Inscrire la médiation culturelle dans des pratiques participatives
p. 103-120
Texte intégral
1Cet article traite de la médiation culturelle à la fois comme métier et, à la fois comme fonction dans les pratiques de l’animation socioculturelle. « Les frontières séparant la médiation culturelle de champs d’activités voisins comme la formation, le marketing et l’animation socioculturelle ne sont pas toujours claires » (Pro Helvetia, 2012, p. 27). En premier lieu, nous définirons la fonction de médiation dans l’animation socioculturelle et questionnerons la médiation culturelle en tant que métier. Nous développerons ensuite une conception de l’art et la mettrons en lien avec des pratiques socioculturelles et avec des publics. Cela nous conduira à aborder la question de la participation culturelle et ses conditions. Enfin, nous nous questionnerons sur les dispositifs qui permettent une réelle participation culturelle. En conclusion nous interrogerons les spécificités d’une médiation culturelle inscrite au cœur des pratiques de l’animation socioculturelle.
1. La fonction de médiation dans l’animation socioculturelle
2Comme nous l’indique Gillet (1995), une des compétences centrales de l’animation socioculturelle est celle de « créer des instances, des espaces et des temps permettant de médiatiser les relations entre divers partenaires » (p. 21). L’animateur socioculturel1 serait « un opérateur de médiations, un médiacteur » (p. 21), il produit de la médiation. La médiation est créatrice de rencontres, mais elle porte également la finalité de faire reconnaître les publics en tant qu’acteurs. Il s’agira de construire les problèmes dans lesquels les personnes sont prises, de les rendre compréhensibles, de parvenir à une solution concertée. C’est une fonction éminemment collective « porteuse d’imagination pour solutionner les tensions existantes » (p. 177), elle se positionne en intermédiaire entre différentes entités.
3Nous soutenons que la fonction de médiation est une compétence centrale inscrite dans toutes les pratiques de l’animation socioculturelle. Si nous déclinons cette fonction dans son champ culturel, nous parlerons de médiation culturelle et proposerons une possibilité de rencontre entre les publics et les œuvres d’art - au sens large - ayant pour finalité la participation culturelle. Nous définissons celle-ci comme étant une possibilité de réinscrire chacun dans la vie culturelle en permettant la rencontre, l’échange et la communication. La fonction de médiation culturelle comprend toutes les activités culturelles visant à rendre les projets artistiques accessibles, à favoriser la conscience critique des citoyens et de ce fait la place occupée par chacun dans la société. Ceci implique que les activités construites avec les publics offrent des situations d’échanges autour de l’art, permettant de repenser les manières de vivre ensemble dans une société donnée, et qu’elles créent des conditions d’expérience dans leurs rapports à l’art.
4De plus et si, comme nous le pensons, la médiation culturelle requiert la participation des publics, cela implique de construire des dispositifs permettant des conditions réelles de participation.
5Notre vision de la médiation culturelle dans les pratiques de l’animation socioculturelle renvoie à la revendication portée par l’Education populaire au début du 20ème siècle, qui voulait l’émancipation des publics par la pratique culturelle, investie de la capacité de changer la société. Elle renvoie également à des modèles pédagogiques participatifs qui permettent de co-construire les projets avec les publics et d’accorder une sensibilité et une attention particulière des professionnels à la vie citoyenne dans une société en mouvement et en changement.
6Le travail de l’animation partage avec l’art plusieurs idées. Dans la terminologie anglo-saxonne par exemple, le terme de « community » désigne depuis le milieu des années 1960 des projets dans lesquels les habitants sont impliqués et collaborent avec les artistes autour d’activités artistiques. L’histoire des « community arts a pour origine une prise de distance de principe avec la culture dominante et ses institutions » (Pro Helvetia, 2012, p. 20) et l’intégration d’autres formes d’art afin d’élargir la notion même de culture. Dans les années 1970, les revendications s’inscrivent également contre toute forme de hiérarchie dans les arts, la dimension participative est soulignée et la culture s’adresse à tous et doit être faite par tous. La culture est alors au plus près des réalités et des problèmes de société, elle est politisée. Plusieurs formes d’activités participatives sont encouragées telles que les créations collectives ou les associations de spectateurs. Dès les années 1980, ces revendications misent sur la culture comme source d’épanouissement et de développement en permettant à tous de mettre en œuvre une capacité d’invention, de création et d’expression artistique librement choisie.
