« Empowerment radical » et ASSC en France : une impossible traduction ? Réflexions sur la question du pouvoir
p. 17-32
Texte intégral
1En préambule au présent texte et en référence à nos travaux antérieurs concernant les relations entre l'animation sociale et socioculturelle professionnelle et l'empowerment1, trois postulats nous semblent essentiels à dégager :
21/ Tout d’abord, l'empowerment est révélateur des mutations profondes qui traversent les politiques publiques dans les pays occidentaux, des nouveaux modes de gouvernement adoptés et de l'hégémonie actuelle de la gouvernementalité néolibérale. Comme le souligne B. Jouve « L’empowerment désigne le processus de transfert de ressources politiques et de pouvoirs de l’État vers la société civile, la modification du rapport entre, d’une part, l’individu comme sujet politique et social et, d’autre part, l’État »2. Evolution dont l'empowerment s’avère être un analyseur particulièrement pertinent, tant au travers du rapport original qu’il introduit entre émancipation individuelle et construction politique collective, que par rapport aux multiples usages qu’il autorise, de par cette « pertinence historique » même.
32/ Ensuite, l’empowerment apparaît comme une « technologie gouvernementale (...) placée entre les relations de pouvoir comme jeux stratégiques entre les libertés (...) et les états de domination qui sont ce qu'on appelle d'ordinaire le pouvoir »3. Cette technologie4 autorise en conséquence des usages politiques sensiblement divergents, voire radicalement opposés, qui tous prétendent s'appuyer sur le concept d’empowerment alors que leurs pratiques divergent fortement.
4Ainsi, M-H Bacqué et C. Riebewer distinguent trois modèles d’'empowerment : le modèle néolibéral qui correspond « à une rationalité politique qui met le marché au premier plan, mais n’est pas seulement – et n’est même pas d’abord – centrée sur l’économie ; elle consiste plutôt dans l’extension et la dissémination des valeurs du marché à la politique sociale et à toutes les institutions »5 ; le modèle social-libéral qui « peut prendre en compte les conditions socioéconomiques et politiques de l’exercice du pouvoir, sans pour autant interroger structurellement les inégalités sociales »6 ; le modèle radical dont « l’objectif d’émancipation individuelle et collective débouche sur un projet de transformation sociale qui, dans ses approches les plus radicales, repose sur une remise en cause du système capitaliste »7.
53/Enfin, soulignant que son « succès » actuel témoigne aussi de la crise que traverse le travail social ; de la recherche par les professionnels de nouvelles pistes d’intervention qui puissent constituer une alternative crédible aux politiques publiques, M-H Bacqué et C. Riebewer posent une question que nous avions également retenue : « Qu’attendre de l’importation en France de l'empowerment »8, et plus précisément de l’empowerment radical ? Et par conséquence, dans quelle mesure ce « modèle » peut-il alors nous indiquer quelques pistes pertinentes pour repenser les références politiques de l’animation socioculturelle en France : conception et exercice effectif du pouvoir ; praxis « révolutionnante »9 ; relation entre émancipation individuelle, capacitation personnelle et causalité « structurelle » ; rôle politique de l’animateur professionnel ; critique en acte des dispositifs néolibéraux ; horizon politique mobilisé…
6En partant de ce premier balisage, une problématique centrale traverse la réflexion : la conception et l’usage du pouvoir dans ses diverses déclinaisons pratiques et théoriques. Comme nous le verrons plus bas, cet objet constitue également l’aspect le plus caractéristique de l'empowerment radical, ce en quoi il se distingue de la manière la plus manifeste d’autres modèles d’intervention sociale, et par conséquence l’entrée la plus stimulante pour poursuivre notre réflexion. Aussi, mieux cerner cette originalité radicale, centrée autour d’une définition du pouvoir profondément renouvelée ; en dégager les termes d’une possible traduction pour l’ASSC en France, telles sont les pistes que nous allons tenter de suivre maintenant…
En partant d’Alinsky…
