L’animation et les municipalités : retour sur les années 1960-1970
p. 45-54
Texte intégral
1L’animation et les municipalités et non pas l’inverse, comme on pourrait être tenté de l’écrire aujourd’hui. Au cours des décennies 60 et 70, l’animation peut être pensée dans une situation d’extériorité relative au pouvoir municipal. Il n’en va plus de même aujourd’hui, alors que près de 70 000 animateurs relèvent de la fonction publique territoriale et que la plupart des communes urbaines disposent d’un service municipal de l’animation16. C’est à un retour sur des décennies à la fois proches dans le temps mais éloignées sur le plan des rapports entre animation et pouvoir politique que sont consacrées les lignes qui suivent.
2L’animation professionnelle émerge au cours des années 60 et 70 sur fond d’urbanisation, en particulier de construction des grands ensembles jusqu’en 1973. Les nouveaux quartiers périphériques comptent alors parmi les espaces privilégiés, bien que non exclusifs, de ce qui se veut une nouvelle technologie sociale. L’édification des équipements socioculturels, le plus souvent par les municipalités, entre 1961 et 1977, matérialise l’animation dans la vie quotidienne des français. De nouveaux lieux abritent des activités sociales et culturelles menées par de nouveaux salariés, ces animateurs professionnels, qui apparaissent au cours des années 60, la création du FONJEP destiné à financer leurs salaires en 1965 constituant un repère commode, tout comme deux ans plus tard la création du DUT carrières sociales17. Mais l’animation, notion qui fleurit dans les nomenclatures officielles au début des années 6018, fut également un mouvement social qui s’est développé sur fond de montée de la question sociale de la jeunesse et de valorisation du fait local, particulièrement à gauche de l’échiquier politique. Après la fondation de la Vème République, la gauche socialiste et communiste est en repli, même si les gaullistes sont loin d’exercer au niveau communal la même hégémonie qu’au niveau national : les municipales de 1959 et 1965 se sont révélées décevantes pour l’UNR. Des militants de gauche investissent l’animation, d’abord en militant pour l’ouverture de centres sociaux, de foyers d’éducation populaire, de MJC, puis en participant à leur gestion. Dans les années qui suivent mai 68, l’animation devient un espace plus ouvertement et visiblement politisé, au point de lui conférer une image gauchiste qui ne résume pourtant qu’imparfaitement la situation. Si les « luttes urbaines » ne représentent qu’un aspect médiatisé mais limité de l’animation des années post 68, les espaces de l’animation deviennent, dans de nombreuses villes, des espaces de contestation des municipalités en place, parfois également de mise en question des formes usuelles de la politique. L’animation valorise « le local », le quartier, comme espaces où faire de la politique « ailleurs » et « autrement »19.
3Au cours de ces décennies, les animateurs tenaient pour évident que leur activité mettait radicalement en cause le pouvoir municipal, au point d’occulter parfois les nombreux exemples de collaboration pacifiée entre municipalités et structures d’animation. Aujourd’hui cette évidence s’est largement dissoute, ce qui ne signifie pas que les animateurs ou l’animation soient dépolitisés. Simplement, le degré de généralité des causes portées par l’animation paraît moindre qu’il y a quarante ou cinquante ans. Surtout, les animateurs professionnels, et les militants qui les accompagnent, ne semblent plus être en mesure de penser leur action en dehors d’un cadre défini et imposé par les municipalités. Ces deux décennies suscitent donc une forme de nostalgie, d’autant plus séduisante que les dernières générations d’animateurs professionnels qui les ont connues sont en train de quitter leurs fonctions. Le détour par les années 60 et 70 permet, par contraste avec aujourd’hui, de comprendre comment l’animation socioculturelle a pu se constituer en un espace politisé sur le plan local, et même parfois en lieu de politisation pour certaines fractions de son public. On doit garder en tête ce paradoxe : comment une activité somme toute marginale à l’aune des grandes institutions qui animent la vie sociale a-t-elle pu localement susciter autant de controverses, de combats et de débats ? Cette question en appelle une seconde : pourquoi l’effervescence retombe-t-elle dans les équipements socioculturels à la fin des années 70 tandis que les relations entre structures d’animation et municipalités prennent alors un aspect plus routinisé, en apparence technicisé ?
