La médiation, un art du commun pour faire « territoire existentiel » ? Analyse d'un projet artistique et éducatif d'intervention
p. 335-352
Texte intégral
Introduction
1Alors que la notion de culture reste aujourd'hui complexe à définir, en prise avec des tensions idéologiques, identitaires et corporatistes, l'horizon artistique s'élargirait dans la revendication d'une responsabilité sociale. En vue de concerner l'ensemble de la société et de rencontrer le quotidien de chacun sur son territoire, les acteurs culturels expérimentent de « nouveaux territoires de l'art », renouvelant ainsi le rapport aux œuvres et au monde. La médiation culturelle incarne cette ambition à travers un archipel de métiers et de compétences. Leurs approches s’articulent et se réinventent en fonction de la multiplicité des pratiques culturelles et des goûts. Génératrice de liens et de sens, la médiation culturelle met en œuvre des stratégies d’intervention, qui favorisent la rencontre des publics avec une diversité d’expériences esthétiques.
2Cette communication rend compte d'une expérience dédiée à la valorisation artistique de savoir-faire populaires en matière de cuisine, par la rencontre entre des artistes et des habitants d'un quartier prioritaire de Toulouse. S'inscrivant dans le cadre d'une recherche-intervention, elle-même associée à un processus de création participative et de médiation culturelle, l'observation qui a été conduite s'est intéressée aux pratiques expérimentées ainsi qu'aux stratégies adoptées par différents acteurs en interaction (artistes, acteurs culturels, travailleurs sociaux, jeunes, habitants, commanditaires…). L'analyse des matériaux a permis de faire émerger des indicateurs de changement, voire d'empowerment. Bien que liés à un contexte singulier, ces résultats nous permettent de questionner les effets de l'expérience, les barrières rencontrées et les perspectives offertes pour d'autres explorations.
3Après avoir évoqué la place de la culture dans les politiques publiques, nous nous centrerons sur l'exemple toulousain et le contexte de la recherche-intervention. A travers des éléments théoriques relatifs à la médiation, à l'empowerment ainsi qu'à l'expérimentation, nous ouvrirons sur la présentation de notre objet de recherche et la méthodologie retenue pour ensuite présenter nos principaux résultats.
1. Culture et politiques publiques
4Dans une France en état d'urgence, décrété suite aux attentats de 2015, l'intérêt de faire dialoguer culture et politique publique résonne doublement, alors que se réaffirme encore et toujours la nécessité de prendre la mesure de la fracture sociale et culturelle, qui travaille en profondeur la société française. Il n'est toutefois pas nouveau de considérer la politique culturelle comme un levier répondant à des problématiques plurielles, qu'elles soient d'ordre social ou territorial. En effet, les pouvoirs publics, notamment les collectivités, cherchent à concilier la valorisation par la culture de certaines zones géographiques (zones rurales, quartiers populaires…) avec les enjeux de démocratisation et de démocratie culturelle (élargissement des publics, valorisation de la diversité des pratiques culturelles).
5Apportons alors quelques éléments de définition du terme de culture. Pour Malinowski, toute théorie de la culture devrait s'appuyer sur la biologie, l'être humain constituant une espèce animale1. L'Homme a à affronter des problèmes qui le conduisent à créer un milieu nouveau, artificiel, qui n'est autre que la culture se décomposant en différents aspects (éducation, contrôle social, économie, système de connaissance, de croyances et de moralité, modes d'expression et de création artistiques). Cette approche globale, analysant tout comportement humain sous l'angle de l'organisation, de la fonction, a été critiquée notamment parce qu'elle ne prenait pas en compte la diversité des cultures, sous-estimait l'importance des contacts (en réaction au diffusionnisme) et de la dimension historique des cultures (évolutionnisme).
