Réflexions sur la comparabilité à l’occasion d’une coopération socioculturelle transfrontalière
p. 227-233
Texte intégral
1Une fois posé en principe l’intérêt d’une « démarche de coopération de proximité entre des entités locales contiguës, relevant d’ordres juridiques nationaux différents, autour de problématiques communes68 », les affres de la complexité et les risques d’une fragilité des passerelles à construire surgissent dès qu’il s’agit de rendre opérationnelles les vertus de l’échange. Entre risques et opportunités, la rencontre d’une région française (Aquitaine) et d’une région espagnole (Aragon) afin de comparer, notamment, les champs et dispositifs de formations de l’animation socioculturelle, a permis de faire émerger des convergences, des enrichissements, autant qu’elle a ouvert des perspectives d’approfondissement futurs. Si « regarder comment font les autres » est aujourd'hui un quasi-réflexe autant qu’une injonction, définir un principe de comparabilité et de compatibilité (au sens connectique du terme) reste une tâche complexe. Les points suivants, tirés de l’expérience franco-espagnole qui donne lieu à la présente publication, mettent en lumière des aspects - non exhaustifs - du travail d’ajustement qui est nécessaire à la construction, à l’émergence des possibles d’une coopération constructive.
1. Des zones de turbulences coopératives à dépasser…
2La barrière linguistique est évidemment un premier obstacle qui guette tout type de projet coopératif entre deux pays. Les risques de confusions sémantiques et conceptuelles, de même que les superpositions trop rapides, sont d’autant plus présents qu’en l’espèce le terme « animation socioculturelle » est marqué par une forte nébulosité (cf. la contribution de L. Greffier). En conséquence, dans la recherche de gués communs, il faut en premier lieu se méfier des pièges du nominalisme et résister à la tentation de comparer deux objets, simplement parce qu'ils sont désignés par le même terme « animation ». Au cours du programme dont il est ici question, et dans le souci d’une meilleure intercompréhension, un projet de lexique commun des notions a émergé. Ce afin de permettre une clarification du vocabulaire scientifique/professionnel utilisé dans le champ de l’animation socioculturelle et lors des échanges entre les partenaires ISIAT/IEPSA. Il y avait en effet un effort à fournir vers une harmonisation, une identification des différences dans les concepts et les catégories utilisés pour l'investigation, la construction des comparabilités « animatrices » et « socioculturelles » au-delà des frontières nationales. Afin d’échapper à l’incertitude et aux controverses définitoires - qui ne sont résolues ni d’un côté, ni de l’autre, des Pyrénées - les rencontres Aquitaine/Aragon se sont plutôt orientées vers l’identification de problématiques socioculturelles communes, susceptibles de sous-tendre une grille de lecture transversale, partagée et suffisamment homogène.
3La recherche d’une compréhension fine des contextes et des ordres respectifs de l’ » action collective animatrice » n’a pas pu faire l’économie d’une présentation mutuelle, détaillée et discutée, des systèmes socioculturels français et espagnol. Quitte à mettre en évidence des spécificités nationales - ou locales - irréductibles, donnant parfois l’impression de fragiliser certaines zones de la co-démarche compréhensive/comparative engagée. Par exemple, l’analyse des maillages administratifs a révélé des variables fortement spécificatrices de l’action et de la gouvernance socioculturelles pour chaque pays. Ainsi, les Régions françaises et les Communautés autonomes espagnoles, les Conseils généraux et les « Disputaciones », ne renvoient pas aux mêmes niveaux de gestion territoriale et administrative, ni aux mêmes compétences, missions, poids politiques, ou aux mêmes jeux de pouvoir. Les interactions avec le champ socioculturel qui en découlent ressortent comme très différentes pour la France et l’Espagne : interlocuteurs-clefs, rapports et orientations politiques, mise en réseaux partenariaux, réalités réglementaires, statuts professionnels, modalités de financement, etc. La variété culturelle au sens large (historique, idéologique, politique, juridique, etc.) réduit aussi - en partie - les similitudes diachroniques dans les processus de construction et de structuration de l’univers socioculturel : les courants de l’Éducation populaire française n’ont pas traversé la société de façon complètement identique à ceux de sa consœur hispanique ; le champ associatif s’est structuré autour de dynamiques et d’enjeux socialement traités de façon très différente (laïcité, répression, reconnaissance, identités, réglementation, etc.). Les différences définitoires, statutaires, identitaires (etc.), qui ont fait l’objet de discussions entre les partenaires espagnols et français, héritent de tous ces particularismes sociaux dans la conception, la représentation et l’institutionnalisation progressive du secteur de l’animation socioculturelle. Au point que l’on pourrait parfois presque avoir tendance à remettre en question l’idée même d’UNE animation au profit de la diversité DES animations…
