L’animateur-médiateur, quelles réalités ? De la formation à son implémentation dans des actions hors murs dans le contexte suisse
p. 37-55
Texte intégral
Introduction
1L’animateur socioculturel est-il un médiateur en travail social ou alors un professionnel du social utilisant la médiation comme outil dans son intervention ? Cette question anime les réflexions que nous menons depuis plusieurs années en lien avec nos enseignements de la médiation en travail social ainsi qu’en qualité d’animateur socioculturel dans un centre de loisirs en Suisse. Notre propos s’articule en deux temps. Premièrement, nous partirons de notre expérience dans la formation en médiation de travailleurs sociaux pour discuter nos choix théoriques déterminés par des objectifs pédagogiques. Notre conception de la médiation se veut étroite, dans le sens où nous proposons une approche normative, à destination des étudiants en début de cursus puis, nous élargissons notre approche de la médiation, en incluant cette dernière comme fondement de l’animation socioculturelle, à destination des étudiants en fin de cursus. Deuxièmement, nous discuterons ces choix pédagogiques à l’aune de pratiques d’animation socioculturelle dans un contexte particulier de la gestion d’une place publique dans une ville suisse. Nous décrirons trois actions d’animation socioculturelle et les revisiterons aux moyens des théories présentées dans les enseignements.
1. Enseigner la médiation en début de cursus de travail social
2Dans le cadre de la formation Bachelor au sein d’une école de Travail Social en Suisse formant notamment des animateurs socioculturels, nous enseignons les bases de la médiation à divers niveaux du cursus. La formation, dans laquelle nous intervenons, se situe au niveau des Hautes Ecoles qui se distinguent des formations professionnelles par le niveau d’exigence conceptuel et par les activités de recherche notamment. La durée des études est de trois ans durant lesquels les étudiants effectuent des stages dans des institutions partenaires. Ceux-ci choisissent une orientation entre assistant social, éducateur et animateur socioculturel et suivent un cursus spécifique à l’orientation choisie pendant les deux dernières années d’études.
3Durant l’ensemble du cursus de formation, le choix des cours proposés est guidé par un programme d’études cadre (PEC) et un référentiel de compétences propre à chaque orientation. Nous avons relevé, dans ces textes, la manière dont la médiation était évoquée. Le terme de « médiation » apparaît explicitement dans le PEC 2006, encore en vigueur aujourd’hui, où il est dit que le travailleur social doit maîtriser des « outils d’expression et de médiation pédagogique » (PEC06, p. 28), il doit « transmettre, vulgariser et mettre en valeur des informations sociales à l’aide de différents outils de communication et de médiation » (PEC06, p. 15). Le PEC associe ainsi la médiation aux outils de communication ou d’expression. Le référentiel de compétences des orientations en travail social, quant à lui, précise la manière dont la médiation est intégrée dans le processus d’apprentissage des étudiants. Tout d’abord, pour le service social, ils doivent pouvoir être des intervenants dans une situation de médiation. Il n’est pas précisé le rôle joué par ces derniers, participant – expert – médiateur. Ensuite, en tant qu’éducateur social, le degré d’implication du travailleur social est plus conséquent car il doit pouvoir lui-même mettre en place des médiations. Enfin, comme animateur socioculturel, la médiation est intégrée dans la nature même de l’action de ce dernier. Le PEC 2006 énonce que « leur fonction de médiation entre les groupes et de facilitateurs du lien social et du jeu démocratique donnent à leur travail une coloration spécifique » (PEC06, p. 8) et associe la fonction de médiation à celle de négociation.
4Pour suivre Mantle (2002) cité par Chouinard et al. (2009), le travail social présente la notion de médiation comme des « compétences générales que [doit posséder] le travailleur social, [comme] une méthode d’intervention dans le cadre d’une approche particulière ou encore [comme] une pratique auprès de divers groupes ou clientèles » (2009, p. 32). Nous reviendrons plus loin sur cette perception des activités de médiation au sein du travail social et plus particulièrement en animation socioculturelle dans le but de comprendre si la médiation est « une compétence de l’animateur ou un métier spécifique » via les choix pédagogiques dans l’enseignement de la médiation.
