Au croisement de l’animation et de la médiation La Marmite : une expérience helvétique
p. 317-334
Texte intégral
1A en juger par certains discours et certaines pratiques, l’animation socioculturelle et la médiation culturelle partagent tant de points communs que l’on peine à les distinguer nettement. Elles irriguent des champs d’actions parallèles, accompagnent les mêmes « publics », brandissent des ambitions, des méthodologies voisines, etc. Force est pourtant de constater que leur histoire n’est pas la même, que les contextes de leur apparition respective diffèrent tout comme leurs valeurs, leurs sources de financement ou encore leur « rattachement » administratif.
2Est-il possible de débrouiller ce qui sépare essentiellement l’un et l’autre type d’intervention et d’évaluer l’intérêt de leur articulation ?
3Nous tenterons de répondre à ces questions en nous appuyant sur nos expériences dans les deux secteurs de la culture (comme intervenant dans une formation à la médiation théâtrale à La Manufacture – Haute école d’arts de la scène à Lausanne ; vacataire dans le programme des artistes intervenant en milieu scolaire de L’Ecole nationale supérieure des Beaux-arts de Paris ; conseiller dramaturgique de La Colline – théâtre national à Paris ; directeur de théâtre en Suisse de 2000 à 2010) et du social (comme professeur chargé d’enseignements dans une Haute école de travail social à Genève).
4Puisant dans les apports de la sociologie de la culture, de la sociologie et de l’histoire de l’art, des sciences de l’information, de la philosophie de l’esthétique comme de la philosophie morale, notre propos analysera les premiers développements d’une association suisse que nous avons initiée dès l’été 2016 : La Marmite (lamarmite.org) – forme d’« université populaire nomade de la culture » qui met en relation des groupes sociaux, des artistes, des œuvres et des intellectuels.
1. De quelques points de tension
5Commençons en interrogeant la nature des différences entre animation et médiation. Nous retiendrons quatre problématiques dont nous rendrons compte succinctement :
1.1. La culture comme finalité ou comme moyen
6Dans le cas de la médiation, la fréquentation instruite, avertie des œuvres et des institutions culturelles paraît une finalité ; dans le cas de l’animation socioculturelle, en revanche, la culture fait davantage figure de moyen – les enjeux « sociaux » primant.
1.2. Démocratisation de la culture versus démocratie culturelle
7La médiation est ordinairement rangée dans le champ des actions de démocratisation de la culture. A ce titre, elle est suspectée – suivant la perspective socioculturelle – de masquer peu ou prou une entreprise de diffusion du légitimisme culturel.
8L’animation, elle, est ordinairement rattachée à l’idée de démocratie culturelle. On pourrait vulgariser son credo ainsi : il est différentes manières d’être au monde et de se représenter celui-ci ; nul besoin de les hiérarchiser. A cette seconde perspective est cependant reproché – notamment par les sociologues critiques de la culture – de ne voir que diversité là où sévissent encore inégalités et dominations. La culture des quartiers déshérités est-elle, en effet, à saluer comme heureuse expression de la diversité ou reflète-t-elle l’inégalité de leur condition ?
9Si la démocratisation est une forme d’acculturation, on usera plus volontiers d’un autre jargon – enculturation – pour définir la démocratie culturelle ; or, force est de constater que la transmission par le passeur de la première ou l’accompagnement par le facilitateur de la seconde n’emprunte pas toujours la même posture : relation plus asymétrique – pour ainsi dire – dans un cas, plus horizontale et informelle, peut-être, dans l’autre.
1.3. Logique de l’offre versus logique de la demande
10Souvent corrélée aux programmations d’institutions culturelles particulières, la médiation cherche à « développer » de « nouveaux publics » tandis que l’animation, traditionnellement, se fait fort de partir de la demande telle que formulée par les individus et les groupes eux-mêmes.