7Les initiateurs de la démarche de community organizing, qui constitue une référence majeure pour l’empowerment radical, furent les premiers à poser explicitement la question du pouvoir comme fondamentale dans l’intervention sociale ; non pas prioritairement comme lieu central de l’oppression, mais comme modalité première de lutte des opprimés, de conquête de leurs droits et leur dignité. Ainsi, N. Gortz et D. Zamora, dans leur introduction à « Être radical », déclarent :
« Dans sa conception, Alinsky élargit substantiellement la notion de pouvoir et son champ d’étude. Le pouvoir n’est plus seulement défini par les positions occupées au sein la structure sociale – et l’Etat plus particulièrement – mais comme la capacité par un groupe social donné de mobiliser ses ressources via des formes organisationnelles afin d’agir collectivement en fonction de ses intérêts et d’acquérir ainsi du poids dans l’arène politique »10
8Et Alinsky de s’insurger contre le fait que le mot « pouvoir, qui désigne « la capacité mentale, physique et morale à agir », est devenu un terme maudit »11. C’est cette opposition concernant les différentes conceptions du pouvoir que l’empowerment radical, à l’instar d’Alinsky, réactualise, en mobilisant de nouvelles ressources théoriques (Arendt, Foucault, etc.), et en étendant son action hors des sphères d’action traditionnelles de l’IAF12 (féminisme, pays du Sud, etc.), mais avec le même souci, que son action « touche au cœur de la question : l’organisation des opprimés, instrument fondamental de transformation sociale »13.
1/ Le primat de l’action politique chez H. Arendt : le pouvoir-en-commun
9H. Arendt définit le terme via activa pour désigner les trois activités humaines qu’elle juge fondamentales : le travail, l’œuvre, et l’action. Mais parmi celles-ci, elle distingue :
« L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité (...) Si tous les aspects de la condition humaine ont de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la condition (...) de toute vie politique »14.
10Cette polis ne peut advenir ni par la force d’un décret ou d’une constitution légale préalable, ni sous la forme d’un contrat social qui en garantirait la consistance15, mais par la création d’un espace qui commence à exister « dès que les hommes s’assemblent dans le mode de la parole et de l’action »16. Mais la pérennité de cet espace n’est pas garantie par cette simple fondation. Il faut que la parole et l’action soient actualisées, ou plus précisément que la puissance des communautés politiques soit actualisée par l’action politique commune des hommes, « lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas, lorsque les mots servent (…) à révéler des réalités, lorsque les actes servent (…) à établir des relations et créer des réalités nouvelles »17. C’est ce processus d’augmentation de puissance qu’H. Arendt appelle pouvoir. Cette définition du pouvoir amène Arendt à se dissocier radicalement des définitions qui identifient pouvoir et domination, ou qui fondent son exercice sur le commandement ou l’obéissance. Les repères historiques contemporains qu’elle convoque sont pour la plupart issus d’expériences modernes de pouvoir populaire (« districts » de la Commune de Paris ; soviets russes ; conseils allemands ou hongrois, mais aussi mouvements de désobéissance civile comme ceux initiés par M.L. King ou Gandhi…). Pour Arendt, ces exemples démontrent que « Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir et à agir de façon concertée »18 et non pas à dominer son semblable, ou à faire prévaloir, selon la formule wébérienne « ma volonté sur la résistance d’autrui ».
11Pour Arendt, la définition du pouvoir, et le lieu d’où il s’origine, est donc claire : le pouvoir n’est pas « un pouvoir-sur », mais « un pouvoir-en-commun ». « Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que le groupe n’est pas divisé »19. C’est donc du consentement commun pour l’action que vient le pouvoir, et celui-ci s’évanouit si ce consentement disparaît, ou est mis en échec, comme dans le cas des soviets ou des conseils ouvriers. Mais au-delà des mots, l’opposition entre pouvoir et domination, et le refus affirmé de voir substitué (ou confondu) un terme et l’autre, marque pour Arendt l’incompatibilité totale existant entre différents modèles d’exercice politique. « Ce n’est que lorsqu’on aura cessé de ramener la conduite des affaires à une simple question de domination que les caractères originaux des problèmes de l’homme pourront apparaître »20.
