Quelle mise en scène pour quel imaginaire du projet urbain ? Analyses des visuels du projet d’écoquartier bordelais Ginko
p. 315-329
Texte intégral
« Heureux soient les fêlés, car ils laissent passer la lumière »
Michel Audiard
1Pas de projet urbain sans son cortège d’images qui viennent s’afficher sur les palissades de chantier, défiler sur le site internet ou illustrer la brochure de présentation des changements annoncés. La mise en spectacle est devenue une composante obligatoire du développement des aménagements, ayant pour but de rendre non seulement visible mais surtout désirable les politiques urbaines menées par les collectivités locales (Matthey 2011). N’échappant pas à ce véritable storytelling, le projet métropolitain bordelais est scénarisé depuis 2009 autour d’un chiffre clé : 2030. Correspondant en premier lieu à l’objectif démographique du million d’habitants, conçu comme un symbole de puissance, la date de 2030 permet d’articuler une communication commune pour différents chantiers d’envergure prenant place dans l’agglomération. Dans un contexte de concurrence territoriale accrue, il s’agit de proposer une mise en récit convaincante, une « belle histoire », afin de susciter l’adhésion du public (Matthey et Mager 2010). L’exposition « Il était une fois demain » qui a pris place lors de la biennale bordelaise Evento de 2012 est exemplaire de cette scénographie contemporaine du projet urbain. La mise en scène, fondée sur une narration de Bruce Bégout et richement illustrée par des œuvres originales, présente la cité bordelaise comme un eldorado autorisant le développement de nouvelles expériences en termes d’urbanisme et d’organisation sociale. En dehors de ces manifestations ponctuelles, la communication s’organise sur le long terme via la mise en place d’un site Internet dédié, www.bordeaux2030.fr.
2Situé dans la périphérie Nord de la ville de Bordeaux, l’écoquartier Ginko est l’une des figures de proue du projet global, l’opération ayant fait l’objet d’une valorisation précoce dans le cadre du concours national EcoQuartiers 2009. Il s’agit d’un « quartier durable », création ex-nihilo située sur les Berges du Lac et composé de plus de 2000 logements, de commerces et d’équipements publics1. Cette opération a retenu l’attention des chercheurs du programme ANR PAGODE2 du fait de l’importance, dans le cadre de ce projet urbain, du storytelling accompagnant sa mise en œuvre. Créé de toute pièce par l’intervention conjointe de la puissance publique et des investisseurs privés - notamment le promoteur Bouygues Immobilier -, le projet Ginko est représentatif de l’émergence hexagonale des écoquartiers. Il profite d’une valorisation médiatique abondante qui en fait un terrain d’étude propice à l’identification de tendances. L’écoquartier Ginko étant en cours de réalisation, la présente contribution porte sur un corpus intégrant différentes phases du projet et qui permet d’analyser certaines caractéristiques des éléments de communication, d’abord en amont de la réalisation, puis pour accompagner l’accueil des premiers habitants.
3Il s’agit ici d’étudier plus particulièrement les modalités de construction d’un imaginaire urbain à travers les représentations visuelles proposées par les acteurs du projet, composées notamment d’images de synthèse photoréalistes. Celles-ci sont appréhendées comme participant de la mise en place d’une idéologie territoriale, cette dernière étant entendue comme « un ensemble des représentations mentales, des idées, des concepts, des images, des mythes et des discours, des symboles partagés, à une époque et dans un territoire donné, par des groupes sociaux (…) développant un minimum de sentiment identitaire » (Di Méo 1998). Sans en être la seule et unique composante, les images, largement diffusées sur la Toile, via la distribution de brochures ou visibles sur le lieu même du chantier, cherchent à influer sur la construction d’un espace imaginaire correspondant au quartier en devenir, à en dessiner les contours identitaires.
4Ainsi le corpus d’images qui nous intéresse est celui présenté au public lors des diverses opérations de communication. L’hypothèse est que l’image se trouve ainsi sollicitée afin de permettre non seulement la visualisation du prochain devenir de la ville, de la donner à voir, mais aussi, dans sa dimension symbolique, de « donner du sens » dans un contexte de renouvellement de l’imaginaire urbain. En proposant de s’interroger dans un premier temps sur la genèse de cette mise en récit visuelle du projet Ginko, nous nous pencherons ensuite sur la teneur même de ce récit et ses variations. En effet, le discours propre, produit par ces représentations visuelles, n’est pas exempt d’ambigüités voire de contradictions, notamment quant à sa réception possible par les publics destinataires. Nous montrerons comment les dissonances, voire les contradictions relevées entre le texte et l’image peuvent produire une forme de « lapsus iconographique » qui nous intéresse tout particulièrement en ce qu’il révèle des processus à l’œuvre.