1.4. De la durée
11Il est un critère qui peut sembler prosaïque mais qui importe à la vérité lorsque l’on distingue actions sociale et culturelle : celui de la durée de l’implication et des conditions du désengagement, si l’on peut dire.
12Orientation du travail social, l’animation socioculturelle sait qu’il n’est pas de raccourci à une rencontre véritable, que l’autonomie des usagers – but de toute action sociale authentique – s’envisage dans le moyen voire le long terme.
2. Une expérience croisée
13Le projet de l’association La Marmite – au travers duquel nous mesurerons l’irréductibilité ou la relativité des tensions ici énumérées – conjugue art, social et citoyenneté en se fondant sur deux prémisses :
Une prémisse humaniste : l’Homme est au monde pour épanouir son humanité, soit sa sensibilité et son intelligence. A cette fin, l’action de La Marmite entend être factrice de « dissonances » culturelles1 » (Lahire, 2006) dans la vie de ses usagers comme de ses associés ; leur donner le « soupçon d’autre chose » (Camus, 2010).
Une prémisse politique : « L'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu singulier. Dans sa réalité effective, elle est l'ensemble des rapports sociaux » (Karl Marx cité par Labica, 2014). L’Homme n’est libre que collectivement ; l’exercice de sa citoyenneté impose une capacité d’attention, de discernement, de relativisation de sa propre expertise existentielle et une aptitude à la délibération collective : « l’imagination empathique » (Nussbaum, 2015), la capacité de se décentrer, l’aptitude à saisir la complexité du réel – que travaille l’art – s’avèrent donc précieuse.
14Trois adjectifs qualifient l’action de l’association :
Projet d’action culturelle, La Marmite organise des parcours mettant en relation des groupes sociaux éloignés des lieux d’art (salles de spectacles, musées, cinémas, etc.), des artistes (écrivains2, musiciens, plasticiens, danseurs, cinéastes, etc.), des intellectuels, des poètes et des médiateurs.
La Marmite s’adresse prioritairement aux classes populaires – usagers des associations et services publics à visée sociale ou socioculturelle. La notion de « classes populaires » connait toutefois des exceptions : ainsi, certaines victimes de violences conjugales (l’un de nos publics) viennent de catégories sociales parfois aisées.
L’idée – cependant – est de concerner des individus connaissant une existence mutilée du fait de la division du travail, de situations d’exclusion, d’exploitation ou d’oppression et de contribuer à l’audibilité des « acteurs faibles » – selon l’expression délicate de certains sociologues (Payet, Giulliani, Laforgue, 2008).
Chaque groupe assiste ainsi à une représentation scénique, à une projection filmique, visite un musée et rencontre un intellectuel – événements reliés entre eux par une résonance thématique. Des séances de travail de « l’horizon d’attente » (Hans Robert Jauss) des participants sont prévues en amont de ces sorties de même que des moments de partage de leur réception, en aval.Projet d’action artistique, La Marmite prévoit qu’une œuvre d’art – fruit d’une création partagée entre les participants et des artistes – cristallise l’évolution des représentations et des sentiments des groupes sociaux et ponctue leur parcours.
Cette année, La Marmite s’est associée à Jérôme Meizoz, un littérateur proche – à l’époque – de Pierre Bourdieu, à Laurence Yadi et Nicolas Cantillon de la compagnie 7273, deux chorégraphes majeurs en Suisse et un cinéaste, Fabrice Aragno – par ailleurs directeur de la photographie de Jean-Luc Godard.Projet d’action citoyenne, La Marmite entend donner de la visibilité aux « sans-part » (Jacques Rancière), de l’audibilité – comme relevé plus haut – aux « sans voix » (Erri De Luca) et pourvoir à leur inscription sensible dans l’horizon démocratique. Les participants sont invités à s’approprier le thème qui unifie leurs sorties3.