6Dans la double perspective constructiviste et structuraliste, propre à Bourdieu, la culture est analysée comme un élément de « distinction », où les inégalités entre les groupes sociaux sont liées à leur « habitus » et où les différences entre les individus s'affirment par leur « capital culturel ». S'oppose dès lors une conception savante de la culture, celle de la « culture légitime », des beaux arts et d'autre part une conception anthropologique, relative à l'ensemble des pratiques sociales et culturelles des citoyens (Bourdieu, 1979 ; Grignon & Passeron, 1989). La première conception, la plus exigeante, correspond aux enjeux politiques de « démocratisation culturelle » dont l'objectif est de rendre les œuvres accessibles au plus grand nombre. La deuxième conception consacre l'ensemble des us et coutumes d'une société, façonnées par l'histoire, le territoire, la langue, la religion… La question politique est alors celle de la « diversité culturelle », de la cohabitation des cultures, hors de toute hégémonie, par des enjeux de « démocratie culturelle ».
7Ces débats se cristallisent actuellement autour de la reconnaissance et du respect des « droits culturels », dont les bases ont été posées par la Déclaration universelle de l’Unesco sur la Diversité culturelle, de 2001, pour une égale dignité des cultures de par le monde, mais aussi de tous les types sociologiques d’expression, qu’elle soit savante ou populaire, professionnelle ou en amateur.
2. Un exemple de politique culturelle : Toulouse et sa Métropole
8Intéressons-nous à présent à l'exemple de Toulouse Métropole. Le Contrat de ville mis en place en 2015 contient un volet culturel, comme le prévoit la loi. A travers l'axe cohésion social, la culture contribuerait, sur l'ensemble de son territoire, à la mixité sociale en permettant aux habitants de se croiser au travers de projets culturels itinérants. « Réussir le vivre ensemble » fait partie des enjeux principaux affichés par Toulouse Métropole.
9Dans ce cadre, la Mairie de Toulouse a lancé en septembre 2015, l'appel à projet « Expérimentation culturelle en quartiers prioritaires », avec l'objectif inscrit dans son cahier des charges : « d'intensifier la permanence de sa politique culturelle dans l’ensemble des quartiers prioritaires, pour inscrire la Culture au cœur du développement urbain durable, en initiant des projets culturels de territoires ».
10La Mairie souhaite, par son truchement, repérer et accompagner « les initiatives artistiques et culturelles qui défrichent, explorent de nouveaux champs, en faisant notamment émerger des projets hybrides ou atypiques ». Elle soutient ainsi l'émergence ou le déploiement de « nouveaux territoires de l'art ».
3. Contexte de la recherche-intervention
11La recherche-intervention que nous avons conduite s'est déroulée au sein de l'association CRICAO - Centre de Ressources et d'Information sur les Cultures d'Afrique de l'Ouest – créée à Toulouse en 2001, évoluant dans le domaine artistique et culturel.
12D’une spécialisation dans les cultures d’Afrique de l’Ouest à un élargissement vers les cultures du monde, l’objet principal de CRICAO aujourd’hui, est de promouvoir le croisement des cultures et des esthétiques ainsi que l'interculturalité, en :
- produisant et diffusant des artistes dont les créations sont le fruit de rencontres fécondes et innovantes entre des cultures d’origines différentes,
- développant une action culturelle basée sur la transmission des cultures du monde dans différents milieux et territoires à travers une pluralité de disciplines artistiques (zone urbaine et rurale, établissements scolaires, milieu carcéral…)
- favorisant le développement local par la mise en place d’actions diverses (évènements, ateliers, formations…) mettant en lien les différents acteurs d'un même territoire (associations, habitants, commerçants…).
13Dans le cadre de l'appel à projets, invitant à apporter une réponse concrète aux enjeux culturels du Contrat de ville par l'expérimentation d'actions en quartiers prioritaires, l'association Cricao a choisi de développer avec « Le Goût des voix », une résidence artistique de territoire à Bagatelle, La Faourette, Papus, Tabar et Bordelongue, quartiers situés au cœur du Grand Mirail. Cet ensemble de quartiers est pris dans un nouveau cycle de déconstruction-reconstruction depuis 2010, particulièrement ciblé par le Nouveau Programme National de Rénovation Urbaine piloté par l'ANRU.