12Pour sortir de « l’ornière » de la domination et de la violence, le pouvoir doit être appréhendé comme le point d’orgue de la via activa, le principe constitutif de la catégorie d’action, à la fois condition d’accomplissement et aboutissement de toute vie politique proprement humaine, au travers de ces deux conditions essentielles, la pluralité et la concertation. La pluralité, qui seule garantira le principe de l’égale expression des singularités dans la construction d’un pouvoir commun, condition même pour un groupe de penser et agir : « La pluralité est la condition de l’action humaine parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne ne soit identique à aucun homme ayant vécu, vivant ou encore à naitre »21. La concertation, dont Arendt ne fait pas simplement un outil de gouvernement, mais qu’elle élève pratiquement au rang de principe ontologique : « Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir et à agir de façon concertée »22.
13En fait, le pouvoir-en-commun que propose H. Arendt est cet espace d’apparition dont on a fait mention plus haut, lieu d’actualisation des puissances singulières qui s’associent, lieu potentiel d’action dont le nom est pouvoir.
2/ Le pouvoir productif chez Foucault
14La deuxième grande référence théorique concernant la question du pouvoir utilisée par les courants de l’empowerment radical, particulièrement les courants féministes, est construite autour des travaux de Michel Foucault.
15Comme Arendt, Foucault rejette une conception du pouvoir identifié à la domination, à une instance extérieure qui jouerait le rôle d’un « Léviathan » qui imposerait sa loi du haut vers le bas : « L’analyse, en termes de pouvoir, ne doit pas postuler, comme données initiales, la souveraineté de l’Etat, la forme de la loi ou l’unité globale d’une domination ; celles-ci n’en sont plutôt que les formes terminales »23. Le pouvoir est un système de rapports de forces, mouvant, instable, en perpétuelle évolution, se construisant dans son immanence même, qui situent les agents en fonction de leur position différentielle dans ces rapports de force : « le jeu qui par voie de luttes et d’affrontements incessants les transforme, les renverse, les inverse »24.
16Ce jeu, cristallisé en stratégies et contre-stratégies, induit deux conséquences majeures : « Le pouvoir fonctionne, le pouvoir s’exerce en réseau et, sur ce réseau, non seulement les individus circulent, mais ils sont toujours en position de subir et aussi d’exercer ce pouvoir »25. Il n’y a donc pas d’extérieur au pouvoir, de « virginité » par rapport à lui, nous y « baignons » et l’exerçons tous… Mais à l’inverse, ce pouvoir ne peut s’exercer qu’au travers de relations, de jeux, de techniques qui impliquent pour fonctionner une marge de manœuvre, un espace de liberté qui peut permettre d’en subvertir les effets de domination26.
17Cette immanence et cette ouverture au jeu qui caractérise le pouvoir tient au fait que, pour Foucault, « le pouvoir vient d’en bas ; c’est à dire qu’il n’y a pas (…) une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés »27, mais une multitude de rapports de pouvoir qui traversent les institutions, les appareils de production, les groupes, les familles, les relations hommes-femmes, parents-enfants, jusqu’au plus profond des liens sociaux.
18Foucault remet donc en cause la séparation entre sphère privée et publique et affirme que le pouvoir s’exerce tant dans l’une que dans l’autre : « Il faut montrer quels en ont été les agents, et chercher ses agents, non pas du côté de la bourgeoisie en général, mais des agents réels qui ont pu être l’entourage immédiat, la famille, les parents, les médecins, le plus bas degré de la police »28. Ces multiples points d’application développent ce que Foucault appelle une « microphysique du pouvoir » dont l’analyse vise « à essayer de montrer comment les rapports de pouvoir peuvent passer matériellement dans l’épaisseur même des corps »29. C’est dans la trame de ses micro-pouvoirs que se fabriquent les sujets, qu’ils y acquièrent leur identité, processus qui aboutit : « A obtenir une sorte de hiérarchie d’individus capables ou plus ou moins capables, C’est tout cela, cette espèce de prise en considération des individus en fonction de leur normalité qui est, je crois, l’un des grands instruments de pouvoir dans la société contemporaine »30.