4Devant tant de variables distinctives, la tentation est grande d’opter pour une coopération strictement axée sur un échange de techniques, de « bonnes pratiques » d’animation. Si les « bonnes pratiques » sont en vogue dans la plupart des programmes de coopération, elles présentent cependant un risque d’appauvrissement au bénéfice de la seule fonction technicienne et des seuls savoir-faire. En effet, la réduction instrumentale est une option qui, aux yeux des professionnels de l’animation espagnols et français, est opposée aux valeurs d’un champ qui s’est toujours structuré idéologiquement autour des questions du sens de l’action, d’un projet de société « réinventée », et surtout de l’intervention - voire de la contestation – sociale au sens large. Par ailleurs, la croyance aveugle assez répandue en des dispositifs techniques, immédiatement transposables et « miraculeux » quel que soit le pays, efface souvent de façon dommageable les matrices contextuelles qui ont présidé à leur émergence, à leur succès dans un environnement spécifique. Croire qu’entre relativisme et universalisme absolus, la co-production de l’action (de ses sens, de ses savoirs et pratiques) au travers de partenariats interculturels est une voie impossible, c’est oublier que la comparabilité est rarement un donné mais reste au contraire à construire, notamment contre la tendance à la singularisation ou à la généralisation trop extrêmes. Dans cette perspective, l’identification de concordances redevient possible, de même que celle de « variations concomitantes » qui prend en compte les variables différentes, mais souligne les relations de similitude au sein des variations.
2. La construction de plateformes coopératives stabilisées
5Suite aux échanges aquitains-aragonais, en dépit de voies historiques différentes, l’analyse des modulations actuelles de l’action socioculturelle (surtout depuis les années 90) confirme une convergence synchronique des processus franco-espagnols, des trajectoires, d’un sens commun de l’action et des projets de société, de la proximité de certaines formes d’expérimentations, et d’une confrontation partagée à des défis contemporains. Comme évoqués en introduction de la présente publication, les régions française et espagnole se retrouvent face à de nouvelles problématiques communes telles le vieillissement, l’interculturalité, le développement du temps libre, l’éducation environnementale, l’évolution des marchés du travail et des modèles économiques, l’insuffisance des formations, etc. Les échanges francoespagnols ont ainsi montré que l’on est bien en présence d’un phénomène de « concordance », au sens où les phénomènes analysés prennent les mêmes formes et expressions. Ces dynamiques sociétales contemporaines ouvrent des voies de discussions communes, des réflexions de traverse, des débats relatifs à l’idée d’une « convergence fonctionnelle » de l’animation culturelle de chaque pays : autant d’occasions fécondes qui ont nourri les réflexions du projet piloté par Bordeaux et Saragosse.
6En matière d’action publique, la convergence se construit aussi grâce à l'adoption normes juridiques identiques et de politiques communes à plusieurs pays. La réforme des niveaux de diplômes universitaires (LMD) entre dans cette catégorie. Cette harmonisation européenne a directement suscité, autour du nouveau référentiel commun, la partie des échanges du programme de coopération Aquitaine/Aragon consacrés à la création d’un Master d’animation en Aragon (Université de Saragosse) et au projet d’une mutualisation avec une formation bordelaise (le Master « Ingénierie de l’animation territoriale » de l’Université Bordeaux III). La nouvelle « mise en ordre » des cursus a donc créé des points d’inter-connectivité institutionnelle, d’échanges et de comparabilité entre les responsables des formations socioculturelles autochtones. Au fil des échanges entre l’Aquitaine et l’Aragon, une forme de « convergence cognitive » a aussi émergé. Les professionnels et chercheurs en présence ont pu exprimer qu’ils partageaient une réelle communauté de vue en ce qui concerne la construction des problèmes sociaux et de leur champ d’intervention, de même qu’en ce qui relève de la formulation, de la hiérarchisation et de la légitimation des objectifs professionnels, ou des raisonnements, des représentations et des référentiels - au sens cognitiviste du terme - qui sous-tendent leurs orientations socioculturelles. Les colloques qui se sont tenus en Espagne (Saragosse - septembre 2011) et en France (Bordeaux - janvier 2012), les échanges d’enseignants et l’organisation de séminaires d’étude communs, ont contribué à cette convergence cognitive, à ce sentiment partagé d’une appartenance à la même « communauté épistémique » transnationale du socioculturel. L’implication concertée des aragonais et des bordelais dans les activités plus larges du Réseau international de l’animation (RIA) confirme cette « conscience socioculturelle collective ».
