Le rôle d’acteurs associatifs dans la constitution d’espaces publics d’émancipation et de politisation citoyennes – études de cas Bordeaux/Québec –
p. 157-174
Texte intégral
1Les associations constituent-elles des espaces publics d’émancipation et de politisation citoyennes ? Les actions portées par le monde associatif ont – elles de nos jours encore vocation à changer la société ? Revenons tout d’abord sur leur genèse.
2Dans la continuité de Tocqueville, Durkheim endosse la thèse du pluralisme du pouvoir garanti par l’existence de corps intermédiaires (Perru, 2000). L’association est considérée comme une « force morale commune » qui permet le développement de l’individu. Mais, à l’opposé de Tocqueville, qui voit dans les corps intermédiaires une garantie contre l’arbitraire de l’État, Durkheim considère que face à une trop grande autonomie de ces groupements, l’État doit protéger l’individu contre toute forme d’arbitraire ; dans cette perspective, ce dernier demeure le « centre de l’organisation sociale ». Durkheim préconise alors la constitution de corps intermédiaires sous la forme d’une organisation calquée sur le modèle étatique, avec un organe central (conseil d’administration) et des organes secondaires, et intégrée à l’État (ibid).
3L’ambivalence de la fonction associative ainsi posée structure les rapports entre le tiers secteur et les pouvoirs publics : alors que l’association se présente comme un médiateur essentiel entre les individus et l’État car elle prête forme à des pratiques sociales qui ne peuvent trouver place hors d’un espace public autonome, comme le rappelle Jean-Louis Laville (2010), les pouvoirs publics cherchent à « établir des contrôles pour endiguer l’irruption de ces espaces publics » (ibid : 57) d’exercice de la démocratie. En conséquence, l’association peut aussi bien se présenter sous la forme d’un prestataire de services publics, elle est alors instituée comme mode de régulation sociale ; l’hétérogénéité qui caractérise le secteur associatif entretient, en effet, la méfiance envers l’association dans sa capacité à incarner sa mission d’intérêt public. Aussi critique-t-on, souvent à juste titre, l’emploi abusif du statut associatif, qui recouvre aussi bien des organismes parapublics créés pour contourner la comptabilité publique (Baron, 2001), que des organisations à visée lucrative, ou encore des associations autocratiques qui limitent les droits de leurs membres. À l’inverse, l’association peut apparaître sous la forme d’un vecteur de changement institutionnel ou sociétal, qui permet d’assurer l’expression de la pluralité et de révéler les problèmes non-reconnus ou absents de la scène politique (Ion, 2002). L’association retrouve alors sa spécificité irréductible, celle « d’opérer la rencontre avec la démocratie » (Laville, 2010 : 55).
4Deux expériences à Bordeaux et à Québec vont nous permettre d’analyser le rôle du mouvement associatif comme vecteur de transformation sociale, à travers la politisation et l'empowerment des acteurs dans l’espace public.
1/ L’expérience du projet de salle des fêtes du quartier « Grand Parc » à Bordeaux
5Le quartier du Grand-Parc, situé au nord de Bordeaux, est un quartier d’urbanisation récente qui s’inscrit dans la politique de construction de grands ensembles, il abrite ainsi La Cité du Grand Parc regroupant plus de 13 000 habitants. Le quartier fait l’objet d’un projet de renouvellement urbain, le tramway le dessert déjà tandis que la Cité sera prochainement réhabilitée.
6Si le quartier manque d’un vrai centre dynamique, le tissu associatif y est actif. Centre d’animation et centre social, comités divers, participent notamment à « Grand-Parc en fête » qui propose des spectacles, débats et animations durant la première semaine de juillet.