19Il n’y a donc nul individualisme chez Foucault, mais bien au contraire le souci de montrer en quoi l’individu, loin de toute essence anthropologique, est à la fois surface d’inscription privilégiée et site d’affrontement majeur de la politique contemporaine. Foucault dénaturalise et historicise radicalement des identités considérées comme naturelles, et classées en fonction de ce degré de naturalité. A l’inverse, il développe une « microphysique du pouvoir » et analyse la construction des identités comme le résultat d’un processus de subjectivation politique31 qui classe les individus en fonction de leur plus ou moins grand écart à la norme.
20Si cette normalisation, dont les maîtres mots contemporains sont autonomie, responsabilité, individualisation, valorisation de soi, etc., imprègne les sujets jusqu’au plus profond de leurs corps, c’est donc à partir de ces mêmes corps qu’on peut affirmer « que là où il y a pouvoir, il y a résistance ? »32. Et si, comme le précise P. Macherey : « il n’est pas possible de penser la norme elle-même avant les conséquences de son action »33, cela signifie que ces conséquences, de par l’immanence radicale du processus, excèdent forcément les résultats présupposés de l’application de la norme. C’est ce que Foucault appelle la plèbe : « Cette part de plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ; c’est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s’en dégager »34.
21Cet excès produit par le pouvoir et qui peut le subvertir, cette « plèbe », dont parle Foucault « c’est la vie, entendue comme besoins fondamentaux, essence concrète de l’homme, accomplissement de ses virtualités, plénitude du possible »35. Mais vie dont la puissance ne provient pas d’un élan vital qui en constituerait l’essence à libérer, mais qui prend la forme du bios36 :
« En effet, ce terme ne désigne jamais une sorte d’élan créateur qui (…) pourrait enfin déployer spontanément toute sa puissance créatrice (mais) plutôt le rapport agonistique, stratégique, ludique même entre une liberté et un code, entre les règles constituées et une normativité constituante »37.
22« Vie » donc qui ne pourra s’affirmer que dans la triple dimension d’une praxis révolutionnante qui articule critique radicale des normes et des techniques gouvernementales, élaboration d’une stratégie de lutte située dans un rapport de forces donné et instauration d’un autre rapport à soi et aux autres « allégé » des identités mortifères38.
3/ La pluralisation féministe du pouvoir
23Un des débats essentiels qui a marqué le mouvement féministe recoupe en grande partie l’opposition que nous avons déjà soulignée entre pouvoir-domination et pouvoir-puissance. Les conceptions défendues par les tenantes du pouvoir-domination insistent sur le fait que la domination des femmes par les hommes est première et que les différences de genre ne sont que la traduction sociale de ses rapports de domination. Ces rapports prennent souvent, à des degrés divers, la forme d’une relation dyadique perverse maître-esclave (en particulier sous la forme du « contrat sexuel ») dans laquelle l’homme possède le pouvoir, alors que la femme en est exclue.
24Les critiques adressées à cette conception du pouvoir concernent son incapacité à penser les formes de résistance permettant de combattre la domination dont les femmes sont victimes : « Once power is defined as something that men have and women do not, instances in witch women assert their own power over and against forces of domination will be invisible to the domination-theorical apparatus »39, et, in fine, de reproduire une conception du pouvoir caractéristique de la domination masculine uniquement centrée sur le pouvoir-sur.
25L’approche développée par les tenantes du pouvoir–puissance est sensiblement différente : « While empowerment theorists recognise that men have power over women in patriarcal societies, they choose to focus on a different sort of power : women’s power to transform themselves, others, and the world »40. Elles insistent sur les ressources propres, en particulier le « care », dont disposent les femmes, à partir desquelles elles peuvent construire des stratégies de résistance « in which power is viewed as the capacity to transform and empower oneself and others »41 ; non plus un pouvoir-sur, mais un pouvoir-de et un pouvoir-avec.