2. Médiateur et médiatrice culturelle un métier ?
7En Suisse, la médiation culturelle s’est solidement implantée durant les deux dernières décennies, de manière institutionnelle mais également comme un champ professionnel avec des profils et des discours distincts. Elle fait l’objet de formations, de recherches et s’est constituée comme corps professionnel représenté par une association nationale. La médiation culturelle s’inscrit dans un contexte politique multiple : social, culturel, urbain. Elle est ancrée dans la LEC (loi sur l’encouragement à la culture) depuis 2009, ce qui permet à l’Etat de soutenir et d’encourager la médiation culturelle et notamment de soutenir les projets qui « familiarisent le public avec une œuvre ou une prestation artistique ». Dès le départ, la médiation culturelle se situe dans un champ de tensions entre l’idée d’une éducation à l’esthétique et une vision émancipatrice. Elle pose également comme objectif de lutter contre l’exclusion d’un certain nombre de publics à l’art et à la culture, cet objectif n’étant que rarement atteint.
8« Les notions de culture et d’art ne sont pas neutres, mais lourdes de normes, et par conséquent, d’enjeux ». (Pro Helvetia, 2012, p. 33). Si Bourdieu l’avait bien relevé en 1979 dans son ouvrage « la Distinction » en démontrant que les gens cultivés sont des gens qui se distinguent par des styles de vie socialement reconnus, aujourd’hui il nous paraît important, sans nier que les délimitations existent et agissent toujours sur l’accès à la culture et à l’art, de tenter un dépassement de celles-ci (2012). Des études montrent que ces rapports d’hégémonie entre groupes sociaux sont mis à mal « lorsque des pratiques culturelles, d’ordinaire attribuées à un niveau de vie déterminé, surgissent soudainement dans un contexte autre » (Stäheli, p. 167). C’est d’ailleurs ce type de modèle qu’a mis en avant l’Education populaire en France, les Cultural Studies en Angleterre dès les années 1950 et la pédagogie de Paolo Freire au Brésil dans les années 1970 (2012).
9Les conceptions défendues par les trois références ci-dessus font aussi lien avec le champ de l’animation socioculturelle. En tentant de dépasser les inégalités, de promouvoir les idées de démocratisation et de démocratie culturelle, en travaillant avec l’aide de pédagogies participatives à l’émancipation des publics par l’art et la culture, les publics sont associés à toutes les démarches et les processus citoyens peuvent être accompagnés sur un long terme. La médiation culturelle ne serait pas alors un exercice explicatif codé qui rendrait l’art « accessible » à ceux qui « n’y comprennent rien », mais bien un processus qui permettrait de construire du lien entre les œuvres et le public, entre les médiateurs et le public et entre les publics et les institutions culturelles (Caune, 1981). La fonction première de la médiation culturelle serait celle d’instaurer des échanges pouvant faire lien et des débats permettant la parole autorisée de chacune et chacun et non seulement la valorisation de l’art reconnu, telle que contenue dans l’idée de démocratisation culturelle fondée par Malraux. Ceci nous oblige à avoir un point de vue sur l’art et sur ce qui en fait sa spécificité.
3. Art, animation socioculturelle et publics
10Notre conception de l’art s’inscrit dans une perspective considérant que l’art n’a pas le rôle d’intégrer des personnes à une société donnée. Ce serait à notre sens, détourner l’art de sa fonction première que de vouloir en faire un objet au service du travail social ou de l’animation socioculturelle.
