Une pratique d'animation territoriale marquée par l’urbanisation : les chants improvisés par les poètes du Nordeste brésilien
p. 409-422
Texte intégral
1M’intéressant de longue date aux musiciens latino-américains, j’ai initié il y a une vingtaine d’années une enquête sur les chanteurs populaires qui improvisent leurs couplets. Cette recherche, au croisement de la musicologie et de l’ethnologie, m'a conduit sur le terrain du Nordeste brésilien, à la rencontre de passionnés de poésie improvisée – des chansonniers et leurs admirateurs qui se réunissent lors de sessions nocturnes, nommées cantorias. Dans toute l'Amérique Latine, on partage un trait culturel : l'engouement pour une parole exprimée dans les règles de l'art. On y apprécie la poésie chantée (qui est une parole lyrique), la joute poétique (une parole dialectique), l'art des chansonniers (une parole polémique). Mais le Nordeste du Brésil se distingue par la valeur qu'on y accorde à l'improvisation totale des vers chantés : on y plébiscite le repente, qui est l'art de produire un couplet à l'improviste. Les Nordestins se distinguent aussi par la vivacité de leur tradition qui compte désormais beaucoup plus d'acteurs qu'autrefois.
2L'urbanisation a dynamisé l'évolution de la tradition du repente. Depuis un demi-siècle, l'urbanisation est un phénomène socio-démographique majeur au Brésil : en 1960, quand la capitale futuriste Brasília fut édifiée au milieu de nulle part, pour un Brésilien vivant en ville, quatre vivaient en milieu rural. Cette proportion s'est inversée aujourd'hui. Les habitants du Nordeste du pays constituaient déjà le principal contingent de travailleurs migrants vers des fronts pionniers comme l'Amazonie. Depuis un demi-siècle, ils ont participé en masse à l'industrialisation et à la construction des villes devenues mégapoles (telle São Paulo, la plus grande d'Amérique du Sud). En conséquence, l'exode rural a dépeuplé le sertão, le terroir du Nordeste où était née la tradition du repente. Les poètes itinérants du sertão d'autrefois se sont mués en poètes migrants, suivant leur public vers les villes, adaptant leur art rustique aux défis de la modernité. Le projet urbain de tous ces migrants implique nombre d'ajustements sociaux et d'adaptations culturelles. Je montrerai d'abord en quoi un art de la parole régi par une éthique de la spontanéité contribue à cette émancipation ; ensuite, la façon dont les poètes improvisateurs pratiquent une forme d'animation territoriale en conjuguant création, médiation et autonomisation ; enfin, la raison de l'épanouissement d'une expression populaire cristallisant une demande sociale, dans des villes marquées par la diversité culturelle, le cosmopolitisme, la pression de la modernité et de la globalisation.
Les joutes entre poètes improvisateurs : créativité et spontanéité
3Au Brésil, la poésie populaire est le plus souvent improvisée, suivant des formes très diverses léguées par une tradition locale. La faculté d’improviser des poètes est une valeur essentielle, appréciée des connaisseurs avant d’autres critères d’ordre esthétique portant sur le chant ou le jeu instrumental. Il existe une multitude de genres, déterminant le métier de ceux qui les pratiquent, se distinguant par des critères littéraires et musicaux, ainsi que par le plus ou moins grand degré d’improvisation des poèmes. Par exemple, le coco, genre divertissant, rythmé par le battement rapide des tambourins ; ou encore l'aboio, où le chanteur vocalise sans accompagnement.
4Le genre le plus considéré, qui nous intéresse ici, est entièrement fondé sur une éthique de la spontanéité : il faut absolument tout inventer dans l’instant où l’on chante. Les vers ainsi produits sont appelés repente (de l'expression de repente signifiant en portugais soudainement, tout-à-coup, à l'improviste). Les vers obéissent à des règles formelles contraignant à l’improvisation en empêchant que l’on puisse placer des couplets préparés. Je m’intéresse ici à ce type de littérature orale, car ses acteurs ajoutent à leur rôle d’auteur populaire une fonction de l’ordre de la médiation sociale et culturelle.