26Mais cette conception peut également prêter le flanc à deux types de critiques : en quoi le fait de valoriser des pratiques « spécifiquement féminines » ne reproduit-il pas les catégories de genre définies par les normes de la domination patriarcale, au risque de reconduire l’idée d’une « nature » féminine ? Et le fait d’insister sur le pouvoir-de ne risque-t-il pas de masquer le pouvoir-sur que certaines femmes peuvent également exercer du fait de leur position de classe ou ethnique, modalités d’oppression que certaines approches féministes peinent parfois à articuler avec l’oppression patriarcale42 ?
27Amy Allen estime en conséquence qu’une approche univoque, soit en termes de pouvoir-domination, soit de pouvoir-puissance, ne peut fournir à elle seule une analyse satisfaisante de la complexité des rapports de pouvoir :
« Before we can arrive at a conception that will allow us to think of domination, empowerment-resistance, and solidarity-coalition building together as instances of power – and more important, analyse theses instances in their interrelatedness – we must first consider each of these different senses of the term « power » in itself »43
28Allen distingue donc 3 formes de pouvoir destinées à rendre compte de la complexité de ses manifestations : le « power-over », le « power-to », le « power-with » Le « power-over » qu’Allen ne confond pourtant pas avec la domination, car dans certains cas, le « power-over » peut s’exercer sur les autres à leur bénéfice44. Notons que d’autres auteures distinguent par contre « poder para » et « poder sobre » pour différencier puissance d’agir agonistique émancipatrice et processus de domination45. Le « power-to » qui revêt deux aspects essentiels : le premier, l’agentivité de l’acteur, son pouvoir d’agir, renvoie au second, sa capacité d’action, sa capacité à « entrer en résistance » face à une situation d’oppression donnée. On est là plus sur le versant personnel du pouvoir, sur l’aspect éthique de l’empowerment, la relation entre « souci de soi » et engagement radical46. Le « power-with » qui reprend en grande partie la définition de H. Arendt, pour qui : « le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir et à agir de façon concertée ». Il implique donc la prise en compte des rapports de pouvoir au sein du groupe et avec les autres groupes en termes de solidarité, pluralisme et coopération. Il pose par ailleurs la question des alliances à construire et de l’interrelation entre les différentes formes d’oppression.
29Mais ces divers aspects du pouvoir ne peuvent se concevoir séparément les uns des autres, sous peine de produire une représentation réductrice. C’est pourquoi Allen conclue : « Power-over, power-to and power with are not best understood as distinct types of forms of power ; rather, they represent analytically distinguishable features of a situation »47. Toutes ces figures sont présentes dans une action, et le pouvoir multiforme tel que l’entend A. Allen ne peut se manifester que dans leur interdépendance.
4/ Les pouvoirs de l’empowerment radical
30En croisant ces différentes approches, nous sommes maintenant à même de proposer, non pas un modèle, mais un premier balisage des problématisations que soulèvent « l’exercice du pouvoir dans une démarche d’empowerment radical ».
- Exercer le pouvoir, c’est l’exercer ici et maintenant, selon différentes modalités indissociables (power-over, power-to, power-with) qui en conditionnent la pleine expression. Ce type d’exercice ne peut guère, comme l’a montré H. Arentd, se satisfaire d’un fonctionnement purement délégatif mais s’inscrit plutôt dans des traditions politiques favorisant la démocratie directe. Cette dynamique ne renvoie pas non plus à une hypothétique conquête du pouvoir central, mais privilégie la construction de « contre-pouvoirs, conçus non seulement en termes d’opposition au pouvoir mais de création, d’invention, d’expérimentation dans les différents champs de la vie sociale »48.
- Développer une critique radicale conscientisante des oppressions dans leurs dimensions structurelles, c’est non seulement s’opposer radicalement à une prise en compte purement personnelle ou conjoncturelle des causes de l’oppression (néolibéralisme) comme à toute approche « éducative » descendante (social-libéralisme), mais surtout lier étroitement critique conscientisante et action politique radicale, l’une instruisant et renforçant l’autre dans la mise en œuvre d’une praxis révolutionnante.
