Le secteur socioculturel berlinois : innovation spatiale et sociale pour une nouvelle fabrique de la ville (1990-2012)
p. 295-313
Texte intégral
1La ville de Berlin offre pour l’analyse des impacts de l’animation socioculturelle sur le projet urbain un cas d’étude très particulier. En effet, les quarante années de division ont laissé de nombreuses places vacantes à la fois dans l’espace qui était occupé entre 1961 et 1989 par le mur, et aussi dans les nombreuses friches industrielles issues des anciennes entreprises de la RDA dont la production a été arrêtée, parfois brutalement, après la chute du régime du SED, ou encore dans les anciennes maisons de la culture de RDA. Ces espaces physiques - ces interstices au sein de la ville - ont souvent été réutilisés, détournés de leur usage initial, pour devenir des lieux parfois connus dans le monde entier, comme c’est le cas du Tacheles.
2Le terme de Soziokultur est présent en FRA depuis les années 1970, mais n’était pas utilisé en RDA. C’est seulement après la chute du mur que le concept, ainsi que toutes les réflexions en matière de pédagogie culturelle qui l’accompagnaient, ont commencé à essaimer à l’est. Un grand nombre de centres culturels est-allemands, dont l’activité était centrée sur ce que l’on nommait en RDA la Breitenkultur – sur laquelle nous reviendrons - ont ensuite pu survivre grâce aux financements accordés par les instances centrales de l’Allemagne fédérale, sous l’appellation de centres « socioculturels ». En effet, les programmes de soutien à l’infrastructure culturelle est-allemande comprenaient différents volets et l’un de ces volets était justement l’activité socioculturelle. Or, beaucoup de Kulturhäuser, c’est-à-dire de maisons de la culture est-allemandes, n’entraient dans aucune autre catégorie et devaient donc tenter de trouver des financements en tant que centres socioculturels. Comme le note Bernd Wagner, en 1990, beaucoup ont constaté qu’ils menaient à bien des projets socioculturels depuis de nombreuses années mais qu’ils ne les avaient jamais nommés ainsi (Wagner 2001). En parallèle, de nouvelles institutions culturelles, issues le plus souvent de la scène alternative, ont vu le jour à Berlin dans des espaces désertés et ont commencé à développer elles aussi des projets que l’on peut qualifier de socioculturels.
3Il nous a donc semblé intéressant d’étudier comment s’est organisée la réappropriation dans un objectif socioculturel des anciens cadres de vie typiques de la RDA qui avaient perdu brusquement leur sens. Comment les friches industrielles se sont-elles reconverties en centres socioculturels, parfois associés à la définition d’un projet de vie alternatif, selon une spatialité plus ou moins transgressive selon les cas ? Comment le secteur socioculturel berlinois a-t-il permis une nouvelle « fabrique de la ville » : dans quelle mesure a-t-il permis de retisser des sociabilités, un « vivre-ensemble » qui avait été mis à mal par la fermeture brutale de nombreux lieux de création et comment les décideurs politiques ont-ils soutenu ou non ces restructurations ?
4On peut par ailleurs se demander quelles missions ont été dévolues à ces centres socioculturels, comment les acteurs culturels qui y travaillent ont perçu et perçoivent aujourd’hui encore leur propre engagement à l’égard de la société et/ou de la ville. Y a t-il eu une volonté de transgression de certaines normes sociales, ou encore un souci de lutte contre l’exclusion et la disqualification sociale qui risquaient de toucher de nombreux citoyens est-allemands ayant perdu leur emploi ? Quelles ont été les incidences en termes d’innovation spatiale et sociale pour la ville de Berlin ? Dans quelle mesure le secteur socioculturel, en se professionnalisant et en s’institutionnalisant, a-t-il cherché à rester fidèle à l’exigence de faire du social avec des lieux de création artistique, en faisant en sorte que l’éthique continue de guider l’intervention urbaine ? La volonté d’impliquer au maximum les citoyens est-elle restée une priorité ? Afin de tenter d’apporter des réponses à ces questions, nous proposons de nous appuyer sur des sources de plusieurs natures : compte-rendu de débats sur le financement du secteur socioculturel à l’Assemblée nationale, le Bundestag, mais aussi archives d’associations socioculturelles berlinoises, en particulier l’Union nationale des centres socioculturels qui regroupe huit centres socioculturels pour la seule ville de Berlin, et entretiens avec des acteurs du secteur socioculturel de cette ville.
