Animation et politique : quelle communaute ?
p. 401-412
Texte intégral
1Certains d’entre vous ne sont sûrement pas étonnés que le département carrières sociales et l’ISIAT m’aient invité pour proposer quelques prolongations à vos travaux concernant cette thématique autour d’animation et politique. J’ai consacré plus de trente ans de mes activités au secteur de l’animation (dans le secteur associatif, à l’IRTS de Talence, puis à l’université Michel de Montaigne)
2Par ailleurs je laboure le champ politique depuis plus longtemps encore, puisque je fus opposé à l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir le 13 mai 1958 et que j’adhérais à un parti de gauche hostile au pouvoir personnel et à la guerre d’Algérie : c’est alors que je recueillis de Marx, puis de Sartre, la pensée sur la "praxis"333. Toute une génération de "troublions" (celle de la "chienlit" selon l’expression du même général, vision que l’on retrouve chez Sarkozy) a surgi de cette période de résistance au colonialisme, qui forma par la suite beaucoup de militants qui ont été les cadres des luttes antiautoritaires de mai 68 et des années suivantes, comme Uriage forma les futurs cadres de la Résistance, de l’éducation populaire et de la vision planificatrice de la société lors de l’après-guerre et de la reconstruction de la France.
3Je vous propose donc quelques repères ou quelques échos à partir de ce que j’ai lu (les résumés), de ce que j’ai entendu (une quinzaine de communications) et de la pensée qui a été générée en moi, en écho à vos propres observations et réflexions.
« Politique, vous avez dit Politique »
4D’abord, vous avez peut-être perçu que je n’ai parlé du mot "politique" que par deux fois : « animation et politique », d’une part et « champ politique » d’autre part. Il faut s’attarder, me semble-t-il, sur ce terme de "politique". L’appel général aux communications comporte comme titre « L’animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ? », utilisé ici comme nom masculin, "LE politique". La deuxième ligne du texte cite de nouveau « les rapports de l’animation socioculturelle professionnelle au politique », donc au singulier et « aux politiques » au pluriel, dont on ne sait pas a priori s’il s’agit du pluriel du masculin singulier précédent ou si ce pluriel comporte d’autres intentions. Puis, lorsque les axes de réflexion sont définis, on retrouve dans l’axe 1 « L’animation socioculturelle et le politique : quelles articulations ? », et, dans le même paragraphe, il est fait référence aux « politiques nationales et territoriales », au féminin pluriel donc, et des « discours politiques », ici au masculin pluriel. L’axe 2 fait allusion à « la commande politique » et l’axe 3 à « l’action politique » à laquelle l’animation pourrait éventuellement prétendre en lien avec les « enjeux sociopolitiques » concernant les groupes de population.
5Certes, un langage non contraint par une formalisation abusive peut permettre d’ouvrir largement la problématique d’un colloque : mais ici on a à faire à un vrai sac d’embrouilles, car, un peu comme dans les montres molles de Dali dont aucune n’indique la même heure (de leur vrai nom « Persistance de la mémoire »), le lecteur de la plaquette du colloque est orienté vers des directions infinies, voire brouillées, que l’on pourrait interpréter sournoisement comme le symbole du labyrinthe dans lequel le comité scientifique a induit les communicants, leur laissant le soin de défricher leur piste. Il faut donc tenter une définition de ces termes, une interprétation du sens possible sur des fondations solides quitte à modifier par la suite ces approches.
6Cette difficulté n’a pas forcèment été perçue par les communicants qui, dans leur très grande majorité, ont plutôt traité, sans hésitation manifeste, des rapports entre l’animation et "LA politique", et bien sûr du lien avec les politiques publiques, sans justification précise.
