Institution, animation, politique
p. 19-31
Texte intégral
1Penser l’animation professionnelle à partir du concept d’institution permet de penser les pratiques d’animation dans leurs rapports au politique. Toute pratique professionnelle s’inscrit dans un cadre institutionnel qui lui donne une légitimité. Mais ce cadre qui lui permet d’exister, qui l’autorise, génère également des difficultés, des contraintes. Contrairement à une représentation datée des institutions, celles-ci ne sont pas figées dans un institué immuable. Ainsi, les cadres institutionnels dans lesquels prennent place les pratiques de l’animation professionnelle sont-ils, comme pour les autres champs professionnels, en mouvement permanent.
2En amont du colloque ISIAT 2012, nous avons consacré deux séances à travailler avec d’une part des cadres de l’animation ayant diverses fonctions de responsabilité en milieux associatif ou territorial et d’autre part des étudiants en formation de DUT animation en alternance. Nous avons réuni ces groupes pour réfléchir avec eux à la problématique du colloque. Ma contribution va donc intégrer certains éléments produits lors de ces rencontres que je croiserai avec d’autres observations, réalisées sur différents terrains.
Deux groupes préparatoires au colloque
3Les échanges qui se sont tenus dans les deux groupes ont donc porté sur les rapports entre animation et politique. Ces rapports y ont été examinés selon les différentes définitions du mot « politique ». Dans cette contribution, je ne me fais pas le porte-parole des participants à ces groupes, mais je reprends les éléments qui m’ont paru les plus saillants et je les mets en résonance avec ce que je peux voir et entendre ailleurs, ceci en mobilisant ma propre grille d’interprétation.
4C’est après avoir réuni le premier groupe, que nous avons désigné comme « groupe de cadres » dans l’après coup, que la nécessité de constituer un second groupe nous est apparue.
5Dans le premier groupe (cadres), nous avons demandé aux participants de réagir aux quatre thématiques initiales du colloque, celles qui ont structuré l’appel à communications. Ils ont donc, depuis leurs propres places, fait part de leurs lectures du texte qui leur avait été proposé. Ces échanges ont conduit à une modification de ce texte.
6Le deuxième groupe a travaillé de façon différente. Nous avons débuté par des jeux de rôle qui mettaient en scène des situations du quotidien des animateurs. La pratique, les difficultés avec le public, les difficultés avec l’encadrement, voire avec le pouvoir politique local, ont été exprimées de différentes manières.
7Au total, nous avons donc recueilli un assez large éventail de points de vue. Je m’appuierai également sur mon expérience de travaux que j’appelle socio cliniques. Je travaille actuellement dans différentes villes de trois mille à quarante-cinq mille habitants. Ce sont donc des villes petites et moyennes (Monceau, 2011). Bien que de tailles variables, ces villes ont des caractéristiques communes. En particulier, elles sont suffisamment petites pour que les élus soient personnellement connus d’une grande partie de la population. Mes recherches dans ces villes concernent la politique et les pratiques de la parentalité.
8La parentalité fédère un ensemble d’actions, dont certaines sont « réhabillées » pour diversifier les modes de financement. Ainsi, si cette politique de la parentalité s’affirme nationalement dans les années 2000, de nombreuses réalisations locales qui se rangent aujourd’hui sous cette étiquette lui préexistaient. Bien sûr, ceci n’est pas neutre.