L'histoire de la Soziokultur et son ancrage dans le Berlin unifié
5Il convient, dans un premier temps, de définir rapidement l’acception allemande du terme de Soziokultur et ses origines intellectuelles, afin de comprendre comment a eu lieu la rencontre, après l’unification, entre ce courant d’idées ouest-allemand et les pratiques culturelles mises en œuvre en RDA. Les origines de ce mouvement remontent aux années 1970, lorsque Hermann Glaser et Karl Heinz Stahl (1974) ont commencé à réfléchir en Allemagne à ce que serait une nouvelle culture, qui aurait une signification sociopolitique et servirait à démocratiser la société, et ceci sous l’influence, entre autres, de Herbert Marcuse et de ses analyses sur le caractère affirmatif de la culture à « l’époque bourgeoise ». A contrario, le projet de la Soziokultur est de faire de la culture un outil pour renverser la tendance inégalitaire de la société : il faut recréer de l’égalité des chances grâce au vecteur culturel, en encourageant toutes les formes de participation de larges franges de la société et en tournant le dos à une culture trop élitiste dont on cherche à saboter l’hégémonie.
6Le projet qui sous-tend le mouvement socioculturel en Allemagne n’est donc pas uniquement de revaloriser certaines formes de culture populaire face à une « haute culture », il s’agit de se servir de la culture pour exercer une influence sur l’ordre social. De ce point de vue, la Soziokultur n’est évidemment pas une invention des années 1970. Horst Groschopp par exemple fait remonter les origines de ce mouvement aux années 1890, où le discours progressiste de certains « dissidents » en marge de la société dominante a posé les bases d’une réflexion sur un concept élargi de la culture et sur une démocratisation des pratiques culturelles en Allemagne (Groschopp 1997). Le caractère participatif de la Soziokultur est donc fondamental. Il apporte une dimension politique nouvelle dans le contexte allemand, qui était plutôt caractérisé - à l’exception de la RDA et bien sûr du troisième Reich - par une tradition d’étanchéité, d’éloignement entre le politique et le culturel : « Ce projet de Soziokultur participative rompt par conséquent avec le modèle de pensée que portait la culture bourgeoise, avec « l’homme de culture apolitique1 ».
7Les premiers théoriciens de la Soziokultur sont des partisans d’une plus grande politisation du débat culturel, ils veulent rompre avec l’hégémonie de la création culturelle comme domaine réservé, placé au-dessus de la société et donc coupé de cette dernière. Les racines de ce changement se situent dans les mouvements sociaux apparus dans les années 1970 : écologie, mouvements féministes, pacifistes (Stüdemann 1993), etc., dont la Soziokultur reprend le potentiel critique. L’objectif est de transformer la société en profondeur, en favorisant la rencontre entre les générations, entre les personnes issues ou non de l’immigration, entre les différentes couches sociales, etc., par le biais du travail culturel. L’absence de commercialisation est également une constante : il s’agit de définir une alternative à la culture dominante orientée vers la recherche du profit. Enfin, l’autogestion, la démocratie par le bas, la transparence, sont des valeurs importantes. On le voit, le préfixe « Sozio » n’est pas synonyme de « social », il y a une réflexion beaucoup plus large sur le sens des pratiques culturelles pour la société allemande.
8Mais que reste-il aujourd’hui du concept de Soziokultur tel qu’il fut théorisé dans les années 1970 ? Comment s’organise ce secteur particulier et grâce à quels types de financements peut-il vivre ? Un film court (3 min et 09 sec) réalisé par Ahmad Mohammadi et Timo Lauf2 sur la base du rapport statistique publié en 2011 intitulé « Soziokulturelle Zentren in Zahlen », « Les centres socioculturels en chiffres » donne de nombreux renseignements sur la situation actuelle de ce secteur en Allemagne. Il existe 460 centres socioculturels répertoriés au sein de la Bundesvereinigung soziokultureller Zentren, ce qui représente un total de 84000 manifestations par an sur le territoire allemand. Sur ce plan, des comparaisons internationales sont difficiles à établir car le mot Soziokultur n’a pas nécessairement la même acception dans d’autres pays. Mais il est possible d’affirmer que le secteur socioculturel est très présent en Allemagne, et très diversifié dans l’offre qu’il propose au public : théâtre, chant, musique, cours de langue, poterie, arts plastiques, etc. Le secteur socioculturel emploie 14200 personnes, dont seulement 1100 personnes à temps plein. De nombreux jeunes exercent leur activité professionnelle dans ce secteur : 1300 jeunes qui sont en contrat d’apprentissage (Ausbildung), en année sociale (soziales Jahr), en train d’effectuer leur service civil (Zivildienst) ou encore en stage (Praktikum). S’ajoutent à eux 1200 Minijobber, personnes titulaires d’un « mini-job ». Au total, il apparaît que la situation professionnelle des acteurs du secteur socioculturel se caractérise par une précarité nettement plus grande que le reste de la population.