5Les poètes dont il est question sont donc des maîtres de l’improvisation absolue et des chansonniers qui s’accompagnent d’un instrument à cordes apparenté à la guitare, la viola. Dans le Nordeste où leur tradition est attestée depuis le XIX ° siècle, ces différents attributs font qu’on les appelle cantador, repentista ou violeiro. On est cantador parce qu’on est un chanteur populaire, qui doit savoir chanter tout sujet proposé dans l’assistance – les gens déposent sur un plateau, avec leur don, leur demande écrite sur un petit papier. Afin de pouvoir les satisfaire, on a le devoir de posséder des connaissances très étendues, incluant les sujets politiques et sociaux, et même désormais scientifiques et mondiaux. Les chansonniers consacrent beaucoup de temps à lire, suivre les médias et… écouter d'autres chanteurs. Ils sont les érudits de la culture populaire, ce qui légitime leurs propos critiques et autorise la plupart d’entre eux à se considérer comme des porte-parole du peuple. On est repentista parce qu’on renouvelle toujours ses couplets – l’obligation de reprendre la rime laissée par l’autre chanteur à la fin de sa strophe interdit pratiquement que l’on puisse placer à propos quelque vers mémorisé. On est enfin violeiro parce qu’on est inséparable de son instrument emblématique, symbole permettant une identification dans un domaine évanescent – les formes poétiques et musicales se renouvelant rapidement et ce qui est dit dans les couplets changeant constamment, puisqu’il s’agit d’improvisation totale.
6Produit dans la confrontation de deux poètes qui alternent des strophes, le repente revêt un caractère de joute. La surenchère née de la rencontre pousse au trait d’esprit, à la répartie, et donc nécessairement à des propos impromptus. On note la fréquence des défis entre poètes, occasions pour les spectateurs d’entendre des propos injurieux dont ils sont friands ! L’organisation de concours d’improvisateurs contribue aussi à l’esprit de compétition. Et même quand il s’agit d’une rencontre sans enjeu polémique, l’émulation a lieu entre les poètes du simple fait qu’ils alternent les strophes pour produire leur chant. Leur art est ainsi structuré par un principe dialectique. Ce type de poésie est chanté, en suivant des mélodies héritées ou dérivées d’une tradition musicale caractéristique de la région. Les poètes sont de ce fait des chansonniers, composant sur un air donné. Le chant ajoute son pouvoir suggestif au pouvoir évocateur de la poésie, il ouvre la voie à son surgissement, il prolonge l’émotion qu’elle suscite. Les violas accompagnant les voix produisent une musique très répétitive, parce qu’indispensable au soutien de l’inspiration poétique des improvisateurs.
7Les œuvres orales, qui donc sont des performances vocales, se réalisent dans le cadre de sessions, c’est-à-dire de rassemblements de personnes à caractère festif et rituel. Les sessions sont caractérisées par leur interactivité. En effet, l’auditoire formule des demandes aux poètes, leur fait tenir tel ou tel rôle dans le dialogue ; tout auditeur peut proposer des thèmes à développer ou des refrains versifiés à partir desquels se structure l’improvisation. Le même principe dialectique qui règle l’alternance du chant entre les deux poètes se retrouve dans leur interaction avec le public. Celui-ci joue ainsi un rôle essentiel dans le renouvellement de l’inspiration des improvisateurs. Ce qu'ont à faire les chansonniers est donc de satisfaire les demandes du public et d'animer le déroulement de la session en respectant certaines formes performatives. Il reste à préciser ce qu’ils souhaitent dire. Le rôle tenu par les poètes populaires les amène à adopter une posture politique résolument engagée en faveur du peuple dont ils sont l’expression. Le Brésil, tout comme les autres pays d’Amérique latine, a une expérience d’événements historiques dramatiques : génocide, spoliation, déportation, esclavage des hommes, dévastation de la nature… Les dernières décennies ont vu l’établissement de dictatures militaires et la résistance qui s’est ensuivie, ainsi que l’aggravation des rapports économiques entre pays “du Sud” et “du Nord”. Ces thématiques sont constamment évoquées dans les improvisations des chanteurs, elles s’ajoutent désormais aux thématiques plus traditionnelles comme l’amour ou la nature. Étant par essence critique, la parole des improvisateurs véhicule un message de résistance - dans un contexte de libertés retrouvées, depuis 1985 qui marque la fin de la dictature militaire et le développement de l'expression démocratique.
