Comportement animal et conduite humaine : la distinction aristotélicienne et sa remise en cause
Résumé
Aristote explique les comportements animaux par une distinction entre conduites pratiques (praxeis), caractères (éthé) et modes de vie (bioi). Creusant implicitement l’écart entre comportement humain et comportement animal, cette taxinomie est remise en cause en plusieurs étapes. Dès le ive siècle av. J.-C., Théophraste explique le comportement animal par des opérations psychiques telles que le raisonnement (logismos). À l’époque impériale, les partisans de l’intelligence animale (Plutarque, Élien) y voient la manifestation des vices et des vertus. Décrivant enfin les « merveilles » (thaumasia/mirabilia) de la nature, les compilations paradoxographiques reconnaissent plus ou moins l’autonomie des comportements animaux : à bien des égards, l’Histoire naturelle de Pline relève de cette méthode. Ces nouvelles approches « éthologiques » permettent de réduire l’écart entre comportement humain et comportement animal et de réintégrer l’animal dans le champ de la culture.
Texte intégral
1La distinction entre comportement et conduite tient à la qualité morale de l’acte. Cette opposition recoupe selon Aristote l’opposition homme/animal. En effet, si l’on réserve la qualité morale à l’action humaine, on peut voir en celle-ci une conduite et lui opposer le comportement animal. C’est précisément ce que fait Aristote : pour lui, l’homme seul étant doté du logos, seuls les comportements humains sont aussi des conduites. Cette distinction fondamentale est au cœur non seulement de la philosophie aristotélicienne, mais aussi et surtout de sa zoologie. Les traités d’Aristote les plus lus (Politiques, Éthique à Nicomaque) n’ont de cesse d’utiliser le critère du logos pour approfondir la différence entre l’homme et l’animal. Cette méthode est-elle aussi repérable dans les traités zoologiques, et notamment l’Histoire des animaux ?1 La question est plus complexe qu’il n’y paraît.
2Le traité De l’Âme2 fait du logos une différence essentielle entre âme humaine et âme animale. Pourtant, les livres VIII et IX d’HA présentent une comparaison entre comportements humains et comportements animaux qui suggère l’idée d’analogie plus que de différence.
3En fait, si la distinction aristotélicienne entre comportement animal et conduite humaine repose dès DA sur le critère du logos, cette thèse est remise en cause dans HA par une nouvelle manière d’envisager le comportement animal : les animaux ont aussi des caractères et sont peut-être aussi capables de conduites.
Comportement et conduite : le discours aristotélicien sur l’âme
4Le traité DA peut être vu comme le premier du corpus biologique d’Aristote. Précisons qu’il n’existe pas de « psychologie » aristotélicienne au sens moderne du terme : Aristote n’emploie jamais ce mot, et son « discours sur l’âme » n’est pas un discours psychologique au sens moderne, c’est-à-dire sur les sentiments, les états d’âme d’autrui. Le savoir aristotélicien sur l’âme (psykhê) relève plus généralement d’une science que l’on pourrait appeler science naturelle. Sa théorie de la psykhê vise à distinguer différentes qualités d’âme (trois au total) et donc trois classes d’êtres vivants (zôa)3 :
- l’âme végétative ou nutritive qui permet la croissance et la reproduction de tous les êtres vivants (végétaux et animaux) ;
- l’âme sensitive ou locomotive qui est le principe de sensation et de sensibilité de ce que nous appelons les animaux ;
- l’âme pensante (dianoêtikon) ou rationnelle (logistikon), qui est pourvue du logos, discours raisonné et pensée rationnelle. Elle est propre à l’être humain.