9Je travaille par ailleurs à l’IUFM de l’université de Cergy Pontoise où j’ai mis en place une formation de master intitulée Conseil, Projet et Actions sociale, territoriale et associative (CPA). Cette formation s’intègre à un parcours intitulé Conseil Education Management (CEM) qui vise à former des cadres pour exercer des missions de conception, de coordination et d’expertise en milieu éducatif, dans et hors de l’Education nationale, mais toujours en partenariat entre différentes institutions. La formation CPA elle-même s’adresse entre autres au secteur de l’animation où une partie importante de nos étudiants ont déjà développé des expériences « occasionnelles » (Camus, 2008) et où ils réalisent leurs stages. Cette formation a aussi vocation à recevoir des professionnels déjà expérimentés. Le contenu même de cette formation renvoie à des questions sur lesquelles nous travaillons durant ce colloque, en particulier la problématique de l’interinstitutionnel qui caractérise désormais tous les dispositifs socio-éducatifs. La territorialisation de l’action publique dans le domaine social induit la systématisation des partenariats. Ceux-ci peuvent être solides et porter sur de longues durées mais ils sont aussi souvent fluctuants, ne durant que le temps d’un projet commun, d’un financement obtenu en commun. L’échéance d’un financement constituant la borne temporelle à laquelle le partenariat est reconsidéré.
10Après avoir essayé de circonscrire rapidement ce que sont les animateurs aujourd’hui et balayé le champ des définitions possibles du terme « politique », je déclinerai les trois thèmes qui ont émergé de nos travaux avec les deux groupes précédemment cités. Ces thèmes sont les suivants : l’argent, la transformation sociale et la professionnalisation. Je terminerai en revenant aux trois axes du colloque tels que posés dans le programme.
Qu’est-ce qu’un animateur ?
11Le groupe professionnel des animateurs, comme le montre une série d’études, dont celle de de Francis Lebon réalisée pour l’INJEP et parue en 2007, a des contours mouvants.
12Les professionnels en poste sous l’étiquette « animation » n’ont pas nécessairement de formation spécialisée dans ce secteur et ne possèdent donc pas nécessairement de diplôme en animation. C’est d’ailleurs un phénomène qui, selon les sociologues, ne fait que progresser. Lorsque l’on parle de la professionnalisation dans et de l’animation, et comme pour toute profession, deux dynamiques sont à croiser : d’une part le fait, pour un individu, d’être considéré, reconnu, comme animateur et d’autre part celui de se considérer comme animateur. Etre identifié ou s’identifier à un type d’activité, un secteur de la société ou un groupe professionnel, sont les ingrédients essentiels de tout processus de professionnalisation..
13Dans les deux groupes cités plus haut, ce sont les cadres qui faisaient preuve d’une plus forte identification à l’animation. Ce sont eux qui, le plus fréquemment, disent « nous les animateurs ». Ce n’est qu’en approfondissant la discussion sur des éléments descriptifs de la pratique effective qu’il apparait que s’ils revendiquent fortement une identité d’animateurs, ils ne sont pas (ou plus) en situation de contact direct avec le public. Ce qu’ils animent, ce sont des équipes d’animateurs de statuts moins établis que le leur et bien souvent, ce sont des équipes pluri-professionnelles. Le fait d’affirmer une identité professionnelle d’animateur ne signifie pas l’exercice direct des activités caractéristiques de « cœur de métier ».
14Inversement, les animateurs « de terrain » ou de « front office » (selon une expression d’usage de plus en plus courant dans l’action sociale), bien qu’exerçant les tâches caractéristiques de l’animation, ont tendance à être plus critiques vis-à-vis de la profession d’animateur et des institutions dans lesquelles elle s’exerce aujourd’hui.
15Dans les échanges avec les cadres, il a été question de la « population » des différents quartiers ou des différents « publics cibles » de telles ou telles actions. Nos interlocuteurs produisaient des typologies localement opératoires pour mettre en adéquation les caractéristiques d’un type de population habitant dans un quartier donné et des types de réponses apportés ou à apporter en terme de dispositifs ou d’actions.
16De leur côté, les animateurs « de terrain » ou plutôt « en contact direct du public », nous ont parlé d’individus, presque pris un par un. Ils ont évoqué certaines mères de famille qui demandent avec insistance de l’accompagnement scolaire pour leurs enfants, des parents avec lesquels ils ont eu des conflits et des situations singulières de précarité dans lesquelles se trouvent les familles.
