Troquer le changement social contre des bonnes pratiques de gestion : l’animation face aux transformations du secteur associatif
p. 115-130
Texte intégral
1Une partie des recherches évoquées dans ce papier a fait l’objet d’un partenariat avec la CPCA Midi-Pyrénées et d’un financement par la Région Midi-Pyrénées dans le cadre du programme de soutien aux recherches en SHS.
2Historiquement, l’animation socioculturelle se développe en marge des marchés liés à la globalisation, au sein d’un système principalement fondé sur le secteur de l’économie sociale et solidaire, et plus particulièrement sur le secteur associatif (Lafortune, Augustin, Bélanger, & Gillet, 2010). Les associations sont perçues comme des organisations encore épargnées par la course aux profits économiques, des « refuges » où les valeurs humanistes et la solidarité primeraient sur la spéculation financière et la recherche de bénéfices. Pourtant, les analyses portant sur l’évolution du secteur associatif et de son environnement socio-économique montrent que les frontières entre le tiers secteur et le secteur marchand sont désormais ténues (Hély, 2009). Les antagonismes fondateurs (liberté d’adhésion, gestion démocratique et participative versus primauté du profit économique…) et revendiqués par le secteur associatif sont remis en cause par les transformations des modèles de gouvernance des associations. Les craintes des dirigeants associatifs concernant les moyens financiers ou humains sont grandissantes et les amènent à s’inscrire dans des logiques parfois contradictoires avec leurs principes initiaux.
3Dans ces conditions, les animateurs qui œuvrent dans le secteur associatif voient évoluer les conditions de construction de leurs missions, voire la nature même de ces missions. Si l’animation socioculturelle peut se définir comme « un processus de diffusion de la capacité d’expérience sensible, d’expression, de sens critique, d’initiative et de créativité des populations » (Lafortune et al., 2010, p. 2), les transformations récentes du secteur associatif tendent à redéfinir les contours de cette approche, et certains animateurs ont le sentiment de s’éloigner de leur vocation émancipatrice initiale. À ces pressions s’ajoutent la culture de la responsabilité des politiques publiques et les évaluations qui l’accompagnent. Elles obligent les acteurs associatifs à rationaliser leur activité afin de pouvoir en rendre compte. Cette culture de l’« accountability », dont certains sociologues ont déjà dénoncé les effets pervers dans le travail social (Eliasoph, 2009), impose à l’animateur un rôle de gestionnaire au détriment de ses missions originelles.
4Ce travail interroge la perspective d’une homologie structurelle entre les organisations du tiers secteur et les entreprises marchandes, et la façon dont le néo-libéralisme peut obérer les capacités d’intelligence stratégique de l’animateur. Il s’agit de comprendre comment les logiques de rationalisation et de croissance influencent la praxis de l'animateur professionnel, dans un contexte où les associations doivent sécuriser leurs financements, et pour ceci, la plupart du temps, développer ou diversifier leurs activités.
5Notre propos se centrera sur les animateurs qui travaillent pour des structures associatives, et laissera de côté ceux qui, de plus en plus nombreux (Gillet, 2006), travaillent dans la fonction publique. Ceux-ci ne sont sans doute pas soumis aux mêmes contraintes, même si une part des phénomènes que nous aborderons doit les toucher également, et mériterait de recevoir plus d’attention de la part des chercheurs (Bacou, 2011).
Les principales difficultés du secteur associatif
6Les associations œuvrant dans le domaine de l’éducation populaire et de l’animation socioculturelle connaissent, comme toutes les autres, de forts bouleversements : réforme des collectivités territoriales, baisse des financements publics, complexification de la gestion, modification des formes de mobilisation des bénévoles, professionnalisation et spécialisation des salariés. La plupart des enquêtes105 portant sur les difficultés des associations montrent que les principaux points de blocage et d’inquiétude sont liés aux aspects financiers. Les associations ont des difficultés à collecter des fonds qu’ils soient publics ou privés (mécénat par exemple) et ce, en raison de la complexité et de la diversité de l’accès aux ressources (Tchernonog & Vercamer 2006)106.
7L'action associative semble mise en danger, et en tout cas ceux qui la conduisent en ont le sentiment : la plupart de ses responsables associatifs se plaignent des baisses des financements publics, de la complexification des procédures et du changement des modes d'investissement des bénévoles. L’accès aux ressources apparaît aussi comme une préoccupation dans les enquêtes annuelles sur l'opinion des responsables associatifs107. Ainsi parmi les associations employeuses, seuls 33 % des dirigeants considèrent leur association en bonne santé sur le plan économique.