15Notre action citoyenne se situe à un autre niveau aussi : en réagissant aux mêmes oeuvres, en partageant leurs émois, leurs analyses, les usagers sociaux et les professionnels issus des associations4 développent une relation plus horizontale, un lien d’une autre nature que le lien ordinaire d’accompagnement social. Nous formons l’hypothèse que cette expérience peut infuser de nouveaux rapports durables entre eux.
16Trois groupes restreints (de 8 à 15 personnes) – pour préserver l’audace d’être soi tout en fournissant déjà les conditions d’une plurivocité riche, d’une révélation de la polysémie des œuvres – ont investi la saison I de La Marmite :
Le Groupe Les maîtres fous (en hommage à Jean Rouch) émanant de l’association Accroche – Scène active : composé de jeunes gens en situation de décrochages scolaire et social, il interroge nos peurs individuelles et collectives, existentielles et citoyennes.
La pièce chorégraphique We’re pretty fuckin’ far from okay de l’artiste flamande Lisbeth Gruwez, une rencontre avec le sociologue Loïc Wacquant, le visionnage du film Freaks ou La monstrueuse parade de l’Américain Tod Browning et la visite de l’exposition Pas de panique ! au Musée de la Main à Lausanne constituent les étapes de ce premier groupe.Le Groupe Char (en hommage à René Char) en lien avec l’association Solidarité Femmes Genève : composé de femmes victimes de violences domestiques, il questionne les soubassements de l’humanité de l’être humain.
L’inclassable Forbidden di sporgersi, pièce de Pierre Meunier inspirée par les fulgurances du texte Algorithme éponyme de Babouillec, jeune poétesse autiste, une rencontre avec l’écrivain et directeur artistique du Printemps des poètes Jean-Pierre Siméon, le visionnage du film Sonita de la cinéaste iranienne Rokhsareh Ghaem Maghami et la visite de la Collection de l’art brut à Lausanne agrémentent ce deuxième parcours.Le Groupe Jeanne des abattoirs (en hommage à Bertolt Brecht) en lien avec l’association ATD Quart Monde – Genève : composé de personnes vivant une situation de pauvreté ou de précarité, il interroge l’expérience de l’injustice.
Le spectacle La boucherie de Job de Fausto Paravidino dans une mise en scène d’Hervé Loichemol, une rencontre avec le philosophe et sociologue italien Maurizio Lazzarato, le visionnage du film Le dernier des hommes du maître allemand Friedrich Wilhelm Murnau et la visite de l’Alimentarium de Vevey constituent les étapes de ce dernier parcours.
17L’équipe des médiateurs forme un pool d’intervenants provenant essentiellement des lieux de formation à la médiation (dispensée par les écoles d’art et les écoles sociales de Genève et Lausanne). Les médiateurs sont choisis en fonction de leur motivation, de leurs expériences et de leurs formations (travailleurs sociaux, artistes, historiens de l’art, psychologues de l’art, sociologues de l’art, pédagogues artistiques, etc.).
18Chaque groupe de participants est accompagné par un duo de médiateurs venant l’un de la culture, l’autre du social ; en effet, chaque duo doit pouvoir se confronter à plusieurs disciplines artistiques mais aussi faire valoir une sensibilité sociale, une attentive sociabilité.
19Des colloques internes entre les médiateurs des différents parcours permettent d’affiner les idées méthodologiques de chacun, de parfaire une culture commune de la médiation, de développer une connaissance du paysage culturel et social de la région, de penser le partage entre esthétique et citoyenneté, art et vécu, transmission et co-construction dans l’abord des groupes.
3. Retour sur l’expérience
20Aujourd’hui (mars 2017), l’expérience de cette première saison est toujours en cours ; elle ne se prête donc pas à des conclusions péremptoires. Enumérons, cependant, quelques constats et analyses en reprenant dans l’ordre les quatre points de tension sur lesquels nous ouvrions notre article.