L’essor de l’animation dans l’espace politique local
4L’essor de l’animation au début des années 60 est d’abord porté par l’enjeu des loisirs juvéniles. Au début de la décennie, la montée des jeunes dans la société et les craintes que suscitent leurs errances dans l’espace public sur fond de scolarité prolongée et de début de société de consommation suscitent une mobilisation d’acteurs variées qui entendent prendre en charge l’expression des besoins des jeunes en matière de loisirs organisés. Les mouvements de jeunesse et d’éducation populaire sont en pointe dans la mobilisation en faveur de l’ouverture de lieux spécifiques : foyers, clubs et maisons de jeunes. Renforcés par le rôle que beaucoup de ces organismes ont pu avoir contre la guerre d’Algérie, ils s’appuient sur la vision positive de la jeunesse qu’ils défendent depuis les années 50. Cette vision peut trancher avec les options plus répressives de certains élus municipaux, qui entendent prémunir leurs concitoyens contre les agissements des bandes de jeunes.
5Ces mobilisations pour l’ouverture d’équipements socioculturels sont tout sauf apolitiques. Pour autant, elles ne relèvent pas du champ politique classique. Les individus engagés dans ces actions retrouvent spontanément les vieilles distinctions communes aux mouvements d’éducation populaire : ils refusent « la » politique, assimilée au carriérisme et au goût du pouvoir, pour mieux valoriser « le » politique. Même si les partis de gauche, PCF et PSU en particulier, ont saisi la nécessité d’être présents dans ces lieux, on y rencontre sans doute assez peu d’adhérents très actifs d’un parti politique. Un sondage sommaire parmi les huit premiers tomes du dictionnaire biographique Maitron montre que le militantisme dans les associations d’éducation populaire, d’animation, les centres sociaux est bien moins fréquent que l’engagement dans les associations de parents d’élèves ou les amicales laïques pour les périodes antérieures20. En fait c’est la gestion des nouveaux équipements qui va contribuer à poser l’animation en termes d’enjeu de pouvoir et va structurer l’animation pendant des décennies.
6Les jeunes forment une catégorie difficilement identifiable pour des autorités nationales et municipales en recherche d’interlocuteurs. Les mouvements de jeunesse et d’éducation populaire se sont donc vus reconnaître depuis la Libération, le pouvoir de représenter la jeunesse, bien qu’ils n’aient jamais regroupé qu’une frange minoritaire des jeunes. En raison de l’idéal éducatif qu’ils entendent servir, ces organismes ne peuvent pas par définition être neutres, d’autant plus qu’ils sont porteurs des grands clivages idéologiques de la société française, tout particulièrement celui qui oppose « laïques » et « catholiques ». Mais l’essentiel tient à ce que ces mouvements sont pris dans une logique de concurrence régulée face à l’Etat comme face aux municipalités, qui les conduits à créer des coordinations pour peser face aux autorités : le Comité de liaison des organisations de jeunesse et d’éducation populaire de Rennes est l’exemple le plus connu, imité dans de nombreuses villes de province21. Les municipalités sont donc obligées d’associer ces coordinations à la gestion des équipements socioculturels, qui prennent souvent à l’origine la forme d’un parlement où siègent représentants des organisations de jeunesse mais aussi des personnalités intéressées par les questions de la jeunesse. La gestion de type associatif est donc privilégiée et la répartition du pouvoir entre les différents partenaires constitue un exercice d’équilibre difficile et conflictuel. Le caractère marginal d’un secteur mal identifié – la « jeunesse » - rend inutile une institutionnalisation plus poussée, par exemple sur le modèle de l’école publique au siècle précédent. Pour autant, les municipalités ne peuvent totalement s’en désintéresser, d’autant plus que l’Etat appuie une politique de développement des équipements socioculturels. La part que se réserve la municipalité au conseil d’administration des associations de gestion est un enjeu important dans la mise en place des équipements.