5Ce qui est remarquable dans cette distinction, ce n’est pas seulement la hiérarchie des êtres vivants (zôa) qu’elle établit (végétaux/animaux autres que l’homme/homme), mais aussi la nature des critères utilisés. Malgré les apparences, la nature de ces critères varie. Dans les deux premiers cas (âme végétative-nutritive et âme sensitive-locomotive), le critère est d’ordre somatique : la première assure la croissance et la nutrition, la seconde assure la sensation et la locomotion. Mais tout change dans le cas de l’âme pensante-rationnelle, car le critère utilisé, le logos, est d’ordre psychique et non plus somatique4. Ce passage du somatique au psychique suggère que le raisonnement d’Aristote n’est pas aussi cohérent qu’il y paraît. Quoi qu’il en soit, la spécificité humaine du logos est rappelée à plusieurs reprises par Aristote, de façon explicite et récurrente :
« Les animaux autres que l’homme vivent avant tout en suivant la nature (physis), quelques-uns peu nombreux suivent aussi leurs habitudes (ethos), mais l’homme suit aussi le logos. Car seul il a le logos.5 »
6Ce qui est frappant ici, c’est qu’Aristote ne parle déjà plus seulement en analyste, mais déjà en moraliste. La raison en est que le critère du logos vise un effet, un but essentiel : distinguer l’être humain des autres animaux. À partir de là, l’être humain, en effet, est considéré selon un double point de vue : soit biologiquement comme un être vivant (zôon), mais aussi spécifiquement comme seul être doué de logos. On le voit bien dans la suite de l’analyse : à ce moment, Aristote cesse de prendre en compte l’âme en ce qu’elle a de plus commun, c’est-à-dire l’âme animale. En effet, l’âme animale ne présente pas de caractéristiques propres qui ne soient aussi présentes dans l’âme humaine : nutrition, locomotion, etc. En revanche, le discours d’Aristote présente déjà une dimension morale lorsqu’il souligne la spécificité humaine du logos. En effet, celle-ci contient déjà en germe la distinction entre comportement animal et conduite humaine. Ainsi, à ce moment de son raisonnement, Aristote oublie de faire référence aux critères somatiques qui permettent de faire la distinction entre tel et tel type d’âme et telle ou telle classe d’animaux et recentre sa démonstration sur le critère du logos.
Un « passage continu » (sunekhês metabasis)
7Dans la suite de DA, ce clivage homme/animal aboutit à une classification complexe des êtres vivants (zôa). En effet, Aristote insiste d’un côté sur la continuité des espèces animales : ce qu’il appelle un « passage continu » (sunekhês metabasis). Mais, de l’autre, il opère au moyen du logos une coupure qualitative entre l’être humain et les autres animaux. Dans le détail, son raisonnement est construit de la manière suivante :
8a) La différence psychique entre l’homme et l’animal repose sur le critère du logos. Cette thèse a pour effet de réserver à l’être humain une place éminente dans la hiérarchie des êtres vivants. On le voit très bien dans le paradoxe du continuum zoologique développé par le livre VIII de HA. Malgré l’idée de continuité entre les espèces animales, la classification aristotélicienne est orientée vers un achèvement et une perfection : l’être humain6.
9En effet, tous les êtres vivants sont disposés selon un ordre hiérarchique qui s’élève des êtres inférieurs (les plantes) vers les êtres supérieurs (les animaux autres que l’homme) pour atteindre un sommet : l’homme. Cette échelle des êtres (scala naturae) aboutit à une hiérarchie des êtres vivants (zôa) qui procède de façon très cohérente par sauts ou degrés. Ainsi, les espèces animales présentent des « ressemblances » ou « similitudes » (homoiotêtes)7 et ne sont distinctes les unes des autres que par une différence imperceptible. Aristote appelle ce phénomène « passage continu » (en grec sunekhês metabasis)8. Cette expression confirme que la différence entre les espèces est de nature quantitative. En effet, les états psychologiques des animaux varient en intensité :
« Certains animaux diffèrent de l’homme selon le plus et le moins, et il en va de même de l’homme comparé à un grand nombre d’animaux : en effet, certains de ces états psychologiques ont plus d’intensité chez l’homme, certains en ont davantage chez d’autres animaux.9 »
10Toutefois, Aristote introduit aussi dans l’échelle des êtres vivants deux clivages de nature qualitative.