7Cube de béton ajouré de graffitis, la salle des fêtes, située au cœur du quartier, constitue un marqueur territorial et symbolique pour les habitants. Lieu évocateur d’un temps où le quartier attirait les bordelais et au-delà, à l’occasion de concerts de rock restés dans la mémoire collective, elle fait l’objet depuis sa fermeture d’attentes et de revendications nombreuses de la part des acteurs associatifs locaux ainsi que des habitants. Plusieurs tentatives pour la ré-ouvrir ont jusqu’ici échoué, les raisons invoquées sont diverses : coût de l’aménagement, absence de projet viable, absence aussi de volonté politique réelle.
8En 2011, un collectif d’acteurs sociaux et d’habitants (SDF) s’est emparé de la question et est parvenu à mettre sur l’agenda politique de la ville la réouverture définitive de la salle. C’est à la faveur d’un événement, la venue de la manifestation d’art contemporain Evento sur le quartier, que ces acteurs ont sensibilisé la population et suscité la mobilisation autour de la réouverture du lieu.
9Le collectif « SDF » est fondé de façon officielle lors d’une soirée de mobilisation festive le 14 décembre 2011. Il se compose d’une trentaine de membres actifs : représentants de structures sociales (centre social et centre d’animation), d’institutions culturelles (bibliothèque du quartier), d’associations culturelles (Mc2a, collectif Bordonor) et éducatives, habitants et bénévoles, pour la majorité publics de ces structures ; ainsi que de nombreux « sympathisants » qui se manifestent de façon ponctuelle, lors des réunions de groupe ou à l’occasion des manifestations publiques qu’il organise. Le terme de « collectif » fait référence ici au fait qu’il s’organise au travers de marqueurs identitaires, comme le nom qu’il se choisit ou l’usage du pronom personnel « nous », qui l’instituent comme sujet collectif (Céfaï, 2007).
10La culture d’un groupe se construit sur la base de valeurs et de principes qui structurent l’action des membres. Le collectif entend ainsi défendre les valeurs de l’éducation populaire qu’il définit comme « une éducation de chacun par chacun, s’intéressant à l’accessibilité de la culture pour tous au sens large du terme » et qui implique d’« œuvrer à la pratique effective des droits et des obligations des citoyens et travailler ainsi à instaurer la justice politique » ; il met alors en œuvre une organisation qui privilégie l’échange d’expériences et la co-production de savoirs.
11Comme tout acteur de l’espace public, le collectif cherche reconnaissance et légitimité, cette demande est inscrite dans la déclaration d’intention sous forme de revendication, il s’agit explicitement pour le groupe de « devenir un interlocuteur légitime, incontournable de cette réouverture ». Pour y parvenir le collectif doit agir sur deux ordres de légitimité : augmenter sa représentativité en tant que collectif d’habitants et prouver qu’il possède les compétences techniques nécessaires à la réalisation du projet.
12Pour répondre à la première contrainte, des soirées de mobilisation sont organisées dans le triple objectif de témoigner de la démarche du collectif, de susciter l’adhésion et de diffuser ses valeurs auprès d’un large public. Les membres du collectif sont ainsi nourris de croyances partagées sur les questions du vivre-ensemble et de la solidarité communautaire (Céfaï, 2007). À ces occasions, il s’agit également de proposer une programmation alternative culturelle et populaire qui à la fois témoigne des valeurs du collectif et préfigure la programmation de la salle. La mise en scène du collectif dans l’espace public a pour principale fonction de convaincre un public extérieur de la pertinence de ses valeurs et objectifs et de partager le plus largement possible cette idéologie identitaire.
13La mobilisation et l’adhésion aux valeurs se jouent sur le registre émotionnel. Les émotions, explique Daniel Céfaï (2007), sont essentielles à l’engagement, elles donnent envie d’agir, assurent la cohésion du groupe, et soutiennent des identités collectives. Aussi, le collectif ressort-il d’une stratégie affective pour interpeller les habitants. Il s’agit de faire revivre un équipement « où les habitants avaient plaisir à se retrouver » et qui aujourd’hui « manque cruellement aux habitants du quartier ». La salle des fêtes n’est plus alors perçue comme un équipement comme les autres, elle devient « médiateur » du lien social. Le lieu est incarné, il renvoie au mythe de la communauté rassemblée. Son devenir relève d’une opération de cohésion sociale.