11Il est possible qu’en associant les publics à l’expérience de l’art, les professionnels de l’animation socioculturelle permettent aux publics de vivre un processus créatif, mais ce sera sans l’avoir investi d’un rôle quelconque, sans l’avoir investi du rôle intégrateur ou du rôle éducatif. Nous pouvons penser que l’art est un langage capable de relier les individus les uns aux autres indépendamment de leur culture, de leur appartenance, de leur classe sociale, de leur religion ou de leur intégrité physique ou psychique, mais nous ne pouvons pas déterminer pour l’autre les effets que l’expérience de l’œuvre aura sur elle ou lui.
12L’expérience de l’art peut également aller à l’encontre de l’intégration au monde duquel un certain nombre de personnes sont exclues, pour inventer de nouveaux mondes qui permettront à certaines personnes de vivre autrement leur exclusion, de choisir de ne pas s’adapter à un monde qu’elles ne souhaitent pas, mais d’en construire d’autres. Si les dispositifs de participation culturelle sont construits dans cette vision, le défi est peut-être d’imaginer que la culture et l’art agiront comme forces émancipatrices, de croire que le renforcement de la puissance d’agir est à l’œuvre dans ce type d’expériences esthétiques.
13L’expérience que nous faisons du point de vue de la réception génère des effets durables ou des transformations durables, ce que Deleuze (1988) nomme des « percepts ». Le « travail » de l’art serait de produire des percepts, soit un ensemble de sensations qui survivent à celui qui les éprouvent et transforme de façon durable, soi et le monde, individuellement et collectivement. Ces transformations durables ont un effet sur notre manière de voir le monde et en cela, l’art peut être vu comme un acte de résistance puisqu’il transforme la vie des personnes par les expériences qu’elles en font. Deleuze ajoute que l’art nous permet de nous libérer « des mots d’ordre » autrement dit de ce que l’on doit penser du monde pour se réapproprier sa propre façon de sentir et de penser (Deleuze, 1988).
14Dans la perspective de l’expérience, il s’agit de s’éloigner des attentes de ce que l’art peut ou doit faire aux gens, de ce que ces derniers doivent comprendre de l’art, pour leur permettre d’expérimenter sans étouffer la propre manière de chacun de recevoir une œuvre. Ce que nous percevons au contact d’une œuvre se passe au plus profond de chacun d’entre nous et l’expérience est différente pour chacun d’entre nous. Les changements et évolutions qui s’ensuivront le sont également et appartiennent à chaque personne. Dans cette approche, le concept d’expérience n’a d’intérêt que pour ce qu’il fait penser et faire par la suite. L’expérience d’une œuvre va produire un certain nombre d’idées (telle couleur, telle technique, telle musique) et un certain nombre d’effets (peur, dégoût, plaisir, enthousiasme). L’expérience, c’est percevoir les mouvements qu’un élément extérieur produit sur nous. Celle-ci se fera à partir de son propre parcours d’expériences faites en lien avec l’art auparavant et dans le futur. Ce parcours d’expériences communiquant entre elles constitue la personne comme sujet.
15Les pratiques de l’animation socioculturelle s’inscrivent ici dans le rôle de relais envers les publics pour rendre accessibles des projets dans lesquels les usagers sont libres de participer sans contrainte. Partant du postulat que l’animation socioculturelle soutient une perspective d’émancipation et d’autonomie, la participation culturelle peut contribuer à la capacité citoyenne et améliorer la capacité collective. Si nous voulons promouvoir l’idée d’une démocratie culturelle, nous devrions poser des principes tels que la possibilité pour l’individu de pouvoir développer l’ensemble de ses potentialités et de pouvoir accéder à toutes les formes de culture. Mais cet accès passe au moins par trois dimensions.
La première est bien entendu celle de la démocratisation, soit essentiellement la réduction du coût de l’accès à la diffusion artistique, mais celle-ci est tout à fait insuffisante pour capter des publics non habitués aux approches artistiques et culturelles.
