La résidence intergénérationnelle de Saint Cyprien, premiers apports et questions sur une dynamique participative militante
p. 133-151
Texte intégral
1En mai 2006, les élus de la Ville de Poitiers annoncent dans la presse que la barre de 198 logements de la rue René Amant, dans le quartier Saint Cyprien à Poitiers va être rénovée dans le cadre du Plan National de Rénovation Urbaine. Le projet aura une spécificité : la barre sera transformée en résidence intergénérationnelle. Ils annoncent également la mise en place d’une charte dite de solidarité intergénérationnelle. Cette parution, dans la presse et sans concertation préalable avec les habitants, déclenche une réaction très vive des locataires les plus anciens de l’immeuble, attendant depuis de nombreuses années des travaux d’isolation et de sécurisation de l’immeuble. Cette colère, dans un contexte de tensions entre bailleur et habitants, va être extrêmement fructueuse pour la suite du projet. Les habitants font appel à la CLCV (association de locataires : Consommation, Logement, Cadre de vie) pour les soutenir, dans ce qui est à ce moment-là une opposition complète au projet. L’Association des Centres Socioculturels, sollicitée à la fois par la Ville de Poitiers et par la CLCV les accompagne ce contreprojet depuis 2006. Cet accompagnement suppose tout à la fois une vision spécifique de la participation des habitants et du rôle d’équipement socioculturel, et des postures professionnelles qui s’adaptent aux phases successives à la fois du projet et de la situation.
2A partir de la description de différents évènements et processus en œuvre dans le déroulement de ce projet, nous tenterons de dégager à la fois des éléments de méthodes et des éléments de contexte, favorisant ou au contraire freinant les avancées, sans occulter les questions soulevées ou à soulever. Enfin, il me faut préciser, qu’en tant que directeur du Centre Socioculturel (CSC), je suis fortement impliqué dans le projet dès son origine et que les lignes qui vont suivre sont forcément marquées par cet engagement aux côtés des habitants.
Le contexte et l’origine du projet
Un quartier politique de la ville, en rénovation
3Le Quartier des 3 cités est un quartier périphérique de la Ville de Poitiers, mêlant habitat social et habitat pavillonnaire. Il est situé au sud-est de la Ville, aux portes du centre ville, mais de l'autre côté du Clain, la rivière qui passe entre les deux hauteurs. Il accueille 12 000 habitants dont la moitié est logés en habitat social. Trois des IRIS sont considérés comme parmi les moins mixtes socialement de l’ensemble du territoire poitevin : l’un accueillant très majoritairement des foyers tout en haut de l’échelle sociale, les deux autres sont non-mixtes par l’accueil majoritairement de population les moins favorisées. Bien que le quartier des 3 Cités ne soit pas inscrit dans la géographie des ZUS, essentiellement pour des raisons politiques, elle en possède néanmoins les majeures caractéristiques sociales : fort taux de chômage, faible niveau de qualification, surreprésentations des familles monoparentales, taux d’échecs scolaires importants. Une partie du territoire est actuellement considérée comme zone de priorité 1 dans l’échelle actuelle de la géographie de la politique de la ville. À ce titre, le quartier a « subi » la majeure partie des dispositifs et expérimentations créés ces vingt dernières années dans ce domaine : Développement social des quartiers, ZEP, Rénovation urbaine…
4Poitiers est une ville de 90 000 habitants, essentiellement tertiaire dont l’atout principal est son statut de capitale administrative régionale, accueillant ainsi, la majeure partie des administrations à vocation régionale, de même qu’une université importante et l’hôpital régional. On trouve dans la ville plusieurs centaines d’associations, et parmi lesquelles une dizaine de maisons de quartiers sur lesquelles la Mairie de Poitiers s’appuie pour développer une action de proximité dans les quartiers. Bien que pensées à leurs origines d’abord comme des outils de décentralisation culturelle, elles se réorientent peu à peu vers les problématiques sociales que vivent les habitants sur leurs territoires. La ville de Poitiers, gérée par une municipalité socialiste depuis 1977, avec un changement de maire en 2008 a constamment affiché la citoyenneté, souvent la participation des habitants, comme un axe de travail. Pour autant, le faible niveau de définition des modalités de cette participation, les pratiques peu développées, les moyens réduits consacrés à ces processus ont rarement mobilisé les habitants plus modestes des quartiers.