14La rénovation urbaine engendre du changement dans le paysage urbain et donc dans les repères et ce qui forge le lien social, pour les populations qui l'animent. Chômage, pauvreté, décrochage et échec scolaire, les quartiers dits « sensibles », où l'habitat social est dominant, sont des lieux de fragilités. Leurs habitants, notamment les jeunes, souffrent d'une mauvaise réputation et de représentations sociales qui se répercutent sur l'accès à l'emploi, les liens de sociabilité, la mixité sociale… Mais l'existence d'un tissu associatif riche et d'initiatives solidaires offre d'autres perspectives. Le projet « Le Goût des voix » se situe à cet endroit, s'inscrivant dans un projet artistique et culturel qui se veut collectif et prescripteur de changement. Ce, par un processus ciblé sur l'expérience collective, entre création participative et médiation co-construite, corrélées aux ressources et capacités de chaque acteur.
15Le projet s’appuie sur le collectif Les Voix de traverse, spécialisé dans la récolte de portraits sonores et photographiques, dont le travail sera réinterprété par l’intervention de designeuses culinaires plasticiennes. « Le Goût des voix » se développe sur une durée de 5 mois, à travers une résidence de territoire ponctuée de micro-événements (animations sur le marché, ateliers de pratique artistique, repas partagé…) et d’un temps fort en fin de résidence (avec, en amont, une phase de repérage de 6 mois). La médiation devant être assurée par des jeunes formés et accompagnés pour cette mission.
16Basés sur les dynamiques au cœur du quartier, les artistes des Voix de traverse vont interroger des personnes préalablement repérées et habitant dans le quartier. Un seul protocole guidera la rencontre : elle se fera autour d’un plat choisi et préparé par l’habitant. Porte d’entrée pour établir un portrait sensible de la personne, ce plat est perçu comme un objet anthropologique à la fois intime et central : s’y entremêlent vie familiale et vie de quartier, tradition culturelle et réinvention identitaire. La cuisine est une pratique éminemment culturelle. En l'introduisant dans le projet « Le Goût des voix » où la création se constitue de rencontres, il s'agit de combiner l'approche documentaire et ethnographique – les gens se racontent en cuisinant - d'un travail expérimental autour du design culinaire – le plat que les gens ont cuisiné va être transformé en objet artistique. Le fruit de ce travail sera donc écouté, regardé, goûté, partagé, célébré… Le projet se nourrit en effet d'usages et savoir-faire que l'on pourrait qualifier de « populaires ». Il vise à travers une démarche culturelle exigeante (légitimité, qualité) à valoriser la diversité des pratiques, pour en extraire un sens commun, dans une dimension esthétique.
17Lors de l'événement final, le public était invité à déambuler à travers le quartier, au gré des lieux évoqués dans les récits d’habitants qui pouvaient être écoutés via le prêt d'un audioguide ou via un téléchargement sur téléphone portable. Près de dix témoignages ont été récoltés et mis en scène lors de la balade. Chacun étant associé à une photographie et à un plat, proposé à la dégustation dans les différents lieux scénarisés. A l’issue de ce parcours sonore, visuel et gustatif, le public a convergé vers un lieu central pour un concert et un repas partagé où il pouvait échanger sur son expérience du parcours. L’événement s'est donc terminé par un moment musical et festif.
4. Une approche théorique mobilisant médiation, empowerment et expérimentation
18De notre point de vue « Le Goût des voix » constitue un dispositif d'accompagnement au changement. En effet, les interventions en médiation culturelle et artistique ainsi que celles propres à la recherche, visent à l'empowerment de ses participants. Notre analyse s'effectue à partir de la question suivante : « Peut-on développer le pouvoir d'agir par la médiation culturelle au sein d'un projet d'expérimentation ? ». Elle nous permet d'étayer nos trois concepts en un cheminement de la médiation culturelle à l'expérimentation, en passant par l'empowerment.