- Premier clivage : il existe une différence qualitative entre les espèces animales sous l’angle de la prudence (phronêsis). En effet :
« Certaines bêtes sont qualifiées de prudentes (phronimoi).10 »
11Aristote fait ici allusion à la phronêsis, ce que l’on pourrait aussi appeler « l’intelligence pratique » des animaux11. Or certaines espèces ont la phronêsis, mais d’autres pas.
- Second clivage : Une différence qualitative entre l’être humain et les autres animaux réside, on l’a vu, dans la possession du logos : car seul l’homme possède le logos.
12En somme, la différence entre hommes et animaux est d’ordre à la fois quantitatif et qualitatif. Ramenons cette analyse à la différence entre comportement animal et conduite humaine. Pour Aristote, comme les animaux sont privés de logos, leur accorder quelque faculté de raisonnement que ce soit revient à parler de façon métaphorique (kata metaphoran). Non que les animaux soient totalement dépourvus d’une certaine forme d’intelligence : leur comportement le montre bien. Aristote reconnaît tout à fait l’ingéniosité avec laquelle ils se procurent leur nourriture, échappent à leurs prédateurs ou bien trouvent un partenaire ; mais, pour lui, cette intelligence procède de la phronêsis et non du logos.
13Il manque donc aux animaux un certain nombre de capacités procédant du logos. Ces capacités sont essentiellement les suivantes : sophia (savoir/sagesse), sunesis (compréhension intellectuelle)12. Sous l’angle moral, la sophia ne doit donc en aucun cas être confondue avec la phronêsis ; la sunesis, non plus. En effet, les animaux autres que l’homme, privés de la sophia et de la sunesis, ont à la place une autre qualité qu’Aristote appelle « quelque autre faculté du même genre » (tis hetera toiautê phusikê dunamis)13. Cette faculté est sans doute la phronêsis, dont les hommes aussi disposent.
14Pour en revenir au critère de l’action morale, il faut souligner le fait que sophia et sunesis sont deux facultés dépendant du logos : aussi jouent-elles un rôle capital dans la mise en œuvre des conduites vertueuses. En effet, la possession du logos est la condition impérative de la connaissance du bien et du mal :
« Certes […] la nature [c’est-à-dire les animaux autres que l’homme] est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se le signifier mutuellement. Mais le logos existe en vue de manifester l’avantage et le nuisible, et aussi par suite le juste et l’injuste.14 »
15A contrario, le comportement des animaux s’explique exclusivement par des « capacités naturelles » (phusikai dunameis) qui sont étrangères au logos. Dépourvus de dimension morale, ces comportements ne sont pas des conduites : les animaux sont totalement étrangers à la vertu (aretê).
16Résumons-nous. Nous avons vu que la classification aristotélicienne distingue les facultés proprement humaines des facultés que l’être humain partage avec les autres animaux. Mais, procédant du logos, les facultés proprement humaines présentent seules une dimension morale. C’est notamment le cas de la sophia et de la sunesis, car la connaissance du bien et du mal relève à l’évidence de la sagesse et procède d’une compréhension intellectuelle. C’est ce qui fait que les comportements humains sont aussi des conduites. À l’inverse, les comportements animaux… ne sont que des comportements :
« Une bête brute n’a ni vice ni vertu.15 »
« Nous ne disons pas des bêtes qu’elles sont modérées ou déréglées, sinon par extension de sens (kata metaphoran), et seulement dans le cas où en totalité quelque espèce d’animaux l’emporte sur une autre en lascivité, en instincts destructeurs ou en voracité.16 »
Caractère, disposition et mode de vie
17Les livres VIII et IX de l’Histoire des animaux analysent de façon surprenante les dispositions caractérologiques des animaux. Là encore, le discours d’Aristote présente une certaine ambiguïté. Dans ces livres, en effet, Aristote identifie a priori les vertus et les vices des animaux et emploie des catégories morales. Pourtant, le critère du logos devrait en principe rendre impossible cet emploi. D’où l’incongruité, l’impropriété de ces deux livres, et aussi la perplexité des commentateurs qui ont parfois remis en cause leur attribution à Aristote17.