1.1. Des approches multiples
5Pour circonscrire les frontières théoriques de la notion de médiation, nous avons choisi de nous référer aux trois approches décrites par Faget (2005).
6La première consiste à considérer que toutes les pratiques labellisées sous le terme de médiation constituent un ensemble intelligible circonscrivant les contours de la médiation. Cette approche dite « nominaliste » permet de glaner la diversité des pratiques.
7Dans la deuxième approche, dite « normative », ce sont les règles constituant la doxa de la profession qui circonscrivent les pratiques de médiation et excluent celles qui n’en sont pas. Ces normes peuvent définir le rôle du médiateur en tant que tiers (indépendant, impartial et neutre) ou encore la manière dont se déroule le processus même de la médiation.
8La dernière approche, dite « substantialiste », se concentre sur les objectifs des pratiques observées, les valeurs sous-tendant ces pratiques et les buts visés in fine. La promotion de la cohésion sociale, le pouvoir d’agir des individus, constituent un corpus de valeurs souvent évoqué dans les définitions de la médiation.
9Pour suivre Faget, « privilégier l’une ou l’autre de ces définitions transforme totalement l’analyse politique que l’on peut faire de la médiation » (Faget, 2005, p. 15). Si nous désirons comprendre les usages du terme de médiation dans le temps et l’espace, l’approche nominaliste a tout son sens ; si nous voulons cerner ce qui constitue intrinsèquement et conceptuellement la médiation, les approches normative et substantialiste apparaissent plus aidantes. En effet, les règles déontologiques de la profession offrent une frontière entre ce qui est ou ce qui n’est pas de la médiation et les valeurs et objectifs de la profession permettent de moduler le caractère rigide des normes pour inclure des pratiques plus en marge ; c’est ce que Faget nomme l’approche « normativo-substantialiste »1. Nous verrons ci-après que nous utilisons ces trois approches.
1.2. De l’approche nominaliste pour faire émerger le flou conceptuel
10Rendre attentif les étudiants à la multiplicité des usages du terme « médiation » a pour but de développer chez eux un esprit critique quant à l’utilisation de ce terme en fonction des contextes et des acteurs qui l’utilisent. Pour ce faire, nous présentons des termes comme « grands frères », « facilitateur », « agent d’ambiance », « personnes relais » ou encore « médiateur technique » et « médiateur écologique » dans le but de recenser les pratiques désignées par le terme « médiation » de celles qui ne le sont pas mais qui pourraient l’être. Cet exercice de désignation des pratiques et le constat de la diversité des dénominations montrent que définir et circonscrire la notion de médiation n’est pas une tâche aisée, ce que confirment la plupart des auteurs : le concept de médiation est flou (Petitclerc, 2011), mal défini car comprenant des pratiques disparates et hétérogènes plaçant les scientifiques face un vide conceptuel (Lemaire & Poitras, 2004), il souffre d’une utilisation irréfléchie (Guillaume-Hofnung, 2012) et il est donc nécessaire de procéder à une clarification (Bonafé-Schmitt, 1998).
1.3. Vers une définition normative opérante
11Pour poser une définition de la médiation opérante pour nos cours, nous avons choisi celle de Michèle Guillaume-Hofnung2. Nous mettons ainsi l’accent sur les règles de fonctionnement du processus de médiation pour déterminer l’inclusion et l’exclusion des pratiques que nous étudions. Ce parti pris sur le choix de la définition a une incidence sur la manière dont nous considérons les activités de médiation des travailleurs sociaux. Pour suivre Bonafé-Schmitt (1998), dans cette approche, nous partons du principe que ceux-ci effectuent des « activités de médiation » car ils sont des acteurs qui exercent la médiation dans le cadre d’une activité professionnelle et « leur statut, leur mode de fonctionnement, ne leur permettent pas d’être impartiaux, indépendants ». Ainsi les travailleurs sociaux ne constituent pas des « instances de médiation » car celles-ci, sont constituées de médiateurs définis comme tiers impartial, c’est-à-dire en-dehors de toute relation de pouvoir (Bonafé-Schmitt, 1998, p. 49-51). Nous discuterons ce point dans la suite de cet article.