Généalogie, traçabilité et utilisation des visuels de projet
Constat d’une circulation des images entre les différents acteurs
5Si elle est omniprésente dans le cadre de la promotion de projet urbain contemporain, l’image ne semble pas faire l’objet, dans sa production, d’une mainmise politico-institutionnelle, contrairement à d’autres éléments de mise en récit du devenir du territoire. L’analyse de la dizaine d’images du projet Ginko sur le site dédié au programme Bordeaux 2030 laisse apparaître qu’il s’agit là, non d’une production originale par la ville, mais de la reprise et de la réutilisation de visuels élaborés à diverses étapes de sa conception par d’autres acteurs du projet. L’analyse de la communication du projet Ginko au sein du la promotion du grand projet urbain Bordeaux 2030 révèle ainsi qu’il s’agit pour une grande part d’un recyclage de travaux produits par des scénographes professionnels sur commande du promoteur Bouygues. De fait ceux-ci répondent, manifestement et avant tout, à des desseins de valorisation des réalisations architecturales et non à des impératifs de promotion d’une expérimentation urbaine orientée autour de l’environnement, des modes de circulations alternatifs ou de la mixité sociale dont l’écoquartier est censé être la vitrine emblématique.
6Certaines vues figurent déjà en bonne place dans le dossier de soumission dans le cadre du Concours EcoQuartiers en 2009. Visualisation du projet dans sa genèse, elles ne correspondent plus aux plans mis en œuvre depuis. Leur maintien dans le diaporama en ligne malgré leur « inexactitude » manifeste peut sans doute se comprendre comme la volonté de valoriser une ambiance. Saturées du bleu du lac et du ciel, séparé par l’horizon verdoyant d’une prairie plantée de quelques arbres, elles font échos à la vision valorisante d’une nature omniprésente (cf. Infra). Les autres images sont des représentations photo-réalistes sont l’œuvre du studio bordelais Axyz, sur commande du promoteur privé Bouygues. On peut noter ici que la poste de communication représente 1,5 % des dépenses de Bouygues pour le projet Ginko (Renauld 2012). L’institution politique réutilise ainsi des visuels créés dans une perspective avant tout immobilière. D’abord outil d’interface avec les institutions politiques puis avec le grand public, les images répondent aux normes publicitaires de la vente foncière qui est au cœur de la communication autour du projet (Renauld 2012) : le cadrage s’organise autour du bâti avec peu de mise en contexte spatiale, de façon a mettre en valeur la structure, son organisation et ses matériaux. En effet, le cahier des charges soumis aux infographistes ne comprend aucune mention spécifique pour la mise en valeur de la dimension durable du bâti ou des valeurs promues par le label écoquartier.
Enjeux et maîtrise d’une mise en scène
7S’ils sont politiques au sens des dimensions qu’ils donnent à voir de l’organisation socio-spatiale urbaine, les visuels de type Ginko le sont aussi en tant qu’enjeux de pouvoir autour de la maîtrise du sens, pour et par les divers acteurs en présence. Dans la représentation des icones du projet urbain durable que sont les écoquartiers, autour de l’espace de projet et d’une promotion d’un « habiter durable » spécifiques, les outils de communication sont censées mettre en scène des valeurs urbanistiques (centralité, mobilité, accessibilité, etc.), des modes de vie, des pratiques (qualité du cadre de vie, ambiance, équipements, sécurité), de même qu’une certaine qualité esthétique et paysagère des espaces publics et du bâti (Bailleul 2008). Pourtant, du point de vue des porteurs politiques, les images du projet Ginko s’inscrivent surtout dans des stratégies évidentes de production d’un « effet vitrine » favorisant la bonne réception du renouvellement urbain, au cœur du « marketing urbain ». Ce terme désignant l’ensemble des pratiques de communication territoriale censées s’appuyer sur des matières spatiales existantes ou en construction pour les promouvoir, les faire exister, les rendre attrayantes et inciter à y investir son temps, ses loisirs, son capital, etc. (Dumont et Devisme 2006).