7La définition des politiques publiques n’est déjà pas facile à circonscrire (mais on verra que le pire est à venir) : on sait cependant que leur étude est relativement récente puisque par exemple Le dictionnaire économique et social d’Alain Bremond et Alain Geledan paru chez Hatier en 1984 n’y fait pas référence, alors qu’une vingtaine de rubriques concerne le mot "Politique". Nous savons désormais que depuis environ 20 ans les politiques publiques occupent une place centrale dans l'action de l'État et, pour le secteur de l’animation, dans les champs de l’éducation, de la jeunesse, du social, du sport, de la santé, etc. Elles constituent le principal moyen d’intervention des gouvernements, mais aussi des collectivités territoriales de plus en plus concernées. Selon les sources, on peut les définir avec Yves Mény et Jean-Claude Thoenig, tous deux universitaires, qui ont produit en 1989 un ouvrage publié aux PUF devenu un manuel à destination notamment des étudiants, Les Politiques Publiques, comme « un programme d’action gouvernementale dans un secteur de la société ou dans un espace géographique » ; ou comme un ensemble de décisions et d’actions prises par « des acteurs institutionnels et sociaux en vue de résoudre un problème collectif » (pour ne pas tomber dans le franco-français, je suis allé chercher ici un voisin suisse, l’Institut des Hautes Études en Administration Publique, IDHEAP) ; ou enfin la définition donnée par Luc Boltanski334 qui, dès 1973, considère que la territorialisation des politiques publiques s’apparente à un « travail idéologique de dissimulation du travail idéologique » visant à masquer derrière un discours décentralisateur, soi-disant proche des populations, une adhésion des habitants à une politique municipale sans démonstration par la preuve. On peut alors suggérer, par delà les conflits de définition ainsi révélés, une synthèse plus distanciée en proposant que les politiques publiques s’apparentent à la fois aux modalités de gouvernement, aux contenus de la démocratie, à l’action publique et aux activités de l’État, car un grand nombre d’acteurs (associations, groupes d’intérêt, médias et même citoyens) vont être impliqués dans leur mise en œuvre
8Reste la distinction entre "LE politique" et "LA politique", langage au masculin et langage au féminin qui méritent toute notre attention. Le Dictionnaire historique de la langue française sous la direction d’Alain Rey se contente de nous dire que "LE politique" est un terme neutre désignant ce qui a trait au « gouvernement des sociétés », tandis que Le dictionnaire économique et social nous explique que « l’État est le lieu privilégié du politique », avec les questions liées à son fonctionnement et aux mécanismes « permettant d’arriver au pouvoir d’État (luttes, coups d’État, élections, partis), ainsi que l’ensemble des conditions et des mécanismes d’exercice du pouvoir (gouverner, exercer son autorité, utiliser le Droit, l’appareil d’État…) ». Dans une conception extensive, il finit par proposer que le politique relève de « la science du pouvoir »335.
9De façon plus académique, Frédéric Gimello-Mesplomb, maître de conférences à l’Université de Metz336, refuse d’assimiler "LE politique" à l’État et à son appareil : il prend comme exemple les Nuer, cette tribu soudanaise dans les années 1930, qui fut étudiée par l’ethnologue britannique Edward Evans-Pritchard qui décrit cette société comme une « anarchie ordonnée » fondée sur une société sans État où les individus ne sont pas soumis à un pouvoir et ne s'attachent pas à la conquête du pouvoir. Ils vivent en bonne harmonie sociale au sein de leur village. Mais pour autant vivraient-ils sans référence aucune "au politique" ? Ajoutons que, comme par hasard, son premier ouvrage a été réédité, chez Gallimard en 1968.
10L’universitaire lorrain ajoute qu’à verser ainsi dans une définition institutionnaliste on risque « de donner une priorité au normatif et à l’organisationnel et d’expliquer les phénomènes sociaux par les normes qui les régissent » accordant, dans une vision plutôt mécaniste et simpliste, une priorité préjugeant de la nature complexe des rapports sociaux.
11Mais il précise aussitôt que « le politique n’est pas le pouvoir », ni la seule domination, ni la mesure de l’autorité, contrairement à cette vision « incarnée par Machiavel » : la lutte pour le pouvoir apparaît plus « comme un instrument que comme un fondement du politique », excluant donc d’autres aspects essentiels. Et de plus quel groupe social n’est pas concerné par le phénomène du pouvoir ?