8Pour faire face, les associations s’interrogent sur les solutions à mettre en place. Parmi elles, la communication est souvent présentée comme un remède aux difficultés rencontrées (Vachée & Dansac, 2011). Communiquer est vu comme un enjeu stratégique majeur qui permet de penser à la fois la politique de recrutement de bénévoles, la valorisation des actions et la recherche ou consolidation de partenariats et de financements. Lorsqu’il est salarié d’une association, l’animateur est appelé à développer cette forme de communication externe qui, s’adressant à un public de bénéficiaires des actions, n’est souvent qu’un leurre pour résoudre les difficultés des associations. En effet, dans un monde idéal où toutes les associations maîtriseraient les stratégies optimales de communication, ainsi que les ressources afférentes nécessaires, les destinataires de cette dite communication seraient noyés sous un flot de propositions. Chacune de celles-ci n’aurait alors plus aucune valeur informationnelle, comme le démontre la théorie de l’information de Shannon (1948). La même inefficacité peut être redoutée quant au rôle espéré de la communication dans la promotion du projet associatif auprès de bénévoles potentiels et des publics cibles de l’animateur. Cette croyance en l’efficacité de la communication externe tend à écarter de l’effort d’inventivité que l’animateur doit fournir concernant des formes de communication interne et engageante envers les publics dans un but de co-construction des actions et projets.
La croissance des activités comme solution au besoin de survie
9D’autres solutions sont proposées par les acteurs associatifs pour survivre face aux difficultés rencontrées : la recherche d’efficacité dans le développement et la diversification des activités. Notre équipe a modélisé le cycle de développement du projet associatif des associations (Dansac, Vachée, & Gontier, 2011). Dans ce cycle (cf. schéma 1), l'employeur associatif qui a réussi, grâce à l'investissement de ses bénévoles, à générer une activité suffisante pour professionnaliser son association, doit protéger ses emplois. Il est alors engagé dans une logique de croissance qui nécessite une gestion toujours plus complexe. Les acteurs associatifs se donnent des objectifs qui vont les obliger à adopter des techniques de management augmentant la bureaucratie. Ces évolutions vont impacter les manières d’envisager le projet associatif et bouleverser la hiérarchie des priorités dans les façons d’envisager les actions. Le développement des activités entraîne une cascade de conséquences de ses membres et salariés. En effet, l’augmentation des besoins matériels, financiers, humains et la recherche d’efficacité entraînent les acteurs dans une rationalisation de leurs actions et dans des logiques comptables. Dans les pays anglo-saxons, beaucoup d’associations introduisent des instruments du management, car l’idée que les pratiques managériales améliorent d’efficience, bien que non validée, est largement diffusée (Kreutzer & Jager, 2010). Le recrutement de professionnels nécessite la rédaction de fiches de postes, cette définition des statuts et des rôles apparait conne un fait nouveau dans l’organisation et participe du renforcement de la rationalisation. L’animateur peut alors se trouver aspiré par une dynamique managériale et gestionnaire qui peut l’écarter du sens et des valeurs qu’il confère à ses projets (Payere, 2006).
Schéma 1 : Cycle de vie du projet associatif (Dansac, Vachée & Gontier, 2011)
Un contexte favorisant le modèle de l’animateur gestionnaire
10Depuis le milieu des années 2000, on assiste à des transformations (Loi Organique relative aux Lois de Finances : LOLF ; Révision Générale des Politiques Publiques) dans les politiques publiques et leur évaluation, visant à augmenter leur efficacité et leur efficience, notamment par le contrôle de l’utilisation des deniers publics. Ces changements durcissent les relations entre financeurs et bénéficiaires en exacerbant la rationalisation des activités sociales. L’imposition de normes et de critères réduit les activités à des indicateurs mesurables, ce qui peut avoir pour conséquence la transformation du sens des actions et l’introduction d’une culture comptable dans les associations. Les lignes financières spécifiques qui permettent de prendre en charge des besoins particuliers disparaissent au profit de financements d’actions ou de lignes de financement plus globales. Avec la LOLF, l’Etat organise ses dépenses par objectif et non plus par ligne budgétaire. Les appels d’offre et les appels à projets se multiplient, obligeant les associations à se positionner dans un univers concurrentiel pour obtenir des financements. Dans ces conditions, l’animateur en charge des projets doit transformer ses pratiques. Des animateurs salariés d’associations affirment lors d’entretiens devoir désormais aller « à la pêche aux projets » sous peine de « passer à côté » de financements. Le montage des dossiers dépend alors de la commande institutionnelle, des desiderata des financeurs qui se juxtaposent, tout comme les dispositifs, obligeant l’animateur à agir selon les opportunités de financement plutôt qu’en fonction de son analyse des besoins des bénéficiaires de l’action (Hbila, 2010). Les animateurs sont en tension dans leurs pratiques professionnelles par le fait que l'action est de plus en plus dépendante de « commandes institutionnelles correspondant à une politique de services, où les projets sont des programmes préétablis et contraignants qui externalisent une politique publique » (Richelle, 2011, p. 12).