7Certaines situations locales s’écartent de ce schéma qui privilégie la gestion associative. C’est le cas surtout dans des communes de gauche, particulièrement là où le PCF ou la SFIO disposent d’appareils locaux qui permettent d’envisager une gestion directe des équipements socioculturels. Tout au long de la période, le PCF est officiellement hostile à la délégation de gestion d’équipements à une association et la banlieue rouge comporte de multiples offices municipaux de la jeunesse ou des foyers de jeunes municipaux. Dans de plus petites communes, là où la ressource militante est rare, on peut toutefois trouver des formules de gestion associative. Pour les vieilles municipalités socialistes comme Limoges ou Clermont-Ferrand, on rencontre une organisation proche de celle de la banlieue rouge avec un service municipal et un personnel qui provient généralement d’associations amies de la municipalité, comme par exemple la Fédération des œuvres laïques. La gestion associative, c’est-à-dire le contrôle indirect par la municipalité des équipements socioculturels est donc plutôt le lot de municipalités « centristes » ou de droite, étiquettes qui sont, comme les précédentes, à utiliser avec précaution car dans les petites villes des années 60, voire dans certaines villes moyennes, des listes peuvent être constituées de personnalités et d’alliances variées, ce qui rend les typologies parfois difficiles. L’importance de la gestion associative dans ces municipalités centristes et de droite renvoie d’abord à l’absence d’alternative : ne pouvant compter à la différence des municipalités de gauche sur des sympathies militantes pour animer ces lieux, les maires en sont parfois réduits à traiter avec des opposants politiques qui disposent d’une forme d’expertise. Le succès des MJC au cours des années 60, qui s’implantent de façon préférentielle dans des communes situées à droite de l’échiquier politique, tient en partie à cet état de fait, l’appui apporté par le gouvernement à leur fédération jusqu’en 1966 renforçant ce fait22. Dans les MJC, la majorité des voix appartient aux adhérents dits individuels grâce à des mécanismes institutionnels complexes qui veulent garantir une démocratie associative. Malgré tout, l’examen des situations locales prouve parfois que les municipalités peuvent disposer de relais qui permettent d’exercer une certaine influence sur le conseil d’administration. D’autres structures que celle des MJC assurent aux municipalités un contrôle implicite ou explicite de la gestion des structures socioculturelles, par le biais de membres de droits ou simplement de la présence de personnalités locales favorablement connues. Le cas bordelais étudié par Jean-Pierre Augustin illustre ce contrôle indirect : dans les quartiers du centre, les patronages continuent à encadrer les jeunes, tandis que dans la périphérie, la municipalité met en place un ensemble d’équipements socioculturels dans les nouveaux quartiers d’habitat social. Une association paramunicipale, étroitement contrôlée par des notables liés à la majorité municipale, gère l’association qui les regroupe23. Même s’il est difficile de généraliser, on constate globalement que peu de conflits d’ampleur politique éclatent au cours des années 60 dans ou à propos des équipements socioculturels, dont la mise en place fut pourtant souvent difficile, les fermetures précipitées suivant parfois de peu les inaugurations. Mais ces difficultés liées aux aléas de la sociabilité juvénile n’entraînent pas de politisation. On pourrait même penser que cela introduit une forme d’indifférence désabusée, propice à une forme d’indifférenciation politique.
Un espace politique contesté mais encadré
8Mai 68 transforme le fonctionnement des équipements socioculturels. Certains se sont ouverts aux débats et se sont transformés en forums, plus particulièrement dans les villes où d’autres lieux de débats potentiels comme les lycées avaient été fermés. A cette occasion, leur mode de fonctionnement a parfois été mis en cause. La trop faible participation des usagers à la gestion de la structure est critiquée, particulièrement dans les centres sociaux. Mais le mode de relations que ces organismes entretiennent avec les différentes tutelles, Caisses d’allocations familiales et municipalités, focalise davantage les critiques. Le poids des notables est dénoncé. Comme dans d’autres institutions, mai 68 a révélé des tensions sous-jacentes et les a cristallisées. L’écho des événements se fait sentir pendant les mois qui suivent, avec des assemblées générales à l’affluence nombreuse qui débouchent dans de nombreux cas sur la contestation des administrateurs en place et leur remplacement par des équipes nettement plus jeunes, qui entendent rompre avec les discours et les pratiques apolitiques ou prétendues telles de leurs prédécesseurs. Des militants politiques, syndicaux font leur entrée en plus grand nombre dans les conseils d’administration. Enfin, si l’on suit les analyses menées alors par les sociologues qui s’intéressent à l’animation, des représentants des nouvelles classes moyennes salariées succèdent dans ces mêmes conseils à des membres des classes moyennes anciennes (indépendants en particulier)24.