● Médiation
19Bien souvent, la médiation se confond avec la résolution de conflits. On ne peut nier cette dimension « préventive » (éviter le conflit) et « curative » (aider à en trouver les solutions) tout comme on ne peut nier l'enjeu de la faire glisser vers une approche plus « rénovatrice » (restaurer les liens) et « créatrice » (en créer de nouveaux) (J-F Six, 1990). Elle est aujourd'hui perçue comme une alternative pédagogique, que l'on convoque lorsqu'il s'agit d'établir le dialogue, d'insuffler une dynamique de participation citoyenne et de lutte contre les inégalités, au nom de la cohésion sociale. Ce qui est également propre à la création artistique et donc au rôle qui s'attribue de plus en plus aux artistes dans les « nouveaux territoires de l'art ».
20Centrée au départ sur la notion d'accessibilité aux œuvres, elle a évolué, constatant l'échec de la démocratisation (Coulangeon, 2011), vers une valorisation de la diversité culturelle et des pratiques populaires. La médiation est alors un travail en tension où la qualité des œuvres, dans une dimension liée à la connaissance, est toute aussi importante que celle du relationnel, dans une dimension qui contextualise l'art et la culture dans la société, le rapport que les individus entretiennent avec leur propre culture, avec celle des autres et le monde. La médiation culturelle met en œuvre des stratégies d’intervention, qui favorisent la rencontre des publics avec une diversité d’expériences. Elle peut se décliner de deux manières : la « médiation artistique » et la « médiation esthétique » (Caune, 2006, p 134-135).
21La médiation esthétique se focalise sur des relations sensibles inscrites dans des expressions et langages artistiques (Lamizet, 1999). Elle mobilise l'émotion et la raison sensible qui en appellent à un sens partagé. Caune la définit comme « une relation établie par le biais d’un support sensible (un apparaître) entre une énonciation singulière (une subjectivité) et un destinataire qui est visé pour que se réalise chez lui une expérience esthétique » (2006, p 134). Elle est présente dans le champ du social, pour que le partage du sensible conduise à la mise en œuvre d’une signification commune et suscite l'implication individuelle et collective. La médiation a donc de multiples objectifs : rendre accessible la culture aux publics les plus larges, valoriser la diversité des expressions et des formes de création, encourager la participation citoyenne, favoriser la construction de liens au sein d'un territoire donné, contribuer à l’épanouissement personnel des individus et au développement d’un sens commun.
● Empowerment
22L'empowerment est apparu aux Etats-Unis dans les années 30, sur les bases du community organizing du sociologue Alinsky (1971), mais s'est développé de manière significative dans les années 60/70, avec la pensée d'autres auteurs du XXème siècle, militant pour un rééquilibrage des rapports de force dominants-dominés, tels que le pédagogue brésilien Freire (1974) ou la philosophe germano-américaine Arendt (1958). Tous, à travers l'héritage marxiste, ont jeté les fondations d’une démarche visant à un changement de société par l’émergence de processus d’autonomisation, de conscientisation et d'émancipation des individus et des groupes, exclus ou opprimés.
23Ce terme peut revêtir une dimension contestataire, en ce qu’il peut en être à la fois l’instrument et la finalité. Indissociable de l'action collective, il s'illustre par des stratégies ascendantes, dites bottom up, mobilisées par des groupes sociaux dominés, suffisamment construits et solides pour revendiquer un changement social ou une prise de pouvoir. L'empowerment se déclinerait alors en trois variantes, selon Blanc (2013) : radicale, néo-conservatrice et sociale-libérale2.
