La médiation sociale sur les pas de l’animation socioculturelle : vers une reconnaissance professionnelle1
p. 21-36
Texte intégral
1La médiation sociale et l’animation socioculturelle sont des métiers singuliers mais néanmoins fortement liés et imbriqués tant dans leur proximité avec le terrain que par les publics visés, parfois complémentaires, parfois en concurrence sur le même territoire. Afin de mieux comprendre l’émergence et les évolutions de la médiation sociale, il nous semble, dans un premier temps, impératif de faire un détour socio-historique. Ensuite, nous baliserons le champ de la médiation et ses contours. Enfin, nous nous plongerons dans le processus de construction sociale et de professionnalisation de la médiation sociale sur les pas de l’animation socioculturelle.
1. Approche socio-historique de la médiation sociale en France
1.1. Emergence de la médiation sociale
2La médiation repose sur une tradition ancienne qui consistait à amener les parties en conflit à s’adresser à un tiers pour lui demander conseil et les aider à mettre fin à ce litige. Ce rôle était dévolu au sage du village, au curé de la paroisse, à l’instituteur ou encore au maire. Il s’agissait d’instances médiatrices associées à la figure des « médiateurs traditionnels » ou « médiateurs naturels » (Bonafe-Schmit, 2002, p. 28).
3Sur les bases de cette tradition séculaire, la médiation sociale s’est largement développée sur le territoire national. Dès 1980, elle s’est inscrite dans le cadre de la politique de la ville. Elle voit d’abord le jour dans les quartiers dits sensibles où le sentiment d’insécurité se faisait ressentir avec une montée des violences urbaines, notamment à Lyon (le rodéo des Minguettes). On assistait alors à « un embrasement des banlieues » (Delebarra, Le Priol, 1993, p. 48). J-M. Petitclerc nous décrit la situation de cette période : « l’agitation de certains jeunes, loin de devoir être considérée comme un phénomène marginal, est révélateur du mal de vivre dans les quartiers en difficultés de la banlieue. L’insupportable taux de chômage, en particulier chez les jeunes, constitue le facteur essentiel de cette difficulté à vivre, avec le cortège des violences urbaines et les ravages de la toxicomanie qui leur sont associés » (Petitclerc, 2002, p. 14).
4Pour alerter et pacifier l’ambiance tendue entre les jeunes et la police, notamment après la vague de « bavures policières » (Caprani, 2008, p. 53), des démarches citoyennes comme « la marche des beurs » (Bouamama, 1994, p. 17) se sont alors multipliées, puis ont été relayées par différentes associations et repris par des mouvements politiques. Cette période vit des changements sociaux, la montée en puissance des processus d’exclusion et des phénomènes de précarisation qui ont fortement pesé sur les mutations du champ du travail social.
5En somme, la médiation s’est progressivement institutionnalisée pour pallier au délitement du lien social, lorsque les valeurs intégratrices ont été remises en question (travail, famille, école, religion) par la montée de l’individualisme de nos sociétés post-modernes.
6Dans plusieurs villes françaises, les missions des médiateurs sociaux étaient communes : sensibiliser au civisme, rappeler les règles fondamentales du vivre ensemble et assurer une présence préventive pour ne pas dire dissuasive. A l’instar des premiers temps de l’animation, le recrutement cibla prioritairement des jeunes en grande précarité, avec une « hégémonie masculine » et issus des quartiers dans lesquels ils allaient être amenés à intervenir. Appelés familièrement les « grands frères », ils avaient pour « mission » de faire baisser la délinquance.
7La difficulté pour ces « nouveaux acteurs de proximité » résidait dans un juste équilibre à construire entre les institutions qui les employaient et le public « qui leur ressemblait ». Autrement dit : trop proches de l’employeur, ils étaient des « balances », trop proches de leur public, ils étaient soupçonnés d’être de « connivence ». Une situation pouvant être vécue comme « schizophrénique ». Cette posture médiane fut très éprouvante pour ces jeunes adultes. Malgré tout, le recrutement devait se faire rapidement pour répondre à l’urgence, une aubaine pour de nombreux employeurs des collectivités, des milieux associatifs : « (ils) saisissent l’opportunité d’embaucher, de créer un emploi à moindre coût (80 % est pris en charge par l’Etat) » (Gadrey, Perlage, Roquet et Verley, 2001, p. 82). Ces emplois étaient également perçus comme une réponse aux problèmes d’insertion des jeunes issus des quartiers dits défavorisés.