- Construire en commun des espaces publics alternatifs, c’est créer des lieux autonomes où puissent s’affirmer la puissance d’agir des opprimés et leur capacité d’organisation qui apparaît « dès que les hommes s’assemblent dans le mode de la parole et de l’action »49. C’est créer une des conditions du « power-with » qui nécessite souvent, au moins dans un premier temps, la création de structures indépendantes des institutions en place.
- Concevoir l’exercice du pouvoir comme synonyme de puissance d’agir, d’agentivité, de capacitation ou encore de subjectivation individuelle, c’est faire en sorte que le combat passe aussi (et peut-être d’abord) par une remise en cause des identités dévaluées (chômeur « profiteur », femme « voilée », jeune « des cités », « Rom », travailleur « pas rentable », parents « démissionnaires « , etc.), par une « reprise de soi » dans l’exercice même du pouvoir.
- Mettre à jour sa propre inscription dans les rapports de pouvoir, ainsi que ceux qui traversent le groupe d’appartenance comme base d’un travail éthique dans ses rapports à soi et aux autres, c’est prendre en compte que nul n’est en dehors du pouvoir et que le pouvoir-en-commun, basé sur la pluralité et la concertation, n’est jamais garanti une fois pour toutes et doit être constamment réactualisé (ou réinstitué – diraient certains).
- Articuler émancipation individuelle et augmentation de pouvoir collective dans le cadre d’une société où la question individuelle prend une amplitude nouvelle, où le corps lui-même devient site d’affrontement politique, c’est proposer des modalités d’émancipation qui prennent au mot les normes dominantes (autonomie ; responsabilité ; souci de soi, etc.) mais en les retournant radicalement par rapport aux injonctions néolibérales qui font des corps les supports matériels de « l’homo competitus ». Cela passe certainement par la réappropriation d’une forme de pensée libertaire qui a toujours refusé de subordonner l’émancipation individuelle à la loi du collectif.
- Construire une stratégie de résistance à partir des relations de pouvoir que l’on souhaite subvertir, c’est enfin apprendre à analyser et à jouer avec les rapports de force, les dispositifs, les techniques en place, y déceler les failles ou les marges de manœuvre de possibles pour s’y engouffrer et les élargir en sa faveur. A ce « petit jeu », Alinsky était devenu un expert50. C’est ce qu’on pourrait appeler « subvertir les dispositifs ».
Conclusion : Empowerment radical et ASSC en France : une impossible traduction ?
31En examinant ces caractéristiques de l’empowerment radical, on peut rester sceptique quant à une possible traduction pour l’ASSC en France. En effet, au-delà de problématisations qui peuvent être communes, force est de reconnaître que les réponses s’opposent quasiment terme à terme. Tant sur la question du pouvoir, de la critique radicale des oppressions, sur le rôle de l’éducation vs conscientisation, sur le développement de subjectivités radicales ou encore sur la construction de contre-pouvoirs, l’ASSC reste encore très majoritairement référencée à un modèle politique où le stato-centrisme, le consensus et l’intégration priment sur le conflit et l’auto-organisation communautaire. L’animateur reste un promoteur de lien social et non un « leader » mobilisant les populations contre les différentes formes de domination. En fait, l’ASSC ressemble à s’y méprendre au modèle « social-libéral » identifié par Bacqué et Biewener mais également Marion Carrel, modèle qui peut prendre en compte jusqu’à un certain point les inégalités sociales et culturelles et dans une certaine mesure promouvoir la participation des publics, mais sans pour autant interroger les origines structurelles des discriminations et sans favoriser l’exercice des pouvoirs par les publics pour en contrecarrer les effets et avancer sur la défense de leurs droits.