9En moyenne, les centres socioculturels financent 36 % de leurs activités eux-mêmes, à travers les dons des adhérents, les ventes d’objets divers, les billets d’entrée pour les spectacles, etc. Pour certains, ce pourcentage atteint même 70 %, ce que le film résume de la façon suivante : « Aucune autre branche culturelle ne possède le même taux d’autofinancement ». Les sources de financement sont très hétérogènes : 3,8 milliards d’euros par an viennent des communes et de leur budget réservé à la promotion de la vie culturelle locale. Les Länder sont très peu impliqués : 0,6 % en moyenne du budget alloué à la culture est destiné au secteur socioculturel, donc une part à peine significative. Pour la Fédération, la situation est encore pire : 0,4 % seulement des dépenses liées à la culture sont attribuées à des institutions socioculturelles. Il y a également les sommes provenant de l’Union européenne, et du Fonds Soziokultur allemand (Husmann et Steinert 1993). Enfin, notons que les centres socioculturels se trouvent aujourd’hui dans des situations juridiques très diverses, de l’association libre, en passant par la fondation ou la GmbH (société à responsabilité limitée) d’utilité générale, jusqu’à quelques entreprises communales privées (peu nombreuses)3.
10Au moment de l’unification, cette tradition socioculturelle ouest-allemande a été confrontée à l’héritage de quarante années de politique culturelle socialiste en RDA et cette rencontre a été décisive car le secteur socioculturel ouest-allemand s’est trouvé en partie reconfiguré par cette rencontre. En effet, assigner à la création artistique une mission sociale était l’un des piliers de la politique culturelle de RDA, qui peut se définir comme un effort pour réconcilier la tradition allemande du Kulturstaat avec une autre tradition allemande, celle du mouvement ouvrier, Arbeiterbewegung. De cette tentative de synthèse est né le concept de Breitenkultur qui fait référence à une culture qui s’adresse à tous et est également produite par le plus grand nombre. Ce terme s’oppose explicitement à la Hochkultur perçue comme élitiste. Le SED entendait utiliser les maisons de la culture pour développer un art authentiquement populaire, produit par les ouvriers et les paysans eux-mêmes, accompagnés par des professionnels. La différence entre art amateur et art professionnel devait à terme être abolie car perçue comme caractéristique du mode d’organisation d’une société capitaliste et bourgeoise. Le mouvement dit des schreibende Arbeiter, les ouvriers écrivains, en est l’exemple le plus connu.
11Les deux héritages culturels réunis par la chute du mur avaient donc en commun de chercher à développer l’implication des citoyens. L’offre de culture doit être destinée au plus grand nombre et l’on attend en retour une forme d’engagement de la part des acteurs de la vie socioculturelle : il s’agit, en les impliquant au maximum, qu’ils ne soient plus seulement consommateurs de culture mais bien producteurs de biens culturels. L’objectif est aussi social : on cherche à encourager la responsabilité individuelle et par le même mouvement, la responsabilité de chacun face à la communauté. Le centre socioculturel Pfefferwerk Stadtkultur4 situé dans l’ex Berlin-Est définit par exemple ainsi les objectifs qu’il s’est fixés :
« Nous fondons, conduisons, encourageons et mettons en réseau des projets et des institutions diverses de l’infrastructure sociale dans la région de Berlin. Notre offre et nos services sont guidés par une image de l’homme déterminée par les principes d’humanité, de liberté, d’égalité des chances et de solidarité. Ce faisant, nous nous attachons particulièrement à la responsabilité individuelle, à l’activité des individus et à la responsabilité de chacun face à la communauté5 ».
12Il apparaît clairement ici que l’objectif de ce centre culturel est aussi de retisser des sociabilités, d’encourager les différentes formes de solidarité entre citoyens, en misant sur l’implication de ces derniers.
Innovation spatiale et sociale : espace et mise en récit de l'espace dans les centres socioculturels berlinois
13La ville de Berlin comptait juste après la chute du mur de nombreux bâtiments laissés à l’abandon. Le grand centre socioculturel RAW-Tempel s’est par exemple installé dans l’un de ces endroits et est devenu en quelques années un temple de la culture alternative à Berlin. Le terme de « Alternativkultur » est d’ailleurs présent dans le mot d’introduction rédigé pour la brochure de présentation de RAW-Tempel6 par Kristine Schütt7 qui dirige ce centre avec trois autres artistes, et elle a également utilisé plusieurs fois ce terme dans l’entretien qu’elle nous a accordé. Une culture alternative ne peut pas, selon elle, se développer sans espaces de jeu, « Spielräume », et le RAW-Tempel en est un. L’endroit sur lequel ce centre socioculturel s’est installé est important : les grandes salles désertes laissées à l’abandon se prêtaient à toutes formes d’expérimentation, notamment pour la danse et la musique, car l’acoustique était selon elle très intéressante. De plus, cet espace était à géométrie variable, on pouvait transformer à l’envi l’enchevêtrement de salles en bistrots, scènes de théâtre, salles de projection de cinéma, etc.