11La croissance des activités d’une association l’entraîne dans une spirale qui l’oblige à sécuriser ses financements : calculabilité, prévisibilité et sécurisation priment sur le contenu des projets. Tout se passe alors comme si cette « course en avant » (Bordes, 2011) était dans l’ordre « naturel » des choses. A partir de là, elle n’est pas remise en question et peut s’imposer comme étant la norme, d’ailleurs « ce modèle vise - idéalement - l’assujettissement radical de la décision à la production de chiffres » (Ogien, 2007, p. 140). On assiste donc à une véritable « emprise de l’esprit gestionnaire », et la généralisation de l’utilisation du terme de « gouvernance » dans les réflexions sur le fonctionnement du secteur non-marchand est un symptôme du renforcement de l’intégration des principes d’efficacité au détriment du débat démocratique et de l’échange d’idées (Ogien, 2007).
12Il paraît difficile pour l’animateur d’échapper à cette emprise, d’autant plus difficile qu’une série de dispositifs incitatifs fleurissent pour contrecarrer la « baisse de l’engagement » ou « crise du bénévolat ». Notre objectif est ici de montrer comment cet ensemble de mesures vient renforcer la dimension gestionnaire et opportuniste dans les fonctions d’animation.
Des incitations qui renforcent l’opportunisme et le pragmatisme
La promotion du bénévolat et l’externalisation des ressources
13La recommandation de la valorisation comptable du bénévolat dans l'Union Européenne, suivant les préconisations du Bureau International du Travail et de l'Organisation des Nations Unies (Archambault & Prouteau, 2009) se traduit en particulier par l'injonction à « mesurer » la participation bénévole et à l'intégrer dans les budgets des associations. Des dispositifs de promotion (année mondiale du bénévolat, Service Civil Volontaire…) renforcent cette volonté de déterminer la valeur du bénévolat.
14Dans le même temps, le besoin croissant de bénévoles (Tchernonog, 2007) associé aux changements de leurs modes d’engagement (Ion, 2001), a favorisé l'apparition d'une nouvelle forme d'associations qui visent à organiser, avec des méthodes proches de celles des agences d’intérim, l'engagement bénévole ou le volontariat au service d'actions impactant le champ social, socioculturel ou environnemental. Ce type d'agences existe depuis plus longtemps en Amérique du Nord. Par exemple aux USA, Impact Online Inc. (créée en 1994 par quatre diplômés de Master of Business) opère le site internet VolunteerMatch qui permet de trouver facilement des missions bénévoles ; City-Year organise, avec le soutien de programmes fédéraux, des services civiques (Simonet, 2002).
15En France, ce renouveau de « l'appel aux bonnes volontés qui risque de porter de nouvelles atteintes à la professionnalité de l'animateur » (Ion, 2005) est institutionnalisé par les associations comme Unis-Cités ou France Bénévolat. Ces nouvelles entreprises associatives se considèrent comme aptes à combattre les problèmes sociaux et à orienter les jeunes vers une vie de solidarité et d'entraide : « les volontaires en Service Civique sont utiles aux autres et contribuent à améliorer la vie en société, en travaillant avec des structures d’intérêt général (associations, collectivités…) »108. Ce mouvement engendre la création de postes de Gestion des Ressources Humaines pour les bénévoles, ce qui impacte une fonction centrale des animateurs : la dynamisation et la coordination des bénévoles. De fait, quand on regarde la composition des équipes de France Bénévolat ou d'Unis-Cité, on s'aperçoit qu'il n'y a pas toujours d'animateur professionnel.