24L'empowerment pourrait constituer un nouveau système de référence en ce qu'il appelle à redéfinir les normes d'actions mais également le régime de citoyenneté, dans le cadre de débats démocratiques où les droits des individus s'attribueraient dans une dialogique avec leurs responsabilités. « Le désir de culture est une fin en soi et en même temps ce qu'il y a de plus utile pour exercer toutes ses capacités. ». A travers ces propos, Meyer-Bisch (Vie sociale, 2014, p 11), l'homme de la Déclaration de Fribourg (2007) spécifique aux droits culturels, qualifie la culture comme une puissance sociale et un levier d'empowerment, lorsqu'elle est désirée.
● Expérimentation
25La notion d’expérimentation s'emploie aujourd’hui pour décrire des activités très hétérogènes. On entend alors parler d’« expérimentation politique » (Lazzarato, 2009 ; Nicolas-Le Strat, 2009), d’« expérimentation sociale ou juridique » (Crouzatier-Durand, 2004), ou encore d’« expérimentation artistique » (During et al., 2009). Initialement associée aux sciences dures où les expériences s'effectuent au sein de laboratoires, l'emploi de cette notion n'est pour autant pas neuve dans le domaine des arts et de la culture puisque déjà dans les années 20, on qualifiait les œuvres avant-gardistes, d'expérimentales (Ibid, 2009).
5. Méthodologie de la recherche
26Notre recherche s'intéressait à la question de savoir si « Le Goût des voix » avait permis de faire évoluer le contexte des quartiers concernés ainsi que les pratiques observées, par l'expérimentation de médiations visant à l'empowerment de ses participants ?
27Le matériau principal que nous avons retenu est le fruit d'une autoanalyse objectivée : il s'agit d'une anamnèse réalisée sur un temps court, sans perspective initiale d'analyse et sans possibilité de reconstructions progressives. Précisons qu'une fois écrit, ce matériau n'a pas été retouché. Présenté sous la forme d'une « monographie » d'une trentaine de pages, il s'attache à décrire, de la manière la plus objective possible, le projet, dans une organisation chronologique. Il est important de préciser que ce récit ne se nourrit pas seulement de notre capacité de mémoire, de notre « ipséité » mais également de notes prises de manière plus ou moins régulière dans un journal de bord, de comptes rendus de réunions, rédigés par nos soins au fur et à mesure, ou encore d'échanges de mails et d'activités réflexives générées grâce à l'accompagnement de notre directeur de recherche.
28Nous avons procédé à une analyse thématique de ce matériau, en effectuant dans un premier temps une lecture « flottante » de l'anamnèse, afin de nous imprégner de notre parole, devenue support d'analyse pour ensuite commencer à formuler des hypothèses quant à notre objet d'étude (Bardin, 1977, p 126). Cette lecture nous a permis de nous mettre à distance et ainsi de changer de statut, passant de celui d'auteur à celui d'interprète. Nous y avons repéré des « tas », des « noyaux de sens qui composent la communication » (Ibid, p 137). Ce qui nous a conduit à produire une « grille catégorielle », composée de sept catégories, présentées dans la partie qui suit.