1.2. De nouveaux intervenants sociaux
8Ces nouveaux acteurs du social devaient agir sur des situations aux problématiques « tous azimuts ». Considérés comme des « couteaux suisses », ils allaient être rapidement confrontés à l’absence de contour définis dans leurs missions, les employeurs eux-mêmes étant dans le flou. Il fallait donc les occuper, « faire pour faire » et trop souvent réfléchir par la suite. Comme le souligne Youssef (médiateur depuis 22 ans) : « Au début, on était vraiment perdu, on nous a embauché, on devait être là pour lutter contre le sentiment d’insécurité et le vivre ensemble, c’est clair. Mais à partir de là, le chantier est vaste ; tout touche à la sécurité et au vivre ensemble, donc on devait agir, se montrer, se faire connaitre… »
9Le besoin d’un cadre structurant l’activité se fit sentir. La médiation sociale devait être pensée dans ses interventions pour dissiper tout malentendu. Devant l’urgence du calendrier, il n’y avait pas assez de recul pour apporter les contours de ces emplois : « Les métiers ainsi conçus sont finalement des métiers par défaut. Ils sont logés dans les interstices des emplois existants (allégement du travail des professionnels, définition élargie des métiers du travail social), logés à la marge des métiers reconnus ("faire une partie du travail" du professionnel mais "faire beaucoup plus" que lui), logés dans les angles morts de l’organisation (déplacement en dehors des espaces de travail habituels), logés dans les trous des services rendus (extension des horaires d’intervention et/ou du public concerné), logés dans les vides des services (intervenir là où la police n’intervient plus). Les profils de postes sont alors le reflet d’un processus de désignation et de définition par la négative des contenus d’activités et de métiers nouveaux » (Ibid., p. 82). Les agents en poste avaient besoin dès lors d'une ligne directrice dans leur mission afin de donner du sens et du fond à leur intervention.
1.3. Baliser la médiation sociale et ses contours
10C’est dans les années 1980, avec les politiques de la Ville, que le Développement Social des Quartiers est apparu : « l'action est fondée sur 4 axes : agir autant sur les causes de la dégradation des quartiers que sur la dégradation elle-même, faire des habitants les acteurs du changement, rendre la collectivité locale responsable des opérations, faire assumer à l'Etat son devoir de solidarité nationale »2. La médiation sociale a fait ses premiers pas dans ce contexte. Elle est assimilée à la médiation urbaine qui est issue des initiatives des autorités nationales et locales.
11Pour pouvoir dissiper le flou autour de la fonction de médiation, à cette même période, nous allons nous appuyer sur les travaux de J-F. Six, qui délimite habilement ses contours par « une définition générale de la médiation qui doit prendre en compte qu’il y a quatre sortes de médiation, les deux premières étant destinées à faire naître ou renaître du lien social, les deux autres étant destinées à parer un conflit » (Six, 1990, p. 164.)
12M. Guillaume-Hofnung se base sur la typologie de médiations proposée par J-F. Six pour scinder et classer les médiations en deux grandes catégories. Elle distingue alors les médiations en dehors du conflit (médiation créatrice et rénovatrice) qu’elle appelle la médiation « des différences », et celles qui s’inscrivent dans le registre du conflit (préventive et curative) qu’elle nomme médiation « des différends ». J-F. Six, déplore le fait que la médiation sociale soit réduite à la simple résolution des conflits, et que certaines mairies embauchent « des agents » qu’elles nomment médiateurs pour intervenir uniquement dans ce registre, « nous devons donc faire un pas et dire que la médiation n'existe pas seulement dans la résolution des conflits, mais, plus encore, plus fondamentalement qu'elle existe éminemment dans l'anticipation de conflits » (Six, op. cit., p. 162).
