Espaces d’animation, de médiation ou/et espaces communs ?
p. 171-187
Texte intégral
1Dans ce travail, je cherche à comprendre le rapport au politique d’un ensemble d’associations et d’expériences collectives. En quoi ces dernières constituent-elles des espaces d’animation, de médiation ou des espaces intermédiaires ou/et peut-être des espaces communs ? Après quelques préalables, je présenterai une enquête « par détour » que j’ai commencé à réaliser, je livrerai quelques données recueillies puis j’évoquerai ce rapport au projet politique et la question de la définition de ces espaces.
1. Préalables
2Je dois signaler que ce travail d’enquête débute. C’est un projet en cours de construction et de réflexion. J’en expose ici une partie, mais je souhaite surtout éclairer ma démarche, mes questionnements, alors même que cette enquête n’est ni aboutie ni bien mise en forme. Les rédacteurs de l’axe 1 de l’appel à communication pour ce colloque intitulé « La médiation ou la question du projet politique adressée à l’animation » suggèrent que la médiation peut nous dire quelque chose de la question du projet politique qui est adressé à l’animation, et de ce qu’elle en fait. Ils nous laissent comprendre que l’animation peut médier, que je prends ici dans le double sens de son origine latine1 :
- Au sens de s’interposer en créant ainsi un lien entre, en se mettant au milieu, des populations et du projet politique qui leur est adressé ; c’est une fonction de médiation facilitatrice au service de l’ordre social à laquelle j’associe les termes suivants lus dans le texte de l’appel à communication : « dépolitisation des rapports sociaux – conformation sociale – reproduction des logiques institutionnelles – normalisation » ;
- Au sens de partager en deux un espace de relation contractuelle qui existait entre des populations et un projet politique, liés par un contrat social implicite ; c’est une fonction de médiation transformatrice au service d’une conscience critique à laquelle j’associe les termes suivants lus dans ce même texte : « repolitisation des rapports sociaux – contestation sociale – transformation des logiques institutionnelles – émancipation ».
3L’utilisation générique qui est faite des termes « animation », « médiation », « projet politique » qui sont tous au singulier dans le texte d’appel n’occulte pas une réalité qui présente plusieurs types d’animation, ainsi que plusieurs médiations et projets politiques. Dans ses travaux sur la médiation, Jacques Faget étudie différents « ateliers silencieux de la démocratie » « où se bricolent, le plus souvent loin du tapage médiatique et politicien, de nouvelles formes de “convivance” qui expriment la recherche d’une conception plus participative de la démocratie » (Faget, 2015, p. 141). Par analogie, c’est cette démocratie qui se bricole en silence ou de façon invisible dans des espaces dont les acteurs ont des pratiques d’animation ou de médiation, parfois sans pour autant en être des professionnels, que je cherche à identifier.
4C’est à partir d’un investissement personnel dans une association, différente de celles que je connaissais jusqu’alors, que ce projet a pris forme2. J’ai pensé enquêter dans d’autres espaces que ceux de l’animation socioculturelle que je connais bien (les centres d’animation, les centres sociaux, les maisons de quartier, les MJC, etc.) (Richelle, 2012). J’ai souhaité regarder à la marge et dans la « marge créatrice » (Hatzfeld H., Hatzfeld M., Ringart N., 1998), dans des « espaces collectifs » qui correspondent à des expériences différentes, en m’intéressant à ce que les participants vivent, à ce qu’ils disent et à leur rapport au « projet politique ». Car si certains acteurs associatifs s’affichent dans la proximité3 de projets politiques institutionnels (Lemoine-Warin, 2016), d’autres acteurs d’espaces collectifs se posent de fortes exigences pour garder leur distance par rapport à un projet politique dont ils ne seraient pas à l’origine ou qu’ils n’auraient pas négocié.