14Il semble donc que ce ne soit pas un hasard si notre interlocutrice a utilisé de façon récurrente le terme de « Spielräume », espaces de jeu. On peut en effet y entendre le double sens d’espaces de jeu, donc de salles pour jouer, expérimenter, et de jeu sur l’espace, sur les différentes possibilités ouvertes par ces spatialités hors normes. Le nom de Tempel a été choisi car l’un des bâtiments ressemblait à une chapelle en raison de sa forme arrondie. Les initiales RAW signifient quant à elles « Reinkommen, Ankommen, Wiederkommen », c’est-à-dire « entrer, arriver, revenir ». Cette dénomination met bien en évidence un pilier sur lequel est fondé le RAW-Tempel selon K. Schütt : la priorité absolue est l’expérimentation, il faut que les projets restent provisoires, que l’on cherche sans cesse à faire du nouveau. Lors de notre entretien, il était clair qu’il existait pour elle une contradiction indépassable entre le fait de devenir « etabliert » et le fait de rester créatifs, de conserver une ouverture suffisante. Et une telle recherche de l’ouverture, de l’expérimentation, de la nouveauté, ne peut être menée à bien dans un espace trop restreint, ou aux contours trop fixes. Ce qui était intéressant dans cette friche industrielle, c’est qu’elle était malléable presque à l’infini.
15L’objectif du RAW-Tempel est de faire émerger une culture qui soit une contre-proposition à une conception de la culture purement consumériste, orientée uniquement vers le profit et le divertissement8 ». L’opposition avec ce qui est produit dans le cadre de la « haute » culture, ou de la culture institutionnalisée, est très prononcée dans les propos de Kristine Schütt. Cela se lit aussi dans le texte de présentation de cette association sur leur page internet :
« Le RAW-Tempel e. V. se conçoit comme un lieu de travail et d’expérimentation pour des projets novateurs visant le développement participatif, et pour des modèles sociaux et économiques alternatifs organisant une communauté autonome. Le RAW-Tempel e. V. se conçoit comme une organisation ouverte, d’intérêt général, réunissant des citoyens et des personnes créatives, qui partagent une vision : bâtir un espace libre pour une utilisation socioculturelle au cœur d’une métropole européenne, dans lequel la réalisation de soi passe par une action solidaire pour le collectif9 ».
16On le voit, la notion de développement participatif sert de base à la réflexion autour des possibilités alternatives de vie en commun. L’objectif ne se limite pas à fabriquer de l’art sous différentes formes, mais bien à favoriser l’émergence d’un « vivre ensemble » différent. Le RAW-Tempel est d’après ses statuts un centre socioculturel, mais il est décrit ici comme une communauté autonome rassemblant des citoyens qui cherchent des modèles sociaux et économiques alternatifs. C’est bien un lieu de vie autant qu’un lieu de création. Cela se lit aussi dans l’utilisation qui est faite du lieu : très ouvert, beaucoup d’artistes y passent une grande partie de leur journée, des personnes viennent y prendre un verre pour un prix extrêmement bas car le bar ne réalise presque pas de profit. Les pratiques culturelles sont également accessibles au plus grand nombre : à titre d’exemple le cours de céramique proposé au RAW-Tempel coûte actuellement 2,5 euros de l’heure. La Brotfabrik, un autre centre socioculturel berlinois, propose aussi de nombreux ateliers gratuits, en particulier pour les jeunes, et l’accès gratuit à toutes les manifestations pour les titulaires de minima sociaux. Il s’agit par là de viser le plus large public possible, et donc de reprendre l’un des fils rouges du concept de Soziokultur tel qu’il s’est développé dans les années 1970.