17Bien sûr, chacun est ici dans son rôle, les premiers ont à penser des stratégies et à anticiper des évolutions sociales et les seconds ont un service de proximité à rendre à des individus de chair et d’os. Mais il semble bien que les statuts précaires des animateurs « de terrain » les conduisent à se penser davantage comme proches de leur public que des cadres « permanents » de l’animation.
Politique, c’est-à-dire ?
18La première définition, assez ordinaire, du terme « politique » renvoie aux principes organisateurs de la cité. Le politique (au masculin) concerne donc le mode d’organisation de la cité, mais prête une grande importance aux modes de légitimation. Les philosophes grecs de l’antiquité constituant ici la référence obligée de nos programmes de formation.
19Ensuite, la politique (au féminin) celle à laquelle nous sommes tous confrontée, en particulier en période de campagne électorale présidentielle. Il s’agit toujours de l’organisation de la cité mais abordée sous un angle plus fonctionnel, ce que l’on appelle souvent le « jeu politique ». Il s’agit donc ici du débat politique, de la confrontation des idées qui est aussi confrontation d’individus (citoyens) plus ou moins réunis en collectifs, en partis politiques. C’est cette vie politique qui détermine les politiques qui vont être mises en œuvre en vue d’effets sur la société.
20Enfin, nos interlocuteurs des deux groupes nous l’ont souvent rappelé, le politique et la politique ce sont aussi « le personnel politique », « les politiques » (au pluriel) : les hommes et femmes exerçant des mandats politiques. Pour les cadres, les relations avec ces politiques sont sinon quotidiennes du moins hebdomadaires. Selon les situations, les projets et les statuts, des négociations sont à conduire avec eux, qui demandent des capacités d’analyse politique, des réseaux (un capital social) et certaines habiletés techniques en communication. Comme certains cadres nous l’ont dit, il leur faut parfois accepter d’être « instrumentalisés » au profit de tel ou tel interlocuteur mais cette « instrumentalisation » doit alors bénéficier aussi à leurs propres projets, à leurs propres structures.
L’argent
21J’ai choisi d’évoquer tout d’abord l’argent parce que Lapassade et Lourau (les fondateurs de l’analyse institutionnelle) le considéraient comme le premier analyseur, « l’analyseur A » (A comme argent mais aussi première lettre de l’alphabet). Il faut évoquer ici un vieil ouvrage, Clefs pour la sociologie, publié par Georges Lapassade et René Lourau en 1971. Les deux auteurs y menaient une analyse critique radicale de la sociologie et posaient les six principes de la socianalyse. Un élément clef en était le travail des analyseurs et l’argent était donc désigné comme « analyseur A ». Ce type d’analyse s’intéresse à la base matérielle de la dynamique institutionnelle. Même dans un secteur où le bénévolat reste présent, travailler sans argent est bien difficile !
22Un analyseur est un objet, une personne, une action ou un évènement qui fait apparaitre les contradictions et donc la dynamique de l’institution à partir de ce qu’on désigne comme étant le négatif. C’est ce qui va venir s’opposer au train-train, à la routine, au prévisible. Le négatif s’oppose à l’institutionnalisation, tout en y participant !
23L’institutionnalisation, au sens de Lourau, n’est donc pas un long fleuve tranquille, c’est un processus traversé par de nombreuses contradictions, qui peuvent être extrêmement actives et générer des conflits très durs (Lourau, 1970). Dans ce mouvement, certaines personnes peuvent perdre totalement leurs repères, être balayées par des courants, dont elles n’avaient pas mesuré la puissance.
24L’institutionnalisation, c’est aussi la « récupération », le « détournement », le « renversement » et la « dépossession ». Un mot qui sera vidé de son sens et emplit d’un sens autre, une expérience marginale qui devient un modèle au service des intérêts mêmes qu’elle combattait. Tenter d’y voir clair n’est pas chose aisée, c’est probablement chose impossible lorsqu’on est pris soi-même dans le processus.