5J’emploie le terme « espace collectif » ou « intermédiaire » pour désigner non seulement un lieu physique ou un espace de circulation, mais aussi un espace de communication entre des personnes, ainsi que le choix par un collectif de personnes d’un fonctionnement démocratique particulier. Certaines associations conventionnelles se présentent de façon principale comme des espaces où se déroulent des pratiques d’animation (ateliers, activités, soirées, services) ou de médiation sociale (rencontres festives, projets de quartiers…). Mais d’autres associations, tout aussi ouvertes, se présentent plutôt de façon principale comme des espaces collectifs de vie sociale et intègrent, mais pas de façon première, des fonctions d’animation et de médiation sociale. Pour exemple, dans un de ces espaces collectifs (le Samovar), une « (G)REVE GENERAL(E) » des bénévoles s’est tenue depuis le début de l’année. Elle atteste que l’objectif premier n’est pas d’animer le lieu par du service pour les personnes reçues, mais de soutenir un projet collectif autogéré qui prenne sens, en le partageant avec les personnes accueillies, et les bénévoles qui sont présents s’y emploient.
6J’ai pratiqué au sein d’espaces collectifs des techniques d’enquête qualitative : des situations d’observation flottante, d’observation participante, des entretiens et du travail documentaire. Je cherche selon une démarche inductive à rester sensible à ce qu’exprime le terrain d’expérience, et de recherche, sans plaquer dessus des interprétations toutes faites. Ce travail d’analyse de ma proximité et de ma distance au terrain fait partie de la recherche, car je peux véhiculer des présupposés voire des préjugés qui peuvent m’influencer, c’est à dire me séduire ou me rebuter, dans ma recherche au sujet de ces expériences plus ou moins novatrices. Toutefois je n’évoquerai pas ici ces questions méthodologiques et épistémologiques.
2. Une enquête de terrain par détour
7Certains auteurs relèvent un rejet des formes traditionnelles d’engagement militant dans des partis ou des syndicats ou un dégagement des formes de participation institutionnalisées (Vulbeau, 2005) dans des instances comme des conseils de quartier, ou un délaissement des modalités classiques de l’engagement politique, tel que le vote. A l’opposé, plusieurs articles et livres, de journalisme ou de recherche, mettent en évidence, indépendamment des associations reconnues dans l’espace institutionnel de l’animation et de la médiation, l’émergence et le développement de formes alternatives de participation sociale et politique, d’expériences collectives et d’actions d’éducation non formelle. Jacques Faget remarque qu’une nouvelle forme « d’espace public apparaît progressivement dans lequel les principes de délégation et de subordination hiérarchique cèdent le pas à des engagements plus directs » (Faget, 2015, pp. 84-86). C’est dans un tel type d’initiatives que je souhaite mener une enquête de terrain. Si certaines d’entre elles semblent contribuer, autant que les associations plus traditionnelles, à une dépolitisation des rapports sociaux (évitant de parler de ce qui divise, évitant les luttes contre les inégalités, promouvant une culture bioculturelle dont il faudrait vérifier quelles populations adoptent ces modes de vie…), d’autres revendiquent contribuer à de nouvelles formes de démocratie politique.
8Des regroupements au sein du mouvement altermondialiste (Richelle, 2001), des collectifs et des coordinations informelles initient des façons nouvelles de s’exprimer et de s’impliquer dans des pratiques autogérées. Ces « acteurs du changement » se retrouvent dans des réseaux, des plateformes et des dispositifs, se reconnaissent dans une économie coopérative, d’autres dans une économie collaborative. On les désigne comme des alternatives, des expériences inspirantes, des espaces tiers, des entre-deux (Le Gall, Rouge, 2014). Ce vaste ensemble recouvre des initiatives du mouvement de la Transition, des ressourceries, des cafés associatifs, des éco-lieux, qui sont généralement constitués sous des statuts associatifs relevant de l’économie sociale et solidaire. Ces collectifs promeuvent une émancipation individuelle et collective et se réclament souvent de l’éducation populaire, emploient parfois des professionnels de l’animation socioculturelle et nombre d’entre eux se considèrent davantage bénévoles que militants.
9Le « détour » que je souhaite effectuer consiste à porter un regard vers de nouvelles initiatives pour comprendre ce que leur réalité peut dire de la vie des associations traditionnelles et de leur gouvernance.