12Alors, conclue-t-il, à quoi sert une définition si elle ne peut nous aider à dissiper le brouillard ? Eh bien à repérer dans un premier temps, comme l’explique Marcel Mauss337, quelques caractères « objectifs, observables » et l’universitaire se range en dernière analyse à la définition proposée par Max Weber (dans Économies et société) qui assimile "LE politique" au fait qu’un groupe exerce une « domination dont les ordres sont exécutés sur un territoire donné par une organisation administrative qui dispose de la menace et du recours à la violence physique »338. Voilà une définition proche de celle de Marx pour qui l’État, s’il a toujours été un instrument de coercition au service des classes dominantes, a également pour mission d’exercer son arbitrage entre les classes sociales et à l’intérieur même des classes dominantes afin d’éviter les trop grandes tensions sociales susceptibles de mettre en péril la société.
13Pour la compréhension du féminin, "LA politique", Alain Rey propose la « science des affaires de l’État », puis « la science de la société et des mœurs », « l’ensemble des affaires publiques », en précisant qu’elle concerne « le pouvoir et son opposition » ces deux termes étant par exemple utilisés dans des expressions telles que « parler politique, faire de la politique ». Le dictionnaire économique et social est plus précis reprenant la formule selon laquelle « les problèmes de tout le monde sont des problèmes politiques » et que « les problèmes politiques sont les problèmes de tout le monde » : on retrouve alors le sens originel du mot politique, les affaires de la cité, sens qui s’oppose à une conception étroite qui réserverait "LA politique" aux politiciens.
14Reste à faire la comparaison entre les acceptions des deux termes. Marcel Gauchet nous y a incité : il indique dans la présentation de son ouvrage L’avènement de la démocratie faite lors des Rencontres démocrates de Vincennes en 2007 que « le politique précède la politique ». "LE politique", dans les sociétés européennes du passé fut un « pouvoir généralement d’allure monarchique » venu par les armes ou tombé du ciel, alors que « la politique… est tout simplement le pouvoir par représentation » formé « à partir de la société par un vote ». « La chose politique » est alors l’objet d’un débat libre n’existant que depuis le XIXème siècle. Mais, pour Marcel Gauchet, il reste encore dans "LA politique" d’aujourd’hui quelque chose de l’ordre "DU politique" d’hier. Il y aurait « le métier officiel de l’élu » et « un second métier caché, officieux », qui fait référence au « sens du politique », « celui des exigences, de l’identité collective, de la cohérence de l’ensemble… toujours mis en péril par l’élection ». Comment incarner l’unité de la collectivité par delà les choix partisans ? « C’est là où la politique s’articule au politique » permettant à la collectivité d’avoir du pouvoir sur elle-même : « Le génie de l’homme politique qui sait ce que c’est que le politique, c’est de savoir mettre en scène et en forme le pouvoir des citoyens agissant en commun ». Les hommes politiques seraient donc « doubles » : ceux-là seuls seraient les « vrais hommes d’État ». Et en conséquence, pour Marcel Gauchet, le « citoyen dans la plénitude de l’expression,…, c’est quelqu’un qui ne se situe pas au point de vue de la politique, du point de vue d’un individu, d’une catégorie sociale ou de telle ou telle famille de pensée ». Alors que "LE politique" s’incarne dans la compréhension du « sens et [de] la vocation historique de la collectivité à laquelle il appartient ». Et le diagnostic qu’il porte à la crise de la société démocratique vient du fait, selon lui, que cette double dimension est niée par une orientation unique qui ne vise que les intérêts privés dans une société devenue invivable, « la société politique de marché ».