3.1. La culture comme finalité ou comme moyen
21La première tension distinguée nous amenait à constater que la culture était un moyen pour l’animateur et la vitalité sociale le but. Il se pourrait que la médiation – qui, dans notre présentation, fait de la culture sa finalité – soit grandement inspirée d’envisager a minima le « social » comme un moyen. Expliquons-nous.
22Dans un ouvrage marquant, Jean Caune (2006) a dressé le constat de « l’essoufflement » d’une certaine démocratisation culturelle. Les réductions tarifaires les plus inventives et le déploiement des équipements artistiques sur une partie plus large du territoire n’ont pas suffi à modifier substantiellement la sociologie des publics (telle que saisie par les catégories socioprofessionnelles ou les niveaux de diplôme). Visiblement, des obstacles plus impalpables ou subtils – psychosociaux et symboliques, notamment – sont à l’œuvre. Une médiation attentive aux populations n’arpentant pas habituellement les lieux de culture se doit donc de connaître ceux-ci, d’adapter son propos, son accompagnement.
23Si la médiation est une sorte de communication, elle ne saurait être une transmission unilatérale (suivant le modèle « télégraphique » de la communication), mais gagne à s’envisager comme une participation, un échange (Shannon, Wearver, 1975 et Winkin, 2000).
24Provenant d’horizons multiples, de la culture et du social, les médiateurs de La Marmite assument des postures diverses. Certains privilégient la qualité relationnelle sur la « quantité » de la transmission culturelle ; tous sont en revanche conscients que la première est, de toute manière, condition de la seconde5 : la plus fructueuse médiation s’astreignant à articuler l’« urgence » existentielle des participants et l’« urgence » dont témoignent les œuvres ou qui traverse les artistes.
25L’un des parcours – en fonction de la thématique qui était la sienne – proposait aux participants d’ATD d’assister à la projection d’un film muet, en noir et blanc, datant de 19246 ! Beaucoup firent d’abord grise mine (sans éclat, toutefois – chacun ayant à cœur de manifester sa bonne volonté). En dévoilant les éléments piquants du début de l’intrigue, en soulignant la virtuosité technique dont fit preuve le réalisateur avec les moyens de l’époque, en signalant que deux fins nous attendaient, l’intérêt s’aviva. Quelques jours après la projection, l’une des participantes (Laurence) exprima son plaisir : « J’ai beaucoup aimé rentrer dans le noir et blanc, je me suis laissée prendre par les personnages et par l’action. Etre ensemble7 cela m’a aidée à regarder ce film, j’ai trouvé ce film très touchant. » Jean-Marie (un autre participant) confiait, de son côté, avoir « trouvé ce film superbe. »
26Quelques mots avaient suffi à susciter l’envie de connaître « les » résolutions du film, de vérifier les prouesses de la réalisation. L’enjeu n’était pas d’élargir gratuitement l’horizon d’attente de ce public, mais de discuter la capacité de l’image à rendre compte – dans ce cas – des aspects symboliques d’une dégradation professionnelle. La conversation autour du film, des séquences illustrant des injustices, des responsables de celles-ci, de la manière dont les différents protagonistes réagissaient furent extrêmement riches. Les carnets de bord de nos médiateurs en portent le fidèle témoignage.
27Cet exemple – choisi parmi nombre d’autres – rend sensible, croyons-nous, le croisement que La Marmite opère entre social et culture. Chaque séquence intermédiaire du parcours est à la fois fin et moyen.
28Saisir les centres d’intérêts des participants, imaginer les soubassements possibles de leur motivation nous paraît la condition sociale de la médiation des œuvres d’art, même quand l’approche se fait parfois formaliste.
29Les sorties culturelles étant toutes en résonance entre elles par leur thématique (entendu dans un sens suffisamment large), la culture devient le moyen de l’affinement d’une conscience et non un exercice d’admiration.