9L’animation apparaît particulièrement en phase avec la société et le climat social issus de mai 68. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la crise de légitimité du socioculturel de la fin des années 70 sera contemporaine du retour à l’ordre qui saisit alors la société française. Mai 68 peut être analysé comme une mise en cause de l’ordre symbolique, en particulier une contestation des catégories qui servent à saisir les évidences sociales : pour le secteur qui nous préoccupe ici, jeunesse, culture, politique, « social », sont remis radicalement en cause25. La notion de jeunesse, déjà malmenée depuis le milieu des années 60, a perdu une grande partie de sa consistance, à partir des événements. Culture et politique forment désormais un couple qui n’est pas séparable. Il en va de même pour le social, qui ne peut plus apparaître comme un secteur neutre ou apolitique. Les évidences sur lesquelles s’étaient construits les équipements au cours de la décennie précédente, en particulier l’idéal de neutralité, sont radicalement contestées.
10Ces équipements socioculturels s’ouvrent donc largement aux idées et aux pratiques nouvelles. Ils apparaissent aux yeux de ceux qui les animent, bénévoles et professionnels, comme un des lieux où sont préfigurées des pratiques qui relèvent de l’autogestion. Ils sont également identifiés comme des lieux où potentiellement la politique peut être transformée dans le concret des pratiques, en refusant en particulier de fixer les rôles et les pratiques. Quelques expériences « d’animation sauvage », à Toulouse par exemple, au début de la décennie, témoignent d’une volonté de briser les cadres institutionnels de l’animation et de faire le lien avec les luttes urbaines. Plus modestement mais plus durablement, centres sociaux, maisons de jeunes se saisissent des enjeux locaux, particulièrement des questions d’urbanisme, pour se faire les lieux de l’expression des habitants. La dénomination « maison pour tous » qui fleurit au milieu de la décennie26, témoigne de la volonté des structures d’animation de jouer un rôle essentiel, peut-être central, dans la vie locale. Il indique également le rôle éminemment politique auquel elles aspirent et qu’elles remplissent peut-être. Quels autres lieux symbolisent mieux l’esprit post-68, dans les villes moyennes, les petites villes et les communes de banlieue ? On y débat de la condition féminine, de celle des immigrés, de la situation des peuples minoritaires et on y entend des chanteurs engagés. Mais on s’y efforce également de modifier les pratiques associatives avec la multiplication des comités intermédiaires et des coordinations, afin de développer la « démocratie vécue ». On valorise la plus forte participation des femmes à la gestion de lieux où elles sont devenues majoritaires parmi le public. L’animation n’hésite pas enfin à se désigner comme « contre-pouvoir », en particulier face aux municipalités. Pour une frange de leurs usagers, ces équipements deviennent des lieux de politisation, de « conscientisation », qui va de la familiarisation avec la vie associative à une carrière militante débouchant sur un engagement politique durable, lors des élections municipales : visible dès 1971, le phénomène prend de l’ampleur en 1977.
11La politisation en cours n’entraîne pas la disparition complète des ambivalences vis-à-vis de la politique, qu’on se plaît parfois encore à opposer au politique. Il est difficile de départir ce qui relève de l’héritage de l’éducation populaire déjà évoqué et de l’humeur anti-institutionnelle de l’époque qui favorise une méfiance vis-à-vis des partis. Mais à cette réserve près rappelée, il convient de souligner que l’idée d’une neutralité n’est plus de mise, d’autant plus qu’aux yeux d’une partie de l’opinion et de certaines municipalités, les équipements socioculturels font figure de lieux-repoussoirs, symbolisant les désordres de l’époque et la subversion. Les situations conflictuelles entre animateurs bénévoles ou professionnels et autorités municipales débouchent parfois sur l’expulsion de l’association de ses locaux, forme la plus spectaculaire prise par les municipalisations d’équipements des années 70. Si ces épisodes concernent d’abord des municipalités de droite aux prises avec des animateurs et des militants taxés de gauchisme, un certain nombre de crises rappellent également les difficultés des municipalités de gauche à gérer cette turbulente animation (Au Plessis Robinson en 1969, à Quimper en 1975 par exemple).