14Mais si le registre sensible est crucial pour assurer la cohésion du groupe et engendrer un capital de sympathie, la reconnaissance par l’autorité publique se joue également sur le plan de l’expertise. La réussite de la négociation passe par la maîtrise d’un certain nombre de ressources, en particulier techniques. Aussi, afin de se doter des compétences nécessaires, le collectif organise des rencontres avec des spécialistes. Des responsables associatifs et d’équipements culturels sont sollicités pour donner leur avis sur les spécificités de la gestion et de la programmation d’un espace culturel. Les membres eux-mêmes, dont certains travaillent dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme, cherchent à transmettre leurs connaissances pour capaciter le groupe et augmenter les chances de réussite du projet.
15Parallèlement, des prises de contact avec d’autres collectifs empruntant des démarches afférentes permettent l’acquisition et le partage de techniques pour l’action collective. Sont ainsi contactés le collectif Jardin de ta sœur et l’association de la halle des Douves, qui transmettent au collectif SDF des informations importantes sur le processus de concertation avec la municipalité. Il s’agit à la fois d’augmenter le répertoire d’action collective et de développer un réseau de solidarité et d’entraide.
16Au sein du groupe, les représentants associatifs fournissent au collectif les compétences organisationnelles dont il a besoin. L’action n’aurait pu aboutir sans une certaine capacité de leadership et de négociation de ces acteurs. Les « intervenants organiques », s’ils sont jugés experts de leur quotidien, se voient difficilement reconnaître, par l’autorité publique, les compétences quasi professionnelles indispensables en termes de conduite de projet. De même, les tactiques pour dévaluer la parole des « citoyens ordinaires » vont souvent de pair avec les stratégies pour déstabiliser et décourager leurs velléités d’engagement (Céfaï, 2007 : 698). Les habitants lorsqu’ils sont invités à prendre la parole, sont rapidement mis « hors-jeu », on leur reproche tour à tour de faire entendre une parole trop vive ou décalée, de s’intéresser trop ou pas assez aux affaires de la cité, de ne voir que leurs intérêts particuliers alors qu’ils sont justement convoqués pour en parler, d’être trop ordinaires ou trop professionnels dès lors qu’ils acquièrent quelques rudiments du débat public (Blondiaux, 2008 : 34). Ce jeu de qualification-déqualification laisse apparaître tout le paradoxe de la participation : d’un côté, on souhaite que les citoyens s’engagent, de l’autre, on limite l’expression et la portée de leur engagement. Aussi, Laurent Thévenot observe que « la possibilité de voir ses propres préoccupations entendues par les administrateurs publics augmentent à la condition que les citoyens s’organisent et agissent comme des groupes de pression pour faire entendre leur voix, faire valoir leurs droits et promouvoir leurs intérêts » (cité par Vitale, 2009).
17Les associations sont également attendues sur le front des vertus civiques en tant qu’instrument de politisation individuelle et collective, et de structuration de l’intérêt commun. Selon Alexis Tocqueville les associations représentent à la fois un rempart contre les possibles dérives autoritaires du pouvoir et un lieu essentiel de socialisation politique. Ainsi, c’est à la faveur de l’association que se sont développées les libertés individuelles, parce que, selon lui « c’est en s’associant que les individus développent une répugnance à céder le pouvoir qu’ils sont capables d’exercer » (cité par Zask, 2011 : 97), aussi, « plus ils s’associent, moins ils s’en remettent à autrui pour agir à leur place » (ibid). D’autre part, c’est parce qu’elles procurent aux individus « l’habitude de faire des choses ensemble et d’agir de concert » (ibid : 93) que ceux-ci sont en mesure de renoncer à leurs intérêts particuliers au profit du bien commun. L’association doit ainsi permettre l’émancipation citoyenne au sein d’un espace de socialisation qui doit faciliter l’acquisition d’un esprit civique indispensable à l’intégration sociale des individus.
