, mais aussi un homme et une femme. Partisans et adversaires des deux champions vont s’affronter pendant deux ans à coups de libelles, de pesants traités et de lettres anonymes.
« On était pour Homère avec Madame Dacier, ou contre Homère avec La Motte, ce qui revenait à être pour la tradition ou pour la nouveauté, pour l’autorité ou pour la raison. »33
34Or les Modernes reprirent aussitôt le terme d’« injures », ce qui revenait à reprocher à Madame Dacier d’avoir commis la faute impardonnable d’être sortie de la réserve imposée aux femmes par leur condition même34. Tant qu’elle se signale par ses savantes traductions, elle est encensée35. Mais dès qu’elle ose se lancer dans une polémique contre un homme avec les mêmes armes qu’un homme, dès qu’elle ose dire son fait à un prétendu traducteur d’Homère, elle devient objet d’opprobre36. Les journaux se livrent alors à des comparaisons tendancieuses entre l’exquise politesse de La Motte37 et les éclats de Madame Dacier. On peut lire, par exemple, dans le Journal littéraire :
« J’aurois voulu qu’une dame eût paru une dame dans ses ouvrages, qu’elle eût partout répandu les fleurs et les graces, & par conséquent qu’elle ne fût pas rentrée dans les sentiments d’un savant offensé. »38
35De toute évidence, un savant de sexe masculin, s’il est offensé, peut se livrer à des écarts de langage, tandis qu’une savante doit respecter les règles établies par des hommes pour les femmes, ou se taire à jamais, comme le souhaite un journaliste de l’Histoire critique de la République des Lettres en 1717 :
« [...] il est temps qu’elle finisse sa carrière. Elle a toujours fait plus de dépences en paroles, qu’en autres choses, et elle est à présent dans un âge à nous faire craindre, plus que jamais, la fécondité si naturelle à la langue de son sexe. »39
36Malgré l’obscurité de la métaphore, on ne saurait être plus clair !
37Les raisons de cette agressivité sont doubles. D’abord, bien que Madame Dacier se soit lancée malgré elle dans la polémique, elle l’a fait avec autant de conviction que de pugnacité. Elle a osé braver les codes sociaux parce qu’elle estimait la défense d’Homère bien plus importante que le respect de règles établies par des hommes pour maintenir les femmes dans la soumission. Ensuite, la violence des attaques s’explique en partie par l’étonnement provoqué par des railleries venant d’une femme unanimement louée pour sa « modestie » et d’une traductrice qui a toujours respecté le code des bienséances, allant jusqu’à édulcorer certains passages d’Homère et transgresser ainsi sa propre exigence de fidélité au texte source.
38Les deux traductions de Madame Dacier seront rééditées jusqu’au xxe siècle compris, et, pour le grand helléniste Paul Mazon :
« La meilleure traduction d’Homère à l’époque classique, les traductions de Madame Dacier, nous apparaît comme un des monuments littéraires les plus riches et les plus expressifs du siècle de Louis XIV. »40
39Si la Querelle d’Homère révèle le cas peu courant d’un traducteur obligé de défendre l’auteur qu’il avait traduit, il faut aussi saluer le courage d’une femme de soixante-neuf ans, meurtrie par une succession de deuils et usée par le travail, pour descendre dans l’arène. Mais, sans l’avoir voulu, c’est à la faveur de cette Querelle que Madame Dacier entre dans l’histoire littéraire. Elle va susciter, en France et à l’étranger, bien d’autres défenseurs d’Homère qui combattront La Motte et ses partisans. Je n’en citerai qu’un, son ami Jean Boivin qui, pour détruire l’argument des prétendus défauts du « bouclier d’Achille » – profusion, confusion, invraisemblance –, fait graver une planche d’après un dessin exécuté par Nicolas Vleughels et démontre sans peine la beauté de ce « tableau de la vie humaine »41.
40De cette Querelle on a surtout retenu la défaite des Anciens et, en particulier, celle de Madame Dacier : les Modernes l’emportent, les jeunes gens ne lisent plus le grec, on n’écrit plus en latin. La situation s’est donc retournée contre elle, mais en apparence seulement, puisque le retour à l’antique à la fin du xviiie siècle et le néo-classicisme vont redonner tout leur lustre aux Anciens, jusque dans les arts décoratifs. Et lorsque Jean Auguste Dominique Ingres remanie, entre 1827 et 1865, le sujet de L’Apothéose d’Homère pour son Homère déifié, il y introduit Madame Dacier, seule femme parmi les Modernes.
Bibliographie
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Journal littéraire, La Haye, 1713-1737.