7Enfin, au vu des premiers résultats et des pistes ouvertes par la coopération franco-espagnole dont il est ici question, on peut conclure à une forme de « progression transformative » qui s’est engagée. Ce processus désigne la compréhension de l’Autre, mais surtout l’enrichissement par la culture socioculturelle du « voisin » qui permet, par une forme d’acculturation heuristique, à chaque partenaire de poser un regard neuf sur sa propre action et son positionnement. En ce sens, face à un objet socioculturel relevant d’une plus grande complexité qu'autrefois, la mise en réseau des moyens et des capacités, requise par la dynamique de coopération transfrontalière, se profile en réponse adaptée aux défis actuels que connaît le champ de l’animation. Évidemment, à condition - comme évoqué précédemment - de ne pas se contenter de simulacres comparatistes, mais bien de bâtir quelques solides franchissements, assurés par une vraie réflexion quant à la comparabilité, l’intercompréhension, la transférabilité et la coconstruction de problématiques communes. En l’appliquant à l’expérience aquitano-aragonaise, nous pouvons reprendre la réflexion de C. Ghorra-Gobin69 pour qui la démarche d’échange comparatiste avec ses confrontations continues, lorsqu’elle s’appuie sur un réseau composé d’acteurs pluriels appartenant à différentes aires culturelles (mais aussi disciplines et espaces sociaux), induit un véritable processus d'apprentissage mutuel (individuel et collectif). S’offrent alors, toujours selon l’auteure, une opportunité de renouvellement des modalités de l'action collective toujours profitable, notamment à la recherche-action (qui était un des volets du programme franco-espagnol).
8Ces bénéfices qui semblent, selon les parties en présence, avoir été effectivement retirés de la coopération transfrontalière, trouvent enfin un éclairage dans la sociologie des transferts culturels, celle-ci s’intéressant aux logiques d'« extraversion », c’est-à-dire au fait « d’épouser des éléments culturels étrangers en les soumettant à des objectifs autochtones70 ». Car en plus des convergences et des synergies collectives autour d’une action socioculturelle commune, la dynamique de coopération vise à permettre la construction de « modèles » communs, mais donc en partie « extérieurs » à chaque protagoniste. En ce sens, ils vont faire l'objet de réappropriations, de réinterprétations et de dérivations. Chaque partenaire-coopérant qui revient à ses sphères d’activités initiales va reformuler, reproblématiser de façon pertinente, son univers spécifique d'action, grâce aux héritages coopératifs qui constituent finalement des construits hybrides mélangeant des éléments nouveaux - externes - et préexistants - internes - (Hassenteufel)71. En ce sens la valorisation future des actions, déjà conduites au cours de la coopération franco-espagnole dont il est ici question, dépendra de la capacité de chacun à poursuivre son rôle de « passeur », c'est-à-dire d’intermédiaire dynamique et créatif entre des pratiques et des univers socioculturels initialement distincts entre lesquels a été jeté un pontcarrefour dont il faut encore assurer l’entretien, la fécondité et la pérennité.
Notes de bas de page
68 Mission Opérationnelle Transfrontalière, Guide pratique de la coopération transfrontalière, MOT/Conseil de l’Europe, 2006.
69 Ghorra-Gobin C., La démarche comparative en sciences sociales. Esquisse pour un débat sur la méthode et les objectifs à partir de trois projets MOST menés au sein d’un réseau international de chercheurs, Gestion des Transformations Sociales – MOST, Document de discussion, n° 40 ; URL :http ://www.unesco.org/most/ghorra.htm
70 Bayart J. -F., L’illusion identitaire, Fayard, 1996, p. 80
71 Hassenteufel Patrick, article "Comparaison", in Boussaguet L. et al. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2010, pp. 148-155
Auteur
MCF HDR Science politique, IUT Michel de Montaigne, UMR CNRS ADES 5185
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