18Si l’on définit la politisation comme l’articulation d’un processus de conflictualisation et d’une montée en généralité (Hadimi, 2006), la lutte pour l’ouverture de la salle des fêtes renvoie bien à une démarche de politisation. Les acteurs ont élaboré leur action autour d’un but commun, à partir de la définition d’une situation problématique (absence d’équipement culturel sur le quartier), leur revendication a engendré une confrontation avec les pouvoirs publics qu’il a fallu (con) vaincre sur un principe de justice (obtention d’un droit à un service public).
19D’autre part, la participation au débat public et la préparation préalable qu’il exige structurent l’apprentissage du processus politique. Le collectif SDF consacre beaucoup de temps à essayer de comprendre les rouages du système ainsi que les mécanismes qui permettent d’aboutir à la décision publique. Il s’agit, par exemple, de repérer qui d’un service ou d’un responsable administratif détient un pouvoir de décision ou exerce auprès du maire une forme d’influence, afin, soit d’obtenir une information qui permettra de mieux se préparer à la négociation, soit de médiatiser, par le biais d’un relais au sein de l’appareil municipal, la demande collective. La préparation au débat induit également la mise en œuvre d’une capacité à discuter et à argumenter sur l’action à entreprendre ; les protagonistes apprennent ainsi à construire un projet collectif et à se situer dans un monde commun. Juger est, selon Hannah Arendt, une faculté spécifiquement politique dans le sens où l’entend Kant, à savoir « de voir les choses non seulement d’un point de vue personnel, mais dans la perspective de tous ceux qui se trouvent présents » (1972 : 282). L’action collective permet alors aux participants « d’éprouver le pouvoir d’agir ensemble » (Laville, 2010) et concrétise la jouissance d’une liberté positive (ibid). L’action collective constitue certainement pour les participants un espace d’apprentissage du fait commun. Les membres ont expérimenté le débat démocratique et ainsi fait l’apprentissage d’un processus démocratique nécessairement dialogique (Rui, 2004). Personne n’est naturellement prédisposé à concilier ses propres intérêts à ceux des autres (Zask, 2011 : 96) ; rechercher un but commun peut être à la fois source de connaissance de soi et de formation de l’esprit public. De même la forme associative constitue pour les citoyens « un moyen pour dépasser le sentiment d’impuissance et pour prendre conscience de la force collective » (Laville, 2010 : 131).
20En outre, toute action collective repose sur un minimum d’intégration des comportements des individus (Crozier et Friedberg, 1977 : 21) ; elle se définit comme une action commune qui fait prévaloir l’intérêt général sur les intérêts particuliers portés par chacun des membres. Aussi, ces derniers doivent-ils faire l’apprentissage d’une culture civique. Boltanski et Thévenot (1991) décrivent le monde civique comme le lieu où l’individu doit rompre avec son isolement et subordonner sa volonté propre à la volonté générale (ibid : 231). C’est en renonçant à leurs intérêts particuliers que les personnes peuvent accéder à la grandeur et faire usage de leur condition politique. Est également qualifié de grand, celui qui œuvre pour réaliser l’union du groupe (ibid : 232). Dans le collectif, les représentants associatifs endossent le rôle d’instructeurs civiques. Ainsi rappellent-ils aux participants que « le collectif est porteur d’une parole politique » alors que les individus « ne sont porteurs que d’une parole individuelle, un bulletin de vote ». Faire front commun, c’est augmenter la puissance du collectif, à l’inverse, la division entraînerait la dilution de l’être collectif en une somme d’individus mus par leur intérêt individuel, chacun devenant alors plus vulnérable à la pression du pouvoir politique. L’activité du collectif consiste donc à « stabiliser et à appareiller les personnes collectives, à les objectiver, de façon à leur donner du corps, de la permanence et de la présence » (ibid : 231).