12Nous schématisons ce positionnement théorique en amenant la notion de dispositif3 (Berten, 1999), qui nous permet de distinguer les instances de médiation (via le dispositif de médiation) des activités de médiation (via le dispositif de l’intervention sociale) où nous situons les activités des travailleurs sociaux.
13Un dispositif est entendu comme une situation particulière (technique et symbolique) où les acteurs en présence jouent un rôle particulier dans un but commun qui leur est propre. Dans ce schéma, le cadre symbolise la particularité des situations en jeu et les éléments à l’intérieur du cadre représentent les outils utilisés dans ces situations. Nous montrons que le dispositif de médiation contient divers outils enseignés et utilisés en travail social. Dans le second schéma, nous voyons que le dispositif d’intervention sociale, dans lequel s’inscrit les travailleurs sociaux, contient la médiation comme outil. Le but de ce schéma consiste à différencier une action de médiation effectuée par un médiateur d’une action, étiquetée de médiation, effectuée par un travailleur social.
1.4. L’approche substantialiste par l’aspect historique
14Pour montrer la convergence des valeurs entre travail social et médiation, nous avons choisi d’aborder les valeurs originelles de la médiation, via l’historique de l’émergence de cette dernière. Notre propos est dès le départ contextualisé. Nous précisons que nous abordons la médiation contemporaine et occidentale sous l’angle particulier de son émergence dans le monde anglo-saxon et européen. Ce préalable tend à souligner les limites de notre réflexion qui ne tient pas compte des formes de médiation dans les autres aires géographiques et culturelles du monde et nous dédouane d’une vision englobante et homogénéisante des phénomènes de médiation pouvant être perçue comme ethnocentrée. Nous modulons également nos propos car la plupart de nos références reposent sur des auteurs français, peu d’écrits existent à nos jours sur le cas de la Suisse (Darbellay, 2016).
15Nous situons l’émergence de la médiation contemporaine en Amérique du Nord dans les années 70 (Faget, 2005). Nous n’abordons pas le débat des origines pour le cas de la France4, mais nous soulevons la question pour la Suisse. En effet, nous suivons la thèse de Grosse (2006) qui va dans le sens que les consistoires (16ème -17ème siècle) de la Réforme auraient permis de préserver des modes de régulation alternatifs à la justice en Suisse jusqu’à aujourd’hui.
16Les facteurs qui ont contribué à l’émergence de la médiation en Europe sont principalement de l’ordre des valeurs et ils sont portés d’une part par des groupes d’acteurs et d’autre part, par des transformations politiques (Faget, 2005).
17Les groupes d’acteurs, considérés comme étant à l’origine de la médiation, répondent à des logiques multiples. Certains sont mus par des « croyances religieuses » (Quakers et Mennonites dans les années 70 en Amérique du Nord) permettant à la médiation pénale et familiale de se développer. D’autres répondent à des « utopies politiques » de remise en question des valeurs traditionnelles endossant des combats en faveur de l’écologie, de l’égalité sociale, de l’empowerment des pauvres. Ces acteurs perçoivent la médiation comme un outil de démocratie participative qui verra son déploiement dans la médiation de quartier. D’autres acteurs enfin entrent en lice avec des « objectifs sociaux ou gestionnaires », les premiers dénonçant la logique juridique (coût, lenteur, inadaptation aux besoins de la paix sociale et des justiciables) et les seconds, voyant dans la médiation un moyen de désengorger la surcharge des tribunaux. « Les différentes stratégies d’acteurs mentionnées ici doivent naturellement être replacées dans leurs contextes d’émergence. Car le développement des médiations est inégal selon les pays et dépend de nombreux facteurs » (Faget, 2005, p. 18).