15Cette valorisation de l’unité de la société, de la « cohérence », selon l’expression de Marcel Gauchet remonte d’une part à la philosophie rousseauiste et au Contrat social. En effet comprendre cette norme ne peut se réaliser sans faire référence à la pensée politique de J.-J. Rousseau et à son énoncé de la volonté générale, refusant toute société partielle dans l’État et désirant que chaque citoyen n’opine que d’après lui. Tout groupe particulier est considéré comme pernicieux et la démocratie tend à se réduire à l’expression d’une République illusoire, car refusant tout groupe intermédiaire considéré comme producteur de désordre. D’autre part, cette volonté unificatrice se prolonge sociologiquement dans le concept de cohésion sociale, prônée en son temps par Émile Durkheim, dans un contexte de crainte républicaine du retour de la réaction aristocratique et cléricale ou de l’irruption du mouvement ouvrier et socialiste. Comme le démontre la philosophe Sophie Jankélévitch339, dans le travail de Durkheim sur l’éducation, « le modèle juridico-moral de la norme autorise à penser la réalité humaine comme déjà donnée ; mais en fait, l’éducation produit, par les contraintes qu’elle impose et les normes qu’elle fait intérioriser, l’homme que la sociologie se donne pour objet d’analyse, cet homme qui n’est en définitive rien d’autre que l’effet de la pression sociale dont les mécanismes sont l’objet de la sociologie durkheimienne ». On pourrait éventuellement s’attendre de la part de Durkheim à une valorisation de la résistance ou de la libération : or ce n’est pas le cas, il « ne pose pas la question des conflits dans la société » et « il ne problématise pas pour eux-mêmes les rapports de pouvoir, auxquels il ne donne aucun rôle significatif au sein du corps social ». L’hypothèse avancée par la philosophe, c’est que Durkheim est « un penseur de l’ordre et non du conflit, du consensus et non de la contradiction. La cohésion sociale est […] posée comme une valeur suprême », d’où le fait qu’il n’y ait pas de place pour une analyse des rapports de pouvoir dans la sociologie durkheimienne : il pense la société à la fois comme un organisme et comme une entité fusionnelle, ce qui le conduit à poser l’harmonie, la cohésion, la solidarité des parties comme un fait et à occulter les combats contre les dominations : « Penser la société comme un organisme a pour effet de poser les problèmes de désordre, de conflits entre les parties qui coopèrent au sein du tout, de dissolution du lien social en termes de santé et de maladie, et non de rapports de pouvoir ». En conséquence, le rôle de l’homme d’État est analogue à celui du médecin et l’éducation est un élément fondamental de cette hygiène sociale. Sophie Jankélévitch conclue que la dissolution du lien social, la rupture du lien social « n’est envisagée par Durkheim que comme un accident et non comme un phénomène inhérent à la structure même de la société capitaliste… Il faut renoncer à l’identification de la société à un organisme pour reconnaître la réalité des dissidences et des antagonismes et être en mesure de comprendre comment tout être humain, dès lors qu’il vit en société, ne peut que s’interroger sur les finalités de cette société et contester des normes qui ne vont pas de soi ». Chez Marx la pauvreté et l’aliénation engendrées par le salariat en système capitaliste lui apparaissent comme quelque chose d’insupportable. Durkheim, au contraire, fait l’éloge de la valeur morale de la pauvreté, valorisant en quelque sorte une discipline de type janséniste340 pour apprendre à l’homme à refréner ses désirs et le préparer à accepter docilement la discipline collective, refusant ainsi tout esprit de rébellion qui serait la source de l’immoralité.
Politique et animation
16Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’animation est un secteur professionnel dual (à l’image de tant d’autres dans la société capitaliste néolibérale, inégalitaire, ségrégative et hiérarchisée et ce de plus en plus), surtout avec son surgeon hybride bénévolat/volontariat, qui semble satisfaire l’État, mais aussi trop d’associations en raison des bénéfices qu’elles en tirent, et certains d’entre vous ont bien montré cette "course en avant" face à l’abîme. L’animation est aussi perçue dès sa naissance soit comme une activité intégratrice, cohésive, consensuelle, simple rouage de l’appareil d’État (attention à ces « accommodements raisonnables » mis en valeur par l’un d’entre vous : ils ressemblent parfois plus à des compromissions cachées qu’à des compromis réels341), soit comme une action de contestation, hétérogène, discordante, élément de désordre dans la société. Ce paradoxe était déjà présent dans une circulaire de l’UNEF éditée le 29 mai 1969, qui diffuse un texte d’orientation de quatre pages envoyé aux sections UNEF des IUT Carrières sociales. On peut y lire notamment que le développement du travail intellectuel dans le champ des public-relations, de la publicité, de l’animation constitue une caractéristique du développement du « néo-capitalisme » et l’animateur en formation est « conduit à devenir… porteur de l’idéologie traditionnelle et à transmettre l’usage d’une culture réifiée », dans un loisir aliéné lié au conditionnement socioéconomique et visant une « intégration de l’individu à la société » dominante.