6. Analyse et discussion
29Comme nous l'indiquions précédemment, l'analyse thématique nous a permis de dégager sept catégories. Celles-ci nous permettent de comprendre et d'analyser les pratiques des acteurs mobilisées tout au long du projet mais aussi de qualifier leurs logiques et leurs effets. Nous les présentons dans les paragraphes qui suivent :
● Perception de la culture
30Les acteurs appréhendent majoritairement la culture dans son sens le plus large, qui correspondrait à sa définition anthropologique, bien que la dimension légitimiste soit présente dans certains discours et dans les représentations, que nous avons pu analyser par l'observation des pratiques (Bourdieu, 1979 ; Grignon & Passeron, 1989). Il semblerait à cet égard, que les quelques frottements observés soient liés à des différences d'« habitus » (Bourdieu, 1979), que ce soit pour des questions d'ajustement entre différentes cultures professionnelles ou de pratiques discordantes, en situation de concurrence. Nous notons alors la présence d'éléments de « distinction » (Ibid, 1979), dont les plus visibles s'observent chez les jeunes et les acteurs culturels. La culture joue un rôle important dans les pratiques professionnelles des acteurs, des travailleurs sociaux notamment, bien qu'elle soit instrumentalisée pour assumer des enjeux propres à l'intervention sociale. Un rôle d'apparence périphérique qui s'inscrit parfois dans des partenariats entre acteurs sociaux et opérateurs culturels. Ces derniers, par des formes de création participative, « braconnent » les pratiques culturelles populaires des habitants (De Certeau, 1974). La culture apparaît alors sur le territoire, comme un élément anodin (du quotidien) bien que surprenant. Elle est en effet une source de perturbation, conduisant à du brouillage chez les habitants et à de la saturation chez les partenaires, lorsque les sollicitations d'acteurs culturels se multiplient. Mais elle serait aussi une source de promesse, lorsque les acteurs coopèrent dans un jeu d'équilibre entre leurs objectifs et d'expérimentations, alors plus complexes si la culture n'est pas déjà présente dans les usages professionnels.
● Perception de la jeunesse
31La problématique de l'engagement des jeunes est centrale. Les professionnels abordent la jeunesse avec difficultés. Dans les pratiques observées, on analyse de l'attente et de la frustration chez les jeunes, en statu-quo dans leurs rapports aux professionnels, aux institutions. Du côté des professionnels, le rapport aux jeunes semble figé dans le pessimisme, dans un état d'abandon. Ce que nous notons lorsque pour l'expérience on nous conseille de changer de public, qu'on nous renvoie à des questions d'inadaptation du projet à ce public. Le modèle de « la jeunesse en danger » (Guerin-Plantin, 1999) est très présent bien que les jeunes soient perçus comme une ressource lorsque l'on entre davantage dans la collaboration, que l'on dépasse l'étape des présentations. Si l'on y parvient, car les jeunes semblent bloqués dans un « idéalisme pragmatique », une vision trop utilitaire des choses, tant leurs préoccupations sont liées à un court terme, à des besoins très concrets comme trouver du travail.
● Rapport au temps
32Le rapport au temps s'analyse par la multiplicité dans une dimension très intime, culturelle, liée également aux cultures professionnelles, au statut social des gens. Un temps opérationnel, performatif est à signaler chez différents acteurs. Nous-même dans une vision très programmative, les jeunes dans l'affranchissement aux contraintes. La question du temps semble problématique pour tous les acteurs, entre stratégie de planification et lâcher prise. Le temps apparaît alors préfiguré, configuré et refiguré du fait de l'expérience (Ricoeur, 1985), se qualifiant par des pratiques de rétroaction et d'adaptation (Argyris et Schön, 1996). Ce qui révèle des faiblesses personnelles ou qui fragilise l'efficacité professionnelle – à commencer par nous-même, préoccupés par des contraintes propres à l'appel à projets et à l'agenda universitaire.
● Rapport aux compétences
33Le projet se nourrit d'expériences antérieures et de compétences déjà mobilisées en interne ou par l'appel à des partenaires externes dont on reconnaît les qualifications à mêmes d'apporter une plus-value au projet. En situation d'expérimentation, certains se sentent fragilisés dans leurs compétences, bouleversant ainsi les repères et le sentiment de contrôle des acteurs. Les situations observées d'échec ou de blocage sur le dispositif, conduisent à une auto-critique un peu trop systématique et à des tensions entre acteurs. La problématique des compétences s'accompagne de questionnements liés aux formes de gouvernance, d'organisation, de répartition des rôles. Ce qui nous conduit à analyser le rapport aux compétences comme source d'émancipation autant que de domination.