5Dès 1991, la Ville de Poitiers engage une opération de rénovation sur la partie Est du quartier des 3 Cités avec la démolition d'une cité d'urgence, la reconstruction de plus d'une centaine de logements, la dynamisation d'une petite galerie commerciale et l'installation d'un équipement socioculturel. Cette opération s'achève seulement en 1999. L'année d'après, en 2000, les bailleurs de Poitiers et la commune se sont engagés dans le renouvellement urbain. La première convention est signée avec l'État en 2002, et porte notamment sur les Trois Cités. Depuis 2005, SIPEA Habitat, bailleur social, société d'économie mixte dont l’actionnaire majoritaire est la Ville de Poitiers se lance également dans la rénovation urbaine. Cette opération a lieu une nouvelle fois sur la partie Sud-Est du territoire, Saint Cyprien, essentiellement composé de logement social et de quelques dizaines de petites maisons. Une série de dysfonctionnements internes ont laissé le patrimoine du bailleur sans grand entretien courant et globalement en piteux état. Peu de démolitions sont prévues dans ce projet. Pour justifier ce choix, fortement contesté par l'ANRU, SIPEA Habitat s'appuie notamment sur le faible niveau des ressources de ses locataires qui ne leur permettraient pas de se reloger dans du neuf, même social. Sur les 740 logements, SIPEA Habitat prévoit d'en démolir 36 seulement, de faire une résidence intergénérationnelle dans une grande barre de 198 logements, et de rénover l'ensemble des 704 logements restant. Par ailleurs, elle prévoit l'aménagement d'un espace collectif important au sein de ce bâtiment (un plateau d'environ 450 m²), dont les fonctions en lien avec l'intergénérationnel sont à définir, enjeu dont vont se saisir les habitants.
6Dans l’ensemble de ce programme récent de rénovation urbaine qui concerne quatre bailleurs, c'est SIPEA Habitat qui a mis en place le dispositif de concertation et de participation le plus important, à partir de Juin 2005 : trois tables rondes qui ont réuni dix à quinze habitants au total, un questionnaire envoyé aux 740 locataires en Juillet 2005, et auquel 230 personnes ont répondu, trois réunions publiques, des réunions par îlots de deux ou trois immeubles auxquelles les partenaires du quartier ont participé, ouverture d'un local qui a pris le nom de « maison des échanges », doté d'un mi-temps de salariée. Ce dispositif est représentatif d'un contexte classique de participation proposée comme outil top-down de prévention des mécontentements. Il marque à la fois une volonté nette du bailleur de se rapprocher, voire d’écouter, ses locataires mais a souffert tout à la fois :
- D’un cadre participatif mal défini : qu’est ce qui est en jeu, de quoi peut on discuter, quelles sont les marges de négociations possibles, sur quels objets ;
- De l’absence de méthodes de mobilisation et d’associations des habitants
- D’une préemption des espaces de participation par les associations et structures intermédiaires du territoire, qui en investissant ces groupes de concertation, ont aussi largement monopolisé la parole tout en court-circuitant celle des habitants.