17Mais, ajoute ce texte, si l’animateur a une analyse éclairée de cette situation, il peut « alors faire prendre conscience à l’individu et aux groupes de leur personnalité, de leur faculté d’invention et de création – et en fait permettre d’opérer un déconditionnement ». On retrouve ce balancement dans les communications de ces deux jours (entre elles ou à l’intérieur d’elles-mêmes, qu’elles soient de nature empirique ou théorique, ou les deux à la fois), et il faut à la vérité de dire qu’il a été un des éléments constitutifs du constat de départ réalisé lors des prémices de ma thèse il y a maintenant plus de vingt ans : ce fut le point d’ouverture de ma problématique pour construire une théorie de l’animation centrée sur le concept de praxis signifiant que « les structures sociales dans laquelle elle s’inscrit sont à la fois des déterminants, mais aussi produits de l’action humaine, la rendant tout à la fois possible et limitée »342. Toute une littérature, à laquelle certains d’entre vous ont participé, a travaillé cette dialectique qui ne finira jamais de se questionner sur son sens.
18Je fais donc partie de ceux qui pensent que la rencontre est certes difficile entre la logique de la société civile, celle de la démocratie participative, celle de "LA politique", et celle de la société politique, de la démocratie représentative ("LE politique") : oui, la subjectivité personnelle génère la production des actions collectives par la construction de la propre identité de chacun en interaction avec les constructions d’autrui. Je songe ici aux apports du philosophe Cornelius Castoriadis dans sa recherche d’un accord possible entre subjectivité, autonomie individuelle et prééminence du social sur l’individu, dont l’extrême difficulté constitue ce qui fait le tragique de la société démocratique, entre instituant et institué. Je pense aussi aux travaux de Philippe Corcuff de l’Institut d’études politiques de Lyon, qui tente de faire comprendre que l’individualisme comporte deux aspects, celui de l’émancipation (par le jeu de "LA politique" avec sa dimension créative d’une production nouvelle et imprévisible) qu’il apporte vis-à-vis des contraintes et des normes traditionnelles ("LE politique" et son appareil de reproduction sociale), mais aussi celui des risques d’un comportement excessivement narcissique déliant les collectifs. Cette sociologie des ambivalences est pertinente pour le regard scientifique à porter sur l’animation et les rapports sociaux qu’elle travaille, car elle rend possible à la fois une analyse de type herméneutique sur le sens de l’action des animateurs (et quoi de plus évident pour votre serviteur qui déclara en 1995 Hermès, Dieu des animatrices et des animateurs, car il fut avant eux le Dieu des carrefours, des contrebandiers et des douaniers, des marchands et des voleurs, etc.) et d’une analyse concomitante portant sur les stratégies professionnelles dans des processus et des opérations de médiation, facilitant et permettant « de développer la participation individuelle et collective (en priorité envers ceux qui sont écartés du savoir et de la culture) pour la construction permanente d’une société plus solidaire entre tous et plus épanouissante pour chacun » : telles étaient les dernières lignes de mon ouvrage, intitulé Des animateurs parlent. Militance, technique, médiaction343.
19Leur intelligence stratégique est une capacité à visée collective où, de façon interactive, la reconnaissance du sens et de l’efficacité de leur action est dépendante de la capacité d’autonomie critique et de mouvement mise en œuvre par les groupes de population cherchant à améliorer leur bien-être individuel et social, ceux que deux parmi vous ont désigné sous l’appellation d’« action collective individualisée ». Cette corrélation est irréductible, dans un monde « en panne de réciprocité », selon Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, historien et sociologue, dans son dernier ouvrage La société des égaux344. Dans un entretien à Libération des samedi 27 et dimanche 28 août, il affirme que « la construction d’un monde réciproque est une chose fondamentale » et que « le temps est… venu du combat pour une démocratie intégrale, résultant de l’interpénétration du socialisme et de la démocratie ».