16Le recours aux agences de bénévoles ainsi que la promotion du volontariat sont des éléments qui encouragent l’approche par compétences dans la gestion des ressources humaines. Le métier d’animateur risque alors la réduction de ses fonctions à des techniques d’encadrement, dont il devra apprendre à rendre compte en termes d’efficacité. S’il a recours au volontariat, l’animateur devra évaluer l’action de ces volontaires à l’aide de critères qu’il n’a pas lui-même mis en place, mais qui sont prédéfinis par les institutions en charge de la promotion du dispositif. La ressource humaine n’est donc pas engagée en fonction des besoins et de l’essence du projet associatif, mais en fonction de critères d’évaluation externes. Les missions de l'animation se transforment sous l'effet de l'apport immédiat et facilité des « plugg-in volunteers » (Eliasoph, 2009). L'animateur n’est plus engagé dans des projets innovants ayant pour objectif de mobiliser des publics qu'il aurait repérés en amont, mobilisation qui pour lui ne correspondrait pas à une simple « levée de main d’œuvre », mais participerait d'un processus de création du lien social dans la co-action. Une telle situation pourrait mener à la perte du sens de l'action et des valeurs, déjà signalée par certains y compris dans des mouvements historiques d’éducation populaire (Peyre, 2006). On voit certains centres sociaux ou des associations à vocation sociale confier des tâches aux bénévoles recrutés, pour 4 heures en échange d’une place de concert, par la Fondation Orange RockCorps109.
Le danger de la valorisation du bénévolat
17La baisse du nombre de bénévoles engagés dans les associations (Tchernonog, 2007) a progressivement amené les acteurs associatifs à envisager des outils pour susciter de nouvelles vocations ou fidéliser voire renforcer celles existantes. Parmi ces outils on retrouve de manière régulière l’évocation de contreparties matérielles : par exemple la proposition110 de loi n° 3561 vise à valoriser à hauteur d’un trimestre de cotisation pour la retraite la responsabilité associative pendant 5 ans d’affilée.
18Une autre solution envisagée est déjà mise en œuvre : la valorisation des compétences acquises, avec notamment le Passeport Bénévole promu par France Bénévolat. De tels outils commencent à se diffuser dans les mouvements d’éducation populaire, on les retrouve chez les Scouts et Éclaireurs de France, ou encore chez les Francas, et également dans le monde sportif.
19Or, si une des fonctions de l’animation est de mobiliser les bénévoles autour d’un projet dans une dynamique engageante, le risque de ces contreparties est de modifier la nature des motivations qui conduisent au bénévolat. On peut ainsi craindre que les vocations carriéristes soient favorisées au détriment d’un engagement par et pour des valeurs. Les premières sont en forte attente de résultats concrets et à court terme alors que seules les secondes permettent d’envisager un horizon de transformation sociale à long terme.
Les injonctions à la mise en réseau et à la mutualisation
20Si la logique de réseau et de partenariats est compatible avec la promotion du projet associatif et sa pérennité (chères aux acteurs associatifs), il n’en est pas de même concernant la mutualisation. Des craintes sont exprimées quant à la perte d’autonomie et à la dissolution des valeurs originelles, véritables menaces pour l’identité de l’association111. Le rapport de force lié à la taille des associations, la mise en concurrence dans les choix d’attribution des financements, et la vulnérabilité aux options politiques territoriales, suscitent des inquiétudes quant à la pérennité des ressources matérielles.
21La mutualisation, le partenariat, et la mise en réseau, en augmentant la quantité d’acteurs en jeu, tendent à déposséder chacun du contrôle sur l’action et sur les moyens de celle-ci, ainsi que sur la valorisation qui viendrait des résultats de l’action. Il s’agit donc d’un facteur de risque pour la mobilisation. Il y a là un nouveau danger pour l’animateur qui, s’il doit impulser la dynamique de partenariat et de mise en réseau, risque d’augmenter la rationalisation et la comptabilisation des moyens.