12Les municipalisations eurent parfois un retentissement médiatique (Nice en 1972, Paris en 1977) qui a pu contribuer à laisser dans la mémoire des animateurs l’impression que la crise perpétuelle était le mode de fonctionnement habituel dans les équipements de ces années-là. Mais les tensions, le conflit parfois structurel entre associations et municipalité n’empêchent pas des formes d’institutionnalisation du secteur. On ne comprendrait autrement d’ailleurs pas comment la professionnalisation des animateurs a pu progresser, tout comme les budgets. L’un des moteurs de l’institutionnalisation est l’intérêt porté à de nouveaux publics, en premier lieu celui des enfants, qui suscitent la sollicitude des associations mais également des autorités municipales : le développement de structures de loisir enfantin, symbolisé par le statut des CLSH (centres de loisirs sans hébergement) à partir de 1971, est un des aspects marquants du début de la décennie, tandis que les actions en direction des adolescents marquent davantage le pas. Globalement, le secteur de l’animation se développe, dans une logique de collaboration souvent conflictuelle entre associations et autorités de tutelle : villes, Caisses d’allocations familiales en premier lieu. Grâce à des conventions parfois, plus souvent de manière informelle, des municipalités accordent à des associations des moyens qui permettent de développer de nouvelles activités, de présenter des spectacles, de mobiliser les habitants pour des fêtes… Les responsables bénévoles et professionnels des associations peuvent avoir le sentiment de remplir une mission de service public, qui leur donne une véritable légitimité. Celle-ci est d’autant plus forte que dans les villes du bas de la hiérarchie urbaine, rares sont les équipes municipales qui ont des programmes précis dans le domaine culturel ou social. On assiste à une « socialisation du culturel » selon une formule reprise par Vincent Dubois, dans une monographie consacrée à Bron, où toutefois dès 1974 la politique culturelle municipale « s’autonomise » et s’éloigne de la logique de coopération/concertation avec le milieu associatif27.
La semi-institutionnalisation mise en difficulté
13Au cours de la campagne électorale des municipales de 1977, les questions culturelles entendues au sens large occupent une place inédite, surtout à gauche de l’échiquier politique, où le Parti socialiste met en avant cette dimension. La victoire des municipalités d’union de la gauche est majoritairement perçue par le monde de l’animation comme une victoire d’alliés naturels, quand ce n’est pas même une victoire des « siens », un certain nombre de nouveaux élus étant « passés » par le militantisme dans les équipements sociaux28. Mais rapidement, c’est une certaine incompréhension qui semble s’installer entre les municipalités et les associations. Certes le dialogue est plus facile qu’au cours des mandatures précédentes, d’autant plus que les municipalités créent parfois des lieux d’échange, comme des conseils culturels ou d’animation. Dans les villes, où ces instances préexistaient, elles sont remaniées, comme à Rennes29. Les moyens des associations progressent globalement, même s’il est difficile sans doute de généraliser30. Pour autant, les associations expriment une forme d’insatisfaction. Le contexte idéologique global est peu favorable à l’animation en cette fin des années 70, pas davantage que la dégradation de la conjoncture économique. Mais des causes plus spécifiques à l’univers de l’animation ont un effet décisif. La querelle animateurs-créateurs laisse des traces31. Par ailleurs, le déclin accéléré de la thématique de l’autogestion au sein du Parti socialiste témoigne de la primauté d’une gauche politique sur une gauche associative qui avait trouvé dans l’animation un lieu d’expression naturel. La politique au sens fort - ou étroit ? - du terme reprend ses droits. Cette évolution accompagne la délégitimation du monde associatif qui déstabilise les animateurs. Les nouvelles municipalités de gauche s’efforcent de mettre en place une politique volontariste, qui s’accompagne à plus long terme, au tournant des années 80, de la création de services municipaux spécialisés, chargés de mettre en place l’action dans ces domaines. Celle-ci est plus précoce dans le domaine culturel - au sens du ministère de la Culture - que dans celui de la jeunesse, et a fortiori celui de l’animation sociale. Mais la tendance est à la montée générale des initiatives municipales, bien antérieure à la décentralisation et à la territorialisation intervenues au début des années 80.