21En débattant entre eux, en définissant ensemble les termes de la négociation avec l’autorité publique, les acteurs apprennent à coopérer, ils édifient peu à peu une méthode et font l’apprentissage de techniques de lutte collective (Blatrix, 2002). Ces éléments contribuent à leur tour à construire une identité collective apparente dans l’espace public, que les membres sont en mesure de définir en termes de valeurs et de principes de coopération et d’action.
22Il convient néanmoins de relativiser cet idéal tocquevilien et rappeler que la forme associative ne garantit pas nécessairement l’édification d’un esprit civique ni ne développe les liens sociaux. Ainsi Camille Hadimi (2006) a-t-elle observé, dans la continuité des travaux de Nina Eliasoph, la propension des adhérents associatifs à rechercher dans l’association, un espace de sociabilité plus qu’un lieu d’expression politique, manifestant même un évitement du politique dans les discours en vue de préserver le climat d’entente et la cohésion du groupe.
2/ L’expérience communautaire dans un « espace libre » à Québec
23C’est dans le contexte émancipatoire de la « révolution tranquille » qu’émerge au Québec, le mouvement communautaire comme substitut aux formes traditionnelles de solidarité sociale principalement incarnées par l’Église (Proulx et al., 2007). Apparaissent ainsi les premiers comités citoyens dans les années 1960 dont l’action à la fois politique et sociale, vise la mise en place de services sociaux en direction des populations défavorisées. Implanté dans les quartiers, le mouvement revendique, comme en témoigne l’appellation « communautaire », son « ancrage [...] dans les cultures locales » (ibid). L’action du tiers secteur, indiquent les chercheurs, a contribué à la création des centres locaux de services communautaires (CLSC). Ceux-ci seront par la suite institutionnalisés et mandatés par le gouvernement pour mettre en œuvre sa politique en matière de services de proximité ; des citoyens, en tant que membres des conseils d’administration, en assurent la gestion aux côtés des autorités publiques (Hamel, 2008). Une résurgence du tiers secteur autonome s’opère dans les années 1980, dans un contexte de rationalisation des dépenses, ce qui accentue la polarisation entre organismes institutionnels subventionnés et organismes alternatifs précaires. En 2001, sous la pression des acteurs du secteur, le gouvernement québécois intègre, dans sa politique de reconnaissance de l’action communautaire, le concept d’économie sociale et solidaire comme principe d’organisation du secteur. Toutefois, la relation entre l’État et le secteur volontaire témoigne d’une tension persistante entre la volonté d’assurer une gestion rationnelle des fonds publics d’un côté, et celle de répondre à des besoins sociaux dans un souci de justice et d’intégration sociales de l’autre (Proulx et al., 2007).
24Le Centre résidentiel et communautaire Jacques Cartier (CCJC) s’inscrit dans la tradition du mouvement communautaire, dont l’action vise la transformation sociale et l’émancipation individuelle et collective.
25Créé à l’initiative d’un groupe de travailleurs sociaux ou organisateurs communautaires dans la terminologie québécoise, le centre constitue à son origine une forme innovante de coopérative habitante destinée aux jeunes rencontrant des difficultés d’insertion sociale et professionnelle. Ce lieu, conçu pour répondre à de multiples besoins et usages, est envisagé à la fois comme un lieu d’appartenance qui, à partir des valeurs et des aspirations exprimées par les résidents, contribue à donner du sens et à définir des objectifs de vie, et comme un espace où, tout en travaillant à l’amélioration de leur qualité de vie personnelle, les jeunes peuvent apprendre à « penser collectivité ». Le projet du lieu allie ainsi développement personnel et vertu civique.