Le développement du mécénat
22Associé à la problématique de la diminution des moyens, se trouve aussi une pression à l’hybridation des ressources, dont le principe semble désormais totalement intégré (cf. numéro spécial Associations du Monde du 27/10/2011, Guide du Routard des Associations et des Fondations), comme il l’est déjà dans le monde anglo-saxon, où les financements des entreprises ou de leurs fondations sont devenus incontournables pour le montage de projets. Les Dispositifs Locaux d’Accompagnement (DLA), qui visent à favoriser la survie des associations, encouragent cette hybridation et accompagnent l’externalisation : des entreprises sont sollicitées dans le cadre de mécénat ou de bénévolat de compétences pour la communication externe (fabrication de sites web, mailing, campagne publicitaire).
23Les associations sont parfois obligées de consolider des partenariats avec des organisations à but lucratif dans le cadre de mécénat (Hély, 2009). Cela les amène à adhérer à des logiques antagonistes (logique économique orientée vers le profit vs valeurs de désintéressement prônées par le mouvement associatif). L’action de ces entreprises peut parfois s’associer avec celle des agences de moyens, comme c’est le cas dans le programme « Passeurs de mémoires », partenariat entre le groupe Malakof-Médéric et l’association Unis-Cité. Ce genre de partenariat peut alors amener à une externalisation totale de la fonction d’animation, risquant à terme de provoquer la disparition de l’animateur ou son utilisation à seule fin de gérer des programmes de ce type.
L’animateur au cœur d’un champ de forces complexe
24Les changements décrits ci-dessus traduisent un ensemble de pressions, de tensions et de forces sur l’animateur et sur sa professionnalité en tant que « nature plus ou moins élevée et rationalisée des savoirs et des capacités utilisés dans l'exercice professionnel » (Bourdoncle, 1991). A partir de la conceptualisation de l’animation professionnelle proposée par Gillet (1995), déjà inspirée de la dynamique des groupes, nous nous proposons d’utiliser la théorie des champs de force (Lewin, 1939) pour schématiser les changements repérés. Il s’agit de décrire et d’évaluer le poids des forces favorables au développement du projet initial de l’animation - le changement social - et celui des forces qui éloignent l’animateur de ses missions originelles et de ce qui fonde le « cœur de métier » en accentuant les pratiques gestionnaires. Loin d’épuiser toutes les forces, qui peuvent être impliquées dans la détermination des pratiques ou les phénomènes qui traversent le monde associatif, cette analyse systémique (tirée d’éléments empiriques) vise à donner les prémisses d’un nouveau cadre d’analyse de l’animation professionnelle.
25Nous avons identifié 6 champs112 inhérents aux fonctions et à l’environnement professionnel de l’animateur : le Champ psychologique de l’Animateur, le Champ de l’Association, puis ceux des Publics, des Financeurs, de la Gouvernance, et des Partenaires. Ces champs sont représentés dans le schéma 2 par des zones qui se recouvrent plus ou moins selon les réalités fonctionnelles des associations.
Le Champ psychologique de l’Animateur
26On identifie ici les forces qui orientent l’animateur vers des valeurs (fonction militante), vers des publics (fonction médiatrice), vers des pratiques (fonction technicienne). Comme le propose Gillet (1995), l’équilibre de ces forces permet le développement de compétences spécifiques et stratégiques propres au champ de l’animation. La variation de chacune des forces (remise en question des valeurs, préjugés sur les publics, défaut de connaissances techniques…) peut réduire les capacités stratégiques de l’animateur, indépendamment de son environnement. Ainsi, comme le symbolise le triangle figurant au centre de ce champ, l’animateur peut être amené à accorder plus d’importance à une fonction, éventuellement aux dépends des autres.
Schéma 2 : Les forces qui influencent les fonctions professionnelles de l’animateur
Le Champ de l’Association
27L’animateur n’évolue pas en apesanteur mais dans une organisation qui produit des contraintes : le Champ de l’Association. Ce dernier est d’une part particulièrement influencé par le besoin de survie lié à la présence de professionnels à rémunérer. D’autre part, il est structuré par des rapports et enjeux de pouvoir liés aux situations d’interdépendances stratégiques entre les acteurs (Friedberg, 1993). Ces interactions s’inscrivent dans un contexte où des acteurs extérieurs interviennent et influencent les modes d’administration de l’association dans des liens fonctionnels qui construisent le Champ de la Gouvernance.
Le Champ des Publics
28Les associations du secteur de l’animation socioculturelle ne peuvent être abordées en dehors des publics pour et avec lesquels elles évoluent. Ces publics peuvent être des adhérents, des bénéficiaires/usagers, des bénévoles.
