L’habitant-citoyen dans une politique locale d’animation patrimoniale
p. 353-369
Texte intégral
1S’intéresser aux politiques de la ville et au projet urbain dans le cadre des politiques patrimoniales pose la question de l’insertion des problématiques de ville et de renouvellement urbain dans une démarche de médiation culturelle1 développée au sein de ces politiques. Mais quelle place et quelle part active peut prendre l’habitant au sein de la production de ces politiques ? C’est ainsi que nous voyons à travers l’exemple du label Ville et Pays d’Art et d’Histoire (VPAH), une illustration de l’évolution progressive des politiques patrimoniales vers une plus grande importance de la médiation et de l’animation culturelle2 et une plus grande implication de l’habitant. Ainsi avant de nous concentrer sur les actions menées dans le cadre de ce label et plus précisément sur le cas d’un quartier de la Ville d’art et d’histoire de Vienne, nous nous proposons de retracer, brièvement et schématiquement, une histoire des politiques patrimoniales à travers leur dimension de médiation culturelle.
La lente insertion de la médiation culturelle dans la politique patrimoniale
2Étudier les politiques patrimoniales afin d’y trouver une part de médiation culturelle nous oblige à un premier constat : cette dernière n’émerge que très récemment. D’abord concentrées sur leur dimension conservatoire, elles ne s’ouvrent que progressivement à la pédagogie. En questionnant la manière dont les politiques patrimoniales sont menées, par qui et pour qui ainsi que les objets qu’elles valorisent, il est possible de mettre à jour quatre temps principaux qui voient l’apparition d’une dimension socioculturelle du patrimoine. Dans une logique cumulative, ces temps ajoutent leurs effets aujourd’hui concomitants dans les actions patrimoniales. Cette évolution schématique permet alors de mieux expliciter le rôle accordé au patrimoine dans la construction sociale contemporaine.
Une construction institutionnelle du patrimoine
3Alors que l’expression « monument historique » est employée depuis le milieu du XVIIIe siècle, ce n’est véritablement qu’avec la Révolution Française que se développe une réflexion autour de la conservation institutionnalisée du « patrimoine ». Elle aboutit aux premières procédures de sauvegarde telles que l’inventaire proposé par la Commission des Monuments Historiques en 1830. La loi de 1913, loi majeure dans l’évolution des procédures de protection, instituant l’inscription et le classement des monuments historiques, est un marqueur de ce que F. Choay nomme la « consécration du monument historique ». Tout au long du XIXe siècle, se sont développées de nouvelles pratiques liées à de nouvelles valeurs attachées au monument historique que l’auteure décrit dans son ouvrage l’Allégorie du Patrimoine (Choay 1992).
4Aussi, lors de la naissance du patrimoine, de son institutionnalisation dans le courant du XIXe siècle, il ne concerne avant tout que des « monuments historiques », soit une forme exceptionnelle d’objets qui sont les chefs d’œuvres témoins d’une société. Ils sont conservés pour leur valeur historique (en tant que témoin) mais également scientifique (en tant qu’objet à restaurer). Produite quasi exclusivement par des dispositifs institutionnels, cette patrimonialisation laisse une place minime aux élites locales alors que la population est elle totalement exclue de ce processus. Si ses destinataires en sont la nation entière qui doit y voir les traces de son passé, cette construction institutionnelle du patrimoine ne se pense pas en termes de médiation culturelle : l’objet-document suffit à celui qui le contemple, il n’a besoin d’aucun intermédiaire. Cette dimension conservatoire du patrimoine reste encore présente aujourd’hui (bien que minime) dans les actions patrimoniales locales : les collectivités mènent toujours des politiques de conservation, de restauration, cherchent à inventorier de nouveaux patrimoines…
Une diffusion touristique du patrimoine
5Dans un second temps, à la suite d’une première reconnaissance patrimoniale, il est possible de noter le passage de la valeur historique (de témoins du passé) à la valeur artistique (d’éléments majeurs de l’histoire de l’art qui nécessitent la contemplation) (Poulot 2001 p. 120) Les monuments historiques sont alors perçus dans une volonté esthétique et leur thésaurisation les catégorise selon leur style. Toujours produits par les institutions patrimoniales, les monuments historiques voient apparaître progressivement un nouvel acteur : le tourisme. Si le touriste, en tant que figure du public est présent depuis plusieurs siècles (le grand tour des aristocrates anglais en Italie débute autour du XVIIe siècle), sa massification est progressive avec le développement des congés payés. Cette naissance du « grand public », devenant touriste pendant son temps de loisir, conduit au développement d’une forme de médiation nouvelle entre le public et l’objet : la visite guidée. Alors qu’auparavant, le spécialiste n’avait pas besoin de lien avec le patrimoine3, le touriste, moins connaisseur, est en demande de ce lien. C’est ainsi que pendant une grande première moitié du XXe siècle, la forme grandement majoritaire de médiation culturelle reste la visite guidée.