8Au cœur de ces stratégies de valorisation, le politique local s’appuie sur des cabinets d’architectes-urbanistes, des experts en communication, qui accompagnent et mettent en scène la production de territoires qui ne sont dès lors plus tant la résultante et l’expression d’usages sociaux qu’une image technico-médiatique de ces derniers (Prévot et Leclercq 2010). La traçabilité et la généalogie des images montrent ainsi une externalisation de la fabrique visuelle de la ville durable et d’écoquartiers tel Ginko, au bénéfice de concepteurs privés d’un imaginaire promotionnel de l’espace public. En même temps qu’il opère ce choix pour des raisons stratégiques (aspects techniques, attentes publicitaires, etc.), le politique ouvre le sens du projet à l’appropriation par d’autres « leaders discursifs » de l’espace (Boyer 2010). Il en ressort un modelage des représentations du quartier en fonction de certaines rationalités, valeurs, mythologies et imaginaires spécifiques (Rosemberg-Lasorne 1997) parfois très éloignées du projet urbain. À l’étude des visuels de Ginko, ces derniers ressortent ainsi comme fortement marqués par une certaine esthétisation et une « mise en désirabilité », qui valent glissement sémantique du contenu du projet collectif, au profit d’un espace de désir irréductiblement individuel (Prévot et Leclercq 2010). Le projet urbain reprend alors explicitement les codes du marketing publicitaire, s’adressant prioritaire à un consommateur par nature individuel, et se détourne d’une communication politique fondée sur la valorisation d’un projet de société nécessairement collectif.
9Ainsi, le visuel n’a plus vocation à informer objectivement sur les caractéristiques d’un projet, mais il est avant tout vecteur d’une spectacularisation de l’objet urbain par sa mise en scène visuelle et médiatique (Ozdoba 2012). La modélisation en trois dimensions et l’usage des images virtuelles de l’espace urbain, avec leur puissance représentative indéniable, ne servent pas uniquement l’objectif de « prodiguer de l’information aux citoyens » mais avant tout les politiques de marketing des collectivités susmentionnées (Bailleul 2008). A travers ces processus que traduisent les images d’un projet comme Ginko, c’est aussi une figure du pouvoir qui est discrètement scénographiée. Discrètement car les images restent souvent anonymes à la première « lecture », mais réellement car les images mobilisées transpirent d’une technicité spécifique et de savoir-faire qui mettent tacitement en scène la compétence experte d’une production de l’image attribuable aux professionnels du projet. On peut noter ici un déplacement significatif de ce pouvoir à travers le passage d’une culture visuelle valorisant la recherche architecturale au profit d’une mise sous tutelle de ces créations par un visuel valorisant de façon global le quartier en « lissant » les représentations. La figure de l’architecte-urbaniste laisse ainsi place à celle du promoteur immobilier. Le risque de l’innovation laisse place à une standardisation rassurante, qu’il ne s’agit pas de valoriser mais véritablement de vendre.
Les visuels de Ginko : entre appauvrissement du sens, sens commun et sens idéologique
L’image lisse et virtuelle : une contribution à l’acceptabilité sociale du projet ?
10Exemplaires de la communication visuelle autour des projets urbains, les images de promotion de l’écoquartier Ginko présentent un univers idyllique, verdoyant et lumineux. Des compositions qui, par-delà le caractère photo-réaliste du rendu, répondent aux « clichés » instaurés par les industries culturelles via notamment l’imagerie du tourisme (Bertho 2011). Elles illustrent notamment la programmation d’un espace dédié au loisir et à relaxation. Le texte accompagnant certaines images est évocateur : « Entre le parc, ses 500 arbres et ses milliers d’arbustes, les jardins partagés et les berges du lac, Ginko propose une multitude d’activités de loisirs et de détente. Footing, vélo, sports de voile, aviron, canoë-kayak, BMX, jardinage… prenez la vie côté nature !3 ». Si ces temps de loisir peuvent être valorisés dans un cadre d’animation socioculturelle comme des espaces de rencontre, leur présentation marque ici une dimension très individuelle de ces activités. On est là dans la mise en avant du bien-être physique et alimentaire plus que dans le partage et le bien commun. Ressort aussi en majeure la promesse d’un ensoleillement permanent. Cette caractéristique est manifeste si l’on procède à l’analyse des visuels de Ginko produit par Axyz. Mais elle est en quelque sorte « contournée » par les images que propose l’une des agences d’architecte sollicitées sur le projet, La Nouvelle Agence. On trouve en effet sur leur site une représentation de leur bâtiment se conformant à un certain nombre de codes formels propres aux images projectives (Bertho et Ozdoba 2013), à l’exclusion de la météorologie. Sa composition intègre ainsi un avant-plan végétal qui structure le cadre, dans un rendu pratiquement photo réaliste, et l’ajout de deux passants qui « donnent l’échelle ». Mais point ici de soleil radieux ou de pelouse accueillante : le ciel est saturé de nuages menaçant et il pleut à verse, dans une ambiance automnale de fin de journée. Une météo peu clémente qui permet de mettre en valeur certaines dimensions du bâti, à travers le relief conféré aux volumes par la diffusion de l’éclairage intérieur.