La deuxième pourrait constituer en la découverte de pratiques artistiques par des activités avec les personnes, dans lesquelles il leur est possible d’expérimenter leurs rapports à l’art.
La troisième est liée à la sensibilisation aux notions d’art et de culture et à la manière de travailler avec les publics dans une vision d’émancipation, auprès des personnes qui accompagnent les publics, ici nous ciblons les animateurs socioculturels, par une formation théorique et pratique leur permettant d’aborder des concepts pour mettre en perspective l’expérience de l’art. Dans cette conception, l’art et la culture deviennent une possibilité permanente de l’être humain pour améliorer ses conditions, celles de son milieu, dans une diversité de convictions. Ces idées reconnaissent le droit à la différence, le droit à l’erreur et le refus de l’élitisme qui écarterait de la culture un nombre important d’individus. Les pratiques de l’animation socioculturelle dans la fonction de médiation culturelle qui leur est propre prennent ici leur plein sens pour permettre aux personnes la possibilité d’une participation culturelle, l’accès aux diverses formes de culture et le droit à une offre large de ces formes.
4. Les conditions de la participation
16Pourtant, il nous faut tenter de dégager quelles seraient les conditions de cette participation. Le terme de participation est utilisé de manière abondante pour qualifier toute pratique ou expérience qui implique le citoyen mais la plupart du temps, ni la manière, ni le degré de participation, ni le statut des personnes et le rôle que l’on donne à celles-ci ne sont définis.
17En passe d’être dénaturée tant son usage est devenu abusif, la question de la participation est un concept qualifié de concept « attrape-tout » par certains auteurs. Aucune définition unique n’est admise lorsque l’on parle de participation. Ce n’est pas une idée neuve, elle est abordée tant sous les angles juridique, sociologique que psychologique, philosophique mais également économique et managériale. Dans un premier temps, nous pouvons préciser qu’il s’agit d’un processus global ou d’un ensemble de processus s’inscrivant dans la durée et que la délibération ne saurait suffire pour parler de participation. Elle n’existe par ailleurs qu’en situation ou dans l’action et un certain nombre de conditions la déterminent.
18Un nombre important d’échelles de degrés de participation a été produit par différents auteurs. Arnstein (1969) a décliné une échelle à huit degrés rassemblés en trois degrés principaux : le partenariat qui est une négociation entre citoyens et détenteurs du pouvoir décisionnel, la délégation de pouvoir où les citoyens occupent une position majoritaire dans la négociation et enfin le contrôle citoyen où la décision, sa mise en œuvre et son évaluation relèvent directement des citoyens. Seul ce dernier degré pourrait être qualifié d’une participation réelle et effective, le pouvoir étant partagé. Cependant, et beaucoup d’études l’ont constaté, ce degré est rarement observé dans les faits et la plupart du temps la participation ne dépasse pas les deux premiers degrés. Il faut relever que la participation est multiforme mais il faut également « dénoncer » les formes réductrices de participation mises en place dans de nombreux programmes d’activation par exemple, qui ne sont que des illusions de participation.
19Zask (2011) de son côté propose « un inventaire des figures de la participation » (p. 11), en fragmentant la participation en trois types : « prendre part, apporter une part et recevoir une part » (p. 11). Dans la première forme, nous sommes invités à participer à un événement auquel nous contribuons par notre présence. Dans la seconde, il y a une contribution par un apport personnel qui établit un échange. Il faut également que cette contribution provoque une réaction pour qu’elle puisse être qualifiée d’interactive. Dans la troisième figure, Zask indique que nous participons tous et toutes aux bénéfices d’une société donnée, prenant pour exemple celui de la protection par la puissance publique. Mais elle ajoute qu’il y a plusieurs manières de « définir les bénéfices de la protection de la puissance publique » (p. 13). Elle considère que ces bénéfices sont en quelque sorte des « opportunités d’individuation » (p. 13) qui, contextualisées, permettent aux individus de se réaliser pleinement et ainsi être reconnus.