32La construction d’une animation radicale, dont l’empowerment radical pourrait être un des jalons, reste donc largement devant nous. Constat pessimiste ? Nous ne le pensons pas, car « l’histoire étant têtue », apparaît déjà, aux travers des questions, des inquiétudes, des insatisfactions qui pointent chez les animateurs, et ce dans une situation où les conditions d’exercice professionnel se durcissent et où les vieilles formules paraissent de plus en plus inopérantes, l’aspiration à construire une alternative qui redonne un nouveau souffle à la réflexion et à la pratique. Ce nouveau souffle, on le perçoit déjà au travers de la constitution du collectif « Pouvoir d’agir », des expériences comme celle développée par l’association « Alliance Citoyenne Grenobloise », des propositions – même non suivies d’effets – contenues dans le rapport Bacqué-Mechmache, mais aussi, pour la première fois, de la convergence de plusieurs communications ainsi que d’un symposium autour de la question de l’empowerment lors du dernier colloque du Réseau International de l’Animation à Paris. Autant de signes avant-coureurs d’un mouvement plus profond auquel, nous en faisons le pari, l’empowerment radical, de par les défis qu’il pose, pourra largement contribuer…
Notes de bas de page
1 Ziegelmeyer J-M. (2013), Repenser les rapports de l’ASSCP au politique au crible de l’empowerment, in Richelle J-L, Rubi S., Ziegelmeyer J-M (éd.), L’animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?, Bordeaux, Carrières Sociales Editions, coll. « des Paroles et des Actes ».
2 Jouve B. (2006), Éditorial. L’empowerment : entre mythes et réalités, entre espoir et désenchantements, Géographie, économie, société, 2006/1, Vol. 8, p. 5-15.
3 Foucault M. (2001), Subjectivité et vérité, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, coll. Quarto, p. 1032-1037.
4 Sans doute faudrait-il mieux d’ailleurs parler de tekhné pour revenir au sens grec initial du terme et palier aux interprétations réductrices modernes. Sur cette question, voir : Revel J., Michel Foucault : repenser la technique, Tracés. Revue de sciences humaines [en ligne], 2009, n° 16.
5 Bacqué M-H. et Riebewer C., L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ?, Idées économiques et sociales, 2013/3 N° 173, p. 29.
6 Ibid., p. 28.
7 Ibid., p. 28.
8 Ibid., p. 29.
9 Sur ce concept et ses relations avec notre propos, voir : Ziegelmeyer J-M (2011), Éducation populaire et division du travail. L’instruction du peuple face à la praxis révolutionnante : Educateur’s Crew VS Posse le Peuple ?, in Belloc M., Huerta C., Richelle J-L. (Ed.), La Commune a 140 ans, Porchères, La Cause du Poulailler, p. 183-204.
10 Alinsky S. (2012), Être radical. Manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Bruxelles, Les Éditions Aden.
11 Ibid., p. 95.
12 Industrial Areas Fondation, organisation fondée par S. Alinsky.
13 Op. Cité, p. 19.
14 Arendt H. (2012), La condition de l’homme moderne, in L’Humaine Condition, Paris, Gallimard, coll. Quarto, p. 65.
15 C’est une des raisons qui explique l’opposition forte (et contestée) qu’H. Arendt établit entre Révolution américaine et Révolution française, aussi bien qu’entre social et politique.
16 Op. Cité, p. 220.
17 Ibid.
18 Arendt H. (2012), Du mensonge à la violence, Op. Cité, p. 942
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Arendt H. (2012), La condition de l’homme moderne, Op. Cité, p. 66.
22 Arendt H. (2012), Du mensonge à la violence, Op. Cité, p. 942.
23 Foucault M., (1976), Histoire de la sexualité I, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. Tel, p. 121.
24 Ibid., p. 122.
25 Foucault M. (2001), Cours du 14 janvier 1976, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, coll. Quarto, p. 180.
26 Sur cet aspect, Foucault rejoint également Arendt, car pour lui, un état de domination signifie que les jeux de pouvoir ne peuvent plus s’exercer. et que toute liberté est abolie. Reste alors la violence, pour reprendre les termes d’Arendt.