11Ce détour par La nouvelle Agence montre que l’absence de variations météorologiques, dominante, répond donc moins à une exigence de mise en valeur qu’à une conformité à la norme de présentation des projets urbains, figé dans un été permanent, à l’ensoleillement invariable. Un conformisme qui n’est pas sans incidence sur la perception de ces espaces, qui, du fait de leur immuabilité, apparaissent comme déconnecté de toute réalité. Affranchi du cycle des saisons, l’espace projeté l’est aussi de toute transformation ou évolution. En effet, alors même que les travaux de réalisation du projet urbain Ginko sont en cours, le chantier, espace-temps intermédiaire de la transformation du territoire, reste complètement hors-champ de la communication autour du projet. Ce parti pris est flagrant dans le diaporama mis en ligne sur le site de l’écoquartier à la rentrée 2012, lors de la livraison des premiers immeubles. Sont alors présentées des photographies attestant des réalisations finalisées et les images de synthèse permettant de visualiser les immeubles encore en devenir. Espace de l’entre-deux et potentiellement chaotique, le chantier viendrait sans doute briser l’illusion construite par la diffusion des images photo-réalistes d’un espace a-temporel, « toujours-déjà-là », idyllique et sans faille. Une perception qui est censée contribuer à l’acception du projet, reçu comme une évidence incontestable.
12A un niveau la production visuelle en ressort appauvrie, sa contribution allant vers la réplication infinie et la banalisation d’ambiances indifférenciées qui saturent aujourd’hui la communication urbaine. Mais ce lissage délibéré du « grain » pose aussi la question d’une recherche de « sémantique universelle » (Gagnebien et Bailleul 2011). En effet, l’absence d’aspérités et de marqueurs identitaires forts, parce qu’elle évite en partie le risque d’une réelle singularité territoriale et donc d’une réduction narrative, peut favoriser une accroche d’appartenance « pour tous » (habitants, visiteurs, etc.). Elle deviendrait alors une proposition de « sens commun », un « vide d’adhésion » par lequel l’écoquartier est donné à voir de façon esthétiquement et politiquement correcte, effaçant le flou, l'incertain, l'ambigu, « la mauvaise lecture qui pourrait y être faite » (Gravari-Barbas 1998). L’esthétisation numérique rendrait ainsi la ville « plus facile, notamment pour un public non autochtone (…) plus amène, moins agressive au regard, plus conforme », immédiatement lisible (Ibid.). Les projets mis en scène bénéficieraient alors d’une transparence - au sens de « qui se laisse pénétrer, saisir, apercevoir, aisément » - et d’une abstraction favorisant l’imaginaire du spectateur quand il parcourt l’illustration du regard, s’y projette pour élaborer son propre récit (Prévot et Leclercq 2010). La proposition est en même temps mythique c’est-à-dire économe, abolissant la complexité et organisant « un monde sans contradiction parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence », fondant « une clarté heureuse » (Barthes 1957). Évidemment, cela n’exclut pas le débat et les réactions parfois vives autour de ces images lorsqu’elles sont versées à la concertation habitante (Bailleul 2008).