8Les gens du peuple marquent de la considération envers les chansonniers, qui vivent des dons de leurs auditeurs. Certaines personnes déclarent ne pas manquer une occasion de participer à une session. Une figure récurrente est celle de l’admirateur, passionné de poésie chantée et soutien de tel ou tel poète dont il admire l’art. Dans la culture du Nordeste brésilien, le plus actif des admirateurs est l’apologiste, engagé dans la promotion de son champion et la diffusion de son art de prédilection. On assiste à une coproduction, entre poètes et auditeurs, des cadres de production de la poésie. Ce sont généralement des espaces privés, un particulier organisant par exemple une session à son domicile à l’occasion de quelque fête, ou dans son établissement s’il s’agit d’un patron de bar ou de restaurant. Quand des équipements culturels publics sont investis (dans le cas des concours qui peuvent avoir lieu dans un théâtre, par exemple), c’est par le biais d’associations où se réunissent artistes et apologistes. Il est significatif que cette forme d’expression doive recourir à l’autoproduction : elle ne bénéficie généralement pas du soutien des politiques publiques de la culture. Les chansonniers, par nature, sont porteurs d’un esprit satirique et frondeur, leurs propos sont imprévisibles et remettent souvent en question l’ordre établi… Enfin, la créativité est partagée entre admirateurs et improvisateurs, la coproduction a cours au niveau de la parole poétique. Par exemple, voici un très beau refrain produit par un auditeur et proposé aux poètes afin qu'ils le mettent en musique en le développant poétiquement :
Poeta canta o que eu sinto,
Que eu sinto e não sei cantar.
(Poète, chante ce que je sens,
Car je sens mais ne sais pas chanter.)
9Ces deux vers constituent une « graine de poème ». Ils indiquent l'enjeu de la poésie : tout un chacun est en droit de s'exprimer, grâce à la médiation des poètes.
Mobilité et médiation au service d'une animation territoriale
10Les chansonniers vont sans cesse à la rencontre de nouveaux publics, eux-mêmes très mobiles du fait de la véritable culture de l’émigration qui a toujours caractérisé le Nordeste brésilien. Aux migrations saisonnières liées au climat singulier du sertão semi-aride, marqué par l’alternance d’une saison sèche et d’une saison propice aux cultures, s’ajoutaient les exodes dus aux sécheresses exceptionnelles. D’autres raisons d’ordre démographique, économique et politique font du Nordeste, qui a les pires indices sociaux du pays, une région traditionnellement répulsive – son solde migratoire est négatif avec toutes les autres régions. L’urbanisation étant désormais le lot de quatre Brésiliens sur cinq, a fortiori les Nordestins n’y ont pas échappé, ce qui a entraîné un exode rural sans précédent dans le sertão, berceau de la tradition. Tous ces bouleversements ont accru la mobilité des chansonniers, qui se déplaçaient déjà beaucoup (à pied ou à dos de bête pour les plus anciens, nés pendant la première guerre mondiale). Les chansonniers ont par nécessité suivi leur public et se sont pour la plupart urbanisés. Ils connaissent de nouvelles conditions de production : moyens de transport, de communication et d’information actuels ; conquête de nouveaux espaces d’expression comme les radios, les studios d’enregistrement, les scènes sonorisées ; élévation du niveau scolaire des poètes, jadis majoritairement analphabètes ; demandes plus diversifiées des publics soumis à la pression de la modernité. Ces nouvelles conditions ont stimulé les improvisateurs, dont le ressort est évidemment la capacité d’adaptation. Les mutations socio-spatiales leur sont un contexte favorable : ils sont plus nombreux, instruits et organisés qu’autrefois. On estime leur nombre à plusieurs milliers, vivant de leur art populaire jusqu’aux confins du vaste Brésil, partout où la langue portugaise peut être magnifiée dans leurs poèmes, partout où des émigrés ressentent la nécessité d’organiser une session pour les inviter à chanter la culture du terroir.