17L’innovation spatiale va de pair avec une forme d’innovation sociale : il s’agit de se réaliser par le collectif, de former une communauté de vie, le travail des autres artistes étant source d’inspiration pour soi. On comprend dès lors pourquoi le champ lexical de l’ouverture aux autres, celui de la liberté et de la vision, est si présent dans les documents de présentation de ces centres. Le RAW-Tempel existe depuis 1999. Après deux tentatives avortées pour y installer un squat d’artistes, l’endroit est maintenant utilisé de façon légale, mais avec un contrat à court terme avec la ville de Berlin, qui doit sans cesse être renouvelé. La spatialité fortement transgressive au départ a donc laissé place à une spatialité moins transgressive aujourd’hui. L’avantage est que les occupants ne doivent s’acquitter que des Betriebskosten, et ne payent pas de loyer, mais le revers de la médaille est qu’ils doivent résoudre eux-mêmes tous les problèmes et surtout que l’avenir est très incertain. Kristine Schütt considère que l’incertitude permanente et la recherche d’argent est « épuisante », et est très critique envers les autorités de Berlin, surtout depuis l’élection en 2011 à la tête de la Commission culturelle de la ville, d’un homme qui est totalement étranger au monde de la culture. Il s’agit de Frank Jahnke, expert en économie du SPD, qui a remplacé Alice Ströver du parti des Verts. Il a étudié les mathématiques, la physique et l’économie et était jusque-là connu pour son engagement en tant que spécialiste de politique économique de son groupe parlementaire. K. Schütt lui reproche de ne rien entendre à l’animation socioculturelle et de n’avoir aucune curiosité à l’égard de la scène alternative.
18Cela pose la question plus globale du degré de soutien manifesté par les pouvoirs publics à l’égard de la scène socioculturelle au niveau national. Il y a eu depuis l’unification deux « grandes questions » adressées au gouvernement par des membres de l’Assemblée nationale allemande sur ce sujet, et donc deux réponses du gouvernement. La première date de 199010 et la seconde de 199911. La teneur de ces deux textes est très consensuelle, le gouvernement soulignant l’importance et la qualité du travail culturel effectué dans les centres socioculturels. Lorsque les députés, dans la question datée de 1999, évoquent le faible engagement de l’État et demandent au gouvernement s’il a l’intention de promouvoir davantage le secteur socioculturel, la réponse du gouvernement est contrastée : le fait que ces centres se financent en grande partie eux-mêmes est perçu comme un gage d’indépendance par rapport à l’État. Au total, l’autogestion permettrait « d’assurer l’indépendance politique, économique et organisationnelle vers l’extérieur - qui fait partie du crédo des centres socioculturels – ainsi que l’autonomie souhaitée dans la définition des contenus en interne12 ».
19L’État présente donc son faible soutien financier comme une garantie d’indépendance ! D’une façon générale, on constate que le secteur socioculturel est encore souvent assez peu reconnu par les pouvoirs publics, aussi bien au niveau national que dans le cas particulier de Berlin, même si le discours est souvent très favorable à ce secteur.
20On peut mettre en évidence le même rapport compliqué du secteur socioculturel avec les pouvoirs publics avec l’exemple de la Brotfabrik. Ce centre se nomme ainsi car il est installé dans une ancienne fabrique de pain, ce qui constitue un autre exemple de détournement de l’usage d’un lieu. Jörg Fügmann, qui fait partie de la direction, nous a accordé un entretien, dans lequel il insistait sur la contradiction entre le fait de rester dans une forme d’indépendance et de recherche de l’expérimentation d’une part et la nécessité de tisser des liens avec le monde politique pour obtenir des financements d’autre part. Il pense que des institutions socioculturelles comme la Brotfabrik ont permis de sauver la scène culturelle off de la RDA lors du passage vers l’économie sociale de marché13. Selon lui, il n’existe plus aujourd’hui à Berlin d’endroits libres - « Freiräume » - pour permettre à de telles expériences culturelles d’exister : tous les bâtiments de la ville ont désormais un propriétaire et il devient presque impossible d’envisager des occupations de lieux pour les transformer en ateliers de création culturelle. Il ajoute que même si cela existait et qu’un collectif d’artistes tentait de squatter un lieu, ils seraient immédiatement expulsés, ce qui contraint à négocier avec la politique, à faire un travail pour se faire accepter sur la scène publique. J. Fügmann affirme ainsi consacrer une grande partie de son temps au travail de lobby politique, et, à la question de savoir si la distance par rapport à l’État était importante pour lui, il répondait que celle-ci lui semblait impossible à maintenir, même s’il le regrette : « nous ne pouvons pas nous tenir à distance de l’État14 ». Il est nécessaire de composer avec les autorités de la ville, avec qui le dialogue n’est pas toujours facile. En somme, Jörg Fügmann regrette que l’éthique ne guide plus suffisamment l’intervention urbaine à Berlin.