18Dans le détail, l’analyse d’Aristote repose sur trois critères : le « caractère » (ithos) des animaux, leur « disposition ou manière d’être » (hexis) et leur « mode de vie » (bios). Mais ces critères sont complexes et parfois redondants.
Le caractère (ithos)18
19Le caractère oppose en général mâles et femelles. Les mâles ont plus de courage que les femelles, sauf chez l’ourse et la panthère. Les femelles sont en général plus douces, plus rusées, moins simples, elles ont plus de vivacité et sont plus attentives à élever leurs petits. Les mâles sont plus braves, plus féroces, plus simples et moins rusés. Notons que cette caractérisation concerne la plupart des espèces animales ; mais aussi l’être humain. L’ithos varie aussi en fonction des espèces animales. Certaines sont connues pour leur lâcheté, d’autres pour leur douceur, leur courage, leur docilité, leur intelligence19, etc. Par exemple, le caractère des moutons et des chèvres réside essentiellement dans la simplicité et la stupidité :
« Ce sont en effet les plus bêtes des quadrupèdes. Ils vont dans des coins désertiques où il n’y a rien ; il leur arrive souvent de sortir dehors quand il fait mauvais temps et, lorsqu’ils sont surpris par la neige, si le berger ne les pousse pas, ils ne veulent pas s’en aller : et quand on les laisse en arrière, ils périssent sur place, à moins que les bergers n’emmènent des mâles, auquel cas ils suivent.20 »
La « disposition ou manière d’être » (hexis) oppose de nouveau mâles et femelles
« La femme (gunê) est plus compatissante que l’homme (anêr21), plus sujette aux larmes ; elle est aussi plus jalouse et plus portée à se plaindre de son sort ; elle distribue plus facilement les injures et les coups. La femelle (thêlu) cède également plus que le mâle (arrên)22 au découragement et au désespoir ; elle est plus effrontée et plus menteuse ; elle est plus facile à tromper et oublie moins vite ; elle a en outre moins besoin de sommeil, mais elle est moins active ; d’ailleurs, d’une manière générale (holôs), la femelle (thêlu) est moins empressée à agir que le mâle (arrên), et il lui faut moins de nourriture.23 »
20La comparaison entre le mâle et la femelle est illustrée par l’exemple des mollusques :
« Le mâle est plus prompt à secourir et, comme nous l’avons dit, plus courageux que la femelle, puisque, même chez les mollusques, lorsqu’on frappe la seiche à coups de trident, le mâle vient au secours de la femelle, tandis que la femelle s’enfuit quand c’est le mâle qui est frappé.24 »
21Ces citations appellent deux remarques. Premièrement, l’opposition observable entre le mâle et la femelle dans la plupart des espèces animales se retrouve aussi chez l’être humain. Un indice particulièrement frappant est la confusion entre le mâle (arrên) et l’homme (anêr) d’une part, et entre la femelle (thêlu) et la femme (gunê) d’autre part. De façon révélatrice, la caractérisation de la femme (gunê), « plus compatissante que l’homme (anêr) », aboutit successivement :
- à un glissement sémantique : « la femelle (thêlu) cède également plus que le mâle (arrên) au découragement » ;
- et à un élargissement : « d’ailleurs, d’une manière générale, la femelle est moins empressée à agir que le mâle », etc.
22L’exemple des mollusques confirme cette analogie : quand on compare l’être humain et la seiche, la manière d’être de l’homme s’apparente peu ou prou à celle du mâle, et la manière d’être de la femme à celle de la femelle. Cet exemple suggère donc qu’il n’existe pas de différence véritable entre caractère humain et caractère animal.
23Seconde remarque : dans l’analyse des dispositions ou manières d’être (hexeis), la formule « comme nous l’avons dit » révèle qu’Aristote se répète. Ce lapsus prouve que la « disposition ou manière d’être » (hexis) n’est pas vraiment distincte du caractère (ithos). La preuve en est que le même exemple illustre chacune des deux catégories : le moindre courage des femelles.