13Dès lors de nombreuses réflexions ont émané du ministère de la Ville, notamment par un rapport remis au Ministre délégué à la Ville. Et c’est seulement en 2001 que la reconnaissance de son intervention est faite dans un rapport s’intitulant « Ville : une nouvelle ambition pour les métiers », paru en janvier de la même année. Une dynamique s’est progressivement mise en place pour apporter un cadre à ces nouveaux métiers et de nombreuses rencontres ont eu lieu, nourries par la qualité des échanges inter-partenariaux, programmées par la Délégation Interministérielle à la Ville (DIV). La DIV en 2001, a organisé un grand colloque à Créteil, regroupant des spécialistes de 15 pays sur la médiation sociale. Suite à cette rencontre, est adoptée une définition européenne de la médiation sociale ainsi qu’une charte déontologique. Cette définition européenne établie que la médiation est : « (un) processus de création et de réparation du lien social et de règlements des conflits de la vie quotidienne, dans lequel un tiers impartial et indépendant tente, à travers l’organisation d’échanges entre les personnes ou les institutions, de les aider à améliorer une relation ou de régler un conflit qui les oppose »3.
14Selon J-F. Six, il faut distinguer la médiation sociale des termes souvent présentés comme synonymes. « Elle n’est ni une négociation, ni un arbitrage, ni une intervention d’autorité, ni une conciliation, ni une assistance à des individus en conflit, ni une transaction » (Six, 1990, p. 144).
15Pour éviter ces abus de langage lorsque l’on parle de médiation, nous allons reprendre une synthèse claire de M. Bénichou, ancien bâtonnier, avocat au barreau de Grenoble. Pour lui, « La médiation est différente de la négociation, qui est la recherche transactionnelle d’une solution sans l’intervention d’un tiers, de l’arbitrage qui consiste à s’en remettre à un tiers qui tranchera le litige et de la conciliation qui est nécessairement préalable et n’implique pas forcément l’intervention d’un tiers, le premier conciliateur étant le juge selon le Code de procédure civile »4.
16La médiation peut être définie « par des formules plus pacifiques, qui recherchent le point d’équilibre plutôt que le tout ou rien, qui prennent en compte l’équité et le bon sens plutôt que l’application directe du droit » (Linant De Bellefond, 2003, p. 19). Nous pouvons également rajouter que le rôle du médiateur consiste « à écouter les parties, dépassionner les tensions, confronter les prétentions, faciliter les débats, éclairer les parties, relever les obstacles, déceler les intérêts communs, imaginer les solutions acceptables et démontrer l’intérêt d’aboutir à un accord », (Ibid. p. 28). Ces principes ainsi posés consolident le socle d’une construction identitaire en devenir.
2. Vers une professionnalisation de la médiation sociale
2.1. La médiation sociale en quête d’identité du « sale boulot » au « bon boulot »
17La médiation et l’animation socioculturelle font partie des métiers de l’intervention sociale à l’instar des assistants sociaux ou des éducateurs qui eux constituent les « professions canoniques », (Legros, 2005, p. 136). Face aux difficultés croissantes et aux manques « de résultats » des travailleurs sociaux « classiques », les politiques publiques ont impulsé de nouveaux « métiers » dans « l’échiquier » social ou dans l’architecture du travail social.
18Différents auteurs semblent en être convaincus. Pour F. Aballéa, « les travailleurs sociaux "canoniques" semblent être en concurrence avec des salariés (…). Leur image s’en trouve relativement altérée, leur métier perd de son caractère quelque peu emblématique et canonique, leur statut envié est parfois dénoncé, leur représentativité sociologique peut être remise en question, leur représentativité statistique réévaluée, leur représentativité professionnelle contestée » (Aballea, 2000, p. 77).
19Parallèlement, pour J. Donzelot et J. Roman, « la perte de prestige des travailleurs sociaux va de pair avec une montée en régime des nouveaux métiers du social, ceux dits de la "ville" et de "l'insertion". Apparus au début des années 1980, ces métiers ne sont pas encore des professions répertoriées avec diplômes et statuts comme celles du social "classique" » (Donzelot, Roman, 1998, p. 9). Pour F. Aballéa, « les catégories se sont brouillées et les identités sont devenues incertaines » (Aballea, 2000, p. 80). Comme le suggère C. Dubar, c'est « une véritable conversion identitaire qui en est l'enjeu dans un monde où l'on rencontre encore souvent des identités catégorielles produites par une longue histoire » (Dubar, op. cit, 2000, p. 115).