3. Quelques données recueillies
10Je ne rapporte ici que quelques éléments concernant deux expériences, révélant l’intérêt du matériau recueilli lors d’observations, d’entretiens ou à partir d’un travail documentaire. Je ne peux présenter de façon exhaustive le matériau collecté qui restera à traiter dans un autre format que celui de cet article. Une vue d’ensemble peut être synthétisée à partir de trois axes : leurs valeurs, leurs principes et leurs actions, puis leur organisation, leur gouvernance et les choix particuliers qu’ils effectuent, et enfin ce qu’ils en disent.
11Le Samovar est une association qui a 10 ans. Il n’y a pas « un » fondateur ou une figure charismatique à l’origine de ce qui se veut « un collectif de personnes ». Le texte de référence adopté en 2014 est « La charte du bonheur au Samovar ». Ce lieu collectif y est présenté comme un salon de thé et de tisanes qui propose une bibliothèque et une présentation de revues à caractère militant. Le local vitré qui donne sur rue accueille des réunions, des débats, des spectacles, des concerts et différents ateliers (cuisine, reliure…) Le Samovar est surtout « un lieu de réflexions, d’actions et de critique sociale… un espace de rencontre et de débat autour de questions telles que l’écologie, la décroissance, le genre, les idées libertaires, le végétarisme ». Des groupes extérieurs s’y retrouvent, réguliers ou ponctuels, pour des réunions, ateliers ou activités sur semaine ou en soirée.
12L’organisation se veut « horizontale, selon un mode de gouvernance collégiale, sans hiérarchie, non violente, anti-sexiste et conviviale ». Les décisions sont prises au consensus lors de réunions de fonctionnement régulières et un « point météo » mensuel est mis en place. Une douzaine de mandats tournent régulièrement pour la comptabilité, la communication, le « truc à touches », etc. Les réunions reposent sur une répartition de rôles (le médiateur ou modérateur, le scribe, le porte-parole, la montre) et un code gestuel qui fluidifie les discussions. L’autogestion et le non profit sont de règle. Pas de subvention, pas de salariat, des adhésions et parfois des souscriptions, n’évitent pas un équilibre financier fragile. Le Samovar est un des porteurs de l’initiative collective du Petit Altern’actif, et des liens existent avec des réseaux bordelais (ex : MNE4) ou nationaux (ex : la ZAD5 de Nantes).
13Le Samovar se situe dans l’esprit du « Pas de côté »6, de la décroissance et de la transition. C’est un lieu assez inclusif mais les personnes sont vigilantes sur les principes de la Charte. Pour les « samovariens », cet espace « porte une certaine utopie ». C’est pour ceux qui le vivent en le construisant « la concrétisation qu’autre chose est possible. C’est essayer de s’organiser autrement, essayer de consommer autrement. C’est une alternative urbaine »7.
14La Chiffonne Rit est une association née en 2014 d’un collectif de 7 personnes à l’origine, puis 22, qui louent un ancien garage automobile avec une cour extérieure, pour créer et travailler. Le projet associatif a été mis à jour en mars 2016. Les valeurs et principes de cet espace mutualisé autour de l’art et de l’artisanat sont : la solidarité, l’entraide, la mutualisation, la transmission, le partage des savoirs, des connaissances, des outils, le respect de l’autre et la démocratie participative. C’est aujourd’hui un lieu de travail et de création pour 37 résidents actifs ou entités et quelques associations qui se partagent un local découpé en parcelles, pour des activités professionnelles ou amateurs ou encore de loisirs. Des ateliers d’initiation s’y déroulent : ferronnerie, tissage mural, couture… On y trouve un café associatif, un coiffeur dans une caravane installée dans la cour, une bricothèque ou outil-thèque équipée pour du prêt de divers outils, une boutiquerie, un espace végétalisé, des expositions, des soirées festives et concerts. Deux parcelles de terrain à jardiner ont été louées à Bouliac par un groupe de « sept résidents et six habitants du quartier ».
15Tous les résidents de cette « micro-mini société » sont membres du conseil d’administration mensuel. Il existe un bureau de sept membres, une quinzaine de commissions : gestion des espaces, entretien et logistique, évenementiel, médiation et vie de quartier, communication, recherche de financement et une commission gestion des conflits. Trois postes de salariés existent : le coordinateur de la Chiffonne Rit, une comptable et une personne pour tenir l’espace du café.