27 Foucault M. (1976), Op. Cité, p. 124.
28 Foucault M. (2001), Op. Cité, p. 182.
29 Foucault M. (2001), Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, coll. Quarto, p. 231.
30 Foucault M. (2001), Le pouvoir, une bête magnifique, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, coll. Quarto, p. 374-375.
31 Sur cette question, voir en particulier Foucault M., (1984), Histoire de la sexualité III, Opus Cité, p. 112-131.
32 Foucault M. (1976), Op. Cité, p. 125
33 Macherey P. (2009), De Canguilhem à Foucault la force des normes, Paris, La fabrique, p. 88.
34 Foucault M. (2001), Pouvoirs et stratégie, Dits et écrits II, Paris, Gallimard, coll. Quarto, p. 421.
35 Foucault M. (1976), Op. Cité, p. 191.
36 Terme que Foucault substituera à celui de vie dans ces derniers travaux afin de se dissocier d’interprétations humanistes ou vitalistes
37 37 Mauer M. (2013), Vie et pouvoir au sens extra-moral. Au sujet de quelques lectures récentes de la biopolitique foucaldienne, in Michel Foucault. A l’épreuve du pouvoir, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion.
38 38 On reconnaitra là bien sûr le célèbre triptyque foucaldien Savoir, Pouvoir, Ethique Termes irréductibles l’un à l’autre mais indissociables dans ce que Foucault appelait « la vie autre ». Voir en particulier : Foucault M. (2009), Le courage de la vérité, Le gouvernement de soi et des autres II, Paris, Gallimard/Seuil, coll. Hautes Études.
39 Allen A., Rethinking Power, Hypatia, vol. 13, n° 1, Winter 1998, p. 21. « Une fois le pouvoir défini comme quelque chose que les hommes possèdent et dont les femmes sont privées, les situations dans lesquelles les femmes affirment leur propre pouvoir sur et contre les forces de domination demeureront invisibles au regard des concepts sur lesquels reposent les conceptions du pouvoir comme domination ».
40 Ibid., p. 26. « Bien que les théoriciens de l’empowerment reconnaissent que les hommes exercent leur pouvoir sur les femmes dans les sociétés patriarcales, ils ont choisi de centrer leur réflexion sur un autre type de pouvoir : le pouvoir des femmes à transformer le monde, les autres, ainsi qu’elles-mêmes ». Ibid., p. 26
41 Ibid. « Dans lesquelles le pouvoir est considéré comme la capacité pour soi et les autres à changer et à augmenter sa puissance d’agir ».
42 Difficultés dont le débat sur le « voile islamique » fut une illustration flagrante.
43 Ibid., p. 33. « Avant que nous puissions arriver à une définition qui nous satisfasse pour concevoir ensemble la domination, la résistance basée sur l’empowerment, la construction d’agencements solidaires comme instances de pouvoir – et plus important encore, afin d’analyser ces instances dans leurs interrelations, nous devons d’abord considérer chacun des différents sens du terme « pouvoir » en lui-même ».
44 Allen cite en exemple un coach de basket qui décide de l’organisation du jeu pour le « bien » de ces joueurs
45 Bruera S. et Gonzalez M. (2006), Las mujeres y el poder, Montevideo, REPEM.
46 Sur l’articulation entre ces deux dimensions, voir particulièrement : Foucault M. (2009), Op. Cité.
47 47 Allen A., Op. Cité, p. 37. « Le pouvoir-sur, le pouvoir-de, le pouvoir-avec ne doivent pas être compris comme des formes ou des types de pouvoir distincts ; ils représentent plutôt les différents traits ou caractéristiques qui distinguent une situation d’une autre et qui permettent d’en dresser l’analyse ».
48 48 Bacqué M-H. et Riebewer C., Op. Cité, p. 31.
49 Arendt H. (2012), La condition de l’homme moderne, Op. Cité, p. 220.
50 Voir en particulier l’opération « Sheet in » à Chicago dont on ne cesse d’admirer la causticité de l’impact politique…
Auteur
Maître de conférences associé, IUT Bordeaux Montaigne – ISIAT
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