La colère comme élément déclencheur
7C’est dans ce contexte de « participation annoncée », qu’en mai 2006, les élus de la Ville de Poitiers annoncent dans la presse que la barre de 198 logements de la rue René Amant va être rénovée dans le cadre du Plan National de Rénovation Urbaine. Le projet aura une spécificité : la barre sera transformée en résidence intergénérationnelle. Ils annoncent également la mise en place d’une charte dite intergénérationnelle qui prévoit les modes d’habiter et les solidarités auxquelles devront s’engager les habitants. Cette parution, dans la presse et sans concertation préalable des habitants, met le feu aux poudres auprès des locataires les plus anciens de l’immeuble, qui attendent depuis de nombreuses années des travaux d’isolation et de sécurisation des logements. Cette éruption de colère s’explique en grande partie en raison de la faible crédibilité de SIPEA Habitat du point de vue de ses habitants les plus anciens.
8En tant que fournisseur de logement, l'agence locale est perçue négativement par les habitants. Les griefs qui lui sont faits sont multiples. Les employés sont considérés comme incompétents et mal aimables. Cette situation est vécue par les locataires comme la métaphore de l'absence de respect, de considération, du bailleur pour ses clients. Le sentiment qui prédomine à ce moment là est celui d'être mal reçu en raison même de leur qualité d'habitant des HLM, c'est-à-dire des sous-logements. Très présent dans les discours informels également, ce sentiment contribue à créer une image négative, repoussante de SIPEA Habitat. En tant que promoteur de la rénovation, ses atouts auprès des habitants ne sont guère meilleurs. En effet, il est, pour eux, tout à la fois celui qui a eu l'occasion de faire, peu et mal, de menus travaux dans les appartements actuels, et celui qui annonce les travaux depuis longtemps mais ne les réalise jamais. Les ascenseurs sont réparés plusieurs fois par semaine, les balcons partent en morceaux, les volets et les fenêtres ne ferment plus, les cages d'escalier sont sales. Les travaux de fond, maintes et maintes fois annoncés, sont toujours repoussés. De même, les rares travaux de plus grande ampleur sont vécus comme incohérents par rapport aux annonces et demandes de la SIPEA : elle mène une campagne active pour la diminution des dépenses de chauffage, ce qui est une gageure, eu égard au nombre de fenêtres et de volets qui ferment mal, dans ces immeubles peu et mal entretenus. Troisième figure d'un bailleur aux fonctions multiples, SIPEA Habitat est aussi organisateur de la concertation. Elle se doit, pour répondre au cahier des charges du règlement de l'ANRU, associer les habitants et recueillir leurs propositions, leurs récriminations, leurs peurs aussi. Les attentes sont forcément divergentes, complexes, fonction des trajectoires, des expériences passées, de la formation personnelle, des enjeux de trajectoire, des enjeux de reconnaissance.
9Dans les différents aspects que nous venons d'aborder, nous pouvons constater que SIPEA Habitat ne semble pas avoir la confiance d'une partie de ses locataires. Elle semble suspecte tout à la fois de les mépriser, d'être incompétente techniquement, de ne pas porter une parole fiable, d'avoir un rapport avide à l'argent. Peu nous importe de savoir si ces éléments sont vrais ou faux, c'est dans la mesure où ils sont ressentis comme tels, vécus dans leur quotidien par une part significative des personnes accueillies au centre, qu'ils nous livrent de l'information. Le bailleur cristallise en quelque sorte toutes les colères accumulées pendant des années, aussi bien liées à la situation de locataire, mais plus largement liées à des trajectoires sociales qui n’ont pas été à la hauteur des espérances personnelles. Cette colère dit aussi en creux, le poids des enjeux symboliques liés aux opérations de rénovation, qui en plus de rénover cet espace sécurisant et réconfortant qu’est le logement, peuvent contribuer à réhabiliter ceux qui y habitent, à la condition expresse, qu’ils en soient également les bénéficiaires.
Le contreprojet des habitants
10Cette colère, qui émane d’un groupe de 5 locataires habitant depuis longtemps dans l’immeuble, va être extrêmement fructueuse pour la suite du projet. Les habitants font appel à la CLCV (association de locataires : Consommation, Logement, Cadre de vie) pour les soutenir, dans ce qui est à ce moment-là une opposition complète au projet. La période des fondations s'étale du printemps 2006 à Juin 2009. Sa première étape, qui va de Juin 2006 à Juillet 2007, est primordiale parce que vont se mettre en place les fondamentaux du projet.
