La marchandisation des services d’animation
p. 99-105
Texte intégral
Définition de la « marchandisation »
1Etymologie : de marchandise, venant du latin mercatus, commerce, marché.
2La marchandisation est l'extension des activités marchandes privées d'offre de biens et services que l'on peut acheter sur un "marché" à un secteur non marchand ou à un secteur public. La marchandisation des services publics auxquels on souhaite appliquer les règles des marchés est sous-tendue par le postulat initial que les marchés sont plus efficients que la planification. De manière péjorative ou polémique, la marchandisation désigne la propension à rechercher du profit mercantile dans une activité non marchande. Elle est souvent associée aux conséquences de la mondialisation et considérée comme un effet néfaste du néolibéralisme.
Propos introductifs
3La question des effets de la marchandisation des services dans le champ de l’animation (et de l’éducation) n’est pas nouvelle. Ion et Tricart l’évoquaient en 1984 et en identifiaient déjà des enjeux éducatifs: « les activités de prestations de services [...] se voient concurrencées par le secteur marchand des loisirs, et requièrent de la part des animateurs une spécialisation technique de plus en plus poussée, impliquant l’abandon de visées éducatives et leur transformation progressive en « récréologues » à l’américaine ».
4Cette question reprend sans doute une certaine acuité et donc une certaine actualité sous les effets:
- de la crise financière (diminutions des ressources d’état, fragilisations économiques des collectivités territoriales, augmentation du chômage…)
- du renforcement des approches libérales (ultra) qui s’applique aussi à l’éducation et aux loisirs et en pendant de la fragilisation du service public
- de la consolidation, d’un côté, de l’espace européen et du renforcement, de l’autre, de la décentralisation en France et notamment des émergences systématiques de politiques locales et territoriales
5Dans mon propos j’identifierai simplement trois effets aux niveaux des associations de l’éducation populaire, ceux concernant :
- leurs rapports entre-elles et entre elles et les institutions ;
- la formation et l’action de « leurs animateurs » ;
- l’économie et l’emploi.
6Par contre je ne reviendrai pas sur celui identifié par Ion et Tricart en 1984 à savoir « … celui de la spécialisation technique de plus en plus poussée des animateurs, impliquant l’abandon des visées éducatives vers une transformation progressive en « récréologues à l’américaine ». Il peut s’intégrer dans les éléments de mon deuxième point de mon intervention mais nécessiterait de plus long développement.
Des rapports modifiés entre associations et entre associations et institutions :
7Depuis la période du front populaire et plus particulièrement au sortie de la de la résistance les grands mouvements de jeunesse et d’éducation populaire avaient conquis leur légitimité et leur reconnaissance en diffusant leurs idées de liberté, de citoyenneté et de participation. Plus tard certaines se sont plus particulièrement investies dans l’accompagnement social des publics en difficultés et dans la formation professionnelle des cadres de l’animation.
8Ils se sont construits en étant porteurs eux-mêmes d’un projet de société ou d’un certain nombre de ses éléments. Ils avaient l’ambition et la volonté d’en proposer, dés le départ, les éléments constitutifs pour construire des réponses aux demandes qui leur étaient adressées.
9Plus que partenaire, ils étaient associés à l’identification et au traitement des problématiques sociétales.
10La marchandisation de l’intervention et la transformation de celle-ci en prestation de service ont complètement modifiés ces rapports.
11Aujourd’hui le commanditaire (collectivités territoriales, administrations, opérateurs associations et autres structures de l’animation…) attend de moins en moins de ces mouvements d’être des interlocuteurs « politiques » mais de plus en plus de simples « opérateurs » dont il n’est attendu au final qu’une réponse technique conforme à un cahier des charges de plus en plus précis et ceci pour un coût le plus faible possible.
12Les mises en concurrence se font, de fait, de moins en moins sur le champ des projets « idéologiques » des opérateurs mais sur leurs capacités à traiter l’action comme un produit à fabriquer au moindre coût.