16L’expérience est pragmatique et le projet se construit « au fur et à mesure ». Le renouvellement des résidences rend permanente la nécessité de produire de la cohésion au sein du collectif, sachant que les personnes ne sont regroupées qu’à partir du partage d’un espace de travail, même si toutes adhèrent au projet qu’elles participent à construire. La Chiffonne Rit porte un projet social, un peu philosophique, quant à un projet politique « ça reste encore à penser », mais « c’est politique l’acte d’être ici » déclare le coordinateur. L’équilibre financier reste fragile, même si l’équipe a mené des projets négociés avec les Pouvoirs publics, car les subventions ne sont pas pérennes.
4. Quels rapports de ces espaces au projet politique ?
17Quel est justement le rapport des acteurs de ces expériences au projet politique qui leur est adressé plus ou moins directement (appels à projets, contrat social, participation citoyenne…) par des institutions publiques ? Distance ou proximité ? Ces expériences ne sont pas issues de volontés politiques et certaines évitent un rapport de connivence, alors que d’autres invitent le politique, car il octroie une reconnaissance et des aides financières. J’observe des pratiques diversifiées en réponse à la question du projet politique, selon les situations, les types d’espaces, les collectifs qui portent l’animation de ces espaces. Des formes d’organisation et d’action transforment les relations sociales et concourent à une transition vers une démocratie plus participative, alors que d’autres restent des opérateurs d’interface qui ne « transforment pas réellement les logiques institutionnelles » ainsi que Jacques Faget l’écrit de certains dispositifs de médiation (Faget, 2006).
18Certaines initiatives collectives négocient le projet politique qui leur est adressé et se font parfois relais des dispositifs de celui-ci. D’autres ne négocient rien et développent une conscience subversive en constituant des espaces publics oppositionnels (Negt, 2007) selon un activisme engagé. Entre ces deux positions, d’autres encore cherchent à bâtir des espaces de vie alternatifs en donnant la primauté au changement personnel, tout en publicisant leurs expériences au sein de réseaux. Et enfin plusieurs opèrent un repli dans l’entre soi, de façon détachée du monde et de l’action politique collective.
19Qu’en est-il des collectifs enquêtés ? Je retrouve au sein de plusieurs de ces collectifs et à travers des entretiens, de façon plus moins prononcée, des espaces d’animation pris sur deux axes avec les pôles opposés d’émancipation et de conformation, puis d’autonomie et d’hétéronomie. Ils conduisent à des types d’espaces produits par la combinaison de différents facteurs, tels que je les ai fait émerger dans des travaux précédents (Richelle, 2012 ; Richelle, 2013). Je ne m’attarde pas ici à développer ces éléments qui pourront m’être utiles ultérieurement. Ces axes aux pôles opposés renvoient à un schéma de Jacques Faget qui identifie des pôles de tension des « mondes pluriels de la médiation » sur deux axes : l’inspiration et l’institution sur l’axe du système, et l’émancipation et la normalisation sur l’axe de l’acteur (Faget, 2012).
20J’ai commencé à relever des marqueurs qui caractérisent de façon différenciée ces espaces collectifs :
- Une prise de conscience partagée d’une situation générale qui, face à un ensemble de dispositifs et de discours normatifs et à une participation définie par des projets politiques institutionnels, conduit les personnes à une expression critique (du consumérisme marchand, du néo-libéralisme…) et à des actions de résistance. Parfois, cette critique n’identifie pas des responsables des inégalités socioéconomiques et attribue la responsabilité sociale aux individus, attestant d’une « plus grande confiance dans le travail intérieur d’un grand nombre de personnes et dans des initiatives individuelles que dans l’action politique. » (Marquis, 2015). Pourtant, l’équilibre entre l’individuel et le collectif est un sujet travaillé en permanence dans ce type d’expériences associatives, car de façon sous-jacente il y a une concordance entre changement individuel et changement sociétal ;
- Une revendication de « démocratie réelle » correspondant à une nouvelle forme de participation politique indifférente à la prise du pouvoir et à la vie politique orchestrée par les institutions, mais portée vers une pratique concrète d’une gouvernance « horizontale », par exemple collégiale, d’actions autogérées, etc. Les participants ont une manière de poser les problèmes différemment et de constituer un espace public communicationnel, parfois un espace public oppositionnel, de publiciser des échanges, expressions, idées, sans les imposer.