Le mode de vie (bios) des animaux
24Enfin, en ce qui concerne le mode de vie (bios) des animaux, Aristote emprunte ses exemples à l’ornithologie : l’hirondelle manifeste la sûreté de son raisonnement (dianoia) quand elle construit son nid ; les pigeons font preuve de fidélité conjugale ; de façon générale, les oiseaux ont ceci de remarquable que le mâle et la femelle se portent un amour (philia) réciproque25.
25L’analyse des modes de vie (bioi) approfondit ainsi le rapprochement entre comportements animaux et conduites humaines. En effet :
« D’une manière générale, on peut observer dans le mode de vie des autres animaux de nombreuses imitations de la vie humaine.26 »
26De même, au sujet du mode de vie (bios) des pigeons :
« On peut faire à propos des pigeons d’autres remarques qui permettent une observation du même genre.27 »
27C’est-à-dire des remarques qui montrent que les oiseaux sont tout aussi capables de raisonnement que les hommes28, mais aussi que les comportements animaux, présentant une dimension morale, constituent aussi des conduites.
28Plus loin, Aristote distingue essentiellement deux modes de vie (bioi) : le mode de vie solitaire et le mode de vie politique. On sait que l’être humain est un animal politique (zôon politikon)29. Mais on sait moins qu’il l’est… comme beaucoup d’autres espèces : abeilles, fourmis, loups, grues, etc. Soulignons-le : en aucun cas, la qualité politique ne dépend du logos. En effet, beaucoup d’espèces animales vivent en société, quoiqu’elles soient dépourvues du logos.
29Plus précisément, il existe en somme deux manières d’être un zôon politikon :
- pour les espèces animales telles que fourmis, abeilles, loups, grues, etc. : un mode de vie politique sans le logos, qui permet déjà l’existence de ruches, fourmilières, meutes, colonies, qui sont autant de groupes sociaux.
- pour l’être humain exclusivement, un mode de vie politique avec le logos ; d’où l’existence de la cité (polis).
30Incontestablement, ce mode de vie est supérieur au précédent. En effet, la polis constitue une structure propice à l’exercice de la vertu (aretê). Reportons-nous aux Politiques : Aristote y insiste sur le fait que la fin de la cité bien gouvernée est le bonheur (eu zên) ou pour le dire mieux, la vie bonne, c’est-à-dire la vie selon le Bien30. Or, seule la vertu (aretê) permet de pratiquer ce mode de vie. Certes, tous les citoyens ne sont pas vertueux : si c’était le cas, la justice rectificatrice ne serait pas nécessaire ! La cité (polis) vise donc à rendre les citoyens vertueux ; c’est sa fin même (telos). En effet :
« Une cité (polis) est vertueuse par le fait que les citoyens participant à la vie politique sont vertueux. Or tous les citoyens participent à la vie politique.31 »
31Cette finalité vertueuse de la polis ne concerne bien sûr que la polis humaine, et non les sociétés animales. Le raisonnement d’Aristote apporte donc la preuve que la spécificité humaine du logos se double d’un autre privilège : la vertu (aretê).
L’habitude (ethos)
32J’aborderai plus rapidement un quatrième critère : « l’habitude » (ethos). Dans la même page des Politiques, Aristote revient sur les modes de vie de l’homme et des autres animaux. Il introduit alors le critère de l’habitude (ethos), qui permet aussi d’expliquer les comportements. Dans le détail, Aristote écrit que les animaux autres que l’homme suivent, pour la plupart leur nature (physis), et pour quelques-uns leurs « habitudes » (ethê). Au contraire, l’homme suit sa nature, ses habitudes, mais aussi le logos.
33Il est difficile de définir ce que sont exactement les habitudes. En effet, Aristote n’en donne pas d’exemple précis. J’aurais tendance à penser que l’habitude se ramène plus ou moins à la « disposition ou manière d’être » (hexis) ou au « mode de vie » (bios), dans la mesure où ces deux types de comportement présentent de facto un caractère habituel32.
Question finale : comment concilier ces pages avec le De Anima ?