18Quant aux transformations politiques, Faget les inscrit dans « le passage abrupt d’une modernité à une postmodernité (…) dont les moments et les critères varient selon les théories » mais qu’il décline sous la forme de plusieurs causalités « multiples et enchevêtrées » (Faget, 2005, p. 19). Il constate un élargissement de l’offre en médiations internationales depuis la fin de la guerre froide, marquée par une augmentation de la complexité des équilibres géopolitiques et donc le besoin de trouver de nouveaux modes de régulation. A ce stade de la présentation socio-historique de l’émergence de la médiation, nous exposons à nos étudiants le rôle joué en 2014 par le président de la Confédération suisse de l’époque, Didier Burkhalter, lors de « la crise ukrainienne [qui] allait démontrer chez lui des talents de diplomate et de médiateur qui lui valurent des hommages unanimes » (Masmejan, 2015 ; Petignat, 2016).
19Tout d’abord Faget évoque les transformations liées à l’Etat qui concernent autant son fonctionnement (modes de gouvernements moins verticaux et autoritaires, plus contractualisés et consensuels) que ses modes d’intervention (une fonction de suppléance lorsque les mécanismes de régulation sociale ne fonctionnent plus). « « L’esprit politique » de la médiation participe de cette mutation (…) où chaque citoyen est porteur de sa propre parole et acteur de son destin » (Faget, 2005, p. 21) entendu comme un modèle de démocratie participative. Ensuite, le déclin de certaines institutions a contribué à libérer une place pour la médiation. Faget cite l’administration et les institutions sociales et de l’éducation. Pour les premières, la volonté de démocratiser les fonctionnements administratifs s’est concrétisée en créant des postes d’ombudsman qui ont pour but de réguler les conflits entre les citoyens et l’administration et pour les secondes, c’est la disqualification de ces professions (changement de paradigme d’intervention, soupçon d’inefficacité) qui amènerait la recherche de nouvelles modalités d’intervention. Et enfin, une dernière causalité évoquée par Faget est celle du contexte anomique dans lequel se trouvent nos sociétés qui entraîne un « délitement progressif des modes de socialisation et de régulation des conflits » (Faget, 2005, p. 23). La médiation, dans sa dimension citoyenne et interculturelle, constitue un moyen, parmi d’autres, de contribution au « mieux vivre ensemble ».
2. La médiation constitue-t-elle « le cœur de toute intervention sociale » ?
20Nous abordons cette question à l’aide des écrits de Freynet (2000) repris et développés par Chouinard et al. (2009). Pour ces auteurs, toute action d’intervention sociale est considérée comme une action de médiation.
2.1. A l’encontre d’une vision instrumentale de la médiation
21Comme nous l’avons illustré en évoquant les textes sous-tendant les choix pédagogiques pour la formation dans notre école, le travail social aurait tendance à réduire la médiation à sa seule finalité instrumentale5. Or pour Chouinard et al. (2009), la médiation est une composante essentielle de toute intervention sociale, « plutôt que d’être comprise comme l’une des pratiques du travail social, nous proposons de lui donner le statut de fondement pour toute pratique à la frontière de l’espace privé et de l’espace social et ayant une finalité sociale de transformation » (Chouinard et al., 2009, p. 33). Ainsi contrairement à ce que nos schémas sur les dispositifs présentés plus haut exposent, les auteurs estiment que « la médiation constitue le cœur de toute intervention sociale et fait de tout travailleur social un médiateur » (Chouinard et al., 2009, p. 33). Nous pouvons reprendre cette assertion en nous demandant dans quelle mesure la médiation constitue le cœur de l’animation socioculturelle ou simplement « donne une coloration spécifique » au métier comme nous l’avons vu dans le PEC 2006 ?
22Si nous reprenons la typologie élaborée par Jean-François Six (1990) et Michèle Guillaume-Hofnung (2012) nous constatons que la médiation ne se limite pas à la prévention et à la gestion des conflits (médiation préventive et curative), mais comprend tout un pan travaillant sur la création et la perpétuation du lien social (médiation créatrice et rénovatrice). Or ces deux derniers types de médiation chevauchent nombre d’activités effectuées par les animateurs socioculturels en Suisse (cela est également valable pour les deux autres orientations).