Berlin comme terreau d’activités socioculturelles : les enjeux en termes d’identité urbaine
21Même si la géographie urbaine de Berlin a fortement changé en 22 ans, certains centres socioculturels ont réussi à s’installer dans la période où le flou régnait sur les questions de propriété des nombreux espaces laissés au sein de la ville par la chute du régime du SED, et à rester actifs par la suite. Pour ces établissements comme pour les autres, l’identification avec la ville de Berlin est très forte. L’exemple du Förderverband Kulturinitiative e. V. est intéressant à cet égard :
« Förderverband est une association d’utilité collective fondée en novembre 1989 à Berlin-Est, pour permettre un travail culturel indépendant (…) il fait partie à part entière de la scène culturelle libre et représente un facteur décisif de stabilisation de son infrastructure au sens du maintien d’un paysage culturel décentralisé aussi diversifié que possible à Berlin15 »
22Au départ, Förderverband était une initiative regroupant en 1989 des artistes est-allemands, dont l’objectif était d’utiliser autant que possible les nouvelles marges de liberté. Certains étaient anonymes, mais d’autres étaient déjà connus, tels que Christa Wolf, Heiner Müller, Hermann Beyer, Christoph Hein. Tous avaient en commun une volonté de renouveler les paradigmes culturels, de profiter de l’occasion offerte par la chute du mur, comme le dit Catherine Cremer, membre fondateur de l’association : « Le mois d’octobre nous avait ouvert l’esprit… nous n’avions qu’une vague idée de la force des rêves qui était en nous. Nous avions tout simplement un désir immense de faire quelque chose, et c’est de ce désir qu’est né Förderverband16 ». La brochure du Förderverband met ainsi en exergue une phrase de Christoph Hein : « 1989 : c’était une période très intense, où on ne pouvait pratiquement pas dormir17 ».
23Les conditions propres à Berlin en 1989 ont donc considérablement influencé le développement et l’institutionnalisation de cette scène culturelle libre : « En même temps une scène culturelle off très diversifiée s’est épanouie – la ville était en plein essor et en pleine mutation, stimulante, ouverte18 ». Le Berlin de la transition est donc présenté comme un terreau particulièrement propice au développement de nouvelles formes de travail culturel en marge de ce qui s’était fait auparavant. Cela explique aussi probablement pourquoi la période de la fin de la RDA reste dans la mémoire des principaux acteurs du secteur socioculturel berlinois comme une période particulièrement heureuse. J. Fügmann nous a dit par exemple : « Les six derniers mois de la RDA ont été les plus heureux de notre vie ». Le pronom « notre » fait ici référence à cet élan collectif qui animait une grande partie des artistes et acteurs du travail culturel de RDA. À cette époque, les autorités de RDA avaient totalement abandonné tout système de contrôle ou de répression à l’égard de la scène culturelle, et en même temps la RFA n’avait pas encore son mot à dire puisque la RDA était encore officiellement en place. C’est ainsi que le projet de la Brotfabrik a pu voir le jour sans aucun obstacle administratif. La restructuration aurait selon Jörg Fügmann nécessité plusieurs années dans le contexte de la RFA, alors qu’en 1989, il leur a suffi d’informer des autorités est-allemandes de la refonte de l’ancienne institution, à travers ce qu’il a nommé « eine freundliche Übernahme », une OPA amicale. De la même façon, D. Roewer, qui coordonne le travail du Förderverband et nous a accordé un entretien, met en avant la densité de rêves et d’énergies qui a selon elle caractérisé cette période intermédiaire à Berlin, et qu’on peut résumer par un concept récurrent dans ses propos, celui de Aufbruchstimmung. Le terme est difficile à traduire, il indique une atmosphère de créativité, de renouveau, porteuse d’espoir, d’élan, où l’occupation des lieux et leur détournement pour un usage culturel ne posait pas de problème administratif.
24Ceci explique aussi pourquoi l’engagement militant pour la Soziokultur est souvent associé à Berlin à la définition de projets de vie alternatifs. Ainsi, l’un des habitants du squat « Rauchhaus » - qui est occupé depuis plusieurs années entre autres par des artistes qui organisent des activités socioculturelles - se décrit, dans une interview19, comme animé par une volonté de prolonger le mouvement hippie tel qu’il s’était développé en RDA. De la même façon, le projet du Tacheles était associé à une volonté de fonder un foyer qui soit à la fois un lieu de création artistique et un lieu de vie. Le mot Tacheles vient du yiddish et signifie « s’expliquer, se dévoiler, parler franchement ». Au départ, c’est un groupe de musiciens en RDA qui s’est donné ce nom programmatique, avec l’idée de développer des modes d’expression plus libres. Puis le projet a pris une grande ampleur, au point de devenir connu sur la scène artistique internationale :
« Au cours de ses années d’existence, la maison d’art Tacheles est devenue une œuvre d’art globale complexe. Cela se voit dans le fait que le Tacheles est devenu, bien au-delà des limites de Berlin, un symbole de la situation du Berlin réunifié et de l’élan vers un présent artistique nouveau, libéré en grande partie des considérations mercantiles20 ».