20Les médiateurs dans leurs fonctions nouvelles, en pleine construction, étaient confrontés à des difficultés parfois inattendues et ont dû faire un travail de déconstruction des représentations portées à leur égard. M. Kokoreff met en lumière une définition d’une identité en négatif : « On sait ce qu’on n’est pas mais on ne sait pas véritablement ce qu’on est [...]. Entre les travailleurs sociaux qui nous vivent comme des concurrents, les services de police qui attendent de nous qu’on signale la petite délinquance et les bailleurs sociaux qui nous perçoivent comme des super-agents de maintenance, notre positionnement est difficile » (Kokoreff, 2003, p. 275).
21Le témoignage de Maurice (médiateur depuis 22 ans), illustre bien la construction de cette identité : « L’expérience des premières médiations nous a permis de mieux nous installer, on a bénéficié ainsi d’un savoir-faire et des erreurs à ne pas reproduire, notamment dans le jeu de la transparence et de la communication. A défaut de dire qui nous sommes, on disait d’abord ce que l’on n’était pas, c’est-à-dire ni des policiers, ni des assistantes sociales, ni des éducateurs. Nous sommes complémentaires à tous ces acteurs et on ne se substitue en aucun cas à l’un d’eux. »
22La médiation sociale était à la recherche d’une « identité professionnelle », les tensions sont rapidement apparues avec d’autres professions par la difficulté d’être reconnu dans un paysage associatif et institutionnel fruit d’une longue histoire. Cette zone de non prise en charge est définie par D. Lhuilier de la façon suivante : « Dans ce qu’on appelle le monde du travail, il est des professions prestigieuses, valorisées et d’autres méconnues ou dévaluées. Mais il y a aussi, à l’intérieur de chaque métier ou fonction, des activités sources de plaisir et de gratification, et d’autres considérées comme indues ou ingrates. La différenciation n’est pas qu’une affaire personnelle, fonction des intérêts et idéaux de chacun. Elle contribue à orienter le regard des autres et l’image de soi » (Lhuilier, 2005, p. 73-98).
23Pour se démarquer des professions canoniques, la médiation sociale a dû se saisir des interventions non gratifiantes laissées par les autres acteurs. Nous constatons dès lors « une hiérarchisation » des situations professionnelles. Par-là, nous entendons que les premiers arrivés, les professions canoniques, inscrites dans le paysage associatif et institutionnel depuis des décennies, assurent leur suprématie jusqu’à « développer des stratégies corporatistes » (Autès 1996, p. 3). Cette légitimité est garantie par l’obtention d’un diplôme reconnu en opposition aux autres travailleurs sociaux, qui n’en possèdent pas.
24Historiquement on observe que le métier de médiateur arrive tardivement. Sa reconnaissance institutionnelle a commencé dans les années 2000 avec la mise en place d’une définition européenne et l’apparition d’une première certification (un diplôme de niveau V). La construction de ce nouveau métier s’est effectuée en l’absence de la prise en charge de nouveaux problèmes, en touchant un large panel de publics, y compris ceux qui ne vont guère vers le droit commun. La démarche de la médiation s’inscrit dans « l’aller vers et faire avec », selon deux modalités, soit par sollicitation directe des habitants, soit par auto-saisine.
25Dans le cas des nuisances sonores, ces problématiques ne sont que l’effet symptomatique de problèmes plus importants touchant l’ennui, la solitude, la dépression, la dépendance à l’alcool ou l’addiction aux produits stupéfiants. Ce public n’est pas directement en lien avec les travailleurs sociaux.
26A contrario, les travailleurs sociaux canoniques habitués à « lire les situations dans les seuls termes du handicap et de l’inadaptation » (Ion, Ravon, 2005, p. 101), n’interviennent pas spontanément sur ce type de problématique, évitant ainsi les contacts, les odeurs, « la souillure », les conflits, les agressions. Les médiateurs, « outsiders » (Chopart, 2003, p. 43) ayant eux la compétence de supporter ces nouvelles situations. C’est ce qu’E. C. Hughes, dans une approche interactionniste nomme « le sale boulot » (Hughes, 1996, p. 99).