Conclusion
20Vous me direz peut-être : « Mais que peut l’animation aujourd’hui dans une société française où semblent s’essouffler les partis politiques, les syndicats, les associations et les églises ? Un projet de société qui subordonne la condition humaine aux relations d’échange purement commercial ou financier fonctionne-t-il sur des bases réellement démocratiques ? ». Réponse : elle peut ce que peuvent tous les autres, dans une période où « le sujet collectif paraît de moins en moins défini : s’il apparaît, c’est dans le cours même de l’action », comme l’explique le sociologue Jacques Ion. C’est alors que peut se construire une identité collective, un sentiment d’appartenance et des liens de solidarité, valeurs qui ne se trouvent pas dans le répertoire du néolibéralisme. L’animation peut participer à l’organisation de réseaux de coopération, aux côtés de tout le mouvement social, coagulé autour de la recherche de normes, de valeurs et de croyances alternatives vers une autre vision du monde : et plusieurs d’entre vous ont fait référence, avec justesse et prudence à la fois, à la part d’utopie inscrite dans l’animation. En définitive, l’animateur doit savoir que « Le lieu de la politique, c’est partout », comme l’écrit Cornelius Castoriadis345, mais une société ne bouge qu’à son heure : les révolutions arabes nous l’ont encore confirmé, confirmation de ce qu’il appelle la « poiesis » de l’Histoire qui est d’abord création et genèse et non pas « poésie imitative », valorisant donc le « faire pensant » ou la « pensée faisant »346.
21En écho prolongé à cette pensée ouverte, El Watan, le 25 septembre 2011347, a consacré trois pages au compte-rendu d’une conférence de Aïssa Kadri, sociologue et directeur de l’Institut Maghreb-Europe à l’université de Paris 8 : il considère que les mouvements du sud de la Méditerranée comme ceux des Indignés dans les pays européens sont un fait générationnel dans des conditions historiques, socio-anthropologiques, culturelles et politiques différentes, mais exprimant dans un espace-temps ce que le philosophe Karl Manheim appellait « une catégorie socio-historique au-delà-des effets d’âge… où des expériences et des références communes s’expriment et révèlent un esprit d’époque, un air du temps, une même respiration idéologique ». Et le sociologue voit dans ces mouvements l’existence de nouveaux acteurs, de nouveaux modes d’action, de nouvelles représentations de soi et des autres, une forme originale d’intervention dans l’espace public avec « principalement une jeunesse en voie de prolétarisation au nord comme au sud ». Il voit dans ces mouvements le signe d’un épuisement de la légitimité de classes politiques et de vielles élites et une aspiration à « d’autres modalités de participation citoyenne… en rupture avec les modes traditionnels de faire de la politique qui ont prévalu jusque-là », mais il précise bien que les formes à venir sont « imprévisibles ».
22À des jeunes qui lors d’un débat récent sur le film Tous au Larzac qui ne comprenaient pas les raisons des difficultés d’une transformation sociale pour aujourd’hui, je ne pouvais que leur répondre que, à l’époque des années soixante et surtout soixante-dix, les normes sociales éclataient et que les règles du jeu n’étaient plus vraiment respectées. Certains pensaient être dans la continuation de l’agora grecque, de la Commune de Paris, voire des premiers soviets, mêlant contestation et anticipation et surtout plaçant la question du pouvoir au centre de la réflexion et des pratiques. Hors des grandes narrations d’hier (de l’éducation populaire au socialisme), l’enjeu principal pour aujourd’hui à l’échelle mondiale (même s’il est évidemment traversé par d’autres enjeux conditionnés par lui) n’est constitué ni par les institutions politiques traditionnelles ni par les questions économiques ni même par la question des relations internationales, mais demeure marqué, à mon avis comme un tenon dans sa mortaise, par la problématique du pouvoir des citoyens et de la place d’une démocratie délibérative et participative. L’animation professionnelle, si elle veut garder le sens de ses origines (son « éthique » disent plusieurs d’entre vous : étymologiquement ce qui relève des mœurs dans une société, ce qui fait ciment, ce qui fait lien, relatif à son histoire, à sa culture, à son idéologie ou représentation collective selon les préférences langagières des uns et des autres) n’a pas d’autre choix possible que celui de prendre sa part, à l’encontre de la répétition infernale de la ruche rationalisée et industrieuse (la mimésis), au mouvement de création d’un imaginaire social (« vis » et « libido formandi » dit Cornelius Castoriadis : on pourrait le traduire par un désir et un pouvoir de formation, ou de transformation) mettant fin, dans une rébellion si modeste soit-elle et avec tous les compromis qui s’imposent, au Chaos en lui imposant une autre forme.