30La confrontation à l’art (dans sa pratique comme dans sa réception) peut contribuer à l’épanouissement sensible ainsi qu’à l’affermissement du jugement. La contribution des concours tragiques à l’assise mentale des citoyens de la jeune démocratie athénienne8, les considérations de KANT (2000)9 sur le plaisir réflexif généré par la contemplation partagée de l’art et l’ébauche d’une communication démocratique que celle-ci représente nous confortent dans cette direction.
3.2. Démocratisation de la culture versus démocratie culturelle
31L’éducation populaire – l’une des sources historiques majeures de l’animation – articulait déjà enjeux sociaux et cognitifs, considérant que tous deux participaient de l’émancipation. Initiateur des Bourses du Travail, le syndicaliste Fernand Pelloutier clamait, par exemple, la nécessité pour le prolétaire désireux d’accéder à sa dignité d’acquérir la « science de son malheur » ; tel était d’ailleurs l’objet précis du musée du travail qu’il avait projeté.
32Remarquons ici que le nom choisi par notre association inscrit directement celle-ci dans la mémoire du mouvement ouvrier internationaliste. Relieur, communard, syndicaliste, baptisé « christ de la classe ouvrière » après sa fin tragique, Eugène Varlin imagina, en 1868, une cantine coopérative permettant aux ouvriers et artisans de se sustenter à prix modique ; une fois le corps de ses hôtes raffermi, l’estaminet se muait en club d’échanges d’idées précisément nommé La Marmite ; l’endroit connut rapidement le succès et attirait des travailleurs modestes, internationalistes, fouriéristes, blanquistes, proudhoniens, saint-simoniens, etc., sans dogmatisme, dans un idéal mutualiste. On raconte, qui plus est, que les femmes y prenaient volontiers la parole.
33Laissons-là notre entreprise généalogique et reprenons notre argument : une telle collaboration entre visées culturelle et sociale impliquera-t-elle que l’animation lâche du lest, qu’elle devienne l’agente du « légitimisme » ? Notre pratique nous incite à la nuance.
34Prenons le cas des rencontres que vit chaque groupe avec un intellectuel. Ces moments répètent – dans l’idée – l’ambition des universités populaires. Or, pour des raisons finement analysées par Lucien Mercier (1986), ces rendez-vous entre monde académique et couches populaires furent historiquement le plus souvent manqués.
35La forme de nos rencontres tient compte des enseignements du passé et, croyons-nous, s’est révélée de nature à lever assez largement les sentiments d’indignité et d’inaptitude ressentis par beaucoup face au Savoir.
36Nous avons appelé causeries populaires ces moments précisément en hommage aux rencontres pratiquées au début du XXe siècle lorsque les travailleurs se préoccupèrent d’auto-éducation. Chaque causerie est préparée par le groupe, d’une durée mesurée (environ 1h30) et non accessible au public lambda : seuls y sont conviés les participants du parcours, les médiateurs et les relais de l’association – une forme d’entre soi favorable à la prise de parole. Celle-ci revient d’ailleurs d’abord au groupe qui témoigne de son vécu commun et des questionnements qu’il charrie ; c’est suite à cette introduction, seulement, que l’intellectuel est invité à entrer en dialogue, à articuler ce qu’il a perçu en y ajoutant ses propres analyses et convictions. Point de cours magistral, ni d’estrade donc : une tablée, une écoute partagée et une esquisse de délibération collective.
37Nous avons interrogé l’une des jeunes participantes au parcours des Maîtres fous (traitant de nos peurs, de l’insécurité, etc.) suite à l’échange de son groupe avec Loïc Wacquant : s’était-elle sentie submergée par les concepts avancés par le sociologue ? Elle nous répondit qu’elle s’était sentie honorée et respectée par son exigence.
38Aspect marquant de cette rencontre, le professeur de l’université de Berkeley nota à plusieurs reprises les saillies de ses interlocuteurs et demanda même à l’un d’eux s’il l’autorisait à le créditer d’une réflexion qu’il souhaitait intégrer à un prochain écrit.