La période des fondations
11La question que se posent les « meneurs » dès le début est de savoir ce que pensent les autres habitants. Ils organisent donc des réunions d’immeubles. Plusieurs éléments nous semblent intéressants dans les processus qui vont se mettre en œuvre, c’est à la fois la capacité d’auto-organisation (avec le soutien de la CLCV) et les méthodes qui vont être choisies. Des courriers personnalisés vont être adressés à chacun des 198 foyers de l’immeuble en les invitant à venir à une rencontre dans l’appartement de l’un des protagonistes. Une dizaine de personnes se mobilise. La mise en place de sept autres groupes sur l’ensemble du quartier va être le triple signe de la capacité de mobilisation des habitants, de leur volonté de ne pas cantonner leur combat au seul immeuble de la rue René Amand, de préparer d’une certaine manière un rapport de force latent, celui des habitants contre les institutions, celui de « nous » (les pauvres, les faibles) contre « eux » (les riches, les puissants). La création d’un groupe « des diversités » qui rassemble des habitants d’une dizaine de nationalités différentes porte aussi en lui le signe d’un projet politique. Ainsi, une première phase indispensable a permis de faire état de toutes les récriminations liées au logement et à la vie dans l’immeuble, mais aussi de mieux comprendre les peurs que provoquent initialement le projet, par exemple celle d’être délogé sans solution pour la suite, ou encore que l’ampleur des travaux prévus ne permette pas aux uns ou aux autres de se maintenir dans un logement rénové désormais trop cher pour leurs revenus faibles. Une seconde phase de discussion au sein des groupes facilite ensuite la compréhension de ce que pourrait être une résidence intergénérationnelle et l’action des habitants dans l’idée d’un contreprojet à celui de SIPEA.
12Au cours des 13 mois que dure cette étape initiale, vont également se mettre en place des valeurs et une vision sociétale - les idées fortes - qui sont aujourd’hui encore les piliers du sens du projet. La première valeur affirmée est celle de solidarité, une solidarité vécue, réelle en opposition avec la solidarité contrainte (et artificielle) prévue par la charte. Cette solidarité renvoie également aux questions de liberté et de dignité. C'est-à-dire qu’une solidarité contrainte pourrait être vécue comme une atteinte à la liberté individuelle et un déni de dignité. Cette question de la dignité (et du respect) est au cœur de la réaction puis du contreprojet des habitants. En effet, une partie des habitants de l’immeuble a une image négative d’elle-même, du fait d’habiter dans ce quartier, dans cet immeuble. Rebondir, proposer un contreprojet, c’est donc aussi renvoyer de la dignité, de la respectabilité à l’extérieur, aux institutions, au monde. Rebondir, c’est aussi se faire entendre. Le système d’action sociale institutionnel, vécu ou observé autour de soi, est perçu comme un vaste système d’assistanat, enfermant et pervers dans le sens où il finit par la force de l’habitude, d’ôter toute dignité aux personnes. Le contreprojet est donc également annoncé comme un projet de lutte contre l’assistanat. De nombreuses personnes présentes dans les groupes de paroles vivent une situation de chômage, souvent de longue durée. La question de l’emploi est également au cœur des discussions. La création d’emploi, et notamment pour les jeunes (et c’est dans ce sens-là également que le projet est intergénérationnel) devient également un des objectifs du projet d’ensemble.