23Jacques Rancière, philosophe et professeur émérite à Paris 8, dans un entretien récent à France Inter348 autour de la question « Qu’est devenue la démocratie ? » est obligé de constater que les sociétés politiques en Europe ne sont démocratiques que de nom : la démocratie, c’est-à-dire le pouvoir du peuple, ne se confond pas avec un régime, surtout lorsque celui-ci est sous la domination des oligarchies financières, incontrôlées et donnant leurs ordres aux États pour qu’ils les répercutent à leurs peuples349 : « Démocratie veut dire une sorte de pouvoir du peuple qui reste indépendant, qui a ses organes propres, ses formes propres de manifestation et ne peut jamais se réduire à une forme étatique plus ou moins contrôlée par la démocratie ». En conséquence, « la démocratie peut s’émanciper… justement en se séparant de la simple idée d’une forme de gestion gouvernementale », pour une « organisation du peuple indépendant de l’appareil d’État ». Il n’existe donc pas, à ses yeux, de « gouvernement direct des peuples », ni de crise de la démocratie ou de la politique qui serait due à une individualisation excessive, mais en réalité une crise due à un déficit de démocratie par un accaparement du pouvoir. D’où la compréhension du mouvement des indignés, forme de mobilisation sociale contre un système dégénéré, revendiquant « un pouvoir populaire qui s’autonomise par rapport à tout le système de représentation organisée du peuple ». Dans son ouvrage, La haine de la démocratie, parue aux éditions de la Fabrique en 2005, et dans un article, « Repenser l’émancipation » paru en 2008350, il avait déjà présenté sa démarche, ajoutant même, en réponse à la représentation de Pierre Bourdieu sur l’obligation de recourir au concept de "domination" dans l’analyse des sociétés et leur évolution (ou plutôt de leur absence relative d’évolution), cette objection éclairante : « Ce qui entretient la soumission n’est pas tant l’ignorance [de la domination, de la part des dominés] que le doute sur sa capacité de faire changer les choses ».
24Et ce combat pour la démocratie n’est pas contradictoire avec une posture professionnelle : Claude Giraud, sociologue et professeur émérite à l’université de Lille, spécialiste des problématiques tournant autour des questions de l’engagement, explique qu’il est possible de combiner une valorisation subjective des idées de solidarité, de lutte contre les inégalités culturelles ou éducatives, et une certaine conception de la neutralité, car « la neutralité ne signifie pas absence de convictions, ni même que ces convictions soient mises entre parenthèses, le temps de la réalisation de l’activité »351 professionnelle ; même, ajoute-t-il, en écho avec la réflexion de plusieurs d’entre vous, « la neutralité n’implique pas une absence de jugement, dès lors que celui-ci peut être établi de façon raisonnée et contradictoire » et surtout sans abus d’une position d’autorité de la part du professionnel concerné, hors donc de toute position partisane. L’insertion dans une équipe de travail vivifiée par le débat et la coopération avec de nombreux acteurs institutionnels ou non garantit une distance d’évidence, tout en facilitant la marge de manœuvre que plusieurs communications ont souligné. L’approche de "La politique" est donc possible pour les animateurs, dans une définition que nous empruntons à Daniel Innerarity, professeur de philosophie à l’université de Zaragoza : « Précisément elle est un essai de civiliser le futur, empêchant ainsi sa colonisation par un passé qui serait déterminant »352 : un monde présenté comme indépassable et indiscutable tels les cyniques qui voudraient nous faire accroire l’inutilité de l’indignation ou de la résistance. « Une politique sans vision se perd dans l’agitation quotidienne et nous finissons par arriver là où nous ne voulions pas aller », ajoute le philosophe pour lequel " La politique " est plus que jamais nécessaire tant l’amplitude des problèmes qui nous assaillent est forte. Seule l’action collective déverrouillera notre situation historique : mais une perspective d’avenir doit tenir compte d’une double contrainte qui avait été déjà perçue par Roland Barthes valorisant « un art de vivre médian (entre solitudes et vie fusionnelle) où des groupes d’individus pourraient vivre ensemble sans exclure la possibilité d’une liberté individuelle qui ne les marginaliserait pas »353.