11La dynamique sociale de ces artistes est sans équivalent dans les autres genres de poésie orale en vigueur au Brésil. Or ces genres, plutôt en déclin, ne sont pas aussi marqués par la prééminence de l’improvisation – réitérant les formes au lieu de les recréer, leurs acteurs ne sont pas à même d’impulser à la tradition de nécessaires adaptations. Les chansonniers, quant à eux, considèrent l’exercice de leur art comme une sorte de mouvement d’éducation populaire, à l’avant-garde des préoccupations sociales. Lors des sessions, marquées par la spontanéité et l'interaction, il peut se créer un espace où s’échangent des paroles libres, critiques, d’une certaine profondeur. Et cette émergence est à corréler avec la mobilité des poètes qui la mettent en œuvre – mobilité spatiale, les cantadores étant constamment sur les routes d’un territoire aux limites indéfinies, entre deux sessions ; mobilité sociale, car depuis un demi-siècle ils ont conquis bien des positions en vue ; mobilité enfin dans le désir exprimé d’une transformation politique et sociale qui rendrait justice au peuple brésilien dont ils sont issus et dont ils veulent porter les aspirations.
12La culture populaire nordestine offre ainsi un exemple de ce que peut être l’animation territoriale par le biais de l’improvisation poétique. Conjointement avec les amateurs de poésie improvisée qu’ils regroupent autour de leur passion, les cantadores animent le territoire où ils diffusent des éléments culturels propres à la région d’origine de leur tradition. Cependant, le territoire où la tradition s’actualise n’a pas de limites du fait de l’expansion du repente sur les chemins de l’émigration nordestine. Ce territoire s’étend potentiellement à tout endroit où des Nordestins, le plus souvent nouveaux citadins loin de leur terroir, ressentent le besoin d’entendre magnifier leur culture et leur destinée de migrant, par la puissance d’évocation de la poésie et par la magie du chant. Pour cela, partout, des sessions d’improvisation sont organisées en invitant des cantadores, qui recréent symboliquement la communauté d’origine. Le temps de cette animation, le groupe communie dans le sentiment partagé de la saudade (le terme portugais saudade, intraduisible, exprime un sentiment de nostalgie et de regret, une sensation d'éloignement et de manque). Le territoire dont il est question est sans limite, c'est un territoire imaginé, dans la mesure où il s’agit d’une construction culturelle. C'est celui dont parle le géographe argentin Bustos Cara : « le territoire est une objectivation multidimensionnelle de l'appropriation sociale de l'espace ».
13Les cantadores donnent une âme au territoire où ils exercent leur art en mettant en mouvement toutes sortes d’émotions, de pensées et d’idées. Dans la fonction qu’ils occupent face à leur public, voici ce qui contribue à cette animation : l’évocation de ceux qui peuplent ce territoire, la mémoire de ceux qui y ont vécu et l’ont travaillé ; l’actualisation du lien entre les personnes, en opérant un maillage de l’espace par le biais de cantorias où les poètes sont l’élément mobile, les lieux des sessions et ceux qui les organisent l’élément fixe ; l'enchantement des nouveaux espaces urbains ; l’expression de la volonté de transformation de la société. Le travail de mise en relation que les poètes opèrent partout où ils chantent relève de la médiation. Ce sont des médiateurs qui déploient des stratégies d'adaptation. Leur art possède également une vertu : il permet aux improvisateurs de conférer une identité au territoire qu’ils parcourent, bien qu’il s’agisse d’un territoire sans frontières, qui plus est théâtre de mutations accélérées. Certes, il s’agit davantage ici d’« identité mouvante » (Triki 1998) que d’identité au sens où nous l’entendons communément – l’impression que nous donne un objet ou un personnage d’être toujours le même. Là précisément réside la difficulté qu’éprouvent les Nordestins à construire une identification dans un milieu hétérogène, agité par la violence de l’histoire, l’importance des phénomènes migratoires, l'urbanisation rapide. Dans un contexte où tout change constamment, comment trouver quelque principe de similitude qui puisse fonder une identité ? L’improvisateur peut contribuer à cette construction, car le discours impromptu qu’il tient est jalonné de repères, formels ou thématiques, qui reviennent de façon cyclique. Chaque fois qu'il utilise l’un de ces repères, il le change en lui faisant subir un développement. Sa création suit ainsi un mouvement en spirale : le mouvement de sa pensée progresse en conférant un sens renouvelé aux repères qui la soutiennent. Du fait de ces indices dans le changement, le changement lui-même peut alors devenir un modèle auquel on peut s’identifier. La construction d’une identité sur un territoire indéfini et dans des conditions mouvantes est rendue possible par les improvisateurs, qui produisent et transforment constamment les éléments de la culture des gens qui les écoutent.