25Pour qu’un analyseur comme l’argent joue son rôle analytique, c’est-à-dire pour qu’il produise un savoir, il est nécessaire qu’un collectif s’en empare. C’est par exemple le cas quand je travaille avec une équipe dans une structure, c’est aussi le cas quand les membres d’une profession se retrouvent dans le cadre d’un colloque comme celui de l’ISIAT.
26Pour les animateurs (vacataires ou occasionnels) « de terrain », la question de l’argent, nous disent-ils, c’est d’abord leurs rémunérations. Remarquons d’ailleurs qu’ils évoquent beaucoup plus spontanément leurs salaires que ne le font les cadres. L’enquête menée par Stéphanie Rubi, à Bordeaux même, montre également cette insatisfaction liée à la faiblesse des salaires et des statuts qui, pour les premiers concernés, traduit le peu de reconnaissance sociale dont ils sont l’objet (Rubi, 2009).
27Un budget, en particulier un budget pédagogique, ce n’est pas seulement celui de la structure d’un centre de loisirs, d’une association d’accompagnement scolaire ou autre, c’est aussi le tout petit budget qu’un animateur doit obtenir de son directeur pour organiser une activité. C’est parfois un peu compliqué, c’est parfois si compliqué que certains nous disent qu’il est plus simple de s’inscrire dans le fonctionnement déjà prévu et attendu (une sortie au parc ou au cinéma, un jeu de balle, un atelier régulier…) plutôt que de concevoir une activité plus originale qui va demander de négocier un budget. Dès lors que l’animateur propose une activité inhabituelle, il doit négocier un budget. Cette activité de négociation budgétaire ce n’est donc pas seulement l’activité du cadre supérieur, du responsable de structure, même s’il s’agit d’échelles différentes.
28Enfin, et surtout, il me semble que l’intérêt de cette question de l’argent est d’attirer l’attention sur les effets d’une régulation des activités et des structures par l’argent. Le fait que l’argent détermine les activités sociales et professionnelles n’est pas une nouveauté mais le fait que ces questions financières soient en permanence présentes dans les discussions entre professionnels de tous niveaux l’est peut-être davantage. Ceci est d’autant plus sensible dans un secteur marqué par le militantisme et le bénévolat, où les questions d’argent ont pu être sans objet (du moins en apparence) par le passé ou bien faisaient l’objet d’un tabou.
29Aujourd’hui, dans le quotidien des structures où se fait le travail d’animation, le choix entre différentes activités, plus ou moins coûteuses, se pose. Certains animateurs nous décrivent (en Aquitaine comme en Ile de France), des situations dans lesquelles, en quelques années, les effectifs des groupes auxquels ils s’adressent ont augmenté de façon importante, transformant la nature même de la relation avec les enfants ou les adolescents. S’adresser à un groupe de dix jeunes, constitué autour d’une activité spécifique dans un espace adapté, est bien différent que de s’adresser à un groupe de trente réuni dans un grand espace, même en présence de plusieurs autres animateurs, pour un temps d’accompagnement à la scolarité.
30Un autre exemple qui renvoie à la gestion du personnel et aux pratiques des animateurs vacataires a été évoqué dans ce second groupe de Bordeaux, mais je l’entends également en région parisienne. Les effectifs des centres de loisirs du mercredi étant fluctuants, certains animateurs doivent rentrer chez eux, faute d’enfants en nombre suffisant pour justifier leur présence. Inversement, ils peuvent être appelés au téléphone parce que trop peu d’animateurs sont présents. Il vaut mieux ne pas habiter trop loin du centre de loisirs ! C’est d’ailleurs généralement le cas puisque les mairies embauchent préférentiellement des animateurs qui habitent la commune. Cette pratique ayant, comme on le sait, certains inconvénients mais aussi des avantages de politique locale. Evidemment, ces modalités d’ajustement « en flux tendu » ont des effets directs sur les pratiques puisqu’elles rendent plus difficiles la conduite de projets suivis sur des périodes longues.