29L’engagement du public, parce qu’il adhère au projet et aux valeurs de l’association, stimulera les fonctions militante et médiatrice de l’animateur. En revanche, une attitude consommatrice obligera l’animateur à mettre de côté ses convictions pour répondre aux demandes et évaluer son action de façon quantitative.
30Enfin, la résistance des publics entraîne une réflexion globale sur le sens et le besoin de leur captation. Cette prise de recul permet à l’animateur de questionner les bénéfices de ses actions et il active ainsi son rôle de « militant ». Mais cette attitude des publics renforce dans le même temps la tentation d’attirer les publics pour de « mauvaises raisons », à savoir pour augmenter les effectifs. Dans ce sens, l’animateur sera tenté par la communication externe, ce qui renforce le pôle technicien et gestionnaire.
31Le besoin de survie de l’association, en rendant cruciale la pérennité voire l’augmentation de la ressource bénévole, oblige l’animateur à déployer des techniques de management. Il s’éloigne ainsi d’une de ses fonctions premières qui consiste à impliquer les bénévoles dans la co-construction des projets.
32Enfin, il existe dans certaines associations des dirigeants qui peuvent, par leur désir de pouvoir et leur besoin de contrôle, produire des demandes qui écartent les animateurs de leurs fonctions d’origine, parce que ces derniers n’ont plus aucun rôle dans la définition des objectifs des projets et sont relégués à des fonctions techniques. Ce genre de situation peut aussi produire une réaction inverse de résistance chez l’animateur désireux de réaffirmer sa place et ses missions.
Le Champ de la Gouvernance
33Le besoin de survie et le contexte dans lequel baignent les associations poussent les acteurs à s’inscrire dans une culture managériale qui renforce sans équivoque le pôle technicien des fonctions d’animateurs. La nécessité de s’inscrire dans des projets communs multiplie le nombre de partenaires et donc le nombre de voix dans les prises de décisions. Contraints de négocier, les animateurs peuvent être amenés à faire le deuil d’un certain nombre de leurs valeurs pour ne pas entraver la réalisation d’un projet et pour que le consensus se fasse.
34L’hypothèse de ce Champ de la Gouvernance est d’autant plus importante que l’animation est de plus en plus territorialisée, et que dans ce domaine, comme dans d’autres (cf. le lobbying associatif pour la création du service civique, Simonet, 2010), les associations contribuent souvent à l’élaboration de ces politiques dans un cadre de gouvernance territoriale (Contrats Educatifs Locaux).
35Parfois, les animateurs sont en position de responsabilité, de direction ou de coordination, et sont alors associés aux réflexions des administrateurs de l’association, et donc inclus dans ce champ de la gouvernance. Dans ce cas, la nature de la fonction de médiation (médiaction pour Gillet) est changée, et cette fonction est plus orientée vers la mise en lien de partenaires, la mise en réseau, que vers la rencontre des publics (Monceau, 2012).
Le Champ des Partenaires et celui des Financeurs
36Les incitations aux partenariats vont, de fait, renforcer ces effets. La mise à disposition (de matériels, de personnels, etc.) - présentée comme une solution aux problèmes rencontrés - impose des pratiques de gestion en termes de planification, de partage de la ressource, d’approche par compétences, etc. Si l’association n’est pas autonome d’un point de vue financier, elle est prise dans une dynamique de recherche de fonds qui renforce les pratiques de rationalisation, poussant l’animateur vers le rôle de gestionnaire.
Les Opportunités ou Menaces
37Dans l'inventaire des phénomènes qui impactent les stratégies de l'animateur, nous avons également identifié l'existence de certaines opportunités, outils hautement accessibles, faciles et/ou peu coûteux. Ces opportunités happent les pratiques des animateurs, parfois les attirant vers l'animation concrète aux dépens de l’animation abstraite (au sens de Gillet, 2006, p. 182).
38Le mécénat de compétence est souvent mis en avant par les acteurs comme moyen de compléter les ressources humaines internes. Ainsi des associations confient certaines tâches, notamment de communication, à des salariés d'entreprises privées (soutenues et aidées dans cette démarche par des DLA, Dispositifs Locaux d'Accompagnement). L’externalisation de la communication peut obliger les animateurs à l'élucidation, les amenant à questionner les valeurs qui sous-tendent leur action, et leurs spécificités par rapport à d'autres acteurs. Elle les allège de la dimension technique associée à l'ensemble des démarches à mettre en œuvre pour la communication externe. La résultante globale de ces forces serait plutôt au service du changement social.