13Par ailleurs, certains commanditaires font références au cadre européen et à ses directives pour justifier ce recours systématique aux appels d’offre dans le champ de l’éducatif et du social. Ils donnent en conséquence toute légitimité d’intervention aussi bien aux acteurs du champ marchand et lucratif qu’aux acteurs plus identifiés du champ de l’économie sociale et solidaire dont bien sûr celui de l’éducation populaire.
14Au final les associations se retrouvent non seulement dans une augmentation croissante de la concurrence entre associations mais aussi avec des entreprises commerciales. On le voit plus particulièrement par exemple dans le champ de l’accompagnement à la scolarité, du périscolaire et des services à domicile (cours privée), ou dans le champ de la formation professionnelle à l’animation (boite de consultants…). Heureusement ces entreprises ne sont pas encore nombreuses car tirer des profits financiers dans le domaine de l’animation à dimension éducative n’est pas encore évident.
15L’approche qui divise pas mal d’associations est bien celle du rapport inévitable au marché et plus largement à l’économie européenne et mondiale dans ses déclinaisons régionales et locales.
16Dans ce cadre concurrentiel, pour ne pas se dissoudre dans ce champ du marchand et du « consommatoire », mais continuer à garder leurs véritable raisons d’exister en tant que telles, il faut que les associations d’éducation populaire :
- soient « éthiquement » attentives à ce que leurs modalités d’organisation et leurs choix d’actions ne remettent pas en cause leurs projets éducatifs et sociaux (leurs valeurs) : ne pas se transformer en usines à fabriquer de la gestion de projet et du management de compétences au risque de perdre de sa raison sociale
- construisent d’autres rapports avec les autres acteurs de leur champ : vers la mise en œuvre de nouveaux collectifs plus identifié pour répondre à des compétences spécifiques et soit construire d’autres réponse que les intervenants issus directement du champ commercial
- revendiquent des règles du jeu plus adaptées pour leur champ d’intervention (l’éducatif et le social) : renforcer la présence des employeurs de la branche de l’animation et du champ social au sein d’une Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire pour revendiquer des spécificités fiscales et de droits dans le champ de l’ESS et de l’action collective auprès des différents échelons politiques.
Un risque de technicisation et de désidéologisation de l’animation :
17Le fait que les acteurs de l’animation soient de plus en plus invités à promouvoir des interventions sur le marché des services dans un environnement marqué par une concurrence forte a poussé ceux-ci à déployer une expertise centrée avant tout sur la mise en place d’actions repérables (communication-identification) et quantifiables (évaluationjustification à dimension économique).
18Cette démarche entraine d’une part un mouvement de fond de « désidéologisation » de la fonction d’animateur laissant la place à « un mode de fonctionnement apolitique et neutre des cadres de l’animation »
19Les logiques entrepreneuriales fondés sur la productivité et la culture du résultat ont infiltré toutes les commandes (publics ou privés) de l’action sociale et éducative et avec elles tout l’armada des référentiels et autres outils d’évaluation. La frénésie de l’évaluation envahit tout, elle devient première, l’action n’est plus conduite par rapport à son objet mais construite par rapport à l’évaluation qui en est attendue, évaluation à visée le plus souvent économique et quantitative que de sens et de qualitatif.
20« Hors la rationalité instrumentale du secteur lucratif cherche avant tout à renforcer les procédures formelles pour optimiser les performances attendues. Rien de tel dans l’animation, secteur qui se rattache avant tout à des valeurs éducatives qui n’ont rien à voir ni avec un retour sur investissement, ni avec la réalisation d’un quelconque profit. »22
21Une des conséquences et sans doute pas une des moindres (pour ce qui nous concerne), est que la place et le rôle du sujet sur lequel l’animateur-éducateur compte agir est de plus en plus réduite car, de par la propre incertitude qu’il porte en lui, il risquerait de perturber l’agencement mécanique de la réponse qui a été construite, du produit qui lui a été « vendu ».