26Au fondement du projet de résidence, qui répond par ailleurs à une problématique sociale cruciale, celle de l’importance du logement dans le processus d’insertion, on trouve une finalité d’émancipation de la personne. Il s’agit de conduire ces jeunes adultes à se saisir des problématiques qui les concernent et à décider eux-mêmes de la meilleure façon d’y répondre. Ce processus capacitaire repose sur la mobilisation de leurs ressources et compétences ; à cet effet, leur participation active dans la gestion du centre est recherchée. Les assemblées de résidence sont organisées et régies par les résidents eux-mêmes, qui débattent de l’organisation de l’espace commun et décident ensemble quant aux orientations du projet communautaire. Le centre propose ainsi un espace d’exercice de la citoyenneté et d’apprentissage du débat public, dans lequel les jeunes formulent « leurs propres règles d’interaction, de coopération et de communication » (Céfaï, 2007 : 648). La prise de parole individuelle est encouragée dans un esprit civique de solidarité vis-à-vis du groupe. Dans cette « sphère d’autonomie », les personnes retrouvent une liberté d’expression qui leur est niée par ailleurs. Ainsi le public du centre constitue-t-il ce que Nancy Fraser nomme un « contre public subalterne », opposant un modèle relationnel alternatif aux rapports asymétriques prévalant à l’extérieur du centre. Dans ces « arènes discursives parallèles », les citoyens marginalisés « élaborent et diffusent des contre-discours » (2005 : 127), formulent leur volonté et expriment leur singularité, dans une atmosphère bienveillante.
27Parallèlement, le volet économique du processus de réinsertion prend la forme de projets de formation innovants axés sur les attentes des personnes, très souvent à forte vocation culturelle. La contribution économique et sociale à la communauté est donc envisagée dans une perspective éthique et respectueuse de la personne, dans l’objectif de développer des compétences et de restaurer confiance et estime de soi. Le CCJC s’apparente à un laboratoire d’expérimentation sociale et culturelle dont l’objectif est de développer la capacité d’expression des jeunes et, au-delà, celle de penser et juger par eux-mêmes. La participation sociale vise ultimement à réaliser l’émancipation des personnes. Il s’agit de qualifier et d’objectiver l’auto-expertise en donnant aux personnes les moyens de créer leurs propres projets, et partant, de les reconnaître comme des citoyens compétents, autonomes et responsables.
28La démarche des fondateurs du CCJC s’inscrit ainsi dans celle des militants sociaux des années 1960 qui luttaient pour une transformation radicale des structures sociales et politiques et revendiquaient la participation active des exclus du système. La démocratie participative était alors envisagée par ses théoriciens, à la fois comme un outil d’éducation civique et un vecteur d’émancipation individuelle et collective. Elle devait permettre, d’une part, de faire l’apprentissage des rouages du système et de l’intérêt général, – selon Carole Pateman, la théoricienne du concept, « plus on participe, et plus on est en mesure de participer efficacement, car l’horizon des interlocuteurs s’élargit, leurs connaissances sur le monde en général et sur l’univers politique s’accroît, leur confiance en eux s’accroît » (citée par Sintomer, 2011) –, d’autre part, d’accompagner l’engagement de chacun dans les affaires de la cité, engagement qui est une condition de la liberté et de l’épanouissement individuel (Blondiaux, 2008 : 39-40).
29Toutefois, la dimension politique du projet du CCJC ne prend pas la forme d’une exigence de pluralisme sur la scène publique ni d’une lutte pour la reconnaissance de son action par l’institution. Cette dernière reconnaît depuis longtemps la pertinence et la valeur sociale des projets culturels et économiques développés par le centre et lui a octroyé le statut d’organisme formateur. L’approche tend à privilégier aujourd’hui l’axe de développement personnel et l’empowerment des acteurs au travers de l’élaboration de « projets de vie ». Les potentialités des personnes sont ainsi révélées au travers d’expérimentations sociales et culturelles très diversifiées : création de jardins collectifs, projet d’écoquartier, pratique circassienne, création de fresques murales, gestion de la coopérative habitante, gestion et animation d’un lieu artistique et culturel le Tam Tam café, projets personnels.