20Bonvin (2010) a tenté une lecture critique de ce concept en se référant à Amartya Sen (1985). Il relève lui aussi qu’il existe de nombreuses formes participatives qualifiées de « coopération symbolique », dans lesquelles les objectifs réels peuvent être formulés ainsi : « garantir l’adhésion du participant à des décisions prises indépendamment de lui ». Nous pouvons ranger dans cette catégorie tous les processus par lesquels nous informons les gens mais également ceux dans lesquels nous les consultons, leur demandons leur avis, sollicitons leurs points de vue sans que cela ne pèse dans la décision finale.
21L’approche de Sen nous donne à penser. Il relève également trois dimensions constitutives de la participation. La première est inhérente à la vie : participer est en soi mieux que ne pas participer, c’est un postulat de départ pour Sen. La seconde est instrumentale : celles et ceux qui participent peuvent défendre leurs points de vue et leurs revendications. Sen précise que le silence – qu’il qualifie de non participation – est l’ennemi le plus redoutable de la justice sociale car celles et ceux qui ne peuvent pas s’exprimer ne peuvent pas non plus lutter contre les injustices sociales. La troisième est une dimension constructive de la participation basée sur un processus de construction sociale qui signifie que toute personne qui ne participe pas serait en quelque sorte exclue des processus de construction de la réalité sociale.
22Au cœur de l’approche de Sen, se trouve la notion de « capacité d’expression », qui indique la liberté réelle des personnes à exprimer leur point de vue, désirs et attentes et à faire en sorte qu’ils soient pris en compte lors d’une décision collective. Sen relève que selon la position que l’on occupe dans la société, cette capacité d’expression n’existe tout simplement pas.
23Si l’on s’attache aux conditions devant être mises en place pour que la « capacité d’expression » soit réelle, Sen (1985) en indique trois : le pouvoir d’agir mis en lien avec les ressources et les droits formels, la liberté de choix qu’il nomme « capabilités » ou libertés réelles et enfin le fonctionnement effectif qui est la résultante des deux premières. Les « capabilités » ou capacités réelles prennent en compte non seulement les ressources des personnes mais également tout l’environnement dans lequel se situe leur action. Dans la capacité d’expression, tous les facteurs doivent être pris en compte pour pouvoir parler d’une réelle capacité de participation. Lorsque Sen parle de ressources, il les définit comme l’ensemble des biens ou services auxquels une personne a accès, ce qui est souvent crucial pour déterminer la participation. Il ajoute que les capacités cognitives permettant de défendre un point de vue ou de participer à un débat public sont également importantes. Celui qui a la capacité de débattre a la capacité d’expression et la tendance à représenter les autres est dès lors très tentante. Pourtant, la représentation ne permet pas d’agir sur la participation puisqu’elle ne permet pas de restaurer les possibilités de participation de celles et ceux qui ne l’ont pas. Si les professionnels de l’animation socioculturelle peuvent mettre leurs capacités cognitives au service de la promotion des personnes, cela ne les dispense pas, si l’on parle de participation culturelle, de mettre en place des dispositifs permettant l’émergence de la capacité d’expression des publics.
5. Quels dispositifs pour la participation culturelle ?
24Dans les pratiques de médiation comme dans celles plus larges du travail social, il nous paraît important de pouvoir questionner les dispositifs mis en place. Ceux-ci font-ils exister les personnes dont nous nous occupons de manière pleine et vivante ? Valorisent-ils réellement la participation des publics ? Créer des dispositifs d’expérience c’est se demander quels effets ils produisent sur les personnes, sur les travailleurs sociaux et culturels, sur les idées. Dans un dispositif, un ensemble d’éléments s’entraînent entre eux comme dans une machine, tout est en relation. C’est ce que Deleuze nommait par le terme « machiner » : construire une machine d’intervention qui fabrique des idées, des connaissances, des percepts si on parle d’art. Dewey (2010) montre par exemple, qu’il n’y a pas de manière normative d’expérimenter une œuvre d’art. Cet aspect nous semble de première importance pour les publics avec lesquels travaille l’animateur socioculturel, publics qui souvent craignent de ne pas être à la hauteur d’une œuvre d’art, référant l’art à la culture bourgeoise. L’art a la capacité de nous faire nous interroger sur notre manière d’agir et notre manière de penser.