L’asepsie visuelle, une diffusion des ordres « néo-hygiénistes » dans la durabilité
13Le corpus de représentations visuelles associées à la valorisation de l’écoquartier Ginko permet d’observer la mise en place progressive d’une asepsie visuelle, faisant disparaître les caractéristiques spécifiques qui pourraient être liées à l’écoquartier, au profit de la proposition d’un imaginaire territorial normalisé et stéréotypé. Dans les images illustrant le dossier de 2009, arbres, bosquets et pelouses sont foisonnants, faisant pratiquement disparaître les immeubles. La nature déborde du cadre, vient s’ajouter en surimpression, se présentant comme un élément majeur de l’aménagement. Par la suite, les images de synthèses diffusées sur les supports de communication destinées au public, la brochure ou les diaporamas en ligne, présentent une nature ramenée à l’espace vert classique, dans des parcs et jardins qui circonscrivent l’étendue de cette nature maîtrisée. Le caractère durable de l’écoquartier est ainsi progressivement réduit à la seule colorisation des images dans des tonalités rapporté à la présence de la nature : le vert et le bleu. Il semble ainsi progressivement ramené à une forme de green washing, cosmétique des représentations visuelles, associé à l’invisibilité progressive des équipements écologiques (poubelles de tri, etc.). Présents dans le dossier du projet en 2008, ils disparaissent totalement de la communication visuelle, finalement exclus de la mise en récit du projet urbain, chassant ainsi toute référence aux comportements écocitoyens pourtant vantés comme particularités spécifiques de l’habiter durable.
14Par ailleurs, les futurs habitants sont figurés dans les images de synthèse dans des postures conventionnelles, fondées sur les représentations visuelles stéréotypées héritées de la communication commerciale. Dans les rues et venelles du futur écoquartier se croisent des parents trentenaires avec leurs enfants gambadant, des mamans avec leur poussette, un jeune cadre dynamique le portable à la main, dépassé par un cycliste énergique (Thonnelier 2012). Si les modes de déplacements doux comme la marche à pied ou le vélo sont privilégiés, c’est là que s’arrête toute référence éco-responsable aux comportements habitants qui pour le reste empruntent largement au mode de vie urbain standard. La physionomie des habitants figurés sur les plaquettes de promotion de l’écoquartier n’est pas plus novatrice. La société ici représentée est uniforme, composée uniquement de jeunes gens sains, souriants, détendus, appartenant à une classe moyenne aisée. La communauté des habitants « projetés » est homogène, mettant à l’écart de la représentation les gens « moins-conformes » : personnes âgées, handicapés et autres. De fait, la diversité des habitants « réels » est ignorée par la communication institutionnelle de Ginko. Lorsqu’à l’automne 2012 ce dernier met en ligne un diaporama intitulé « Les premiers habitants sont là », paradoxalement aucun n’apparaît sur l’image à l’exception d’une joggeuse floutée en premier plan. Le récit proposé par les images de synthèse est celui d’une société allant manifestement a contrario du discours écoquartiers qui promeut systématiquement les mixités (sociale, intergénérationnelle, etc.). Moins lisses et conformes que les passants en pixels, les habitants en chair et en os sont ainsi mis au banc de la représentation et restent absent de l’image.
15Finalement, les visuels de Ginko dessinent une certaine « ville idéale » conçue par les architectes-urbanistes et les promoteurs comme une pure construction esthétique d’où toute potentialité de désordre et toute utilisation déviante seraient évacuées : une esthétique procédant à la fois de la volonté de « faire joli » mais aussi de « mettre de l'ordre, d'organiser, de faire propre » (Prévot et Leclercq 2010). Avec un double règne du publicitaire qui traverse les visuels de l’écoquartier, c’est un travail de requalification des espaces qui s’amorce, dès l’amont et la promotion « virtualisée » de l’opération, par une requalification de l’imaginaire : l’espace public se transmue « en une scène lisse et aseptisée où les citadins de deuxième zone et leurs « incivilités » n’ont plus droit de Cité » (Garnier 2011). C’est en cela que nous faisons référence à la diffusion d’une idéologie « néohygiéniste » (Tozzi 2013) que diffusent les nouveaux ordres de la durabilité urbaine et ses mises en scène, travaillant le « propre » jusque dans ses composantes sociales, et nettoyant ainsi la présence visuelle des « corps qui dérangent ». Car l’objectif est aussi de vendre l’idée d’un écoquartier sécurisé en induisant des représentations associées au triptyque plaisir/loisir/bienêtre. Ce dernier répond à des demandes sociales légitimes mais, de façon plus ambigüe l’eugénisme photographique peut induire une discrimination visuelle. Celle-ci renvoyant tacitement à une exclusion physique de populations marginalisées qui produiraient « des images de décadence, d’échec social qui vont à l’encontre des images de prospérité et d’amusement que les acteurs politiques et commerciaux de la revitalisation souhaiteraient fortement diffuser » (Parazelli 2012).