30Le concept d’empowerment a été formalisé dans les années 1980, à la suite de l’action sociale et politique des années 1960-70, par les tenants de la psychologie sociale américaine. Ces chercheurs, préoccupés par la situation des populations les plus défavorisées, se sont efforcés de montrer le rôle essentiel joué par l’environnement social dans la précarité. Les psychologues ont fait le constat selon lequel les difficultés matérielles et psychologiques rencontrées par certaines personnes n’étaient pas imputables aux seuls individus. Des facteurs historiques, économiques, culturels entraient nécessairement en ligne de compte qui exigeaient d’« agir sur ces conditions et non seulement sur les individus » (Dufort et Le Bossé, 2001). Plus précisément, il s’agissait « d’analyser l’adéquation entre les besoins et les habiletés des personnes et les caractéristiques et ressources disponibles dans leur environnement » (ibid), tout en s’appuyant sur les formes de sociabilité susceptibles de contribuer au développement du pouvoir d’agir des personnes.
31Pour Bossé et Dufort (2001), l’empowerment représente « une augmentation d’une forme ou l’autre de pouvoir » qui se distingue d’un pouvoir d’agir sur soi ou sur les autres. Une interprétation de la notion d’empowerment selon une conception néo-libérale semble, à l’inverse, prévaloir de nos jours, notamment dans les instances internationales chargées de lutter contre la pauvreté. Cette interprétation dévoie le sens même du concept. L’empowerment envisagé « en termes d’action et de capacité individuelles à faire des choix » (Biewener et Bacqué, 2011) devient alors un instrument au service d’une logique de rationalité économique, un moyen de « profiter des opportunités pour augmenter son bien-être économique dans un marché compétitif » (ibid). En d’autres termes, le système néolibéral cherche à promouvoir la responsabilité individuelle dans la prise en charge des situations de pauvreté, l’individu est alors invité à se saisir d’opportunités, à formuler des choix rationnels et à développer des capacités individuelles qui vont avant tout s’avérer profitables au système économique.
32À l’opposé de cette réinterprétation managériale, les théoriciens du pouvoir d’agir insistent sur l’idée de processus à la fois individuel et collectif qui doit permettre à la personne ou au groupe d’acquérir « les moyens de renforcer sa capacité d’action » (Biewener, Bacqué, 2011) et d’« exercer un plus grand contrôle sur sa réalité » (Le Bossé et Dufort, 2001). L’empowerment n’est pas une commodité qui s’acquiert une fois pour toutes, mais un processus de transformation qui s’expérimente à travers l’action. Il importe alors de distinguer la cible du changement et les moyens pour y parvenir. La traduction par le terme de capacitation empruntée au portugais capacitao présente, à cet égard, selon Marion Carrel (2009) l’intérêt de renvoyer à la fois à l’« acquisition de pouvoir » et au « processus d’apprentissage pour y accéder ».
33Si l’empowerment est plus facile à définir lorsqu’il fait défaut « parce qu’il revêt des formes différentes selon les personnes et les contextes » (Rapapport, 1984 : introduction), Le Bossé et Dufort (2000) en identifient quatre caractéristiques :
- il repose sur un système de croyances qui met l’accent sur les forces des individus et ne se limite pas au seul objectif du bien-être personnel ;
- il renvoie à la possibilité d’assumer des fonctions multiples, et enrichissantes ;
- il s’appuie sur un réseau de soutien et d’entraide établi par les pairs et qui serait à la source d’un sentiment d’appartenance à la communauté ;
- il suppose l’existence d’un leadership inspirant et talentueux simultanément engagé envers les participants et la communauté.