● Expérience de la collaboration
34Dans ce quartier prioritaire de la politique de la ville, la collaboration s'affirme dans des réseaux. Pour un acteur culturel extérieur au territoire y trouver sa place, son rôle n'est pas de première évidence surtout lorsque des usages professionnels autour de la culture pré-existent. Collaborer nécessite la mise en place de tactiques pour dépasser les habitudes, en se qualifiant parfois dans l'informel et nécessite un effort de traduction et une souplesse vis à vis de la situation, où règne une certaine fragilité sociale. Collaborer demande du temps, notamment en présence de diverses cultures professionnelles et l'aménagement d'un cadre propice. Certains partenariats semblent avoir été plus productifs que d'autres. Ce qui s'analyse à travers des problématiques organisationnelles et de communication. Pour autant la collaboration a permis de rehausser l'habituel et d'expérimenter de nouveaux usages.
● Expérience de l'antagonisme
35Dans ce quartier, les difficultés et problématiques sociales, génèrent des tensions. Des antagonismes pré-existaient à notre arrivée, opposant les habitants aux institutions. Nous-même avons été confrontés à des formes de résistance de la part d'une institution culturelle. Ce qui nous conduit à cette analyse. Le conflit interviendrait lorsque l'on se sent en danger, qu'il y a un risque à ce que nos intérêts soient fragilisés. La question du pouvoir est centrale. Fruit de malentendus, l'antagonisme apparaît lorsque l'on méconnait les intérêts de l'autre, qu'ils sont difficiles à identifier parce que l'on ne partage pas les mêmes références ou parce qu'ils sont volontairement dissimulés. Des problématiques d'organisation interne freinent la collaboration, créent des antagonismes qui se répercutent ou se révèlent dans l'expérience. L'antagonisme entre acteurs serait aussi lié à des problématiques plus globales, à des désaccords avec le système. L'appel à projets est un élément de discorde, posant de nombreuses questions politiques. La situation de la jeunesse, son manque de considération, la conduit à être suspicieuse. Notons enfin que les antagonismes observés ont en majorité permis une réorganisation du projet, une meilleure adaptation de celui-ci aux problématiques du territoire, à celles de ses acteurs.
● Perception/rapport/expérience de la complexité
36La complexité ne constitue pas dans la majorité des cas observés, une source d'inquiétude pour les acteurs. Au contraire elle leur permettrait d'être en mouvement, de se poser des questions, de tenter des choses… On note pour autant la présence de systématismes faisant que les acteurs se réfèrent d'abord à leurs croyances. Une forme de résistance au changement mais qui leur permet d'avoir des repères, de se donner une direction pour agir. En situation d'échec cela les conduirait à un renoncement, si l'on ne prend pas le risque de faire plier ses habitudes, ses certitudes. L'échec apparaît d'ailleurs comme une source d'enseignement et un moteur d'inventivité. Néanmoins, nous notons un indicateur important – le temps – que les acteurs tentent de dompter et n'y parviennent pas toujours. Ce qui peut fragiliser l'expérience de la collaboration, en créant des malentendus, des conflits. Cet élément apparaît dans l'ensemble des catégories à la fois comme contraignant ou jouant en la faveur de l'expérience, si l'on pense au travail artistique, à la relation intime qui doit s'installer entre artistes et participants. Mais aussi au travail de médiation qui pour favoriser la rencontre, s'insérer dans les interstices de la vie quotidienne, demande, lui aussi du temps. On pense alors à la complémentarité entre médiation sociale et culturelle ou encore au rôle que pourrait jouer la culture dans les problématiques d'insertion professionnelle. La collaboration entre acteurs a mis du temps à se concrétiser. Dans le cas de l'insertion, le manque de temps pourrait aussi avoir défavorisé l'expérimentation. Enfin, bien que les acteurs ne fassent pas partie des mêmes « mondes » (Boltanski & Thévenot, 1991), du fait de leur culture professionnelle comme élément le plus visible, il semblerait qu'il y ait tout de même des rapprochements. Seraient-ils culturels, générationnels ? Spirituels ou même affectifs ?