23Mais cela suffit-il pour dire que tout animateur est médiateur comme l’avance Chouinard et al. ? Est-ce que les dimensions liées au lien social suffisent à avancer que « toute visée d’intervention se réalise sur un mode médiateur » (Chouinard et al., 2009, p. 34) ? Selon nous, cela dépend du niveau auquel on situe l’intervention de médiation. Chouinard et al. (2009) se rapprochent de la notion de médiation sociétale, avancée par De Briant et Palau (1999), qui consiste à aborder le processus de médiation au niveau des macrostructures de la société. La médiation ici est considérée comme « fondatrice du lien social et donc de nature essentiellement politique » (De Briant & Palau, 1999, p. 48). Elle permet également de considérer la médiation comme un nouveau mode de régulation sociale (Bonafé-Schmitt), un phénomène qui « fait société » au sens de De Briant & Palau (1999), c’est-à-dire qui crée, transforme ou encore faire disparaître des règles.
24La finalité de transformation sociale est-elle suffisante pour considérer l’animateur comme un médiateur, au sens d’instance de médiation et défini comme un tiers impartial ? Ce positionnement théorique demande à être mis à l’épreuve de l’observation empirique. La suite de notre article présente un exemple d’intervention sociale d’un service d’animation socioculturel sur une place publique d’une ville suisse.
2.2. « Vers une meilleure convivance » : projet d’interventions socioculturelles sur une place publique
25Ce projet d’intervention, porté par un groupe de travail interprofessionnel dont des animateurs socioculturels, avait pour but de favoriser la participation de l’ensemble des publics d’une place publique afin d’augmenter la convivance entre ces derniers. Ces actions ont été menées suite à des rassemblements de jeunes lors de vendredis soir, ayant comme thématique principale le littering, en d’autres termes, le fait de laisser traîner ou de jeter négligemment des déchets dans l’espace public. Ci-après nous décrivons trois actions menées par des animateurs socioculturels dans le cadre de ce projet d’intervention.
● « Le parcours des déchets » (Projet no 1)
26Le but de cette action consistait à conscientiser et sensibiliser les utilisateurs sans distinction d’âge, à l’impact écologique, esthétique, social et économique des effets du littering de manière ludique, créative et participative. Les animateurs socioculturels ont conceptualisé un projet de prévention sous forme de parcours des déchets au milieu duquel trônait un tas de détritus récoltés lors d’un vendredi soir par la voirie. Les utilisateurs de cet espace déambulaient, en groupe de quatre pour favoriser les échanges, au travers de chemins balisés dans le but de récolter des informations sur les dimensions écologiques, esthétiques et économiques des effets du littering. Divers postes mettaient en scène des déchets spécifiques avec des informations comme leur durée de dégradation ou encore les risques environnementaux liés à ces résidus. Un questionnaire, sous forme de concours, était distribué à l’entrée du parcours et les gagnants recevaient une récompense.
● « L’Ecocube » (Projet no 2)
27Ce projet visait à confronter les représentations des différents acteurs et utilisateurs de l’espace public incriminé en créant une accroche autour de laquelle peut se développer des espaces de dialogues. A la demande des jeunes de pouvoir trier leurs déchets, les animateurs socioculturels, secondés par l’ensemble des services de la ville, ont décidé de créer un médium physique transparent séparé en deux parties accueillant les déchets de la place. Une des faces de l’Ecocube accueillait les déchets insérés par les utilisateurs de l’espace public le vendredi soir et l’autre face était un espace réservé aux détritus récoltés le samedi matin par les employés de la voirie. Sous forme de jauge, l’idée était de rendre visible les actions des publics jeunes de la place et des services de voirie à toutes les personnes concernées. En effet, l’ensemble des utilisateurs de la place avait la possibilité de prendre conscience a posteriori, pendant la semaine, de l’engagement des jeunes autour de la question du littering du vendredi soir. Relevons encore qu’une vingtaine de jeunes se sont appropriés l’Ecocube et ont agi comme relai, de manière informelle, auprès des autres groupes de pairs.