25On le voit, le positionnement de cette institution passe par une identification avec la ville de Berlin : Berlin, comme le Tacheles refuserait les considérations mercantiles ; comme Berlin, ce dernier serait dans un élan artistique. Il y a ici une forme de métonymie intéressante entre le centre culturel et la ville dans laquelle il est implanté. De nombreux documents insistent sur le fait qu’un tel lieu ne pouvait voir le jour qu’à Berlin. En somme, le Tacheles, qui est membre de la Fédération nationale des centres socioculturels, incarne ce que la ville a à offrir en matière de liberté, d’ouverture, etc. Il y a donc un double mouvement : il est un des symboles de la ville de Berlin vers l’extérieur mais la ville de Berlin elle-même est aussi pour lui un symbole d’un certain état d’esprit auquel il s’efforce d’être fidèle dans ses activités.
26C’est peut-être la raison pour laquelle le Tacheles a l’ambition de constituer un « contre-pôle à la culture dominante établie et institutionnalisée21 ». Pour devenir un tel contre-pôle à la culture dominante, la notion d’expérimentation doit être mise en avant : le Tacheles se définit lui-même comme étant « quasiment un laboratoire artistique, et ainsi aussi bien le lieu que le contenu de la création artistique22 ». Le rapport de métonymie est ici non plus entre la ville et le foyer artistique mais entre le contenu et le contenant : le Tacheles lui même est un objet artistique et aussi un endroit dans lequel on fabrique des objets artistiques23.
27Ainsi, les centres socioculturels berlinois se sont adaptés à la ville en pleine mutation, ils ont su s’installer dans les interstices qu’elle offrait et profiter de ces opportunités pour définir un projet qui a pu être pérennisé même après que la ville a changé de visage. D. Roewer l’explique au moyen d’une métaphore surprenante : « Nous sommes comme une amibe. Les amibes sont en quelque sorte le contraire des navires de guerre blindés, elles sont petites, ont des talents variés, sont flexibles et peuvent changer en permanence leur forme pour s’adapter aux conditions extérieures24 ».
Conclusion : « Vivre les utopies »
28Le premier congrès de la Fédération nationale des centres socioculturels allemands postérieur à l’unification a été organisé de façon symbolique à Berlin-Est en 1992 sous le titre Utopien leben, « vivre les utopies ». Le choix du titre et de la ville ne sont évidemment pas le fruit du hasard : Berlin est propice au développement des utopies. Ainsi, K. Schütt s’est référée plusieurs fois lors de notre entretien au concept de « soziale Plastik », qui est un concept élaboré par J. Beuys dans les années 1970, au moment de son engagement en politique (Kurt 2011). Il s’agissait de faire en sorte que l’art change la société, cherche à la modeler. C’est la raison pour laquelle ce concept est parfois remplacé par celui de « soziale Skulptur ». Chaque homme peut agir d’une façon plastique sur la société, au moyen de l’art, il faut seulement encourager des qualités qui sont présentes chez tous les hommes25 : ouverture, créativité, spiritualité, imagination, etc. La référence à ce concept de Beuys est évidemment à lire comme l’indice d’une recherche, au sein du RAW-Tempel, d’une efficacité sociale de l’art, qui se lit dans le discours de K. Schütt que l’on peut qualifier de volontariste : utiliser l’art pour modeler différemment la société est l’un des enjeux du RAW-Tempel. L’aspect contre-sociétal du secteur socioculturel berlinois est aussi présent dans son mode d’organisation. On retrouve certaines constantes comme la volonté de gommer, autant que possible, la hiérarchie entre les personnes impliquées dans le projet : un projet socioculturel doit rester une expérimentation collective entre plusieurs acteurs placés sur un pied d’égalité. Ceci va de pair avec l’autogestion à laquelle tiennent beaucoup les différents acteurs du monde socioculturel que nous avons pu rencontrer : D. Roewer insiste par exemple sur le fait qu’il n’y a aucune organisation pyramidale à l’intérieur du Förderband, parle d’une « flache Hierarchie » - une hiérarchie plate - dont le corollaire est un certain équilibre, « Ausgewogenheit », une forme d’égalité entre les différentes forces en présence. De la même façon, J. Fügmann parle de « flache Strukturhierarchie », il existe donc bien un Vorstand de la Brotfabrik, mais uniquement parce que c’est une obligation juridique. Par ailleurs, il souligne le fait que n’importe quelle personne peut entrer dans l’association et en devenir membre, puis éventuellement « émettre des critiques », « exercer une influence sur le programme culturel ».