- Une dimension de prise au monde, de transition vers d’autres rapports au monde, qui peut être associée à un souhait de travailler et de vivre autrement, et à un « refus de parvenir ». Dans ces espaces « transitionnels », l’utopie devient concrète (Lagneau, Flipo, Cottin-Marx, 2013) dans les pratiques quotidiennes d’une « communauté de pratiques ». Et un commun se crée chemin faisant ;
- Un évitement du politique (Eliasoph, 2010), courant dans des espaces d’animation traditionnels où des sociabilités sont mises en place pour créer du lien social et du vivre ensemble, va de pair avec une censure des discussions autour de préoccupations politiques (la justice sociale, les problèmes raciaux, la pauvreté ou les inégalités entre hommes et femmes) qui sont pourtant courantes dans la vie privée. C’est parfois un marqueur de neutralisation de certains espaces enquêtés et cela pourrait être une enclosure posée à la liberté d’expression dans la mesure où on veut négocier un projet avec des Pouvoirs publics ou bien inclure un maximum d’adhérents ou de bénévoles. Cela peut aussi traduire un refus d’engagement politique au sens idéologique et certains participants font penser à des « militants sans idéologie politique ». Par exemple, les villes et territoires qui constituent « le mouvement de la Transition » cherchent à inventer des modes de vie moins dépendants du pétrole (Hopkins, 2010). Cette démarche inclusive de résilience locale rejette la conflictualité et la critique. Elle suscite le partage, la coopération et l’engagement dans la construction d’alternatives concrètes. Les critiques à son égard se focalisent sur « l’absence de la question de la justice sociale ou de l’égalité, ou soulignent son inscription dans un mouvement de dépolitisation des enjeux environnementaux » (Chatterton, Cutler 2013, SỊlence 2013, Krauz 2014). Pour Rob Hopkins, l’aspect apolitique du mouvement de la Transition est au contraire, « une action profondément politique » qui montre à travers les effets des projets et initiatives mis en œuvre que « dans la société, tout ce qui se fait d’innovant et d’excitant est mené par des citoyens » reconnectés « à la politique, à la solidarité, à eux-mêmes » (Hopkins, Astruc, 2015, p. 119).
- Des enclosures8 comme signes des limites à ces utopies. Des collectifs posent eux-mêmes parfois des clôtures à mesure qu’ils construisent ce qui fait commun. Ce dernier ne peut exister qu’à condition que chacun adhère à la communauté, à la ressource qu’elle valorise et à la gouvernance démocratique collective à laquelle chacun participe et qui est garante de ce commun. Ces expériences sont en butte à la difficulté de gérer l’équilibre entre l’individuel et le collectif, ou de garantir l’inclusion sociale et la protection du commun. Le repli sur soi ou la limitation de l’ouverture de l’espace sont des enclosures, telle une privatisation du commun.
5. Des espaces de médiation ou intermédiaires
21Jacques Faget explique que selon une approche « substantialiste » de la médiation, on la définit par ses objectifs : « la production d’un monde commun », c’est à dire la production d’une vision du monde dont la fonction est de maintenir de la cohésion (Faget, 2015, p. 26, p. 33). Selon une approche « transformatrice » de la médiation, on la définit par la méthode du médiateur : l’empowerment c’est à dire « la restauration chez l’individu du sens de sa propre valeur et de sa force et sa capacité à traiter les problèmes de sa vie », et la recognition des personnes impliquées, c’est à dire « la reconnaissance et l’empathie pour la situation et les problèmes d’autrui » (Faget, 2015, p. 157). Dans ces espaces collectifs, je trouve des éléments de ces deux approches de la médiation.