25Pour Agamben (2014) qui reprend Foucault (1964), un dispositif est un ensemble de manières de faire, de techniques d’interventions, d’objets et d’espaces. Il est traversé par des idées et il s’examine dans les effets qu’il produit. Ce sont ses effets qui le font exister et qui font exister les personnes et les choses d’une certaine manière.
26Afin que les dispositifs permettent une réelle participation, la présence de diversité nous semble une première condition. C’est ce que Fraser (1992) a soulevé en développant l’idée de faire exister collectivement des publics forts et faibles dans les actions mises en place. Elle indique que lorsque les minorités ont le pouvoir de convaincre les autres, alors les inégalités engendrées par le système commencent à s’effriter. Offrir des garanties permettant à chacune et chacun de pouvoir s’exprimer et de participer, au sens des capabilités de Sen développées ci-avant en est une seconde. Ceci implique de mettre en œuvre des pédagogies participatives incluant des formes d’expression libres et plurielles afin d’inscrire les pratiques de médiation culturelle dans un processus participatif continu. Cela signifie un engagement dans des activités dans lesquelles les personnes peuvent exister pleinement et permettre l’appropriation de nouvelles connaissances et expériences dans un processus de conscientisation. En ce sens, les dispositifs mis en place par les professionnels de l’animation socioculturelle sont déterminants pour construire de réels espaces de création commune, de délibération et d’expression des libertés, de construction de sa propre participation culturelle. Là se trouve sans doute la fonction collective des espaces culturels.
27Comme Autès (2005) le disait déjà, il ne s’agit nullement d’émanciper autrui car, « au nom de quoi agir sur autrui ? » (p. 51) et qu’est-ce qui justifie l’agir de certains sur d’autres ? Il s’agit bien plutôt de créer des espaces d’émancipation « comme un mouvement moderne qui consiste à se libérer des formes d’autorité existantes, de telle sorte que puisse apparaître, se constituer une nouvelle manifestation de la vie, de désir d’humanité » (Abensour, 2009, p. 265).
28Il s’agit également de ne pas gommer les effets d’un système libéral et lui donner caution en utilisant la participation pour insérer – réinsérer – inclure. C’est à partir du concept de désir chez Deleuze (in Boutang, 1988) que nous tentons également de faire un lien avec l’émancipation par la participation. Deleuze nous parle du désir comme un ensemble. La question qu’il pose est celle de la nature des rapports entre les éléments constituant cet ensemble pour qu’il y ait désir. Il place le désir dans le contexte de vie des personnes, dans leurs paysages, dans l’ensemble de leurs conditions de vie, dans leurs agencements. Désirer c’est construire un agencement, construire un ensemble, une région. Deleuze a traité du désir contre les conceptions dominantes de la psychanalyse ce qui n’est pas notre propos ici, mais il a insisté sur le fait que le désir s’établit dans un agencement – lequel comprend des humains et des objets, des idées, des espaces – qu’il met en jeu plusieurs facteurs et qu’il passe par un collectif. En le suivant, nous pouvons dire que le désir est la possibilité d’expérimenter des agencements, de chercher des agencements qui nous conviennent.
29Considérer que le désir est une force vitale et travailler sur la mise en lien de désirs dans la participation pose comme a priori fondamental de reconnaître les publics avec lesquels nous travaillons comme des êtres capables, des êtres de désirs, des personnes ressources en capacité de désirer, même si elles sont fragilisées à un moment de leur vie. Dès lors que nous stigmatisons les publics par leurs déficits ou leurs manques – c’est-à-dire non-désirants – nous ne sommes plus dans une visée émancipatrice. Par la mise en place de dispositifs qui refusent d’exclure, qui valorisent les personnes, qui permettent l’expérience dans la pluralité, nous effectuons ce travail de réflexion sur les contenus de nos actions.