14Preuve a contrario du poids grandissant des initiatives municipales : la situation des centres sociaux, nettement moins défavorable que celle d’autres structures. Ils bénéficient depuis 1971 de la prestation d’animation globale versée par les Caisses d’allocations familiales qui ne règle certes pas tous leurs problèmes financiers32 mais leur permet d’échapper au face à face avec les municipalités qui est le lot des autres équipements grâce à la triangulation que permet l’intervention des Caisses d’allocations familiales. Force est de constater que la marge de manœuvre des autres associations est réduite. Peut-être ne faut-il pas prendre au pied de la lettre les critiques des associations locales qui se plaignent d’être soumises aux désidérata d’une commune payeur devenue décideur, puisqu’elle leur attribue toutes leurs ressources. Car autant que de difficultés financières, les associations souffrent d’une remise en cause du rôle moteur qu’elles prétendaient exercer dans le domaine social et culturel, grâce à des municipalités qui avaient pratiqué une politique de l’abstention en la matière et donc accordé une forme de délégation de fait, ni pensée, ni véritablement encadrée, aux associations. Face à des municipalités entendant désormais sinon mener de véritables politiques, du moins fixer des orientations claires, le secteur de l’animation apparaît désemparé, sa légitimité étant radicalement mise en cause. On comprend mieux pourquoi les belles années 60 et surtout 70 ont suscité une nostalgie persistante au cours des décennies suivantes.
Notes de bas de page
16 Statistiques sur les animateurs de la fonction publique territoriale disponible dans :
Tendance de l’emploi territorial.
http://www.dgcl.interieur.gouv.fr/sections/a_votre_service/statistiques/fpt/resultat_des_bilans/synthese_nationale_b_2/view.
17 FONJEP : Fonds de coopération des organisations de jeunesse et d’éducation populaire, organisme de cogestion destiné à rémunérer des animateurs, créé en 1965.
18 En 1962, le Haut-comité à la Jeunesse se dote d’une commission Animation.
19 Hatzfeld Hélène, (2005) Faire de la politique autrement. Les expériences inachevées des années 1970, PUR, en particulier pp. 181-190.
20 Pennetier Claude (dir.), (2006-2012) Le Maitron. Dictionnaire biographique. Mouvement ouvrier, mouvement social. De 1940 à mai 1968, Les éditions de l’Atelier, tomes 1 à 8. (en ligne sur maitron.org.)
21 Loncle Patricia, (2003) L’action publique malgré les jeunes. Les politiques de jeunesse en France de 1870 à 2000¸ L’Harmattan, pp. 264-265.
22 Nous renvoyons aux statistiques établies dans les parties non publiées de notre thèse (chap. 4) Laurent Besse, (2004) Les MJC, Etat, associations, municipalités (1959-1981), université de Paris 1.
23 Augustin Jean-Pierre, (1979) Espace social et loisirs organisés des jeunes : l’exemple de la commune de Bordeaux, Pedone ; Richelle Jean-Luc, (2012) Une ville socioculturelle ? Animation médiatrice et politique jeunesse à Bordeaux 1963-2008, Carrières sociales éditions, pp. 40-57.
24 Miège Bernard, Ion Jacques, Roux Alain-Noël, (1974) L’appareil d’action culturelle, Editions universitaires.
25 Gobille Boris, (2008) Mai 68, La Découverte.
26 La même année 1975, la fédération des MJC et celle des centres sociaux en préconisent l’adoption pour les structures qu’elles fédèrent.
27 Dubois Vincent, (2006) « Du militantisme à la gestion culturelle. L’institutionnalisation de l’action culturelle dans une ville de banlieue Bron 1970-1990 » dans Christophe Gaubert, Marie-Hélène Lechien, Sylvie Tissot, Reconversions militantes, PULIM, pp. 139-162.
28 Voir l’exemple de Valence, où les équipements de la ZUP, ont été une base de la victoire de la liste de gauche menée par Rodolphe Pesce en 1977. Mireille Pongy, (1990) De la mobilisation politique à la redéfinition d’un service culturel public : Annecy-Valence, CERAT. Situation plus nette encore à Romans sur Isère, ville voisine.
29 Loncle Patricia, L’action… op. cit.
30 Dans notre recherche sur les MJC (réf. citée plus haut), nous avons pu pointer une progression forte des moyens en 1978, suivie d’une stagnation relative dès 1979, sur fond de dégradation de la conjoncture économique.
31 Moulinier Pierre, « Sur le fondement d’une politique. Retour sur le débat culturel/socioculturel » dans Lebon Francis et alii (dir.), (2008) Un engagement à l’épreuve de la théorie. Itinéraires et travaux de Geneviève Poujol, L’Harmattan.
32 En 1980, leur fédération lance l’opération « 1000 centres sociaux en péril ».
Auteur
MCF, Chef de département carrières sociales, IUT de Tours, CETHIS, Université de Tours François Rabelais
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