34On voit bien le problème. Dans DA, Aristote avait nié très clairement le logos animal, et donc refusé la vertu morale aux animaux : les comportements animaux ne constituent en aucun cas des conduites. À l’opposé, Aristote évoque dans HA la lâcheté, la douceur, le courage, la docilité de telle ou telle espèce animale… Comment concilier ces deux analyses ?
35Première solution : quand Aristote évoque les vertus des animaux, il le fait nécessairement de façon métaphorique (kata metaphoran). Les moutons ne sont ni lâches ni dociles au sens propre, ni le lion courageux. En effet, les vices et les vertus sont exclusivement des conduites humaines. Le caractère, la disposition et le mode de vie des espèces animales présentent une ressemblance (homoiotês) avec ces conduites, mais cette ressemblance n’est qu’une analogie.
36Est-ce toutefois aussi simple ? Cette réponse épuise-t-elle vraiment les possibilités sémantiques des textes ? N’est-il pas possible de voir les choses de façon plus souple ? Un indice parmi d’autres réside dans l’imprécision des catégories aristotéliciennes. Les catégories du caractère (ithos), de la disposition (hexis), du mode de vie (bios) et de l’habitude (ethos) sont très mal définies, elles se recoupent, sont redondantes…
37De plus, l’analyse caractérologique des animaux n’aboutit pas à une hiérarchie évidente des espèces animales. En effet, celles-ci présentent toutes des vices et des vertus, sans qu’il soit vraiment possible de distinguer une espèce supérieure aux autres sous l’angle de la vertu (aretê). La preuve : l’être humain, auquel une prééminence intellectuelle est garantie par la possession du logos, n’apparaît pas du tout comme supérieurement vertueux. On le voit très bien dans l’analyse des « manières d’être » (hexeis), lorsque Aristote montre la ressemblance entre la femme (gunê) et la femelle (thêlu) : la femme et la femelle partagent la même pusillanimité33. Cette classification caractérologique n’est donc pas régie pas un principe hiérarchique, alors que c’était le cas, nous l’avons vu, lorsqu’il s’agissait d’évaluer les différents types d’âme.
Ouverture : les partisans de l’intelligence animale
38Comment lire alors ces deux livres de l’Histoire des animaux ? Mon opinion est que la lecture métaphorique ne s’impose pas. Et de fait, ce n’est pas l’interprétation qu’ont privilégiée les lecteurs d’Aristote. Pour eux, l’expression « conduites animales » peut s’entendre au sens propre, et non seulement kata metaphoran.
39Cette thèse est assez largement reprise par les auteurs qu’U. Dierauer appelle « partisans de l’intelligence animale »34. Il s’agit d’un groupe de penseurs de l’époque impériale (ier-iiie siècle apr. J.-C.), venus d’horizons intellectuels divers : Plutarque, Élien de Préneste, Sextus Empiricus, Porphyre, Celse et alii35. Ces penseurs ne s’opposent pas directement à Aristote, mais aux stoïciens, qui ont recueilli l’héritage intellectuel du Stagirite. On le voit bien chez Sénèque qui reprend les thèses aristotéliciennes afin de nier catégoriquement l’existence de conduites animales : les animaux étant dépourvus de ratio, leurs comportements ne peuvent en aucun cas s’expliquer par la vertu (aretê)36.
40Les partisans de l’intelligence animale rejettent radicalement ces thèses. Chez eux, pas de discours sur les différentes qualités d’âme : les animaux aussi ont le logos. Aussi pratiquent-ils la vertu (aretê), tout en présentant aussi des vices. Quelques exemples topologiques : les espèces animales les plus vertueuses sont l’éléphant, le dauphin, l’abeille, tandis que le crocodile et le singe sont des espèces perverses. D’où un véritable catalogue des conduites animales : les cigognes nourrissent à leur tour leurs parents devenus vieux37 ; les corneilles sont fidèles à leurs partenaires toute leur vie ; etc.38.
41Ces auteurs sont convaincus qu’il existe une ressemblance complète, et non plus une simple analogie, entre comportements animaux et conduites humaines. Les animaux eux aussi sont susceptibles de conduites : certains mâles présentent le même courage (andreia) que l’homme, tandis que certaines femelles montrent les mêmes sentiments maternels que les femmes. À l’intérieur de telle ou telle espèce animale, certains individus présentent même des vices et des vertus à des degrés divers, de même qu’il existe dans la société des hommes plus ou moins vertueux.