6. Une expérience dans la formation en animation socioculturelle
30Dans un module spécifique de formation, nous proposons aux étudiants des situations dans lesquelles ils peuvent expérimenter leurs rapports aux œuvres d’art ainsi que des concepts pour mettre en perspective cette expérience. En abordant les pédagogies participatives et les effets que peuvent avoir celles-ci sur la constitution des publics, nous donnons aux étudiants la possibilité de construire des dispositifs permettant la participation des publics. Il s’agira d’apprendre à travailler dans une perspective pédagogique de construction interactive des savoirs, afin de déconstruire avec les personnes les représentations individuelles et collectives face à l’art et à la culture. Les publics sont ainsi mis au cœur du processus de construction des connaissances au travers d’échanges et d’exercices visant à faire émerger de nouvelles idées, permettant de se confronter à l’art et à la culture avec ses propres réalités, permettant de dépasser la peur de la non compréhension.
31En abordant la philosophie de l’esthétique dans le courant du pragmatisme, nous enseignons des concepts permettant aux futurs professionnels d’organiser des « rencontres esthétiques » pour les publics avec lesquels ils agissent. L’approche pragmatiste nous apprend à ne pas déterminer l’expérience des gens mais à créer des conditions pour que ces expériences soient possibles. Dans cette vision, ne rien connaître à l’art n’est pas problématique, les dispositifs construits vont faire exister l’expérience et le résultat de celle-ci appartiendra aux personnes. Nous proposons aux étudiants un dispositif qui leur permet de réfléchir à ce que l’art et la culture peuvent leur apporter, à partir de leur propre expérimentation, pour leur permettre ensuite d’envisager la manière de les mettre en œuvre avec leurs publics afin de construire des réponses culturelles aux problèmes sociaux auxquels ils sont confrontés. Il s’agit aussi de construire avec eux des outils pédagogiques permettant la participation culturelle et pouvant être des ressources dans la dynamique de développement de leurs projets. Cet axe permet de travailler sur son mode d’expression personnel, son imaginaire, puis de porter son discours vers l’extérieur afin de le communiquer à autrui et à pouvoir instaurer ce type de pratiques dans leur champ professionnel futur.
32Dans ce module, nous développons leur professionnalité en médiation culturelle à partir de l’idée que la médiation est l’une de leur fonction professionnelle principale puisqu’elle permet la mise en lien de manière générale et plus particulièrement ici la mise en lien de l’art, de la culture, des publics et des institutions.
7. Animation socioculturelle et médiation culturelle
33Nous l’avons développé, la fonction de médiation est au cœur des pratiques de l’animation socioculturelle. Partant du postulat que l’animation socioculturelle soutient des perspectives d’émancipation et d’autonomie, le rapport entre culture et animation socioculturelle a été interrogé depuis la naissance de ce métier. Les questionnements sur la notion large de culture, ceux plus spécifiques sur la création artistique et la créativité ou encore ceux quant aux rôles de la culture dans l’action envers des publics fragilisés ou précarisés, font lien avec l’idée que la médiation culturelle, dans une déclinaison participative peut contribuer à la capacité citoyenne et améliorer la capacité collective. Ainsi, l’équilibre entre l’épanouissement individuel dans la liberté et le lien de l’individu au collectif prend tout son sens pour construire une démocratie culturelle qui incite, par la culture comme figure permanente, à améliorer ses conditions propres, celles de son milieu, dans la diversité de convictions.