● « Clips humoristiques » (Projet no 3)
28Le rôle des animateurs socioculturels dans ce projet a consisté à accompagner des jeunes, à leur demande, dans la réalisation de clips humoristiques véhiculant des messages de prévention destinés aux utilisateurs de la place. Les actions des professionnels ont visé la facilitation de l’accès aux ressources autant en termes de réseau que de moyens.
29La description de ces trois actions socioculturelles nous permet de réfléchir à l’imbrication heuristique de nos deux modèles théoriques : celui de Guillaume-Hofnung (2012) qui nous permet de discuter la position de l’animateur socioculturel comme tiers et celui de Chouinard et al. (2009) qui est schématisé ci-dessous. Le travailleur social, ici pour nous l’animateur socioculturel, se trouve à l’interface de trois pôles constitués par la norme sociale, l’usager et le projet. Dans notre exemple d’intervention, la problématique de la convivance sur une place publique via la gestion des déchets représente la norme sociale à questionner et à objectiver, les usagers sont représentés par tous les utilisateurs de la place et nous avons recensés et présentés trois projets élaborés par les animateurs socioculturels. Pour les auteurs, les travailleurs sociaux peuvent effectuer trois types d’actions médiatrices. Une première vise l’objectivation du rapport à la norme sociale par l’usager, en d’autres termes permettre à celui-ci de décoder, trouver du sens à la norme afin de modifier son rapport à elle ; la deuxième action médiatrice consiste en l’engagement de l’usager dans un projet d’intervention pour favoriser son pouvoir d’agir, et la troisième action met en rapport le projet et la norme car l’usager, via son implication, va pouvoir négocier voire redéfinir la norme, la transformer.
30Nous reprenons ci-après les projets que nous avons décrits précédemment pour les discuter. Ces derniers sont répartis sur un continuum marquant une progression du degré de participation, en d’autres termes allant de ce que Gillet (1996) nomme « l’animation concrète » à une animation plus « abstraite »6.
● « Le parcours des déchets » (Projet no 1)
31Dans ce projet, le fait que l’animateur met seul en place cette action, visant à sensibiliser les jeunes pour atteindre une prise de conscience des effets du littering, nous permet de qualifier cette action de consommatoire, donc d’« animation concrète ». Nous positionnons également ce projet, par rapport aux deux autres, de plus éloigné de ce que Guillaume-Hofnung, qualifie de médiation. En effet, l’action menée par les animateurs visait à transformer les représentations des jeunes à propos de la gestion d’espaces publics vers une norme déterminée à l’avance. Ici l’animateur porte et diffuse des valeurs données ce qui l’éloigne de la neutralité telle que définie dans une approche normative7 de la médiation. Rappelons que cette norme est discutée entre les usagers durant le parcours ce qui inclut un élément de négociation de la norme qui prend place dans le modèle d’actions médiatrices. L’animateur ici met en place les dispositions rendant possible la discussion de la norme tout en impulsant une direction au sens de cette norme, notamment en récompensant les groupes de jeunes qui auront répondu aux attentes posées par le questionnaire.
● « Clips humoristiques » (Projet no 3)
32Ce projet peut être considéré comme un type d’animation abstraite selon Gillet car le degré de participation des jeunes est maximal, les animateurs n’intervenant qu’à la demande des jeunes pour apporter un soutien sans intervenir ni dans l’initiation du projet, ni dans sa réalisation en termes de contenu. Les clips sont un produit qui se sont réalisés via un lieu de création amenant un transfert de valeurs symboliques à l’extérieur du groupe. Le rôle de l’animateur est plus proche de ce que Guillaume-Hofnung conçoit comme un tiers médiateur car les jeunes co-construisent seuls leur projet et leur rapport à la norme, l’animateur ne fait que rendre possible l’action en agissant sur le cadre comme le ferait le médiateur en instaurant un espace possible de communication. S’agissant du rapport à la norme, cette dernière est négociée par les jeunes via le projet de clips ce qui place cette action à l’interstice entre la norme et le projet.