34Par ailleurs, l’empowerment pose explicitement la question du pouvoir, de sa nature et de sa fonction. Le pouvoir comporte plusieurs dimensions. En premier lieu, il renvoie, soulignent Biewener et Bacqué (2011) à un pouvoir de contrôle qui désigne par exemple la capacité d’une personne à peser sur les décisions et à accéder aux ressources. S’il est utile de posséder un « pouvoir sur », il est nécessaire de développer un « pouvoir de », c’est-à-dire l’intériorisation de sa propre capacité à agir et à peser dans le débat. Son acquisition passe par un travail de conscientisation indispensable à la transformation de l’image et de la confiance de soi. Le concept de « conscientisation » développé par Paulo Freire (1974) représente la capacité d’auto-éducation et d’autoformation des individus. Les personnes ont, selon lui, une « vocation ontologique » à la réflexivité et à la conscience critique. En développant un pouvoir intérieur, les « dominés » sont en mesure d’acquérir un pouvoir d’agir qui, mis en œuvre collectivement, peut modifier le rapport de domination.
35L’émergence et l’activation de l’empowerment individuel s’appuient sur un environnement facilitateur qui comprend, sur un plan personnel, la famille, les amis, les voisins, et sur un plan communautaire, les organisations, les associations, les groupes d’appartenance ou de soutien. La démarche du CCJC insiste, à cet égard, sur la dimension collective du processus d’émancipation individuelle. Logique d’accomplissement et logique d’affiliation se conjuguent pour un développement optimal des compétences de chacun.
36En outre, les professionnels engagés aux côtés des personnes le font sur la base d’une volonté sincère de créer les conditions d’un changement et dans un « réel partage des pouvoirs à toutes les étapes de l’intervention » (Le Bossé et Dufort, 2001). À cet égard, la vigilance des professionnels québécois est grande à ne pas faire « à la place de ». Le responsable de l’animation au Centre Jacques Cartier explique que la finalité d’empowerment de la personne reste en permanence à l’esprit des organisateurs et dicte toute action.
Conclusion
37À travers l’analyse de ces deux cas pratiques, on a pu noter la capacité des associations à révéler et à partager la connaissance sur les enjeux urbains et sociétaux. Les responsables associatifs présents dans le collectif SDF évoquent ainsi « la dimension d’observation partagée avec les habitants », dont relève l’action associative, dimension qui constitue un préalable essentiel à l’engagement. Pour y parvenir, ils préconisent de « mettre en place des espaces où on invite les habitants à s’interroger sur leur espace de vie », afin « qu’ils développent des formes d’expertise eux-mêmes sur l’ensemble des questions sociales ». On touche là au rôle de conscientisation traditionnellement dévolu au secteur associatif lorsque celui-ci endosse une fonction de transformation sociale. C’est à ces conditions, que le cadre associatif peut faire émerger des expériences sociales susceptibles d’œuvrer à la transformation de l’ordre institutionnel.
38Les différentes formes d’action collective sont ainsi fortement structurées et dynamisées par l’accompagnement de structures médiatrices qui permettent que les revendications des habitants organisés s’expriment et se fassent entendre des pouvoirs publics.
39L’association joue là le rôle de « marginal-sécant » à savoir celui « d’un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer le rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’action différentes, voire contradictoires » (Crozier et Friedberg, 1977 : 6).
40L’association n’a donc pas renoncé à une visée de transformation sociale au travers de la politisation et de l’empowerment des personnes, elle prétend ainsi continuer à jouer un rôle dans le développement d’un esprit civique et la promotion des intérêts des citoyens ordinaires.
41L’associationnisme renoue là avec sa fonction politique qui consiste à conduire les citoyens, aux côtés des représentants élus, à la construction du sens commun et des fondements de l’être ensemble. Le renouveau de la démocratie qui passe nécessairement par la contribution des citoyens à la définition des enjeux et à la recherche de solutions, dépend de ce partenariat entre « politiques publiques et politiques de l’espace public » (Laville, 2010).
Bibliographie
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Auteur
Docteur en géographie sociale, UMR ADESS, Bordeaux
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