6Ce phénomène se cristallise alors avec le label Ville d’Art, mis en place à partir de 1965 et ayant pour objectif de compléter les actions permises par la récente loi sur les secteurs sauvegardés, loi Malraux du 4 août 1962. Alors que cette dernière mettait en place un régime de protection couvrant des ensembles urbains, l’opération Ville d’art propose des visites-conférences dirigées par des conférenciers agréés à destination du public touristique. L’objectif est alors d’apporter la garantie de l’État dans la qualité des visites proposées dans les villes à Secteurs Sauvegardés. Mise en place dans un nombre maximum de 80 villes, cette labellisation marque la naissance d’une politique de tourisme urbain à l’échelle nationale (Gasc 2005 p. 152).
Une construction démocratique du patrimoine (1959 - 1990s)
7La création en 1959 du Ministère des Affaires culturelles dirigé par André Malraux conduit à une révolution dans la production et la diffusion du patrimoine. Le décret du 24 juillet 1959 lui donne la mission « de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de français ». Ceci se traduit de deux manières. La première est celle d’une démocratisation de la culture cherchant à faire croître et renouveler les publics du patrimoine. La seconde est celle d’une reconnaissance d’un plus grand nombre de formes d’expressions comme culturelles et patrimoniales. Ainsi, en même temps que l’objet du patrimoine change4, les modes de son appréhension également.
8De fait unique de l’État, la reconnaissance du patrimoine se décentralise progressivement aux collectivités locales, notamment par l’intermédiaire de la déconcentration des services du Ministère de la Culture et de la Communication (création des Directions Régionales des Affaires Culturelles, DRAC). Ce mouvement est complété par un glissement progressif d’une reconnaissance par les savants, par les spécialistes à un travail effectué par des acteurs sociaux et politiques et par une plus grande implication de la société civile. La montée en puissance du rôle des associations patrimoniales témoigne de ce renouvellement des acteurs. Le patrimoine arbore alors une dimension documentaire renforcée. Sa transmission doit être permise par le développement d’une pédagogie adaptée. Initiée dans les musées, elle se diffuse à de nombreuses institutions culturelles. La création du label VPAH en 1984 témoigne de cette évolution. Il se caractérise par la mise en place d’une démarche volontariste de connaissance, de conservation, de médiation, avec pour objectif de :
« présenter le patrimoine dans toutes ses composantes, éduquer le regard du public le plus large, sensibiliser les citoyens à leur environnement, créer des structures permanentes à l’intention du jeune public, cible privilégiée de la médiation, enfin doter l’enseignement du patrimoine de professionnels de plus en plus qualifiés » (Colardelle 2009 ; p. 14).
9Ce label est ainsi totalement intégré dans le mouvement d’élargissement du patrimoine et des actions qu’il entraîne, dont les enjeux dépassent la protection du patrimoine pour sa diffusion auprès du grand public. Ce passage à une « culture pour tous » (Stiegler 2011) conduit à la mise en place de dispositifs spécifiques de médiation culturelle. Principalement à destination du public scolaire, visites guidées, ateliers, parcours interprétatifs libres permettent aux publics d’apprendre leur patrimoine. Mais cette médiation avant tout scolaire pose la question de la perpétuation des pratiques et de leur renouvellement en dehors de ce cadre.