31Non seulement ceci a des effets sur la pratique, sur la relation au public, mais interroge aussi nos interlocuteurs sur le sens du métier et sur leur devenir dans celui-ci.
32Plus il se raréfie et plus l’argent semble agir sur les pratiques. Cela peut paraitre un peu contradictoire, mais plus l’argent est rare plus il faut le localiser (identification des sources de financement), plus il faut le capter (mobilisation des réseaux, efficacité de l’argumentation) et plus il faut le conserver (« fidélisation » des financeurs).
33Stéphanie Rubi, lors de son enquête menée en 2005 dans l’agglomération bordelaise, avait déjà fortement pointé ce phénomène. Elle rapportait, par exemple, ce témoignage d’un responsable de structure d’animation :
34« C’est un peu compliqué… j’ai perdu deux postes l’an passé et je vois la ville se renforcer, en embauchant des gens pour piloter des dispositifs ou coordonner des projets ! Nous faisons 32 dossiers différents pour les subventions. Pour un projet cofinancé, il faut faire deux dossiers différents : deux dossiers pour une même action ! C’est ubuesque ! Moins on a de fric, plus il faut se casser la tête, on en est à monter des dossiers de subvention auprès de la Fondation de France ; et on y passe beaucoup de temps. » (Rubi, 2009, p. 76).
35Ainsi, la « rationalisation » des dépenses, en particulier via la RGPP (Réforme Générale des Politiques Publiques), n’est pas qu’un phénomène macro-social. Cette « rationalisation » a des effets micro-sociaux de désorganisation de certaines pratiques professionnelles et est perçu comme attaquant leur sens et leurs finalités.
36Dans mes travaux socio-cliniques, j’ai souvent l’occasion d’observer comment les professionnels (comme les bénévoles des structures associatives) font avec ces changements, comment ils s’y adaptent mais aussi comment ils y résistent.
Transformation sociale
37Ces termes de « transformation sociale » sont apparus dans le premier groupe (cadres) lorsque nous avons interrogé les finalités de l’animation professionnelle. Nos interlocuteurs ont bien voulu jouer le jeu et tenter d’expliquer ces termes, ils en ont débattu entre eux. Ils ne partageaient pas les mêmes représentations, leurs trajectoires personnelles étaient assez variées.
38Lors de nos interactions, je leur ai fait part de mon impression que les mots « transformation sociale » fonctionnaient comme une invocation dont on ne voyait pas bien ce qu’elle signifiait précisément. Le groupe a alors argumenté en faisant référence à l’éducation populaire et c’est ainsi que celle-ci est apparue dans nos échanges.
39Une citation de Jean-Pierre Augustin et Jean-Claude Gillet me semble très bien synthétiser les propos entendus dans le groupe des cadres. Cette citation correspond également très bien à ce que j’entends des militants des CEMEA avec lesquels je travaille par ailleurs :
40« La recherche d'une société meilleure dans laquelle la citoyenneté responsable ferait accéder les exclus à la démocratisation du pouvoir et du savoir, la volonté de développer l'intelligence et la sensibilité, le désir d'agir sur le monde en le transformant sont des finalités et des valeurs, des représentations, bref une culture commune à l'éducation populaire et à l'animation socioculturelle. » (Augustin, Gillet, 2000, p. 171).
41Cette citation me semble bien théoriser la manière de penser de ceux qui s’identifient le plus à la fois à l’identité d’animateur et aux valeurs de l’éducation populaire, mais l’articulation entre les visées d’éducation populaire et les nouvelles pratiques gestionnaires semble de plus en plus délicate.
42Lorsque je rencontre ce type d’interrogation sur mes terrains de recherche, le discours est souvent moins élaboré que dans la citation précédente et il oppose fréquemment, et un peu pauvrement, militantisme et professionnalisation, comme si ces deux éléments appartenaient à des mondes totalement différents. Comme si, finalement, et je l’ai déjà entendu, l’idéal serait une sorte d’éducation populaire sans militantisme qui permettrait « enfin » une « véritable » professionnalisation.