39Notre dispositif ne cherche pas à organiser une allégeance quelconque ; La Marmite entend défendre un rapport pour ainsi dire rimbaldien à la culture, appréhendant celle-ci « littéralement et dans tous les sens » (cité par Kristin Ross, 201310), suivant une médiation plus soucieuse d’émancipation que de pédagogie. Les retours des groupes (partiellement édités sur notre site Internet) témoignent d’appréciations libres, parfois non-conventionnelles des œuvres et de la culture.
40« Rimbaldienne » au sens où nous l’entendons, la démocratisation envisagée n’est assurément pas une acculturation déculturante (si l’on nous passe cette pédante formule…). Gageons même qu’un tel rapport « subversif » – par refus de tenir l’établi pour naturel – et « poétique » – par une attention aiguë aux êtres et au monde – fait basculer l’esthétique dans l’éthique et dans le politique, confirmant encore ce croisement annoncé entre art, social et citoyenneté.
41Appuyons toutefois notre raisonnement sur un nouveau détour par l’histoire.
42Devisant avec Anatoli Lounatcharski – son commissaire du Peuple à l'Instruction publique – au sujet du sort à réserver au patrimoine culturel de la Russie tsariste, Lénine ne prôna pas le rejet ou la simple indifférence mais ce qu’il nomma, dans ses écrits, une « assimilation critique ». « Assimilation » sans doute parce que quelque chose de l’Homme, de l’universel peut être saisi chez un Tolstoï, par exemple ; « critique » parce que la culture héritée du tsarisme propose aux ouvriers et paysans des représentations connotées ou, du moins, « situées » socialement et idéologiquement.
43Le terme « assimilation » nous semble impropre : il peut donner le sentiment que l’acculturation visée opère également une forme de déculturation. Or, l’adjectif « critique » révèle, selon nous, qu’il n’en est rien ou, du moins, que l’héritage culturel est appréhendé à l’aune de la condition prolétaire présente11.
3.3. Logique de l’offre versus logique de la demande
44Imaginée par des acteurs culturels et sociaux dotés, tous, d’une certaine expérience (culturelle, sociale, militante), La Marmite n’est pas une initiative populaire née de la « base » ou d’une demande explicite. Sans être une action à proprement parler institutionnelle, elle peut être rangée, comme nombre d’entre elles, dans les interventions suivant une logique de l’offre – pour reprendre notre expression.
45Ce fait doit-il diminuer cette proposition au regard des professionnels de l’action communautaire ou sociale ? Nous ne le pensons pas.
46Dans leur enquête intitulée L’Amour de l’art, Bourdieu et Darbel notent que, dans le champ spécifique de la culture, « l’absence de pratique s’accompagn(e) de l’absence du sentiment de cette absence » (Boudieu, Darbel, 2007).
47De fait, le besoin de culture est un besoin… culturel, fruit d’une certaine sensibilisation.
48Mue par des idéaux de justice et de transformation sociales, l’animation n’est-elle pas fondée dès lors à agir en éveilleuse de curiosité plutôt qu’à se contenter d’enregistrer la demande des populations telle qu’elle se présente « spontanément » ?
49Il nous faut ajouter une nuance à cette logique présentée comme unilatéralement préoccupée par l’offre. La Marmite a défini plusieurs stratégies pour collecter et intégrer les propositions d’amélioration de nos participants et des amis de l’association qui en suivent les développements12. Tel est l’enjeu de trois soirées annuelles intitulées « veillées ».
50Le motif des veillées symbolise une réception culturelle, collective et chaleureuse. A cette enseigne sont prévues trois rencontres contribuant à éclairer la portée mais aussi les obscurités des trois adjectifs qui qualifient La Marmite : culturelle, artistique et citoyenne. A chaque adjectif, sa soirée !