Conclusion
37La recherche dont cette communication rend compte amène à considérer que malgré les barrières institutionnelles ou symboliques, les problèmes d'organisation ou de communication, le projet concerné a su rassembler et séduire. Il a permis aux acteurs impliqués de se réunir en vue d'aboutir ensemble à la tenue d'un événement d'ampleur sur leur quartier. Est-ce pour autant le signe d'un empowerment ? Bien que nous en ayons relevé des traces, il est difficile d'affirmer ce résultat, tant ce processus subjectif, interpersonnel et politique demeure complexe. Nous conclurons en notant que cette même complexité est omniprésente dans la médiation, en lien étroit avec ce dont elle traite. Quant au changement, celui-ci apparaît dans une double dimension, normalisatrice et émancipatrice. D'ailleurs, travailler autour des pratiques culinaires, en y apportant une épaisseur artistique, au sein d'un quartier multiculturel, déjà investi sur cette question notamment par le travail de ses associations, nous renvoie pleinement à cette problématique. Le véritable changement serait-il alors plutôt situé dans une capacité à penser complexe ? Un changement qui, selon Morin (1977), dépendrait du « jeu de la vérité et de l'erreur », un principe dialogique d'affrontement du réel dans sa complexité.
38L’intervention de médiation pourrait donc trouver dans les situations de crise, un terrain favorable à son déploiement, si tant est qu'elle ne s'enferme pas dans ses questionnements ontologiques. Quoi qu'il en soit le changement naitrait de la tourmente, si l'on se rapporte à la méthode d'Alinsky (1971). Avec tout de même un gros point de vigilance, qu'exprime Uhalde (2008) : « La nécessité fait souvent loi et l’espoir d’une réduction de l’anxiété prend le pas sur le projet. ».
39Ne s'agirait-il pas finalement de tendre un piège à nos besoins et nos émotions, pour trouver la clé de l'émancipation ? Faut-il nous en détourner dans une perspective nihiliste ? S'en enquérir dans un nombrilisme non victimaire et « capabilitaire » ? Ou dans une perspective plus holiste, suivre la voie conscientisée de la « sobriété heureuse » ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Selon Malinowski : « (…) que l'on envisage une culture très simple ou très primitive, ou bien au contraire une culture complexe très évoluée, on a affaire à un vaste appareil, pour une part matériel, pour une part humain, et pour une autre encore spirituel, qui permet à l'homme d'affronter les problèmes concrets et précis qui se posent à lui. Les problèmes sont dus au fait que le corps humain est l'esclave de divers besoins organiques et qu'il vit dans un milieu qui est à la fois son meilleur allié, puisqu'il fournit les matières premières de son travail manuel, et son pire ennemi, puisqu'il fourmille de forces hostiles. » (Malinowski 1944, p 26).
2 « (…) l’empowerment radical (au sens nord-américain, proche de l’anarcho-syndicalisme), développé par Saul Alinsky (1971) dans les ghettos de Chicago pendant la grande dépression qui a suivi la crise de 1929 ; il vise à l’auto-organisation des individus et des communautés (ethniques et/ou territoriales) pour survivre et devenir un contre-pouvoir efficace. À l’opposé, la variante ultra-libérale et néo-conservatrice vise la fin de l’État-Providence, accusé de transformer les pauvres en des assistés à vie, dépendants de la bureaucratie sociale. L’empowerment néoconservateur veut faire du pauvre un « entrepreneur de soi ». Entre les deux, la « troisième voie », appelée ici sociale-libérale (socio-démocrate conviendrait aussi) ; elle veut conserver la fonction redistributive de l’État-Providence, tout en s’attaquant à sa bureaucratie et à ses effets pervers. » (Blanc, 2013)
Auteurs
Médiatrice et coordinatrice culturelle, Ministère de la Justice/Toulouse
Maître de conférences HDR, Université Toulouse II Jean Jaurès, UMR EFTS MA 122, « Education, Formation, Travail, Savoirs »
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