43Pourtant, ce sont souvent les mêmes cadres qui sont à la fois les plus attachés à l’histoire et aux valeurs de l’éducation populaire et de l’animation (cf. plus haut) et qui doivent « professionnaliser » ces secteurs, au sens où il s’agirait de faire reculer le bénévolat (ou plutôt « l’amateurisme ») et le militantisme dans la pratique. Dans le même temps, ils regrettent que les plus jeunes soient moins investis dans les mouvements d’éducation populaire. Aux CEMEA, par exemple, j’entends parler d’une « rupture générationnelle ». Les plus jeunes auraient perdu le sens de l’histoire.
44Du côté des animateurs « de terrain », il est frappant de constater combien ils construisent leurs analyses « du », « de la » et « des » politique(s), à partir de leurs propres expériences vécues, décrites factuellement et précisément. Leur diagnostic est à la fois sans concession et sans illusion, comme débarrassé de toute dimension idéologique, au sens ou ils décrivent ce qui est et non pas ce qui devrait être. Ils apparaissent d’ailleurs très méfiants vis-à-vis des discours axiologiques. Ainsi, alors que nous les interrogeons sur leur perception des valeurs de l’éducation populaire, l’un d’entre eux s’exclame : « vous n’allez pas nous faire le coup des valeurs ! ». Il est approuvé par une grande partie des autres participants.
45Le discours de la transformation sociale semble donc, dans un premier temps du moins, être aujourd’hui un discours de cadres plus que d’animateurs « de terrain ». Est-ce un discours idéologique mobilisé par des managers de l’animation pour donner sens aux pratiques de leurs équipes ?
46Quelques études menées sur les cadres de l’animation, comme celle réalisée à Bordeaux sur un petit échantillon d’anciens étudiants de DEDPAD (Gallibour et Raibaud, 2008), nous confirment que les cadres de l’animation se débrouillent très bien avec les concepts et les pratiques de management « moderne ». Je l’ai observé moi-même, en particulier chez des directeurs de Maisons Pour Tous, de Centres sociaux, etc. Ils parlent comme des managers (qu’ils sont objectivement) d’entreprises privées, cela ne leur fait pas peur. Ils ne craignent pas les mots du management et ils les utilisent en même temps que ceux de la transformation sociale.
47Les cadres sont logiquement préoccupés en premier lieu par leurs propres structures, les organismes partenaires et financeurs. L’institutionnalisation ayant fait son œuvre, certains semblent penser que si les grands mouvements (CEMEA, Ligue de l’enseignement, Francas…) mourraient, alors l’éducation populaire disparaîtrait. Je retrouve aussi localement cette perception chez des responsables qui, ayant la responsabilité d’une structure, identifient celle-ci à sa mission et finissent par imaginer que la disparition de l’une rendrait l’autre impossible.
48Les animateurs vacataires expriment, pour leur part, davantage une préoccupation pour le public que pour les structures qui les emploient (temporairement). Ils disent que ces structures ne les traitent pas très bien, que cela devient de plus en plus dur. Ils ont tendance à voir les organismes qui sont leurs employeurs comme des entreprises plutôt que comme des mouvements sociaux travaillant à une transformation sociale. Par contre ils ont le sentiment d’avoir des obligations vis-à-vis du public qu’ils côtoient au quotidien et pour lequel ils s’inquiètent : « vont-ils pouvoir continuer à payer l’activité ? ».
49Avec ce groupe d’animateurs « de terrain », nous avons eu une discussion autour de l’entrée du secteur privé lucratif dans toutes les activités d’animation. Ils nous disaient qu’ils ne seraient pas particulièrement réticents à travailler pour des organismes privés, quand bien même ces organismes travailleraient à dégager des bénéfices. Ils imaginaient qu’ils pourraient avoir de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires. Cependant, une importante proportion d’entre eux disait hésiter, en raison de leur préoccupation pour le public avec lequel ils perdraient le contact : « si nous allons travailler dans des organismes privés dont l’objectif est de dégager des bénéfices, alors nous allons perdre la population pour qui nous devons travailler ». Certains, ayant déjà effectivement travaillé dans le secteur marchand, confirmaient d’ailleurs cette différence de public.