25Comme le suggère cet autre philosophe, Jean-Louis Sagot-Duvauroux, dans son travail sur L’émancipation, « la liberté est toujours à venir et toujours déjà là. En tant qu’elle est une expérience effective, insolite, singulière, toujours proposée, chaque fois nouvelle, elle échappe aux évaluations comptables et l’idée de progrès n’en raconte rien. Mais dans la mesure où elle est à faire, à construire, à déblayer, elle repousse en effet sa limite et progresse. Une liberté qui ne serait qu’intérieure serait boiteuse… Elle est un bien fragile à conserver, à consolider hic et nunc… Ouvrons largement toute la vie possible à cette liberté qui seule nous permet de regarder la mort en face ».
Notes de bas de page
333 Mon premier article paru sur le concept de "praxis" dans le champ de la formation date du 2 juillet 1987 : il ne m’a pas quitté jusqu’à aujourd’hui.
334 Boltanski Luc, L’espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe, in Revue française de sociologie, XIV, 1, 1973, pp. 3-26, p. 25.
335 C’est Pierre Bourdieu qui définit la sociologie comme la science des « rapports de pouvoir ». Mais la science politique y revendique bien sûr sa part.
336 http://fgimello.free.fr/recherche/sociologie_politique.htm.
337 Mauss Marcel, « La Prière », cité in Bourdieu Pierre et al., Le Métier de sociologue, Paris, Mouton-Bordas, 1968, p. 143.
338 Cf. note 2.
339 Jankélévitch Sophie, Durkheim : du descriptif au normatif, Multitudes, janvier 1993.
340 Terme qu’il ne faut pas prendre à la lettre étant donné les origines familiales rabbiniques de l’un et de l’autre, Marx et Durkheim.
341 Cf. la présentation écrite par Jean-Claude Gillet (p. 25), dans l’ouvrage Crenn Chantal, Kotobi Laurence, Gillet Jean-Claude (dir.), (2007) Les animateurs professionnels face à la différence ethnique,, Paris : L’Harmattan, coll. Animation et territoires.
342 Gillet Jean-Claude, (2008) Des animateurs parlent. Militance, technique, médiation, coll. Animation et Territoires, Paris : L’Harmattan.
343 Des animateurs parlent. Militance, technique, médiaction, coll. Animation et territoires, Paris : L'Harmattan, 2008.
344 La société des égaux, Paris : Seuil, 2011.
345 Dans un entretien accordé à Critique socialiste, Revue théorique du PSU, numéro 35, juin 1979.
346 L’institution imaginaire de la société, coll. Actions/écrits, Paris : Seuil, 1975.
347 Sous le titre « L’intelligentsia a été à la remorque des mouvements sociaux ».
348 Le 18 décembre 2011.
349 Le refus de l’hypothèse d’un référendum en Grèce l’année dernière sur les mesures économiques et sociales concernant le peuple de ce pays en fut la démonstration probante, sous prétexte que le "marché" avait peur : suivirent ensuite les pressions pour les changements de gouvernement en Espagne et en Italie, sans remonter à la non-acceptation par le gouvernement français du résultat du référendum sur le traité de Maastricht.
350 Sciences humaines, n° 198.
351 Giraud Claude, (2011) Qu’est-ce que l’engagement ?, Paris : L’Harmattan, coll. Logiques sociales.
352 Daniel Innerarity, (2009) « Récupérer la capacité transformatrice de la politique », Participation citoyenne pour une administration délibérative, gouvernement d’Aragon, (traduit par nos soins).
353 Cours et séminaire au collège de France, 1976-1977, « Comment vivre ensemble ? ».
Auteur
Professeur honoraire des Universités, Responsable scientifique du Réseau International de l’Animation (RIA)
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