27Nous pouvons faire un lien avec les autres travailleurs sociaux qui sollicitent les médiateurs dans l’intérêt d’un public éloigné du droit commun, ayant peu de lien avec les assistants du service social, du centre communal de l’action sociale (CCAS), ou des intervenants de la prévention spécialisée. « On a encore trop souvent tendance à faire appel à des médiateurs quand tout va mal. Ne sauraient-ils à l’avenir, jouer efficacement le même rôle en amont du conflit ? Ils ne seraient plus l’ultime recours pour le résoudre, mais ceux qui expliquent les motivations et les raisons des positions défendues. Telle est l’attente de tous ceux et celles qui se forment à ce rôle de médiateurs » (Varin, p. 19). Ainsi, un long travail de construction du lien de confiance s’est mis en place pour accomplir ces interventions, au-delà de toute incommodité due aux conditions d’hygiènes (odeur, maladie, santé mentale, etc.).
28Avec l’éclairage du concept du « sale boulot » certaines professions refuseraient d’entrer en contact avec ce public à dessein d’éviter le rapport de force, et de se dispenser de revêtir ce « rôle ingrat » de rappel à l’ordre. D’un côté, la médiation sociale rappelant les règles, le cadre du bien vivre ensemble et le rappel à la loi. De l’autre, certaines professions accompagnant les « jeunes », les aider, dans une démarche noble du travail social, ce que F. Lebon et L. Lima appellent le « bon boulot » (Lebon, Lima, 2009)
29Ainsi, pour contrecarrer cette dichotomie qui n’est pas figée dans une seule catégorie d’intervention, les lignes évoluent et la reconnaissance par les usagers peut faire la différence. Ainsi, les médiateurs qui sont en ligne de front vont vers les publics qui ne « s’inscriraient pas dans les déplacements » vers « un guichet » (Weller, 1999) de l’action sociale. Alain (médiateur depuis 15 ans) met en avant les qualités d’approche de médiateur social vers un public « en marge » de la société : « Les usagers nous apprécient car nous n’avons pas de préjugés à leur égard. On prend le temps de s’arrêter, de les écouter, de les connaître ; ils nous appellent par nos prénoms. Ce qu’ils aiment en nous c’est notre disponibilité. Et puis on va les voir à tout moment même s’il n’y a pas de problème. C’est clair, on n’est pas des travailleurs sociaux se cachant derrière notre guichet. »
2.2. Les enjeux politiques sous-jacents
30Vus comme de nouveaux « intervenants sociaux » qui allaient régler les maux de la société, là où les travailleurs sociaux « classiques avaient échoué », l’arrivée des médiateurs sociaux ré-interroge les professions installées, bouleverse le paysage associatif et institutionnel. Il s’agissait donc de compléter ces « anciens métiers » par de « nouveaux acteurs », suscitant chez les premiers, bien des interrogations et une attitude offensive vis-à-vis des « nouveaux arrivants », qui pouvaient alors remettre en question leur légitimité. N. Chantrenne souligne que « la médiation est donc née d’un constat d’échec. Et c’est là l’origine d’un paradoxe apparent de la médiation : là où tous les professionnels avaient échoué, on a demandé à des jeunes sans formation, et parfois en insertion, de résoudre des problèmes que l’on ne savait pas résoudre » (Chantrenne, 2004).
31De plus, « il faut peut-être reconnaître, à ce sujet, la part qui peut revenir à la politique de la Ville dans cette critique implicite du travail social. Car les textes fondateurs de la politique de la Ville ont pu mettre en doute, par certains de leurs propos, l’efficacité du travail social traditionnel pour sa contribution à la démarginalisation de territoires entiers. Cette critique a probablement été une étape nécessaire, à un moment donné, mais dont on a tiré des conclusions trop hâtives. Car, entre l’analyse peut-être polémique, mais surtout incitative à des améliorations, et l’affirmation que le travail social devait être totalement repensé parce qu’il ne servirait à rien dans sa dimension traditionnelle, il y a un pas qui a été trop rapidement franchi par certains » (Brevan et Picard, 2000, p. 122.) En fait, la contrainte rencontrée se définit par les missions complexes à la charnière des champs d’interventions dans un même territoire. Leurs interventions étaient souvent qualifiées par les professionnels de l’action sociale comme sécuritaire.
32A. Hammouche, explique alors la difficulté d’endosser cette posture en mettant en évidence « l’instrumentalisation » (Hammouche, 1998, pp. 109-129), de ces emplois dans le cadre de la politique de la ville pour ramener la paix sociale. Il analyse cette approche de la médiation pour ces « habitants de quartiers » sous l’angle de l’interculturalité (Ibid., p. 113.)