50Si, pour continuer à travailler avec les publics défavorisés, il faut rester dans des situations et des postes de travail peu gratifiants, alors la tension est forte entre deux perspectives qui deviennent antagonistes : d’un côté l’accès à des conditions de travail plus satisfaisantes et de l’autre la persistance d’un engagement auprès de ceux qui en auraient le plus besoin et qui donneraient sens à la pratique professionnelle. Cette contradiction, qui met en tension les choix de carrière, n’est pas seulement ressentie par les animateurs de statut précaire, elle l’est aussi par ceux mieux installés dans des emplois plus stables. Elle renvoie à des mécanismes décrits par Christophe Dejours, en particulier les effets de la tension entre les convictions profondes des salariés et ce qu’ils sont contraints de faire dans leur pratique professionnelle (Dejours, 2006).
51Par ailleurs, et comme une manière de dépasser leur condition actuelle, parmi ces jeunes animateurs qui sont dans des situations professionnelles instables, certains envisagent de créer leurs propres structures, leurs propres associations. Cela peut interroger fortement par rapport aux structures déjà existantes. Si ces jeunes vont au bout de leurs intentions et qu’ils créent leurs propres structures, éventuellement sous forme d’entreprises, ils participeront de la mise à mal des structures existantes qui les emploient aujourd’hui !
52Les satisfactions au travail, susceptibles de protéger les salariés des risques psycho-sociaux, ne semblent pas non plus être les mêmes pour les cadres et pour les autres animateurs. Pour les premiers, la visée de transformation sociale est liée à l’émancipation des individus et celle-ci passe par l’expérience collective de groupes qui « se prennent en main ». Il est, par exemple, satisfaisant qu’un groupe de jeunes, cumulant différentes difficultés se constitue en association afin d’intervenir sur leur environnement social.
53Pour les seconds, permettre aux usagers de l’animation de se distraire de leur quotidien difficile semble déjà constituer une satisfaction importante bien que de plus en plus difficile à atteindre. Bien sûr, le fait de partager l’expérience de la précarité avec leur public n’est pas anodin pour ces animateurs, bien qu’ils soient eux-mêmes dans un parcours de formation professionnalisante susceptible de leur fournir, à terme, de meilleures situations d’exercice.
54Mieux installés dans des statuts professionnels plus stables et mieux reconnus, partageront-ils alors les perceptions et visées de leurs ainés ? N’y voir qu’un effet de génération serait une erreur, leurs expériences singulières de l’animation et leurs modalités d’intégration à celle-ci, diffèrent de celles de ceux qui les encadrent aujourd’hui.
Professionnalisation
55La professionnalisation suppose l’identification d’une clientèle, de demandes sociales spécifiques, de financements mais aussi la construction d’une professionnalité, c’est-à-dire l’existence de compétences assez spécifiques dont cette profession puisse dire qu’elles lui appartiennent. L’identité professionnelle, comme toute identité sociale, se constitue dans une dynamique d’ensemble incluant tous ces éléments (Dubar, 1992).
56Dans une étude publiée en 2011, Francis Lebon compare des animateurs travaillant en maison de quartier et d’autres travaillant en maison de retraite (Lebon, 2011). Il compare, bien que sur un petit échantillon, leurs pratiques et leurs discours. Il qualifie d’« épique » le récit que certains animateurs font de leur pratique. Il s’agit d’évènements localisés, de petites luttes qui les unes à la suite des autres donneraient sens et valeur au métier. On retrouve souvent cela aussi dans les métiers dits « canoniques » du travail social, comme si la pratique n’avait une valeur qu’à la condition d’être affrontée à une série d’obstacles, vaincus successivement. Le récit de ces difficultés ayant tendance à recouvrir et étouffer la description fines des pratiques effectives, il rend plus difficile le travail d’explicitation que suppose la formalisation d’une professionnalité à travers des pratiques mobilisant des compétences identifiées.