Une construction sociale du patrimoine (1990 - …)
10Depuis quelques années, il est possible de voir dans l’évolution des politiques patrimoniales, un nouveau paradigme du patrimoine. Aujourd’hui en grande partie œuvre des collectivités locales, il fait appel au citoyen dans la construction de leur propre patrimoine. S’éloignant d’une patrimonialisation par désignation où les institutions ont un rôle omnipotent, le patrimoine se construit désormais par l’appropriation qui est faite par les communautés (Rautenberg 2003). Cette logique de production sociale conduit à une appropriation par le groupe en question sans reconnaissance par des instances de normalisation, celle-ci pouvant suivre par la suite voire parfois encadrer ce processus. La conception de ce patrimoine est donc fondée principalement par le lien que possède l’objet avec la société et de ce fait le rapport à l’usage est encore fortement présent dans ces objets patrimoniaux. Faisant appel à des dimensions ethnologiques, immatérielles, les objets même du patrimoine ont également changé. Cette valeur identitaire et « citoyenne » du patrimoine fait que cette « culture pour chacun » (Stiegler 2011) doit, tout en étant à destination de tous, être spécifique à chacun. C’est au cœur de ce mouvement que la médiation culturelle prend un rôle nouveau jusqu’à devenir animation socioculturelle. En multipliant les outils de médiation et d’animation, elle cherche à replacer le visiteur au cœur du territoire. Elle n’est plus médiation d’un objet distant du public puisque le public lui-même a produit cet objet. En revanche, elle permet de donner les clés afin de permettre aux publics d’ériger eux-mêmes leurs objets en patrimoine.
11C’est ainsi à travers cette nouvelle place du patrimoine dans la société que nous envisageons de questionner le lien entre le projet urbain et l’animation culturelle. Aussi à travers des exemples de politiques patrimoniales développées dans les VPAH, nous allons voir comment une nouvelle forme d’animation socioculturelle se développe, proposant une place de choix au citadin dans la production de son patrimoine.
L’habitant-citoyen dans la politique patrimoniale
12Faire de l’habitant un acteur de la politique patrimoniale et de son animation oblige à l’inclure dans les actions menées. Nous allons nous pencher plus précisément sur le cas de la Ville d’art et d’histoire (VAH) de Vienne. Labellisée depuis 19905, la ville a créé un Service d’animation de l’architecture et du patrimoine qui s’engage depuis quelques années dans un renouvellement des actions patrimoniales menées sur son territoire, habituellement tournées vers les patrimoines antique et médiéval, pour s’intéresser aux patrimoines plus contemporains et immatériels.
13C’est dans ce cadre qu’un certain nombre d’actions sont dirigées vers un quartier en particulier : celui de la vallée de Gère. Il s’agit du quartier le plus peuplé de la ville avec plus de 5 300 habitants et 2 300 logements, dont 900 publics. Avec 20 % de demandeurs d’emploi en 2003, elle constitue un quartier prioritaire de la Politique de la Ville à travers un Contrat de Ville mis en place depuis plusieurs années. Ce quartier est un ancien quartier industriel, regroupant de nombreuses usines parmi lesquelles les activités textiles et métallurgiques prédominaient. L’industrie s’est effondrée à partir des années 1950 face à la concurrence internationale et au manque de modernisation et de diversification. Les logements qui hébergeaient les ouvriers devenus vétustes ont été en partie détruits. Malgré tout, certaines usines désaffectées ont été réhabilitées en logements ou en bureaux bien que d’autres ont été laissées à l’état de friches. La ville de Vienne voit dans la vallée de Gère un fort potentiel en termes de développement économique à condition de pouvoir y mettre en place des activités tertiaires et des équipements publics, administratifs et culturels. C’est dans ce contexte de renouvellement et de projet urbain fort que la politique patrimoniale est mobilisée.
Une médiation dans un premier temps absente
14Cette mobilisation des politiques patrimoniales se matérialise en plusieurs temps dont le premier consiste en une prise de conscience de la valeur patrimoniale du site. Cette première étape est comme nous l’avons décrit plus haut avant tout l’œuvre des institutions légitimes (services municipaux, DRAC, service régional de l’inventaire). Elle se caractérise par la mise au jour progressif de ce qui peut être considéré comme patrimonial dans le quartier. Nous la retrouvons principalement dans deux directions :
- Une connaissance du patrimoine architectural et ethnologique de la vallée de Gère grâce à une enquête en collaboration avec la faculté de sociologie de l’université Lyon II dont les objectifs ont été de montrer l’articulation entre patrimoine industriel, territoire et habitants ;
- Un travail de pré-inventaire des bâtiments et des installations hydrauliques conduit sous la responsabilité de la Mission développement du patrimoine historique, bâti et urbain.