13La CLCV qui venait de se reconstituer dans le quartier propose dès le début aux habitants de trouver des partenaires pour les aider. Les partenaires pressentis sont : le comité de quartier ; les agents de développement local de la CAF de la Vienne ; le CSC, association présente depuis 1967 sur le quartier et qui dispose de ressources non négligeables, en partie assimilé à un bras armé de la municipalité. À part la CAF (dont la direction refusera toute implication dans le projet avant rénovation dans une forme d’accord avec la ville de Poitiers, pour éviter d’être mêlé à ce qui pouvait ressembler à une révolte contre les institutions), les deux autres partenaires donneront leur accord de principe pour soutenir le projet. Une importante enquête se met en place entre janvier 2008 et juin 2009 avec plus d’une quarantaine d’habitants mobilisés dans la préparation, 2300 questionnaires diffusés, 230 retournés. Cette enquête met en avant 4 dimensions fortes, attendues par les habitants, en termes de vie collective et de services : la santé, avec à la fois des problématiques d’accès aux soins (pour les personnes qui vieillissent, pour les mamans seules avec leurs enfants, pour les populations de migration récente), et de prévention (alcool, drogue, contraception) ; l’aide matérielle (comment changer une ampoule quand on a 80 ans et plus ?) ; l’aide administrative « on ne comprend rien aux courriers qu’on reçoit de l’administration » ; les relations culturelles et interculturelles (comment mieux connaître et mieux comprendre mon voisin qui est si différent…).
Des habitants puissants dans leur action : où en sommes-nous ?
14A la suite de la soirée de restitution aux habitants en Juin 2009 et avec l'aide du CSC des 3 Cités, se mettent en place des groupes de travail « spécialisés » dans chacun des domaines : santé, aide administrative, aide matérielle, diversité. Puis en 2010, des groupes transversaux « finances » et « juridique » se constituent. Une nouvelle association d’habitants - « L’Espoir » - est créée en 2012. Le nom de cette association est évidemment significatif des rêves et des combats d’habitants qui se définissent eux-mêmes comme des militants. Les statuts ont été longuement travaillés et les intentions sont sans ambiguïtés : préparer les futurs services qui seront proposés dans le cadre de la résidence intergénérationnelle et en assurer la gestion future. De manière à ménager à la fois le pouvoir des habitants et les alliances, 16 sièges du conseil d’administration sont réservés aux habitants et 4 sont ouverts aux partenaires. Ce rapport de 4 pour 1 permet tout à la fois de maintenir les partenaires dans le jeu, tout en empêchant une alliance éventuelle entre eux contre les habitants. La collaboration de l'Espoir avec ses partenaires se poursuit en 2012 et 2013 autour d'un diagnostic-santé de grande ampleur, conduit de manière participative avec le soutien technique de bureaux d'étude.
15Depuis 2010, début d’une certaine médiatisation du travail des habitants, les résultats obtenus par le groupe d’habitants, avec le soutien du CSC et du Comité de Quartier sont loin d’être négligeables. Le premier acte formel posé par le bailleur est l’abandon de la charte de solidarité prévue initialement. Le projet de résidence intergénérationnelle s’inscrivait également dans une stratégie de SIPEA Habitat pour changer son image publique. Elle s’est accompagnée, au moment d’un nouveau changement de direction, d’une volonté très nette d’améliorer sa relation avec ses locataires. Le résultat des efforts fournis par le bailleur se traduit par une diminution de la conflictualité, et une association étroite, proposée par les habitants, aux travaux de définition du contreprojet. Ce que le bailleur a accepté, jusqu’à entrer avec les modalités prévues par les habitants, dans le conseil d’administration de l’Espoir. Des représentants du bailleur sont présents à toutes les réunions mises en place par l’Espoir et ce, plusieurs fois par mois, parfois sur des journées entières. Par ailleurs SIPEA Habitat a adapté l’ensemble des plans des locaux collectifs qu’elle avait prévu au rez-de-chaussée de l’immeuble au projet des habitants, inscrivant dans l’architecture même des espaces pour les différents services imaginés par les habitants.