57Un processus de professionnalisation est un processus d’institutionnalisation. Il vise à instituer une profession, à construire sa légitimité. Ce travail institutionnel suppose la mobilisation du passé (ici les débuts de l’animation et de l’éducation populaire), de grandes figures, de grands récits déclinant une idéologie donnant sens à une histoire collective. Mais cette institutionnalisation suppose aussi d’en passer par la prise en compte du présent, des rapports de force et demandes sociales actuels plus ou moins en phase avec le fond idéologique initial.
58Constituer une profession c’est aussi constituer un groupe professionnel, éprouver un sentiment d’appartenance vis-à-vis de ce groupe social. Les cadres professionnalisés dans l’animation et socialisés à l’histoire et aux valeurs de l’éducation populaire par un cheminement de longue durée et les (plus) jeunes animateurs (vacataires ou occasionnels) peuvent-ils considérer qu’ils appartiennent au même groupe professionnel ?
59Cette professionnalisation de l’animation serait « impossible » (Bordes, 2008) parce que ses contours sont flous et mouvants mais aussi parce que la dimension militante fait tension. L’éducation populaire est à la fois ce qui donne sens et ce qui freine la professionnalisation dans ses dimensions de spécialisation et de rationalisation, matérialisées en particulier par la production de référentiels de compétences. L’appartenance à l’éducation populaire peut alors aussi apparaitre comme un « garde-fou » contre certains « excès » de la professionnalisation des pratiques et de la gestion des structures.
Une éducation politique ?
60Dans notre réflexion avec le groupe des cadres, en rapport avec la discussion sur les visées de transformation sociale et d’émancipation, la notion de citoyenneté est apparue. Cette notion est bien évidemment politique. Le travail des animateurs, dans le domaine de l’éducation populaire, serait-il celui d’éducation politique des publics qui leur sont confiés ?
61Selon la manière dont on aborde cette question, selon que l’on définit cette éducation politique comme le développement d’une analyse critique des phénomènes politiques ou bien comme l’acquisition, au quotidien, de compétences permettant au citoyen de faire valoir ses droits mais aussi de tenir une place dans la cité, la réponse peut sans doute varier fortement.
62Cette éducation politique peut d’ailleurs, pour certains cadres ayant des responsabilités particulièrement importantes, être celle des élus à conseiller et accompagner dans les choix politiques qu’ils ont à opérer.
63Le, la et les politique(s) sont alors tous concernés !
Axes du colloque
64Pour terminer j’en reviens aux trois axes du colloque ISIAT 2012, tels que le programme les annonce.
65La première entrée, « L’animation socioculturelle et le politique : quelles articulations ? » appelle à revisiter l’histoire de l’animation socio-culturelle mais aussi à examiner les conditions politiques actuelles de son existence.
66La seconde, « Animatrices et animateurs : pratiques, enjeux et contraintes » appelle une réflexion sur les pratiques effectives et sur la professionnalisation. Le questionnement invite à considérer les stratégies complexes des différents acteurs.
67Enfin la troisième, « La place des populations : actrices ou spectatrices ? » est sans doute celle qui est la plus difficile à prendre en compte par une profession qui, elle-même, hésite sur son propre devenir. C’est aussi celle qui repose, de la manière la plus directe, la question de la place de ces citoyens qui, dans leur diversité, sont tantôt objets et tantôt sujets des politiques.
Bibliographie
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Rubi Stéphanie, (2009), Structures d’animation en Zones Urbaines Sensibles. L’exemple de la Communauté Urbaine de Bordeaux », Paris : INJEP, coll. « Les cahiers de l’action », n° 21.
Auteur
Professeur des universités en sciences de l’éducation, Laboratoire EMA, IUFM, Université de Cergy-Pontoise
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