● « L’Ecocube » (Projet no 2)
33Ce projet se situe dans une position médiane par rapport aux deux précédents. Les jeunes ont formulé une demande (pouvoir trier leurs déchets), celle-ci trouvera une réponse par le biais d’un objet, le medium, initié par les autorités et les animateurs. Les jeunes se sont appropriés l’objet ainsi que le dispositif et ont développé des espaces de dialogue entre eux et avec les représentants de la voirie. Nous nous trouvons ici dans une négociation du sens de la norme via un projet, même si celui-ci n’est pas mis en place entièrement par les jeunes.
Conclusion
34Dans quelle mesure l’animateur est un médiateur ? En d’autres termes, les actions de l’animateur sont-elles des activités de médiation reléguant la médiation à un métier spécifique ou alors sommes-nous dans ce que Bonafé-Schmitt nomme des instances de médiation (affirmant des compétences médiatrices aux animateurs) ?
35Pour y répondre, nous estimons qu’il faut circonscrire ce que l’on entend par « tiers médiateur ». Si nous prenons l’approche de Guillaume-Hofnung et Bonafé-Schmitt, la qualité de tiers du médiateur dépend de la place qu’il occupe dans le système même de la médiation, soit une position externe qui est définie notamment par la nature indépendante de son action vis-à-vis de toute autre instance pouvant exercer une influence sur le processus de médiation. En première lecture, selon cette approche, l’animateur socioculturel, qui est en Suisse généralement engagé par les autorités étatiques au niveau communal, ne pourrait être considéré comme indépendant. Or une lecture plus en profondeur des logiques à l’œuvre mérite d’être effectuée. Nous l’aborderons à partir de deux axes : d’une part, en sortant de la logique de l’acteur pour se focaliser sur celle des actions et d’autre part, en questionnant la démarche même du travail d’animation socioculturelle.
36Nous suivons Volckrick (2005) dans sa réflexion sur le tiers médiateur qui propose de mettre l’accent sur les actions effectuées par ce dernier plutôt que sur sa position dans le système. Comment ce tiers permet-il à l’usager de prendre de la distance par rapport au fonctionnement de la société, comment contribue-t-il à favoriser le pouvoir d’agir par l’engagement dans un projet qui permet de redéfinir la position du sujet par rapport à la norme sociale ? Toutes ces actions médiatrices, décrites par Chouinard et al., propose un cadre de compréhension des actions des travailleurs sociaux en situation. Observer et analyser les actions du tiers favorisant la mise en sens des normes par l’usager via un processus de communication spécifique nous semble de portée heuristique plus large pour comprendre les actions médiatrices des animateurs socioculturels et propose une réelle opportunité de rassembler travail social et médiation et plus particulièrement l’animation socioculturelle et la médiation.
37En effet, dans le projet décrit dans cet article, les mandants avaient défini le problème comme celui du littering tandis que les animateurs socioculturels de leur côté ont co-construit, avec les usagers de la place publique, la thématique de la convivance. Cette réorientation de la problématique n’a pu s’effectuer que dans la mesure où la manière de fonctionner de l’animateur est reconnue et notamment la démarche participative de co-construction des besoins des usagers. En d’autres termes, l’indépendance des animateurs socioculturels s’exerce dans une zone interstitielle qui lui est donnée par la reconnaissance de l’essence même de son travail qui est lié à une démarche spécifique qualifiée de participative. Ainsi peut-il jouir, en fonction des situations, d’une marge de manœuvre suffisante pour pouvoir être considéré comme une instance de médiation au sens de Bonafé-Schmitt.