51Après une introduction d’environ une demi-heure sous la forme d’un apport théorique ou d’un récit d’expérience, l’assemblée est invitée à rebondir en s’appropriant le sujet du soir. Les acteurs de La Marmite (participants de ses parcours culturels, médiateurs, relais associatifs, artistes, associés et permanents) apportent au pot commun leurs propres constats, leurs convictions, leurs enthousiasmes et leurs doutes. Ces soirées étant ouvertes au public, chacun est invité à réagir en fonction de sa propre expertise et de ses idées. Au terme de la veillée, pour remercier l’engagement des présents, une agape valorisant les victuailles d’artisans de la région est offerte.
52Par-delà l’amélioration collective du projet, l’enjeu de ces veillées est parallèlement de servir à d’autres citoyens ou d’autres associations engagés dans le combat culturel et social.
3.4. De la durée
53Les actions de médiation des institutions culturelles s’envisagent le plus souvent à court terme. Il en est certes de plus d’haleine, mais nombre d’entre elles s’en tiennent à une visite d’artistes dans les classes, à une rencontre avec le public après un spectacle, à une visite guidée au musée, un atelier sur une journée, etc. La pression que subissent certains services de médiation, la nécessité d’afficher un chiffre important de personnes « touchées » expliquent ce « court-termisme ». Or, sans que cela soit exclu, il est rare qu’une rencontre brève avec l’art s’avère déterminante ; bâclée, la première initiation peut même devenir la dernière, confirmer les rétifs dans leur repli.
54La Marmite entend clairement s’inscrire dans une durée plutôt longue selon les critères usuels de la médiation – mais bien plus ordinaire si on la compare aux interventions sociales. Ses parcours durent de six à dix mois.
55Avant même la constitution des premiers groupes, nous nous sommes interrogés sur les développements possibles. Cependant, certains événements ont précipité notre réflexion. Dans le petit bistrot où se retrouva le Groupe Char, une heure avant une sortie filmique, une participante se confia à l’artiste associé ; elle lui glissa – au détour de la conversation – que sans La Marmite elle n’aurait sans doute « pas passer les fêtes ». Le parcours dans lequel était inscrite cette femme victime de violences domestiques devait s’achever moins d’un mois plus tard…
56Comment réagir ? Faut-il simplement inscrire nos « anciens » participants dans nos fichiers et les alerter de nos actions publiques comme tout autre « suiveur » ? La question n’est pas tranchée, mais nous allons travailler sur trois options – non exclusives l’une de l’autre :
La première tient dans la possibilité de collaborer plusieurs années de suite avec la même association (le financement de tels groupes risque d’être plus difficile, mais nous ne souhaitons pas écarter cette possibilité tant elle est conforme à notre conviction qu’une imprégnation profonde et critique exige du temps).
La deuxième consisterait à constituer un petit cercle d’amis de La Marmite accompagnant tous les anciens participants qui le souhaitent aux événements publics (films, conférences, vernissages des créations partagées des groupes, etc.) ; l’accompagnement, dans ce cas, serait plus modeste – spécialement tourné autour de la convivialité mais aussi d’un épanchement possible une fois l’événement terminé.
La troisième possibilité reviendrait à demander à ce cercle de suiveurs et de participants des éditions précédentes d’assumer les modalités pratiques et la modération des veillées plus haut décrites ; il y aurait quelque logique à voir ce moment de métaposition par rapport à l’action être animé par des « experts de l’intérieur ».
57La conscience d’une responsabilité sociale ne permet pas de s’en tenir à l’activation « simple » autour des œuvres. Les saisons artistiques se suivent et s’effacent, les êtres que nous rencontrons demeurent.