39La disponibilité d'équipements et de matériels, dans lesquels les collectivités ou même les associations auraient investi préalablement relève également de ces phénomènes, créant parfois une véritable pression à l'utilisation, susceptible de ramener l'animateur à ses fonctions techniques sans qu'il ait le choix de questionner la pertinence de l'utilisation de ces outils par rapport aux valeurs qui le guident dans sa pratique. La possibilité déjà évoquée de faire appel à des agences de moyens se situe dans ce cadre, l'externalisation du bénévolat apparaît alors comme une contrainte pour l'association, obligeant l'animateur à définir les tâches que ces extérieurs devront assumer, créer des emplois du temps, bref gérer techniquement des ressources humaines.
40Enfin une forte pression temporelle pèse parfois sur l'animateur (ex. délai réduit pour répondre à des appels d'offre, actions financées sur des périodes courtes), surtout quand celui-ci est amené à exercer une multitude de rôles au sein de l'association. Il est alors empêché de laisser mûrir les projets, voit diminuer sa capacité à mobiliser des publics sur le long terme dans des démarches véritablement génératrices de lien, et est orienté vers des techniques permettant d'optimiser ses actions.
Une éthique de responsabilité éloignant de la praxis ?
41L’animateur professionnel est un acteur doté de compétences pour apprécier les situations sociales dans lesquelles il est plongé (Weber, 1922). Avec Weber et plus tard les pragmatistes français, on doit donc considérer que son action (rationnelle) peut être guidée soit par des valeurs et des convictions, soit par une finalité, un objectif. Lorsqu’il agit selon ses valeurs et ses convictions, l’animateur active le pôle « militant » décrit par Gillet (1995) et agit sans mesurer ce qu’il peut lui en coûter. Ainsi lorsqu’il construit des projets, c’est le sens qui prime sur les autres dimensions, et en particulier sur la dimension technique. La situation de changement que nous décrivons dans cet article a des conséquences sur la nature des actions rationnelles. Avec la montée de l’esprit gestionnaire et ses corollaires, l’animateur tend à agir en fonction de finalités comptables, en subordonnant la défense de ses convictions. En effet, l’action rationnelle en finalité cultive le lien avec les instruments qui permettent de mesurer et de comptabiliser les activités sociales, les calculs, les évaluations, les statistiques. La rationalisation, qui s’est accélérée ces dernières années, devient la norme et écarte les autres types d’agissement. Les comportements sont taxés d’immobilistes pour ceux qui relèvent de l’action traditionnelle (habitudes), d’irréalistes pour ceux qui se réfèrent à l’action affectuelle, et d’incantatoires manquant de réalisme pour ceux qui relèvent de la conviction (Lemieux, 2010).
42L’animateur se trouve donc en tension entre les deux éthiques, celle de la conviction et celle de la responsabilité, mais c’est cette dernière qui a le plus de chance de s’imposer au regard du contexte actuel. Or, chez Weber, c’est l’équilibre entre les deux éthiques qui devrait guider les choix car, si l’éthique de la responsabilité peut conduire à l’opportunisme, l’éthique de conviction peut dégénérer en fanatisme et intolérance lorsqu’aucune considération pratique et concrète ne la modère. Soumis à ces tensions, on peut se demander si l’animateur est encore capable de produire une réflexion sur ses pratiques, et quel est son rapport à la praxis en tant que système où l’action est concertée, précédée et accompagnée de décision et d'évaluation (Gillet, 1995).
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Notes de bas de page
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108 www.uniscité.fr, consulté le 26/09/2012.
109 http://www.orangerockcorps.fr/c-est-quoi-orange-rockcorps/consulté le 26/09/2012.
110 Enregistrée à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 22 juin 2011.
111 Vachée Cécile, Soldano Catherine, (2011) Vie associative et territoires : une enquête réalisée auprès des associations du Parc Naturel Régional des Causses du Quercy et du SICOVAL, Rapport CPCA/PNRCQ.
112 Dans le sens ici de grands domaines structurant l’action de l’animateur.
Auteurs
Laboratoire Pluridisciplinaire du Nord Est de Midi-Pyrénées (LRPMip) IUT Toulouse 2 Figeac
Laboratoire de Recherche Pluridisciplinaire du Nord est de Midi-Pyrénées (LRPMip)/IUT Toulouse 2 Figeac
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