14A leur propos cette pensée de l'écrivain occitan Félix-Marcel Castan est pertinente : « on n'est pas le produit d'un sol, on est le produit de l'action qu'on y mène ».
L'essor des cantadores dans les villes : une spatialité transgressive
15Les cantadores représentent le terroir dans la capitale, le rustique dans l'urbain, tout comme les gens qui ont peuplé les villes depuis leur explosion démographique. Ils sont emblématiques de l'expérience alternative de la plupart des néo-urbains : ou bien rester dans la ruralité du terroir ; ou bien émigrer en ville, trouver leur place dans cette nouvelle fourmilière et s'adapter aux conditions modernes d'existence. Cette urbanisation galopante, ou, mieux, périurbanisation, qui s'implante d'abord dans les favelas, s'effectue dans l'improvisation la plus totale. Le jeitinho (le système D) se révèle dans la capacité d'adaptation des Brésiliens qui ont édifié leurs baraquements et bricolé leurs équipements en l'absence de tout plan d'urbanisation ou, quand il y avait une politique, à l'encontre de celle-ci. La mémoire collective retient les épisodes parfois dramatiques de cette occupation sauvage des espaces, ou de la résistance aux destructions planifiées de quartiers populaires, comme le quartier de Recife que ses habitants ont baptisé Brasília Teimosa (teimosa signifie obstinée). Ceux qui ont peuplé ce bord de mer étaient des migrants investissant de nouveaux espaces à leur façon. Leur spatialité transgressive est caractérisée par la nécessité de survivre, en résistant, et donc par la faculté d'improviser des solutions, à l'instar des poètes dont c'est la première qualité. Il y a ainsi analogie entre les contraintes du genre poétique et les conditions existentielles.
16Une spatialité transgressive se manifeste également dans l'extrême mobilité des Nordestins – si toutefois on conçoit la spatialité comme l'assignation d'une population à un territoire, et c'est bien cette idée qui préside au concept d'État, ou même à la notion d'identité régionale ; les populations nomades, les gens du voyage offrent un contre-exemple polémique à cette assignation. Or, au Brésil, la mobilité sociale se conçoit par la mobilité géographique. Les migrants ne se fixent pas forcément définitivement dans une ville. Les récits de vie collectés relatent une succession d'expériences différentes, avec, depuis quelques années dans certains cas, un retour à la campagne après un périple dans des villes diverses. On ne constate pas non plus l'apparition d'une nouvelle identité citadine, mais plutôt un sentiment d'appartenance identitaire à un quartier, au gré des luttes et résistances populaires qui en émaillent la vie. En témoignent ces strophes improvisées dans un bar du quartier Brasília Teimosa dont voici la traduction :
« Le quartier Brasília où nous nous trouvons fut un endroit opiniâtre : il était construit la nuit, il était défait le jour. Mais à présent il est devenu le trône de la poésie / On tourmentait ceux qui vivaient ici, trouvaient du bois et élevaient une baraque. Le lendemain, si la marine passait, elle démolissait tout / De jour apparaissait un tourbillon de policiers. Ils examinaient les maisons, ils faisaient leur inspection. Mais aujourd'hui personne ne les détruit, l'endroit est délicieux ».