Notes de bas de page
1 A. Dacier, L’Iliade d’Homère, éd. de 1741, t. 1, Préface, p. i.
2 P. Bayle, Dictionnaire historique et critique [1697], éd. de 1720, article » Achille », t. I, p. 53-60.
3 Ph. Sellier, Le Mythe du héros, p. 88-93.
4 T. Le Fèvre, Méthode pour commencer les humanités grecques et latines, p. 49.
5 A. Le Fèvre, Les Poésies d’Anacréon et de Sapho, éd. de 1716, Préface, n. p. : « J’ai fait mettre le Grec à côté du François, afin que l’on se puisse servir plus commodément des Remarques & de la Traduction, & que l’on voie que j’ai suivi mon Auteur avec la derniere exactitude ».
6 P. Bayle, Dictionnaire historique et critique, éd. de 1702, article « Méziriac », remarque C, t. II, p. 2108.
7 Tableau exécuté pour le Régent, aujourd’hui au Musée des Beaux Arts de Tours.
8 R. Zuber, Les « Belles Infidèles » et la formation du goût classique, Ie partie, chap. V. « Disparition du genre (après 1653) ».
9 A. Dacier, L’Iliade d’Homère, Préface, p. xxxix-xl.
10 Ibid., p. xxxvj.
11 En caractères grecs dans le texte.
12 A. Dacier, L’Iliade d’Homere, t. I, p. 74-75, à propos des vers 266-267 du chant I.
13 Ibid., t. I, p. 308 (chant IV, v. 349-351).
14 Ibid., t. III, p. 94, à propos de la comparaison entre Ajax et un âne (chant XI).
15 Ibid., t. I,p. 57.
16 A. Dacier, Des Causes de la corruption du goût, p. 144.
17 A. Dacier, L’Odyssée d’Homère, traduite en françois, avec des remarques.
18 A. H. de La Motte, L’Iliade, poème.
19 J. Hardouin, Apologie d’Homère où l’on explique le véritable dessein de son Iliade et sa théomythologie, p. 201.
20 Mme Dacier, Homère défendu contre l’Apologie du R. P. Hardouin […], p. 6.
21 Mme Dacier, Des Causes [...], p. 10.
22 De leur côté, les Modernes, tel l’abbé de Pons, se moquent des érudits, parce qu’ils ne font pas œuvre de création : « nés sans génie, se sentant incapables de créer dans aucun genre, [ils] se sont retranchés dans la plus profonde étude de la langue grecque ».
23 Mme Dacier, Des Causes, p. 424 (à propos du Livre 1er, p. 15).
24 Ibid., p. 398 : cette citation, extraite de la 2e partie du livre, « Réflexion sur l’Ode intitulée L’Ombre d’Homere », commence ainsi : » En un mot il [Homère] luy laisse sa Muse, & avec ce secours M. de la M. entreprend hardiment de faire ce qu’Homere auroit fait luy-mesme s’il avoit eu autant d’esprit que luy. Tout cela bien entendu & bien appretié, veut dire que ce sage Critique... ».
25 Ibid., p. 512-513.
26 Ibid., p. 53.
27 Ibid., p. 83.
28 Bien qu’il ne se prive pas de railler Madame Dacier, il tend à confondre raillerie et injure pour mieux défendre sa conception de la « dispute honnête ».
29 On se rappelle que Scaliger avait écrit sa Confutatio stultissimae Burdonum fabulae pour se défendre, entre autres, des accusations de bâtardise et d’homosexualité lancées contre lui par Schoppius.
30 [J.-L. Guez de Balzac] Les Entretiens de feu Monsieur de Balzac, XIIe Entretien, p. 172.
31 « Je veux que la raillerie parte d’une imagination vive et d’un esprit plein de feu et que, tenant quelque chose de son origine, elle soit brillante comme les éclairs qui éblouissent, mais qui ne brûlent pourtant pas » (Mlle de Scudéry, Conversations sur divers sujets, p. 571).
32 A. H. de La Motte, Réflexions sur la critique, p. 134.
33 S. Van Dijk, Traces de femmes, p. 199.
34 La marquise de Lambert, dont Madame Dacier fréquentait le salon, avait défini cette soumission comme le « tribut que mon sexe doit à la modestie », dans une lettre à l’abbé Buffier.
35 Contrairement à Mlle de Gournay, dont l’érudition était suspecte aux yeux des doctes, parce qu’elle était une femme, Mme Dacier est reconnue comme l’égale de ses homologues masculins.
36 S. van Dijk, Traces de femmes, p. 357-379.
37 « Cette politesse d’expression et cette justesse de raisonnement qui forment le caractère propre de cet illustre Académicien » (Journal des Sçavans, 26 août 1715).
38 Journal littéraire, 1715, t. VI, 1ère partie, p. 466.
39 S. Masson, Histoire critique de la République des Lettres, t. XIII, p. 335.
40 P. Mazon, Madame Dacier et les traductions d’Homère en France, p. 1-11.
41 J. Boivin, Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, planche dépliante hors-texte.
Auteur
Membre associé du laboratoire PLH/ELH de l’Université Toulouse-Le Mirail
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016