42En somme, comme le suggéraient de façon implicite les livres VIII et IX de l’Histoire des animaux, il existe aussi des « caractères » animaux. À l’époque impériale, les partisans de l’intelligence animale tirent les conclusions de cette analyse : il n’y a pas de différence entre comportement animal et conduite humaine. Les animaux aussi pratiquent la vertu.
Bibliographie
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Élien de Préneste, Personnalité des animaux (NA), traduction par Arnaud Zucker, Paris, Les Belles Lettres, Collection « La Roue à livres », 2 tomes, 2001-2002.
Lhermitte Jean-François, L’Animal vertueux dans la philosophie antique à l’époque impériale, Paris, Classiques Garnier, 2015.
Plutarque, Trois traités pour les animaux, traduction Jacques Amyot (xvie siècle), Paris, P. O. L., 1992.
Plutarque, Œuvres morales, tome XIV, 1ére partie, traité 63, L’Intelligence des animaux, texte établi et traduit par Jean Bouffartigue, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, 2012.
Romeyer-Dherbey Gilbert (dir.), Corps et âme. Sur le De Anima, d’Aristote, Paris, Vrin, 1996.
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Sorabji Richard, « Esprits d’animaux », dans Gilbert Romeyer-Dherbey (dir.), Cassin Barbara et Labarrière Jean-Louis (éd.), L’Animal dans l’Antiquité, Paris, Vrin, 1997, p. 355-373.
Notes de bas de page
1 En abrégé HA. Nous nous référons sauf avis contraire à la traduction de P. Louis.
2 En abrégé DA. Nous nous référons à la traduction de R. Bodéüs.
3 Le mot zôon (au pluriel zôa) désigne tous les êtres vivants : végétaux, animaux autres que l’être humain mais aussi êtres humains, et ce sans oublier les dieux qui sont aussi des zôa, mais manifestement d’essence supérieure.
4 Le substantif logos est formé sur l’étymon *leg-/log-, qui sert aussi à former le verbe legô, parler (Cf. latin loquor). Le logos est avant tout « discours raisonné » ; mais le même mot désigne aussi la faculté rationnelle, conçue comme discours intérieur.
5 Aristote, Politiques, 1332b5.
6 HA, VIII, 1, 588b12 sq.
7 HA, VIII, 1, 23.
8 Ibidem. Une autre traduction est « continuité » (traduction J. Bertier).
9 HA, VIII, 1, 588a25 sq. « Ils diffèrent de l’homme selon le plus et le moins, de même que l’homme, comparé à beaucoup d’animaux (car certaines de ces manières d’être existent à un plus haut degré chez l’homme et certaines, à un plus haut degré chez les animaux) » (traduction de J. Bertier).
10 Éthique à Nicomaque (EN), VI, 7, 1141a28. Nous nous référons à la traduction de J. Tricot. Une autre traduction de phronêsis est « sagacité » : « Parmi les bêtes, quelques-unes sont sagaces » (trad. R. Bodéüs).
11 Exemples de phronêsis animale : « Beaucoup de quadrupèdes agissent sagement (phronimôs) pour se protéger » : ourses, chèvres sauvages, chiens, panthère recherchent diverses plantes pour se guérir (HA, IX, 5). Autre exemple : phronêsis de la mangouste dans sa lutte contre le serpent (ibid.). Signalons toutefois qu’il existe aussi une phronêsis humaine : par exemple l’habileté politique de Périclès (EN, VI, 5, 1140b7-8).