16Le soutien de l’État (déléguée du préfet, direction départementale de la cohésion sociale) a été affirmé à plusieurs reprises sous forme de subventions ponctuelles mais aussi de prise de positions publiques y compris en présence du Maire et de médiation avec l’ARS (Agence Régionale de Santé) ou d’autres services institutionnels (Atelier Santé Ville). Le Maire de Poitiers, après avoir rencontré, à son initiative et à deux reprises les habitants, a semblé découvrir en Juin 2012 le projet de Centre de Santé porté par les habitants. Après avoir exprimé sa surprise voire sa colère, y compris vis à vis du CSC, il a assuré l’association l’Espoir de son soutien sur le principe d’un travail à faire autour de la santé, sans se positionner pour l’instant sur le projet de centre de santé proprement dit. La mise en place d’un comité de pilotage et d’un comité scientifique autour du diagnostic santé porté actuellement par l’Espoir et le CSC a permis de fédérer les institutions (CARSAT, CPAM, Ville, CCAS, DDCS, Préfecture, ARS) et quelques professionnels de santé autour du projet (y compris l’ordre des médecins). S’il n’est pas encore question d’adhésion formelle de la part des institutions au projet de centre de santé, qui effraie les uns et les autres, soit pour les coûts supposés qu’il engendrerait, mais aussi au regard du statut spécifique de salarié des professionnels de santé qui pourraient y travailler, les uns et les autres s’accordent pour dire que les problèmes de santé des Trois Cités doivent être pris au sérieux et différemment de ce qu’il le sont aujourd’hui.
Le rôle du Centre : entre travail souterrain et promotion d’un projet participatif
17La place du CSC dans ce projet est complexe. Ce dernier doit prendre en compte à la fois la méfiance des habitants, le nécessaire dialogue avec les institutions (et d’une certaine manière sa dépendance financière) et tenir ses propres orientations.
Le lien avec les habitants : une confiance à gagner dans le temps
18Dès 2006, le CSC est sollicité par les habitants. Cette sollicitation n’est pas sans ambiguïtés. La plupart des premiers habitants réunis dans le projet ne fréquentent pas, ne connaissent pas, ou à peine, l’action du CSC, diversement perçu comme réservé aux étrangers, aux pauvres, aux enfants et aux jeunes ou encore comme un outil au service des institutions et des puissants. Leur sollicitation revêt donc d’abord un caractère stratégique (« on n’y arrivera pas tout seul ») et pratique (« on a besoin de salles ») doublé d’une méfiance énorme vis à vis des salariés et des administrateurs du CSC. Alors que le comité de quartier est associé dès le début aux groupes de paroles mis en place, le CSC ne sera jamais invité à aucune des réunions de cette première partie du projet. La position du CSC s’adapte à cette méfiance tout à la fois en répondant systématiquement et positivement aux demandes de soutien logistique, et en s’interdisant formellement de prendre toute initiative non sollicitée par les habitants. C’est ce double positionnement, anodin en apparence, qui va réellement permettre un apprivoisement réciproque, et toujours fragile, tant toute parole et ou initiative non désirée peut être perçue comme une tentation de reprendre la main, le pouvoir sur le projet. Ce jeu d’observation réciproque va durer 30 mois ( !) au cours desquels les habitants vont utiliser de plus en plus intensivement les locaux du CSC et solliciter quelques rencontres très formelles pour informer cet allié en devenir sur les avancées du travail. À partir de l’hiver 2008/2009, le CSC est complètement associé au projet dans le cadre du dépouillement du questionnaire.