22Les participants de ces expériences partagent un même espace au sein duquel ils mettent en œuvre un répertoire de pratiques sociales, politiques et économiques qu’ils rapportent à un référentiel de l’action collective qui leur appartient. Ces espaces correspondent à des groupes d’interconnaissance qui s’auto-organisent pour être porteurs d’un projet politique collectif ou pour être force de négociation face à un projet politique exogène. Ce qui signifie que ce ne sont pas des collectifs qui cultivent un repli sur soi, mais au contraire des groupes ouverts qui d’une part accueillent de nouveaux « convertis » dans une « communauté » de pensée et d’action, et qui d’autre part se posent et s’interposent en espaces intermédiaires face à un projet politique qui leur est adressé par des institutions.
23Ce qui me conduit à faire appel aux travaux de Laurence Roulleau-Berger qui définit les espaces intermédiaires, dans lesquels c’est « le partage de normes communes qui permet les engagements des individus » (Roulleau-Berger, 1999) et fait lien, comme « des espaces de micro-mobilisation et de résistance collective qui travaillent l’espace public » (Roulleau-Berger, 2003). Ils se présentent sous deux formes sociales :
- Des « espaces de création sociale ». Ce sont des espaces publics autonomes qui regroupent des personnes en précarité. Celles-ci valorisent une économie de survie (petites entreprises, groupements d’achats, ressourceries…) et produisent des micro-organisations sociales ;
- Des « espaces de recomposition sociale ». Ce sont des « espaces de médiation » et de proximité construits à partir d’une « coopération négociée » avec des collectivités locales (tels des jardins familiaux coopératifs).
24Isabelle Guérin écrit que ces espaces intermédiaires opèrent « une double médiation : médiation entre les pôles de l’individuel et du collectif, médiation entre les pôles du collectif et du général » (Guérin, 2003), ou du social, composé d’un ensemble d’institutions. Je lis cette double médiation dans le fonctionnement des espaces collectifs dans lesquels j’enquête. Isabelle Guérin explique que des relations de réciprocité et de coopération caractérisent le lien entre l’individuel et le collectif au sein de ces lieux d’autogestion collective de problèmes particuliers. Les espaces intermédiaires sont des « espaces qui échappent plus ou moins à l’instrumentalisation des territoires et au contrôle des politiques urbaines » (Roulleau-Berger, 1991).
25Mais « quel potentiel critique ces espaces abritent-ils ? » interrogent Christian Laval et Jean-Louis Laville. Où se situent-ils entre appareils idéologiques d’Etat et « terrains de politique contestataire » ? (Laval, Laville, 2014) Cela reste peut-être caricatural de stigmatiser la part de l’institution et de ne pas se demander s’il existe aujourd’hui une « action publique normalisatrice ou incitatrice de capabilités ? » écrit Lydie Laigle (2015). Cet auteur pense que les initiatives de transition ont cette capacité d’interpeller l’action publique. Mais ces initiatives opèrent-elles réellement une rupture ? Plusieurs ouvrages qui présentent des expériences « alternatives » vécues « négligent les dimensions politiques, utopiques ou critiques » et « promeuvent l’aspect social entreprenant et novateur […] en faveur des analyses managériales et positivistes » (Kerber-Clasen, 2012). Ces expériences collectives peuvent effectivement être situées comme plus ou moins proches d’un enjeu sociétal ou d’un enjeu entrepreneurial, d’un enjeu de marchandisation ou d’un enjeu de biens communs, d’une hétéronomie ou d’une autonomie par rapport à un projet politique, selon que ces espaces bénéficient d’aides publiques et participent à des projets négociés.
Conclusion partielle
26Les espaces collectifs au sein desquels j’enquête et que j’ai rapprochés des espaces intermédiaires de Laurence Roulleau-Berger, constituent des opérateurs d’interface qui, malgré leur ouverture sont confrontés aux limites de l’inclusion sociale et de l’entre soi. Mais il ne s’agit pas de collectifs fusionnels relevant d’une « conversion communielle de la communauté qui tend à effacer les pôles d’une communication possible », ni d’une « dispersion et d’une désunion des parties qui s’exprime dans l’atomisation sociale » (Tassin, 1992). Ce sont des espaces dont l’agencement est co-construit (Faget, 2015, p. 154), mais il s’agit bien plus qu’un simple arrangement car ils se rapprochent d’espaces qui construisent une « communauté » autour d’un « commun » et qui mettent en œuvre une auto-organisation pour décider collectivement. Les communs sont avant tout « une forme d’organisation sociale, une manière de décider collectivement des règles qui permettent d’avoir une vie plus juste, plus équilibrée » (Bollier, 2014).