15Ces deux formes de patrimonialisation conduisent également à l’intégration du quartier dans un projet de Zone de protection du patrimoine architectural urbain et paysager, soit une inclusion du quartier dans un outil de protection du patrimoine urbain. De ces tous premiers éléments, où les habitants et le public en règle générale sont absents, a découlé une exposition au sein des musées de Vienne, D’usines en usines, paysage industriel à Vienne, ainsi que le site internet Patrimoine de Vienne6 ouvert en 2002. Cette première forme de médiation du quartier reste malgré tout distante des habitants : ces derniers ne sont pas conviés aux projets mis en œuvre. Le patrimoine qui est révélé reste formé des éléments les plus exceptionnels du quartier, les « monuments historiques ».
Une animation classique du quartier
16Le renouvellement de la convention VAH en 2007 a permis de faire le point sur les actions menées globalement à l’échelle du territoire municipal, de les évaluer et surtout de désigner des objectifs nouveaux dans l’animation du patrimoine de la ville. En plus des actions traditionnelles de médiations (visites guidées de toute sorte) en direction du patrimoine classique de la ville (patrimoines antique, médiéval, urbain), la convention prévoit désormais des actions plus spécifiques autour du quartier de la vallée de Gère. Développées surtout en direction des habitants, elles se déclinent en deux temps principaux :
- Des partenariats sont noués avec les écoles situées en Zone d’Éducation Prioritaire, le centre social de la vallée de Gère, le Pôle Gérontologie du Centre Communal d’Action Sociale et les associations locales, avec un accent mis en particulier sur des rencontres inter-générations ;
- Une restitution destinée à un plus large public a été associée à ces actions, notamment dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine.
17Les deux temps de l’action nous rapprochent alors des distinctions données par Michel Rautenberg entre une patrimonialisation communautaire (le premier temps) qui laisse la part belle aux habitants et une patrimonialisation légitimée qui se matérialise par des actions traditionnelles de médiations (ici principalement une exposition) (Rautenberg 1998).
Une construction démocratique : la multiplication des dispositifs
18L’implication des habitants se caractérise dans un premier temps par un renouvellement et une diversification des actions de médiations menées afin de multiplier les contacts entre l’habitant et son patrimoine. Uniquement considéré à travers une figure d’un habitant-récepteur, il est le bénéficiaire d’une politique de démocratisation culturelle cherchant à augmenter et fidéliser les publics. C’est ainsi que les bilans des activités éducatives du service de l’animation de l’architecture et du patrimoine en 2008-2009 montrent une hausse importante de la part du public de proximité dans le public global.
19Parmi les nouvelles formes d’animation développées, en plus des visites guidées dont nous parlerons un peu plus loin, nous retrouvons principalement les ateliers et les expositions. Le quartier de la vallée de Gère voit ainsi, à la fin de la décennie 2000, l’apparition de trois ateliers thématiques, principalement à destination du public scolaire, portant sur le quartier et les activités qui s’y déroulaient. L’atelier Au fil de la Gère, pour les 8-14 ans relie le présent et le passé de la vallée à travers un parcours dans le site et des activités plastiques autour des paysages urbains. Des moutons aux boutons, pour les 5-10 ans, initie les jeunes à la fabrication du tissu grâce à la manipulation de petits métiers à tisser au sein du musée de la Draperie. Enfin l’atelier Au fil des métiers, pour les 11-20 ans, permet une découverte de la vie ouvrière viennoise grâce à des documents d’archives, sonores et visuelles et des démonstrations et manipulations de cardes à main et de petits métiers à tisser. Parallèlement deux expositions ont été réalisées autour de l’année 2007. La première, Histoires de la vallée de la Gère avec le concours de la mission développement du patrimoine, a été présentée au Centre social de la vallée de Gère ; alors que la seconde, Mémoires d’habitants, est réalisée par le Centre social et l’association Rue du premier film. Ces animations restent encore déconnectées les unes des autres. Les habitants en sont distincts, uniquement publics. Il ne s’agit pas encore à proprement parler d’une animation socioculturelle mais plutôt d’une médiation culturelle au sens strict du terme.
Un renouvellement de la voix
20Dans une volonté de rapprocher les publics du patrimoine et de leur en offrir une autre vision, le renouvellement de la parole donnée à entendre permet d’intégrer plus facilement l’habitant. Elle ne doit plus être seulement la parole d’une institution, présentant un discours d’une culture « légitime » mais bien mélanger les genres et faire entendre d’autres voix. Un premier moyen pour ce faire est celui d’offrir un regard décalé et humoristique, de changer le ton. C’est en modifiant le discours légitime et son apparente obscurité que l’on peut attirer le public local. Mais c’est surtout en direction d’un second axe que l’on peut mesurer ce renouvellement : il s’agit d’intégrer de nouvelles voix dans la médiation.