19Plusieurs éléments structurent une opposition souvent sourde entre habitants de la mouvance de l’Espoir et administrateurs du CSC. En trame de fond de ces perceptions négatives réciproques, se pose la question des rapports entre classes sociales, populaires du côté des habitants de l’Espoir, et moyennes du côté du CSC, et d’une certaine manière des enjeux de pouvoir et de place au sein du territoire. Ainsi du côté des habitants, la peur reste malgré tout, d’une récupération du projet par le CSC, ou par un autre acteur, voire d’une manipulation du Centre par la municipalité pour contrer le projet. Dans la représentation des habitants, les classes moyennes sont du côté des puissants, et détiennent la majorité des leviers du pouvoir, donc des ressources, et notamment le CSC. A l’inverse, déléguer une partie de ses ressources, mêmes infimes, à l’Espoir, ne va pas de soi, tant la peur de la perte de contrôle ou encore de conséquences négatives dans les relations avec les financeurs est présente chez les administrateurs. L’avancée du projet, les ressources mobilisées par les habitants, les ouvertures nées de leurs combats ouvrent des perspectives et collectives (la réalisation au moins partielle de leur projet) et individuelles (position sociale plus valorisante, reconnaissance). Il semble donc qu’au travers des incompréhensions et des peurs exprimées de part et d’autre se jouent, à l’échelle du territoire, une recomposition sociale, une reconfiguration des rapports entre classes sociales.
20Si les revenus apparaissent comme un élément de la domination des riches vis à vis des pauvres, le rapport à l’instruction et la question de la reconnaissance forme le deuxième levier de cette domination aux yeux de l’Espoir. Leur statut de recalés du système éducatif français, sans diplôme ou presque, a contribué, selon eux, à faire d’eux des « écrasés » et des « silencieux » dans une société où le niveau d’instruction tient lieu de niveau de culture, selon eux. Les modalités de développement du projet sont autant de temps et d’occasions proposées aux habitants pour mettre en avant leur culture personnelle, tout en la développant. Cela rend le projet précieux d’une autre manière et dessine le contour d’une justification supplémentaire du combat pour son aboutissement. Cette question de la forme du langage, du vocabulaire utilisé, tant à l’oral, qu’à l’écrit tient lieu, de mon point de vue, de champ de bataille feutré, conscient ou inconscient entre milieux sociaux différents. Les uns, issus de l’Espoir, renvoyant aux autres, issus des classes moyennes, tout à la fois l’omni présence de leur parole et de leurs codes dans l’espace social, leur manque de considération pour des paroles différentes et issues des milieux populaires, le décalage entre les discours affichés et les actes quotidiens. Ils se différencient volontairement des « bénévoles » du CSC, respectables pour le temps qu’ils donnent mais peu engagés dans la transformation sociale, selon eux, en s’affirmant « militants » d’une société et d’un projet agissant contre l’assistanat, pour la dignité et pour l’emploi. Quand certains administrateurs du CSC, a priori bienveillants, ancrant leur engagement associatif dans un discours sur la possibilité d’une « autre » société, prônant la participation des habitants sont, de manière souvent inconsciente, cassants dans leur propos reprenant tel ou tel sur le mot choisi, la forme de l’expression ou la faute d’orthographe repérée dans un texte. À l’inverse, l’enthousiasme sincère et respectueux du président du CSC lors de l’assemblée générale constitutive a été vécu par les habitants de l’Espoir comme une tentation de récupérer le projet à son profit.
Le Centre au milieu d’un jeu d’acteurs
21Depuis novembre 2005, c’est à dire avant que la colère n’éclate, le CSC est informé et associé au projet de résidence intergénérationnelle suite à une sollicitation de la Mairie. Au cours de cette rencontre très suivie, notre association s’est positionnée favorablement mais en mettant deux conditions à notre engagement : l’acceptation par les institutions que le Centre ne se situe pas dans l’élaboration de contenus pour le projet mais soit le moteur d’un processus d’association des habitants à la définition du projet ; la deuxième condition fut l’obtention de moyens financiers complémentaires. A posteriori, la formulation de cette deuxième condition a occulté les propositions sur la méthode. Alors que la demande financière a fait l’objet de nombreuses critiques des élus à l’égard du CSC, la proposition de méthode n’a jamais été mise en débat, renvoyant ainsi à cette difficulté des politiques à prendre au sérieux la question de la participation. Il n’y eut donc jamais de réponse formelle des institutions à nos deux conditions. Sipea Habitat nous sollicita tout de même pour contribuer à l’élaboration du dossier pour l’ANRU.