33C’est ainsi que les politiques de la ville et de l'emploi ont vu l'émergence de « petits boulots » du social via notamment ces emplois. Nous pourrions également nous interroger sur les conséquences de la politique des « grands frères » et de la « médiation ». Être « issu du milieu » serait-il devenu une compétence ? C'est dans ce sens qu'E. Jovelin a soulevé la question d'un « leadership ethnique », d'une éventuelle « ethnicisation » du travail social.
34L’idée d’attribuer une compétence professionnelle à un salarié du fait de son origine était la question qui faisait et fait toujours débat. Dans ce sens, M. Poyraz, interroge le secteur de l’animation socioculturelle sous l’angle de l’ethnicisation et de l’ascension des jeunes issus de l’immigration sans qualification de 1990 à 2000 (Poyraz, 2003, pp 175-184). Le terme d’ethnicisation est ici utilisé pour définir une population originaire du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Il souligne les « compétences ethniques » (Divay, 2005) attribuées à ces animateurs par leur proximité avec le public présent et la connivence communautaire et culturelle. On peut aisément faire un parallèle avec la médiation sociale où le recrutement était similaire en prenant en majorité des personnes issues des quartiers et d’une origine ayant une proximité socioculturelle avec les usagers. « Elle présuppose que cette compétence est plus facilement efficiente quand elle est réalisée par les "gens du cru" pour reprendre les termes d’un médiateur. Autrement dit, ces médiateurs au contraire des autres professionnels – qui peinent à instaurer une relation de confiance et d’autorité avec certains jeunes – sont des interlocuteurs susceptibles de renforcer la paix sociale en raison de leur appartenance socio-ethnique. Leurs connaissances des valeurs du groupe et des systèmes de normes en vigueur acquises grâce à leur proximité sociale leur permettraient d’agir avec à-propos et surtout d’appuyer leur intervention sur des leviers inexplorés par les autres professionnels » (Ben Mrad, 2004, p. 245).
35Nous soulignons ici le paradoxe entre les attentes de la politique de la ville et celles de la stratégie réelle développée en réalité aussi bien dans le champ de l’animation que dans celui de la médiation sociale. Ainsi, « les données évoquées démontrent l’évolution des politiques publiques concernant la gestion des quartiers dits sensibles : réguler les désordres et les tensions existant au sein de ces territoires à partir des repères et des habitudes élaborés dans les relations internes à la communauté. On constate un paradoxe entre le discours portant sur la politique de la ville soulignant l’importance de la "mixité", de la "diversité" et de la "citoyenneté" et la pratique quotidienne qui mise sur la régulation des conflits à partir des repères communautaires et religieux. Cette approche constitue une rupture par rapport à la politique menée dans les années 1980 qui mettait en avant l’ouverture des quartiers populaires vers le monde extérieur » (Poyraz, op. cit., 2003).
36Pour comprendre les interventions dans ces quartiers par ces nouveaux acteurs, nous pouvons les comparer à un ensemble de cercles sociaux. Un cercle social est « un ensemble d’individus entre lesquels fonctionnent certains codes, certaines règles, des symboles, des représentations, plus généralement un système d’interconnaissance. Les individus qui forment ce cercle social ne se connaissent pas nécessairement mais ils se reconnaissent à travers des comportements, des pratiques, qui manifestent leur appartenance à ce cercle » (Degenne, 1986, p. 291).
37Les médiateurs et les animateurs ayant acquis cette grille de lecture du fait de leur appartenance à ce cercle social peuvent mesurer efficacement les tenants et aboutissants de certaines pratiques. Ils font appel à cette capacité de « décryptage » leur permettant de distinguer par exemple dans les transports en commun ou dans les espaces publics les situations qui sont du ressort de la chamaillerie et celles qui sont du ressort du trouble à l’ordre public. Ainsi ces acteurs issus des quartiers disposeraient ainsi d’un capital technique et relationnel hérité de leur vécu dans les quartiers difficiles. À ce titre, ils bénéficient d’une « expérience sociale » qui les dote de savoir-faire maîtrisant les codes et les rites d’interaction sociale ayant cours dans ces territoires de la diversité culturelle. À condition d’y avoir grandi, n’importe quel individu, quelle que soit son origine pourrait en être doté.