21En effet, traditionnellement, la visite guidée (et plus globalement tout type de médiation) est réalisée par un guide-conférencier, diplômé, qui tire sa légitimité de son diplôme et de son inscription dans la programmation d’une institution. Mais depuis plusieurs années, la visite s’ouvre à des voix elles-mêmes légitimées par leur profession : archéologue, restaurateur, garde-forestier sont conviés dans les visites de Vienne à transmettre leurs compétences lors d’animations organisées autour de questions patrimoniales. Parallèlement, un travail en commun est effectué avec des associations locales afin de produire des animations mêlant à la fois la parole du guide-conférencier mais aussi des conteurs, des comédiens d’une troupe de théâtre, des musiciens du conservatoire municipal ou d’une chorale…
22Enfin, d’autres intervenants apparaissent également. Des artisans (souvent des artisans d’art), des agriculteurs (lors d’ouvertures de caves, de visites de fermes…) ou encore des commerçants sont invités à prendre la parole et participer à la médiation. C’est alors la présence à leurs côtés d’un guide-conférencier qui légitime le discours qu’ils peuvent émettre. La visite propose donc un double discours à la fois scientifique et technique, plus proche du quotidien. Cette reconnaissance de la parole des artisans et des commerçants s’intègre ainsi dans une dynamique de reconnaissance du patrimoine plus individuelle ou communautaire. Elle se caractérise par la légitimation ou la reconnaissance institutionnelle (ici par le service de l’architecture et du patrimoine) d’un patrimoine communautaire, « patrimoine non noble qui est constitué par un groupe dans une logique de construction sociale de la diversité » (Rautenberg 1998). La médiation du patrimoine n’est donc plus seulement l’affaire de professionnels, mais aussi celle d’amateurs, dans le double sens de non-professionnel et de « fan » de patrimoine, dans une logique proche de celle de la participation.
L’habitant-citoyen au cœur de la médiation patrimoniale
23En lien avec le renouvellement engagé par la signature de la nouvelle convention VAH est également signé un Contrat urbain de cohésion sociale (CUCS) par l’agglomération viennoise. Parmi les quartiers prioritaires désignés comme Zones Urbaines Sensibles, la vallée de Gère se situe dans la première catégorie soit celle « des territoires qui bénéficient d’une intervention massive et coordonnée et qui bénéficieront de moyens financiers spécifiques »7. Le patrimoine est alors mobilisé comme un outil de premier ordre pour la mise en place de ces interventions. La nouvelle convention de 2007 déclare comme nouvel enjeu du label : « une volonté forte de placer le patrimoine au cœur des projets municipaux, à la fois par la participation, l’appropriation par les habitants et l’amélioration de leur cadre de vie et du lien social »8. Elle témoigne d’une nouvelle approche du patrimoine telle que décrite précédemment comme une construction sociale du patrimoine. Cette approche se caractérise alors par la mise en place d’une multitude d’actions transversales (touchant aux domaines culturels et patrimoniaux) au sein du quartier, actions pour lesquels les habitants deviennent des acteurs de premier ordre.
La création d’un lieu de réflexivité des habitants : la bibliothèque de la vallée de la Gère
24Dans le cadre du contrat de ville, une réflexion est engagée pour le déplacement de l’annexe de la bibliothèque municipale située dans la vallée de Gère (au sein d’un immeuble d’habitation) à l’intérieur du Centre social. Ce transfert doit faciliter les collaborations avec les différents acteurs du centre social et ses usagers et permettre à tous les habitants de s’approprier le lieu. L’objectif déclaré est de faire de la bibliothèque un lieu privilégié d’échanges interculturels et intergénérationnels. Pour cela, les intervenants du projet ont été à la fois le bibliothécaire, les travailleurs socioculturels du centre social de la vallée de Gère qui doit accueillir la bibliothécaire mais également des intervenants extérieurs ainsi que des conteurs et des auteurs qui y proposent des activités. Dans ce projet, les habitants du quartier sont consultés non pas dans la décision du projet qui a été actée par les institutions mais plutôt dans la construction des animations proposées en lien avec les partenaires éducatifs et socioculturels. Dans cette première réalisation, la part de l’habitant dans la construction de la médiation reste donc secondaire. S’agissant principalement d’un projet de réalisation d’un équipement culturel nouveau ou renouvelé, son rôle reste minime.