38Nous terminerons en revenant sur les réflexions pédagogiques liées à l’enseignement de la médiation pour les métiers du social que nous avions exposées en première partie de cet article. Nous nous demandons comment articuler l’approche classique de la médiation avec celle privilégiant les actions plutôt que la position du médiateur ?
39Nous estimons que la première approche nous permet de mettre en évidence les tensions que vivent parfois les animateurs socioculturels entre le cadre d’action et les démarches participatives avec les usagers (où se situent les limites de leurs actions). L’articulation du passage de ce modèle à celui de la logique des actions (Volckrick, Chouinard et al.) nous permet de mettre en lumière la marge de manœuvre des professionnels dans leur pratique et de distinguer plus clairement la position de l’acteur. Ainsi, en fonction du cadre posé, l’animateur navigue entre limites et libertés d’action, et négocie de manière permanente sa position et sa marge d’action.
40En conclusion, nous estimons que la médiation donne à l’animation une « coloration spécifique » car l’animateur socioculturel engage des actions médiatrices autant au niveau des usagers qu’au niveau de la définition et de l’essence même de sa profession de manière permanente. En définitive, il est doublement médiateur, vis-à-vis des usagers et vis-à-vis des personnes qui l’emploient.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 L’approche normativo-substantialiste est « fondée sur l’observation empirique de médiations mises en actes sous cette qualification, et donc du travail de médiateurs identifiés sous ce label (…). Car elle seule permet, en s’appuyant sur des indicateurs identifiables et parfois comparables, de dégager à la fois la singularité et la globalité des enjeux sociaux et politiques des pratiques de médiation » (Faget, 2005, p. 15).
2 « La médiation est avant tout un processus de communication éthique reposant sur la responsabilité et l’autonomie des participants, dans lequel un tiers - impartial, indépendant, neutre, sans pouvoir décisionnel ou consultatif, avec la seule autorité que lui reconnaissent les médieurs - favorise par des entretiens confidentiels l’établissement, le rétablissement du lien social, la prévention ou le règlement de la situation en cause » (Guillaume-Hofnung, 2012, p. 70).
3 Le dispositif comprend une composante technique (matériel, objectifs) et symbolique (productions imaginaires, subjectives) (Berten, 1999).
4 En France, Bonafé-Schmitt estime que « contrairement à des idées reçues nous soutenons que l’idée de médiation n’a pas été importée des Etats-Unis mais que les prémisses de ce développement existaient aussi en France » (Bonafé-Schmitt, 2008, p. 43-44).
5 « Il appert que la tendance actuelle en travail social soit de réduire la médiation et les compétences qui lui sont liées à la seule finalité instrumentale, finalité entendue principalement comme modalité de négociation et de résolution des conflits. Une telle conception peut être qualifiée d’instrumentale dans la mesure où la médiation en travail social ne devient nécessaire que lorsque des conflits se présentent ou lorsqu’une rupture de communication a lieu » (Chouinard et al., 2009, p. 33).
6 L’animation concrète, selon Gillet (1996), est un modèle dit consommatoire, « c’est-à-dire à la fois un type d’animation dans lequel sont proposés aux individus et aux groupes sociaux des produits à consommer (…) réduisant l’individu à un rôle passif » (Gillet, 1996, p. 123). L’animation abstraite quant à elle, correspond « à un type d’animation qui, outre la consommation possible de produits, serait un lieu de création, de transfert de valeurs symboliques de l’intérieur vers l’extérieur, un vecteur possible d’un échange plutôt abstrait autour de la question fondamentale qui concernerait toute la société : celle de la structuration du lien social » (Gillet, 1996, p. 124).
7 La neutralité intervient plus particulièrement à l’issue du processus de médiation. Il s’agit de ne pas infléchir, soit au profit d’une mission complémentaire (sécurité, assistance, aide, équité, justice) soit d’un résultat que le médiateur estimerait bénéfique (Guillaume-Hofnung, 2012).
Auteurs
Professeure associée, Haute Ecole de Travail social de Sierre, Suisse
Animateur socioculturel, intervenant externe à la Haute Ecole de Travail social de Sierre, Suisse
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