17La transgression de l'espace concerne également « l'espace social » : jusqu'à très récemment et durant un siècle et demi, les cantadores ne constituaient pas une profession reconnue. Ils accomplissaient leur art dans une sorte de no man's land social, sans cadre institutionnel – l'activité des poètes s'inscrivait dans l'économie informelle, sur la base de contrats verbaux, personne ne payait d'impôt sur les revenus générés par les quêtes et les engagements. Les poètes les plus âgés que j'ai rencontrés témoignent de la difficulté de leurs conditions d'existence, de la mort dans la misère de plusieurs de leurs collègues et de l'analphabétisme qui était le lot du plus grand nombre. Le dernier quart du vingtième siècle a vu la généralisation de l'ascension sociale des cantadores, dont la corporation est depuis peu reconnue des pouvoirs publics. Dans le nouveau droit du travail les concernant, établi sous la présidence de Lula, ils sont considérés comme des artistes.
18Cette reconnaissance ne masque pas la complexité inhérente à l'identité professionnelle des poètes improvisateurs. Cela tient au caractère polymorphe de leur activité. En effet, ils doivent être polyvalents pour contribuer à faire évoluer le territoire où ils agissent, par un travail relevant à la fois de la création artistique, de la médiation sociale et de l'animation culturelle. Quelques questions permettent de mieux cerner cette polyvalence :
- Les repentistas sont-ils des poètes ? Leur production s'inscrit dans ce qu'il est convenu d'appeler « littérature orale ». Il faut toute la force de cet oxymore pour parvenir à les considérer comme des gens de lettres, et leurs improvisations comme des œuvres littéraires. En fait, ils connaissent les ressources du portugais mieux que les lettrés, comme en témoigne un professeur de littérature lui-même repentista amateur. Celui-ci s'émerveille de ce paradoxe : dans la poésie purement orale on s'astreint à la « rime parfaite », en ne faisant rimer que les mots s'écrivant de la même façon, alors que les auteurs qui écrivent des poèmes se contentent d'assonances à la fin des vers. Les repentistas apparaissent comme des virtuoses de la langue et de la poésie.
- Sont-ils musiciens ? À l'exception de quelques chanteurs qui préludent sur leur instrument et peuvent interpréter, à la demande du public, une chanson composée sur plusieurs accords, le jeu de la plupart des repentistas est très sommaire, un unique accord majeur en va-et-vient sur les cordes de la viola pouvant rythmer toute une session. Mais c'est là une fonction essentielle du poète : la viola est l'emblème de la profession, elle est au repentista ce que la lyre était au poète antique. - Ces chanteurs, désormais majoritairement urbains, entrent-ils dans les nouvelles catégories musiques urbaines, musiques actuelles, musiques amplifiées ? Ils ont adopté l'amplification quand ils ont investi de nouveaux espaces de production : scènes sonorisées lors des concours où le public se compte en centaines, festivals en place publique où il se compte en milliers, studios de radio et d'enregistrement. Mais ils manifestent une étonnante fidélité à l’esthétique traditionnelle. Personne n’essaie d’introduire de nouveaux instruments ou des rythmes étrangers, à l’inverse de ce qui se passe couramment dans nombre de musiques traditionnelles ayant adopté guitares électriques et claviers, homogénéisées par la fastidieuse rythmique que le rock a répandu sur la planète. Ils ne se soucient guère non plus de rendre les performances plus attrayantes et conformes au goût du jour : pas la moindre ébauche de chorégraphie ou de jeu de scène, une impression de grande concentration émane de la posture statique des violeiros se contentant de battre leur instrument en va-et-vient. Dans le même temps où l’urbanisation entraînait une évolution pragmatique des sujets chantés, l’expression musicale des cantadores n’a pas rejoint ce qu’il est convenu d’appeler les musiques urbaines. Pour eux, il n’est pas besoin de revêtir les atours de la modernité, telle qu’elle est popularisée par les médias de masse. Leur allure peut bien garder quelque chose d’immuable : dans le fond, leurs admirateurs reconnaissent en eux des virtuoses du changement - l’important est que leurs propos soient d’une permanente actualité. Ce n’est pas l’aspect de leur art, mais son principe qui en fait une expression actuelle.