2.3. Vers une professionnalisation de la médiation sociale sur les pas de l’animation socioculturelle
38La médiation sociale comme illustrée précédemment est habillée d’une image dépréciée, connotée dans les représentations des partenaires de terrain : « grands frères… travailleur social au rabais » jusqu’à des appellations plus politiques et administratives « adultes relais ». Comme l’animation, ces emplois ont une particularité : la précarité des contrats mis en place en s’adressant à un profil défini.
39L’animation sociale plus ancienne sur le terrain, a pu évoluer, elle est inscrite dans une logique d’Education populaire où les premiers diplômes professionnels ont vu le jour avec le DECEP (1964). Les diplômes se sont adaptés et les acronymes ont suivi, le DEFA (1979), le BEATEP (1987), pour arriver à de nouveaux sigles : le BPJEPS (2001) remplaçant le BEATEP, niveau IV, puis le DEJEPS (2008) inscrit au niveau III et remplaçant le DEFA. Ces évolutions soutiennent une volonté de mieux structurer les diplômes en lien avec le ministère de la ville, de la jeunesse et des sports. Au regard de ces diplômes reconnus, le secteur de l’animation sociale a une longueur d’avance sur la médiation sociale. En effet, à ce jour aucun diplôme d’Etat n’existe.
40Néanmoins, la médiation sur les pas de l’animation commence depuis ces dernières années à être reconnue et légitimée comme un métier à part entière. Depuis le 12 novembre 2012, le métier de la médiation a un code ROME unique. Il semble dès lors important que son appellation soit protégée afin d’éviter toutes dérives et utilisation abusive qui causerait un préjudice aux métiers de la médiation sociale. C’est dans ce sens, qu’une norme AFNOR a été actée le 15 décembre 2016. Dans cette continuité, cet élan se poursuit dans la professionnalisation de la médiation sociale, le 22 décembre 2016, elle est entrée dans le Code de l’Action Sociale et des Familles (loi égalité et citoyenneté).
41Les champs d’intervention de l’animation ont glissé progressivement vers ceux de la médiation sociale, notamment en assurant une pacification des relations sociales. Certain diplôme de l’animation comme le BEATEP avait introduit l’option médiation sociale. Bien qu’il y ait des similitudes dans leur finalité : le mieux vivre ensemble, favoriser le développement des liens sociaux, contribuer à la citoyenneté, elles se différencient tout d’abord par leur tenue, par leur moyen d’intervention et supports utilisés. La médiation sociale se singularise en s’adressant à tout public avec ou sans difficulté et surtout en « allant vers et faisant avec » en tout lieu, en autre elle n’encadre pas des activités collectives.
42Le discernement entre ces deux métiers doit perdurer afin d’éviter toutes ambiguïtés. Les interventions peuvent être combinées et s’inscrire en « bonne intelligence » sur des actions concertées. C’est sur cette base, que ces métiers resteront complémentaires et évolueront de concert.
Bibliographie
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Sitographie
Le site du centre de documentation du laboratoire de CRESSON, http://doc.cresson.grenoble.archi.fr
Rapports (classés chronologiquement)
Colloque « la médiation judiciaire dans les conflits individuels du travail » à Grenoble, février 1999.
BREVAN Claude, PICARD Paul, Rapport au Ministre délégué à la Ville, Une nouvelle ambition pour les villes, 2000, p. 122.
Notes de bas de page
1 Cet article trouve son ancrage dans une étude réalisée dans le cadre du mémoire DEIS intitulé « La médiation sociale : un processus de professionnalisation engagé. Un levier pour changer les représentations », à l’Université de Strasbourg.
2 Explications reprises sur le site de documentation de Cresson : http://doc.cresson.grenoble.archi.fr
3 La charte de référence de la médiation sociale adoptée par le comité interministériel des villes du 1er octobre 2001, DIV et CNFPT, « La médiation sociale : une démarche de proximité au service de la cohésion et de la tranquillité publique ». Repères, Paris, 2004, p. 263.
4 Colloque « la médiation judiciaire dans les conflits individuels du travail » du 5 février 1999, à Grenoble.
Auteur
Praticien-chercheur, chef de service de la médiation sociale et de la tranquillité publique de Mulhouse
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