Les chemins des patrimoines
25Un deuxième projet a été mis en place concomitamment : il s’agit de la réalisation d’un Chemin du patrimoine avec des actions d’accompagnement en lien avec les habitants et le tissu associatif, c’est-à-dire la mise en valeur des éléments du patrimoine du quartier. Ce projet prend la forme d’un partenariat entre différents services municipaux (patrimoine, musée, services techniques…), le centre social de la vallée de Gère, l’arche du 279 et des artistes. Le public visé par ce projet est essentiellement les habitants de la vallée (plus particulièrement les « anciens » du quartier et les bénévoles à la retraite), mais aussi des visiteurs de la ville qui pourraient être intéressés par ce nouveau patrimoine. En préalable du projet global, il est important de noter qu’une enquête de terrain a été réalisée par un sociologue – ethnologue auprès des habitants et de leur environnement.
26Au niveau de la politique menée par le service de l’animation de l’architecture et du patrimoine le projet a consisté en la création d’un chemin du patrimoine soit une vingtaine de panneaux d’interprétation présentant l’intérêt de ce patrimoine et les mémoires (dont les savoir-faire) qui lui sont liés, l’implantation de clous en bronze au sol pour matérialiser le parcours, la production de plans du chemin et de brochures. Cette première partie du projet s’accompagne de médiations traditionnelles : des visites guidées sont organisées dans la vallée de Gère (touchant au total 800 scolaires, 330 adultes et 15 membres de l’Arche 27), des manifestations sont organisées durant « Vivre les villes »10 et les Journées européennes du patrimoine. Parallèlement se développent d’autres animations, notamment des ateliers intergénérationnels, une exposition temporaire itinérante ainsi qu’un carnet de voyage avec une création théâtrale. Enfin l’intégration permanente dans la vallée de la Gère des mosaïques réalisées par les habitants a permis une appropriation complète du lieu par les habitants. Une action participative a été menée par le biais d’un photo-reportage ayant pour but de rassembler les acteurs passés et présents et de donner aux habitants une réelle image de leur quartier. Par des prises de vues d’habitants sur des sites significatifs dans leur quartier et par le rassemblement des témoignages de familles et de générations différentes sur la thématique de la vie au sein de la vallée (scolarité/travail/loisirs/habitudes de vie/amis/échanges), l’objectif a été d’impliquer les habitants dans la transformation de leur quartier et dans la transmission de son image. Ainsi nous voyons à travers ce projet l’apparition d’une nouvelle forme de participation de l’habitant-citoyen. Il s’agit à la fois d’une participation aux enquêtes de terrains, aux expositions et ateliers en tant que public, mais aussi à leur participation à l’élaboration des panneaux d’interprétation en tant qu’expert de leur quartier. De plus la nécessité de leur accord pour la pose des panneaux sur leur lieu d’habitation et pour la visite de leur site en a fait des acteurs prépondérants de cette médiation.
Le projet Regards croisés
27Un dernier projet a été la réalisation d’une exposition Regards croisés présentant les travaux des enfants et ceux de deux plasticiennes et d’un photographe sur la vallée de la Gère. De janvier à juin 2008, 19 ateliers pour le public jeune (216 participants) et 5 ateliers pour le public adulte (88 participants) ont eu lieu pour une activité en trois temps. Dans un premier temps, les participants ont arpenté la partie aval de la vallée de la Gère, qui offre à faible distance des points de vue très variés. Ils ont par la suite créé un travail personnel à partir d’un dessin de format unique représentant un motif vu dans la vallée. Avant enfin de partager leur travail dans une exposition associant les travaux des participants aux ateliers et les productions des artistes dans le salon de peinture réaménagé du Musée des Beaux-arts et d’Archéologie.