34Donner à l’art une place prioritaire face au rationnel dominant toutes nos activités, regarder, observer, mettre en lien, décrire, ressentir, entendre les émotions que suscite l’œuvre, les sentiments qu’elle provoque, les mises en lien avec le monde qu’elle libère, est ce qui nous importe. Provoquer en nous un autre regard sur le monde, nous décentrer de nos préoccupations habituelles, nous donner les moyens de ressentir que l’art porte en lui une critique de la société qui peut être bienfaisante lorsque l’on est dans une phase d’exclusion par exemple.
35Permettre aux personnes d’exprimer avec plus de facilité leurs demandes culturelles, de développer leur propre participation culturelle en expérimentant ce qu’est la participation au moyen de pédagogies adaptées. Evaluer le processus et le résultat à partir des personnes elles-mêmes et non pas par les résultats attendus par les politiques et les gestionnaires sont les objectifs qui nous portent. Nous avançons l’idée qu’expérimenter avec les personnes un processus de développement et de participation culturelle permet de nous construire collectivement comme citoyens, enseignants, travailleurs sociaux et artistes. Coconstruire des projets de vie, des bifurcations, des changements ou des évolutions permettent alors aux personnes de nommer elles-mêmes en quoi l’art et la culture ont pu - ou non - être facteurs d’émancipation dans leurs vies.
Conclusion
36« La médiation culturelle (…) rend possible des espaces pour une pratique culturelle résistante, au-delà des enclaves élitaires artistiques et des stratégies populistes de l’élargissement des publics. Des espaces dans lesquels se négocient en permanence ce que sont l’art et la culture, et pour qui, pour quoi et comment nous pouvons les promouvoir. La médiation culturelle, comprise de cette manière, est capable de transformer tous ceux qui sont ses partenaires : les institutions, les médiateurs, le public concerné, et l’art et la culture eux-mêmes » (Mörsch, Pro Helvetia, 2012, p. 16). Une telle vision de la médiation culturelle s’inscrit aussi bien dans les objectifs défendus par les pratiques de l’animation socioculturelle que dans les objectifs défendus par les médiateurs culturels. Par contre, une vision de la médiation culturelle qui n’intégrerait que pour seul objectif une éducation esthétique et ne se préoccuperait pas de la participation des publics serait alors très éloignée des valeurs et des pratiques de l’animation socioculturelle.
37De manière identique à l’animation socioculturelle à ses débuts, la médiation culturelle connaît des difficultés à être reconnue comme un métier à part entière. En Suisse dans les années 1970-1980, au début de la professionnalisation de l’animation socioculturelle, nous parlions de « fonction globale » et non de métier. Nous entendons encore souvent le terme de « fonction de médiation » dans les discours sur la médiation culturelle, malgré le fait que durant les deux dernières décennies cette dernière se soit institutionnalisée, qu’elle est très solidement implantée dans le champ culturel large, que des formations professionnalisantes existent et sont reconnues, qu’une organisation professionnelle nationale et des associations locales défendent les intérêts du métier et qu’un champ de recherche scientifique est largement investi.
38De plus en plus souvent, la médiation culturelle s’introduit également dans le champ d’activité de l’animation socioculturelle (della Croce et al. 2011), avec les mêmes revendications portées par l’éducation populaire au début du 20ème siècle, celles de voir les publics s’émanciper par la pratique culturelle avec des effets sur la capacité de la société à en être modifiée.
39Nous pensons qu’un certain nombre de proximités entre les pratiques de médiation culturelle dans le champ de l’animation socioculturelle et dans celui de la médiation culturelle en tant que métier existent, nous avons tenté de l’esquisser ici. Au final, ce qui nous semble important c’est que l’animation socioculturelle puisse s’imprégner d’art et de culture dans ses pratiques et que la médiation culturelle puisse de son côté, s’imprégner de participation et d’émancipation dans les siennes.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Afin de ne pas alourdir la lecture du texte, seul le masculin, qui comprend ici le féminin est utilisé.
Auteur
Professeure associée, Haute école de Travail social du canton de Vaud – éésp HES-SO Haute école spécialisée de Suisse occidentale
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