12 Il faudrait aussi mentionner la tekhnê, art, technique.
13 HA, VIII, 1, 588a28. « Quelque autre capacité naturelle du même genre » dans la traduction J. Bertier.
14 Pol., I, 2, 1253a10-12. Nous utilisons la traduction de P. Pellegrin.
15 EN, VII, 7, 1145a25-26.
16 EN, VII, 7, 1149b32-34. « Nous ne disons pas des bêtes qu’elles sont tempérantes ou intempérantes, sauf par métaphore et au cas où quelque trait, si l’on compare globalement un genre à un autre, permet de distinguer parmi les animaux une race qui se signale par sa violence lubrique, son exubérance ou sa tendance à tout dévorer » (traduction et présentation par Richard Bodéüs).
17 L’authenticité des livres VIII et IX de HA pose en effet problème. Certains tiennent ce texte pour une extrapolation par rapport au reste du corpus aristotelicum. Son auteur serait peut-être Théophraste d’Érèse, le successeur d’Aristote à la tête du Lycée et l’auteur des Caractères. Théophraste chercherait à montrer qu’il existe des caractères animaux comme il existe des caractères humains, et des conduites animales comme des conduites humaines. C’est la thèse d’Urs Dierauer (« Raison ou instinct ? le développement de la zoopsychologie antique », p. 16). Pour d’autres, ce texte est bien d’Aristote : il inaugurerait ce qui serait une nouvelle piste de réflexion, une nouvelle manière d’analyser les comportements animaux, une approche presque « éthologique », si l’on peut dire. C’est notamment la thèse de Richard Sorabji (« Esprits d’animaux », p. 358).
18 J’emploie l’ancienne translittération ithos, pour distinguer de l’ethos (habitude).
19 En grec, nous. Mais cet emploi est unique chez Aristote.
20 HA, IX, 3, 610b22-28.
21 C’est-à-dire l’être humain de sexe masculin.
22 C’est-à-dire de sexe masculin.
23 HA, IX, 1, 608b4-15. Nous soulignons la traduction des termes anêr/gunê (homme/femme) et arrên/thêlu (mâle/femelle) et rectifions une erreur de traduction de Pierre Louis, Aristote, Histoire des animaux, qui traduit thêlu par « femme » et arrên par « homme ».
24 HA, IX, 1, 608b15-18.
25 HA, IX, 7.
26 HA, IX, 7, 612b.
27 HA, IX, 7, 612b32-33.
28 Note de Pierre Louis, p. 184.
29 Politiques (Pol.), I, 2, 1253a7.
30 « Les animaux autres – que l’homme – vivent avant tout en suivant la nature, quelques-uns peu nombreux suivent aussi leurs habitudes, mais l’homme suit aussi la raison (logos). Car seul il a la raison (logos) » (Pol., VII, 13, 1332b5). Ainsi, « seuls ils (les hommes) ont la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre » (Pol., I, 2, 1253a12).
31 Pol., VII, 13, 1332a.
32 Aristote précise toutefois : « Les hommes font beaucoup de choses contre leurs habitudes et leur nature grâce à la raison, s’ils sont persuadés qu’il vaut mieux procéder autrement » (Pol., VII, 13, 1332b). Cette précision suggère l’antinomie opposant le logos aux habitudes ou à la nature.
33 HA, IX, 1, 608a.
34 U. Dierauer, « Raison ou instinct ? le développement de la zoopsychologie antique », p. 24-27.
35 Sur les partisans de l’intelligence animale, U. Dierauer, ibid., p. 24-27.
36 Sénèque, Lettres à Lucilius, 124, 20.
37 On parle d’antipelargôsis du nom de la cigogne en grec : pelargos.
38 Quelques exemples de conduites animales dans Élien, NA : sagesse naturelle des éléphants (VI, 61), organisation politique et caractère laborieux de l’abeille (V, 11), abnégation maternelle du dauphin femelle (I, 18), pragmatisme du crocodile (III, 11), perversité du singe (VII, 21), patience et ténacité du léopard (V, 54), piété filiale des cigognes (III, 23), fidélité conjugale des corneilles (III, 9). Nous renvoyons à notre ouvrage : L’Animal vertueux dans la philosophie antique à l’époque impériale.
Auteur
Agrégé de Lettres classiques, docteur en études grecques, enseignant en classes préparatoires littéraires, Lycée Jean-François Millet, Cherbourg-en-Cotentin
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016