Conclusion
28Les projets spécifiquement développés dans la vallée de Gère en lien avec le renouvellement urbain en cours dans ce quartier montrent bien les évolutions présentées en première partie de cette article. Toutefois, il ne faut pas envisager cette évolution selon une logique annulative (ou le niveau suivant annule le niveau précédent) mais bien dans une logique cumulative. En effet, le patrimoine en devenant une ressource au cœur du processus identitaire, c’est-à-dire en étant pris sous l’angle socioculturel, n’en reste pas moins un élément purement culturel et touristique. Ces actions menées en direction et avec les habitants sont ainsi fréquemment reprises (par la suite ou en même temps) dans une logique plus économique et touristique. En effet, révéler un élément comme patrimonial c’est envisager l’objet selon quatre dimensions : à la fois ensemble signifiant, territoire administré, foyer de savoirs et pôle touristique (Fabre 2000 p. 2). Le patrimoine et sa médiation s’insèrent alors dans des logiques qui démontrent d’un changement de statut ; à la fois culturel, économique, touristique, pédagogique, social, il est au cœur des politiques urbaines. Conduisant à une multiplication des acteurs et des intervenants, il est également beaucoup plus proche de la population. Désormais la médiation culturelle traditionnelle, pouvant s’envisager sous la forme d’une animation socioculturelle du patrimoine, est présente dans chacune de ces sphères auxquelles le citadin est confronté au quotidien. Ce rapprochement effectif, l’« habitant-citoyen » peut alors devenir un expert de son patrimoine, sa voix devient légitime et sa participation encouragée.
Bibliographie
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Références
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DESVALLEES A., 1995, « Émergence et cheminement du mot patrimoine » in Musées et collections publiques en France, n° 208, p. 7-23.
FABRE D., 2000, Domestiquer l’histoire ethnologie des monuments historiques, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
10.2307/j.ctv18pgn8g :LAFORTUNE J.-M., 2012, La médiation culturelle : le sens des mots et l’essence des pratiques, Presses de l’Université du Québec.
POULOT D., 2001, Patrimoine et musées : l’institution de la culture, Hachette.
RAUTENBERG M., 1998, « L’émergence patrimoniale de l’ethnologie, entre mémoire et politiques publiques », in Poulot, Dominique (dir.), Patrimoine et modernité, L’Harmattan, 1998, p. 279-289.
RAUTENBERG M., 2003, La rupture patrimoniale, Ed. à la croisée.
STIEGLER B., 2011, « La culture pour chacun » in Nouveaux accès, nouveaux usages à l’ère numérique, la culture pour chacun ?, actes du forum d’Avignon culture, économie, médias, 4-6 novembre 2010, Gallimard.
Notes de bas de page
1 Nous envisageons ici la médiation culturelle avant tout dans une perspective globalisante qui est celle d’un ensemble de médiations (terme cette fois-ci entendu au sens strict d’action ou activité faisant le lien entre un public et un contenu) qui placent le visiteur au cœur d’un processus global de compréhension de son environnement (Lafortune 2012).
2 Le label VPAH conduit à la création d’un service de l’animation de l’architecture et du patrimoine. Ce terme d’« animation » est intéressant dans le cadre de ces politiques culturelles qui favorisent traditionnellement l’emploi du terme de « médiation ».
3 Si ce n’est celle du guide touristique, littérature émergeant surtout à la fin du XVIIIe siècle et s’amplifiant durant le XIXe siècle.
4 En témoigne l’usage nouveau à l’époque du terme « patrimoine » en remplacement de celui de « monuments historiques » (Desvallées 1995).
5 Un renouvellement de la convention a eu lieu en 2007.
6 http://www.vienne-patrimoine.fr/, consulté le 03 janvier 2013.
7 Décret en date du 26 décembre 1996, qui définie les Zones Urbaines Sensibles (ZUS), et conformément à la géographie d’intervention précisée dans la circulaire du 24 Mai 2006.
8 Convention Ville d’art et d’histoire entre l’État, ministère de la Culture et de la Communication et la Ville de Vienne, 2007, p. 9.
9 L’Arche 27 est un lieu d’accueil et d’échanges du Centre Communal d’Action Social pour personnes bénéficiant de minima sociaux dont l’accueil de jour est situé au cœur du quartier.
10 Cette manifestation, nationale et régionale, est menée sous l’égide de trois ministères : le ministère de l’Ecologie, de l’Energie, du Développement durable et de l’Aménagement du Territoire, le ministère du Logement et de la Ville, et le ministère de la Culture et de la Communication. Elle a pour ambition de présenter à tous les publics les enjeux de la Ville à travers des actions de promotion de l’architecture, de l’urbanisme et de l’habitat, conduites par les collectivités territoriales, les organismes publics ou privés et les associations, au niveau local.
Auteur
Doctorant, Centre Norbert Elias UMR 8562 EHESS
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