- Le repente est-il un média populaire ? Les performances orales constituaient autrefois « le journal du sertão », dans un contexte d'illettrisme ; elles se sont ensuite diffusées grâce aux innombrables radios émettant en modulation d'amplitude. Toujours présent dans les studios des radios AM, le repente est sans doute un média populaire, puisque les médias dominants (télévisions, radios FM) le perçoivent comme un concurrent dangereux et imprévisible. On évite d'inviter un repentista dans une émission, sa langue acérée mettrait à mal le consensus du politiquement correct. La télévision donne toujours une image surannée de ce qu'il n'est pas, dans des émissions visant à folkloriser la culture du Nordeste rural. D'où les mises en scène caricaturant le repentista : il s'agit de le ridiculiser pour neutraliser une expression présentée comme passéiste, alors qu'elle tire son dynamisme de sa modernité.
- Les repentistas sont-ils des journalistes d'information d'un genre informel ? Les plus considérés revendiquent cette posture engagée et se font un devoir de porter une parole critique. Une expression plusieurs fois entendue lors de l'enquête affirme que « les chansonniers disent ce que le peuple dirait s'il le pouvait ». Cela sous-entend que ce sont des personnages publics, mais aussi que ce sont des acteurs qui s'informent, des citoyens « conscientisés », comme on dit au Brésil. Cet engagement est revendiqué dans les six premières strophes d'une improvisation entre Rogério Meneses et Raimundo Caetano, enregistrée à Caruaru :
« La cantoria est un hymne que le peuple applaudit. Car le chanteur peut aller là où le peuple ne le peut pas. En outre, il a deux rôles : informer et divertir. / Nous chantons pour nous mesurer, la viola sur le cœur. Cet art nous vient des aèdes et des troubadours ; c’est à travers lui que nous décantons désillusions et secrets / En chantant, nous parlons des craintes, de la culture, de la religion. Nous sommes les reporters du peuple, hors télévision. Nous introduisons dans la capitale la culture du sertão / La viola en main, le chanteur fait ses preuves, car il a reçu ce don des mains de son père céleste. Le Brésil est très vaste, mais cela ne se voit que dans le Nordeste / La cantoria est un sujet tout prêt pour une recherche. Malheureusement, peu de gens valorisent l’improvisateur qui n’a pas l’appui du pouvoir. / Le chanteur qui improvise doit être au courant de tout. Il doit être la voix du peuple qui critique le pouvoir. Il doit dire tout ce que le peuple a envie de dire. »
19Mobilisant les personnes férues de poésie, les groupes d'admirateurs et parfois des collectivités acquises à leur cause, les chansonniers jouent un rôle militant. Ils ont plus d'une corde à leur arc, mais ils excellent à jouer sur la corde de l'indignation, en dénonçant les scandales du moment. Les thèmes qui sont débattus ou les faits qui sont critiqués lors de la session sont souvent induits par les poètes. Cependant les auditeurs proposent de plus en plus de sujets socio-politiques, en rapport avec leur condition de citoyen, du Brésil ou du monde. En voici quelques exemples, le plus souvent versifiés en deux lignes :
« Ils sont en train de vendre / La richesse de notre pays » ; « La nuit dissimule les secrets / Des trafiquants du monde » ; « Le président a mis un terme à l’inflation / Mais à présent il est menacé » ; « Le train de mesures fiscales du président / A conduit la nation au désespoir » ; « Pinochet est un bourreau de l’histoire / Du fait des crimes qu’il a commis dans son pays » ; « Le clone de Satan / À la tête du gouvernement américain »
20Les sessions animées par les chansonniers sont un lieu où se cristallise une demande sociale, où s'échange une parole visant à l'autonomisation critique des Brésiliens. Ces espaces publics contribuent à l'émancipation citoyenne, au développement de l'identité locale et du tissu social. Les poètes improvisateurs assument un rôle de contre-pouvoir politique, de porte-parole des plus humbles partageant l'expérience alternative du « survivre à la ville ».
Auteur
Maître de conférences en anthropologie, Université/IUT Bordeaux Montaigne, UMR CNRS ADESS 5185
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