Conclusion : enjeux socioculturels d’une production d’images alternatives
16L’analyse des visuels du projet d’écoquartier Ginko met en lumière la recherche d’une imposition d’imaginaire collectif de l’espace, d’un sens univoque du projet par une communication qui met en scène des objets « sortis de nulle part », parfaitement calibrés, profilés et aseptisés. En partie compréhensible du point de vue des stratégies territoriales poursuivies par les pouvoirs locaux et les experts aménageurs, ces processus de l’abstraction urbaine n’en présentent pas moins le risque d’aller « jusqu’à l’insignifiance », dépouillant la ville de tous référents sans lesquels sa visibilité et son sens paraissent finalement impossibles (Loret 2010). Mais au-delà du risque, la tentation de la maîtrise institutionnelle du sens des projets ressort aussi en opportunité, en occasion d’une mise en occurrence ouverte, participative, en bref démocratique, des imaginaires. Peut-être y aurait-il même un impératif éthique et citoyen à soumettre plus systématiquement les images produites par les aménageurs à la discussion publique, mais aussi à produire massivement des visuels alternatifs face aux choix de société mis en scène par les porteurs de projets. En effet, une négociation participative de l’image ne peut être qu’un processus stimulant dans la co-production collective, habitante et citoyenne, du projet urbain durable et de ses imaginaires.
17Par ailleurs, la saisie visuelle du quartier par les citoyens serait sans doute un moyen de favoriser la pérennisation d’une vie de quartier et d’une participation habitantes grâce à la réintroduction des modalités d’appropriation sensible du projet urbain. Évidemment, au cœur de ces appropriations, l’animation socioculturelle trouve une place « naturelle » grâce à son expertise participative (Greffier, D’Andréa et Tozzi 2012), culturelle et artistique, qui la rendent particulièrement apte à ouvrir des brèches dans les routines perceptives, à produire un nouveau discours iconographique et de nouvelles représentations, plus sociales, de l’espace en général et du quartier en particulier. C’est finalement un enjeu de résistance de la créativité contre la standardisation, de la saillance contre l’informe, du « quartier à vivre » contre le « quartier de synthèse ». Mettant en œuvre de cette réflexion, Alban Lécuyer installe dans sa série Ici prochainement (2012) en lieu et place des silhouettes achetées en gros ou repiquées sur le net, en contrepoint d’une « texture humaine » désincarnée, l’artiste installe les habitants du quartier. Et les profils détonnent : les silhouettes sont moins filiformes, les âges se côtoient, les classes sociales varient, la mobylette remplace parfois le vélo, le fauteuil roulant la poussette, les animaux se baladent. La vraie vie, en quelque sorte...
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Références
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Notes de bas de page
1 Une maison culturelle (maison de la danse), trois groupes scolaires, une maison de quartier (maison polyvalente), un équipement de sports et loisirs puis des jardins partagés (en projet).
2 PAGODE acronyme pour « Participation, Animation et Gouvernance Dans les Ecoquartiers ». Ce programme est financé par l’Agence nationale de la recherche (2010-2014) et conduit par une équipe de l’UMR CNRS ADES 5085. L’objectif est d’étudier des opérations de « quartiers durables » pour voir si elles constituent des espaces d’expérimentation pour des nouvelles formes de gouvernance urbaine, de participation des habitants à la gestion de leur cadre de vie, d’acquisition de comportements en lien ou en conformité avec les composantes de la durabilité au sens large.
3 Ginko, l’écoquartier du Lac de Bordeaux URL :http://www.ecoquartier-ginko.fr/esprit-ginko.html
Auteurs
Maître de conférences en sciences de l'information, Université/IUT Bordeaux Montaigne, UMR CNRS ADESS 5185
Maître de conférences HDR en science politique, Université/IUT Bordeaux Montaigne, UMR CNRS ADESS 5185
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2018
Les consultations de la jeunesse des années 1960 à nos jours, un outil pour l’action publique ?
Denise Barriolade, Laurent Besse, Philippe Callé et al. (dir.)
2020
Art, Recherche et Animation
Dans l’animation et la recherche : expérimentations artistiques. Quelles interactions pour quelles transformations ?
Cécile Croce et Chantal Crenn (dir.)
2021