Conclusion
58« Il y a deux manières de se perdre, écrivait le poète martiniquais Aimé Césaire, par ségrégation muré dans le particulier ou par dilution dans l’universel13. »
59N’est-il pas juste dès lors, pour éviter ces deux écueils, qu’une intervention culturelle soucieuse d’émancipation s’actualise selon deux modalités ? Reconnaissance de la sensibilité, de la créativité, des représentations des individus et des groupes d’un côté ; égalité d’accès aux institutions culturelles – financées par la collectivité – de l’autre.
60C’est l’articulation de ces deux objectifs qui nous semble appeler la collaboration des animateurs et des médiateurs.
61Associés, militants et professionnels de l’action culturelle ou socioculturelle peuvent concrètement puiser chez les uns la « science des œuvres » (Lagasnerie, 2011), une forme de familiarité avec les codes des institutions culturelles, chez les autres une connaissance des classes populaires, de leurs inhibitions et de leurs ressources.
62Médiation et animation peuvent éviter d’être deux formes subtiles et distinctes d’aliénation qui, pour l’une ambitionnerait de dispenser à tous le « bon » goût, pour l’autre laisserait chacun parqué dans ses croyances. Elles peuvent l’éviter d’autant mieux et devenir factrices d’une émancipation véritable (culturelle, sociale et politique) à la condition de conjuguer dialectiquement leurs efforts.
63Telle est du moins la conviction qui unit les tenants de La Marmite.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 A noter que Bernard Lahire figure – comme Jacques Rancière d’ailleurs, que nous citons plus loin – dans le cercle des parrains de l’association.
2 Nos substantifs s’entendent au féminin aussi bien qu’au masculin.
3 Un exemple modeste d’un « fait citoyen » intervenu au beau milieu d’un parcours mérite d’être rapporté ici : la visite du Musée de l’alimentation à Vevey, en Suisse, par le Groupe Jeanne des abattoirs (qui traite de l’expérience de l’injustice) a abouti à l’écriture partagée d’une lettre à la direction de Nestlé par l’écrivain qui suit ce parcours, les participants d’ATD (Agir tous pour la dignité) Quart Monde et les médiateurs du groupe. Une telle initiative mêle déjà intimement culture et citoyenneté ; expression, énonciation et capacitation.
4 Chaque association dont proviennent les participants est, de fait, représentée dans les groupes par quelques professionnels.
5 Sur ce point en tout cas, abordées dynamiquement, médiation et animation ne s’opposent plus.
6 Le dernier des hommes de MURNAU.
7 La dimension groupale importe à plus d’un titre. Rapportons ici une vignette parmi d’autres : stimulée dès la première séance, une participante d’un autre parcours – celui du Groupe Char – s’est résolue à se rendre seule dans un théâtre de Genève. Elle s’est informée sur les programmations en cours, sur l’horaire et le lieu d’un spectacle en particulier, a négocié avec ses enfants son absence, préparé leur repas et s’est finalement arrêtée à la porte du théâtre avant de rebrousser chemin… Des appréhensions la retinrent alors.
8 Nous nous appuyons, ici, sur la suggestive lecture que propose Christian MEIER (2004).
9 Le SCHILLER des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme et d’autres auteurs mériteraient d’être également mentionnés.
10 ROSS ajoute ailleurs : « Rimbaud n’a pas l’intention de créer une culture sauvage, adolescente ou communarde. Il participe, au contraire, de l’articulation d’un rapport sauvage, adolescent ou communard à la culture » (ibid., p. 51).
11 Une lecture plus soupçonneuse pourrait certes soutenir que c’est à l’aune de la « société sans classes » – que l’on appelle alors de ses vœux – et, partant, de la construction d’un Homme neuf que l’on regarde le passé. Et qu’il y aurait bien une forme de déculturation à l’œuvre dans ce cas.
12 A ce jour, environ 400 personnes suivent l’action de La Marmite.
13 Lettres à Maurice Thorez (1956, en ligne : http://lmsi.net/Lettre-a-Maurice-Thorez, dernière consultation en février 2017).
Auteur
Responsable associatif, professeur, Haute école de travail social à Genève.
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