29L’idée qui sous-tend tous ces projets est de démocratiser l’accès à la culture. On sait en effet que spontanément cet accès à la culture ne se répartit pas de façon égale : le capital culturel, au sens de P. Bourdieu, est toujours lié à une appartenance sociale, il y a des différences d’accès aux équipements culturels, des écarts de fréquence des pratiques culturelles, qui sont socialement déterminés (Bourdieu 1979). Or, la Soziokultur et la Breitenkultur ont en commun d’avoir voulu, par une intervention volontariste, changer cet état de fait en réalisant une démocratisation par le haut, puisqu’elle ne peut jamais s’imposer par le bas. Elles se retrouvent donc sur cette utopie d’un modelage de la société par l’activité artistique. Il ne fait aucun doute que la ville de Berlin, en tant que lieu de rencontre de ces deux traditions de Soziokultur et de Breitenkultur, était nécessairement vouée à jouer un rôle particulier dans le développement de ces utopies.
Bibliographie
Références
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GROSCHOPP H., 1997, Dissidenten. Freidenkerei und Kultur in Deutschland, Dietz Verlag, Berlin, 448 p.
HUSMANN U. et STEINERT T., 1993, Soziokulturelle Zentren. Rahmenbedingungen und Grundfunktionen, Berufsfeld und Qualifikationsvoraussetzungen, Ed. Umbruch, Kulturpolitische Gesellschaft, Texte zur Kulturpolitik, Hagen, 279 p.
KURT H., 2011, « Soziale Plastik heute », magazine Oya anders denken, anders leben, entretien de l’auteure avec Shelley Sacks, 09.
STÜDEMANN J., 1993, „Soziokulturlle Zentren im Umfeld der Neuen Sozialen Bewegungen. Die bundesdeutsche Situation“, in : Olaf Schwenke (hrsg.), Kulturelle Modernisierung in Europa. Regionale Identitäten und soziokulturelle Konzepte, Hagen, p. 220-235.
WAGNER B., 2001, „Soziokultur West – Soziokultur Ost“, in : Aus Politik und Zeitgeschichte, Bundeszentrale für politische Bildung, B11/2001
Notes de bas de page
1 Tobias J. Knoblich, art. cité, p. 8
2 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=hgSuSEIaiWg
3 Cf film mentionné ci-dessus.
4 Cf. Pfefferwerk Stadtkultur gGmbH, Leitbild, http://www.pfefferwerk.de/index.php/pfefferwerk-stadtkultur-ggmbh/leitbild
5 Cf. Pfefferwerk Stadtkultur gGmbH, Leitbild, p. 1.
6 Brochure RAW-Tempel, 1998-2010, 12 Jahre RAW-Tempel e. V., Eine Chronik, 40 p.
7 Elle est musicienne et danseuse et connue sous le nom d’artiste Mikado, elle fait partie de la scène underground berlinoise et est impliquée dans le projet de RAW-Tempel depuis 1999.
8 Brochure RAW-Tempel, p. 3
9 Cf. page web du RAW-Tempel,www.raw-tempel.de
10 Cf. Deutscher Bundestag, 11. Wahlperiode, Grosse Anfrage Soziokultur, réponse du gouvernement : Drucksache 11/6971 datant du 25. 04. 1990, cf.http://dipbt.bundestag.de/dip21/btd/11/069/1106971.pdf
11 . Deutscher Bundestag, 14. Wahlperiode, Grosse Anfrage Soziokultur, Drucksache 14/1575 datant du 07. 09.1999, cf. http://dipbt.bundestag.de/dip21/btd/14/015/1401575.pdf, et la réponse : Drucksache 14/4020 du 20. 08. 2000, 48 p., cf.http://dipbt.bundestag.de/dip21/btd/14/040/1404020.pdf
12 Drucksache 14/4020 du 20. 08. 2000, p. 24.
13 « sie haben die Off-Szene rübergerettet », entretien avec Jörg Fügmann, Berlin, 21. 01. 2012
14 Entretien avec Jörg Fügmann, Berlin, 21. 01. 2012
15 Cf. Brochure de présentation, Förderverband Kulturinitiative Berlin, Eva Hübner, p. 5, nous soulignons.
16 Cf. CD Förderverband Kulturinitiative e. V., 1989/90-2005, Tonusarcus, 2005.
17 Cf. CD déjà cité.
18 Cf. Brochure de présentation, Förderverband Kulturinitiative Berlin, doc. cité, p. 11.
19 Cf.http://www.positiverage.com/BERLIN/berlin03.html
20 Cf. Site internet du Kunsthaus Tacheles,www.Tacheles.de
21 Cf.www.tacheles.de
22 Ibid.
23 Malheureusement les efforts pour sauver cette institution n’ont pas abouti, le Tacheles est voué à disparaître prochainement.
24 Cf. Förderverband Kulturinitiative Berlin, doc. cité, p. 19
25 De cette conviction découle la phrase très célèbre et parfois mal interprétée de J. Beuys : « Jeder Mensch ist ein Künstler ».
Auteur
Maître de conférences en études germaniques, Université Sorbonne Nouvelle Paris3
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