27Comprendre le fonctionnement d’un espace commun revient à poser trois questions fondamentales. D’abord sur les participants qui y prennent part : en quoi constituent-ils une « communauté » au sens d’un collectif qui aspire « à gérer une ressource de manière responsable et consciencieuse » ? Car « il n’y a pas de commun sans faire commun » et « l’essentiel, ce sont les pratiques et les valeurs sociales » (Bollier, 2014). Puis sur les ressources qui les rassemble : quel est ce « commun » que les participants ont identifié et contribuent à construire ou à préserver, et qui peut désigner des ressources matérielles ou immatérielles (des fondamentaux : vivre, travailler, consommer autrement, une vie locale à défendre…) ? Enfin sur la place de la gouvernance : quelles modalités de la délibération et de la portée décisionnelle de ces espaces les participants ont-ils établi de façon collective ?
28Un espace commun ne peut exister qu’à condition que chacun adhère à la communauté, à son référentiel, et la gouvernance démocratique collective à laquelle chacun participe en est garante Une approche par les communs me paraît alors constituer une nouvelle grille de lecture de ces expériences.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 http://www.dicolatin.com/XY/LAK/0/MEDIER/index.htm
2 J’ai trouvé matière à réfléchir dans l’écart entre la démocratie vécue au sein de cet espace collectif et la réalité d’associations porteuses de projets d’animation qui à l’opposé manquent d’authenticité. Ma connaissance de ce lieu est particulière car elle relève d’un projet de livre écrit avec les personnes et d’un engagement personnel dans des projets. Ce colloque a été prétexte à me poser la question de la définition d’un tel espace collectif comme analyseur d’espaces plus conventionnels, de sa dimension spatiale dans l’espace social et de son rapport au politique. J’ai par contre enquêté dans les autres lieux en tant que chercheur et ce travail se poursuit, mais sans participation active ou engagement plus personnel dans ceux-ci.
3 L’encastrement politique de certaines associations (Laville, Sainsaulieu, 1997) conduit leurs dirigeants à gouverner par des instruments tels le « vivre-ensemble, la « neutralité », « la mixité », la « médiation sociale », dont je pense qu’ils se présentent en fait comme des « opérateurs de neutralisation de la conflictualité » (Krieg-Planque, 2010).
4 Maison de la Nature et de l’Environnement.
5 Zone A Défendre.
6 Par référence au film L’An 01 réalisé par Jacques Doillon n 1973, adapté de la BD de Gébé au titre éponyme.
7 Des extraits d’entretiens rapportent : « C’est un lieu d’épanouissement personnel et d’émancipation collective » ; « C’est un lieu politique par ses valeurs. Le Samovar porte une certaine utopie. Tout en partant d’une critique de la société, c’est une force de propositions alternatives Participer à un lieu comme le Samovar est éminement politique, c’est un carrefour démocratique et militant. Le Samovar peut être considéré comme un lieu de résistance à la marchandisation, à l’appauvrissement de la pensée et de la réflexion, mais tout le monde ne vit pas le Samovar comme ça. » ; « Il y a des engagements politiques, pas politiciens mais politiques. Par exemple l’écologie, le bio, la façon d’aborder la vie. La résistance est dans ce que l’on propose, dans ce que l’on fait, dans ce que l’on met à disposition du public, les bouquins, les soirées… ».
8 Les enclosures marquent la fin des droits d’usage des terres en particulier communales pour l’adoption d’un système de propriété privée dès la fin du XVIè siècle en Angleterre.
Auteur
Maître de conférences, Université - IUT Bordeaux Montaigne, UMR CNRS Passages 5319
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