22L’identification préalable des enjeux éducatifs « de l’association et de la participation de l’individu à son devenir » que devrait fonder toute pédagogie s’en trouve de ce fait reléguée au second plan.
23La marchandisation mais aussi la logique entrepreneurialle dans laquelle elle s’inscrit, peut renforcer l’identification d’une distinction entre deux champs d’intervention dans l’animation : Un champ en tant « qu’il renvoie à des valeurs, des finalités et le sens de l’action » et dans l’autre » les champs d’actions spécifiques comme des domaines d’acticités, des publics, des supports d’animation » Pour nous, cette distinction même si elle recouvre des niveaux de compétences et de responsabilités différentes » porte en elle-même les fruits de la séparation du politique et du pédagogique alors qu’ils sont indissociables. Tout animateur doit avoir une certaine conscience « politique », une conscience des enjeux éducatifs, sociaux et de transformation de son action.
24En conséquence, toutes les formations à l’animation à quelque niveau qu’elles se situent se doivent d’apporter des éléments qui visent et favorisent cette prise de conscience, de mettre en lien la compétence technique et l’idéologique.
Une fragilisation économique des associations et un risque de renforcement de la précarité :
25La marchandisation des services n’est sans doute pas encore investie par le secteur « lucratif » de façon importante. Nous ne pouvons réellement dire qu’il existe actuellement une « guerre » économique entre le secteur commercial et le champ de l’économie sociale et solidaire. Parfois elle se déroule plus aujourd’hui au sein même du secteur non-marchand.
26Cependant en certains lieux cette marchandisation et les mise en concurrence produit déjà des effets conséquents (accompagnement à la scolarité, champ de la formation, aides à domicile…)
27La marchandisation des services et son utilisation libérale et concurrentielle vise le plus souvent la fourniture des services les plus performants au coût moindre. Bien évidemment la présence de nouveaux acteurs à but lucratif qui tireraient les coûts des actions vers le bas fragilise l’économie des acteurs de l’éducation populaire déjà présents. Cette fragilisation est d’autant plus forte que ces acteurs sont souvent des toutes petites entreprises.
28Dans l’animation les fournisseurs potentiels de ces offres sont nombreux et multiples, ils sont en grande majorités (à 70%) de toutes petites entreprises ou constitué de bénévoles et ces offres restent volatiles car elles restent toujours liées à des politiques publics ou à des dispositifs temporaires.
29Dans le domaine des métiers de l’éducatif et du social, c’est le coût du travail qui est bien évidemment le plus lourd, d’autant plus que la dimension sociale est inscrite au cœur même du management des associations d’éducation populaire.
30Les structures dans un cadre concurrentiel exacerbé se doivent donc de réduire au mieux ces charges si elles veulent agir et survivre. Ceci entraine alors un renforcement de la précarité des emplois dans l’animation.
En guise de conclusion :
31La aussi le regroupement de moyens et de compétences entre associations qui partagent des projets politiques et stratégiques similaires ou complémentaires devraient pouvoir atténuer ces effets. Mais il n’est pas toujours facile de passer de concurrents à collaborateurs surtout quand on agit sur le même terrain.
32C’est pourquoi « toute démarche en vue de l’élaboration d’un partenariat durable », doit passer par une identification précise d’une part des projets éducatifs et politiques et des cœurs de métiers de chacun mais aussi celle des zones éventuelles de recouvrement de leurs zones d’intervention.
33Cette dernière étape n’est pas forcément la plus facile à aborder compte-tenu de l’extrême diversité non seulement des espaces couverts par l’éducatif et le social mais aussi des formes et des moyens d’intervention des acteurs de l’éducation populaire.
Notes de bas de page
22 La gouvernance des associations: économie, sociologie, gestion, Christian Hoarau et Jean-louis Laville, Erés (2008)
Auteur
Directeur des CEMEA Aquitaine, Délégué Régional du CNEA
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