22Aujourd’hui encore, le rapport entre la Ville et le CSC n’est pas dénué d’ambiguïtés. Du côté de la ville, certains adjoints soutiennent à la fois le projet et le travail du Centre sans réserves. D’autres, dont le Maire, semblent fluctuer entre plusieurs sentiments, inquiets par la taille et la nature du projet, fiers et reconnaissants de la mobilisation des habitants, surpris mais convaincus par les questions soulevées (santé, services à la personne), dubitatifs sur le rôle du CSC (est-ce son travail, n’est ce pas une forme de manipulation des habitants ?). En soi, ce questionnement est légitime dans le fonctionnement traditionnel de la démocratie représentative, la difficulté reste pour autant, et pour certains d’entre eux, non pas tant à changer radicalement leur mode de décision, qu’à intégrer dans ce processus des propositions de solutions radicalement différentes de ce qu’ils avaient imaginé. Ce qui se joue avec les administrateurs du CSC, se joue également avec les acteurs locaux du territoire des 3 Cités, qu’ils représentent des institutions (service d’action sociale) ou des associations plus anciennes du territoire comme la structure d’insertion, voire même les membres du comité de quartier pourtant allié affiché du projet. La forme parfois ressentie comme agressive des revendications de l’Espoir, leur volonté farouche de limiter le nombre des professionnels et représentants des classes moyennes dans l’entourage de leur projet a heurté et provoqué des réactions de nombreux partenaires du quartier, interrogeant à la fois la légitimité de l’action de l’Espoir et la faible association des « partenaires historiques du quartier ».
Le Centre, promoteur d’un projet participatif
23Dans ce jeu particulier, d’intermédiaire voire d’entremetteur, entre habitants et institutions, sans commande claire et précise, ni des uns et des autres, la place du CSC n’a pas toujours été simple à trouver. Mais cette place s’est également construite par la structuration plus globale du projet et du fonctionnement du CSC. La mise en place d’un projet politique en 1999 au sein de l’association qui affirmait la place centrale de la participation des habitants à la fois comme finalité et comme méthode de travail du CSC a été le point de départ d’une « mise en ordre de marche » du Centre pour développer de manière toujours plus importante et à tous les niveaux de fonctionnement, la participation des habitants. Le Centre devait se transformer d’outil de son propre développement en outil de développement au service des habitants du territoire. Le travail associé, habitants/salariés, a été généralisé, les temps de réflexions communs sur le choix des orientations et des axes de travail du CSC multipliés. Plusieurs soutiens successifs à des initiatives d’habitants dont une Épicerie Sociale initiée par des femmes du quartier ont contribué à créer une culture de la participation au sein de l’association, à « accueillir » les propositions, demandes, initiatives des habitants, et à susciter de la participation dans les actions et projets. Enfin le développement de nouvelles actions a été essentiellement centré sur les questions sociales qui préoccupent les habitants : vieillissement, isolement, réussite éducative.
24De 2007 à 2009, le CSC est en contact à la fois avec les habitants et le bailleur, qui ne se fréquentent guère. L’avancée parallèle de deux projets, sans lien aucun, crée le risque de nouvelles tensions entre le bailleur et les habitants et surtout de provoquer la fin du projet des habitants. Le CSC propose dès le printemps 2009, une rencontre aux différents acteurs du projet. Les habitants, après en avoir accepté le principe la déclineront en dernière minute. Finalement cette première rencontre aura lieu en décembre 2009. Elle met en coprésence habitants, élus, bailleur, associations. Nous proposons des règles du jeu simple : pas de débat, une simple présentation de l’état d’avancement des projets de chacun, l’expression des attentes. Seules sont permises des questions d’éclaircissement. Ce soir-là a lieu un évènement majeur pour la suite du projet : les élus abandonnent officiellement l’idée de la charte et acceptent l’idée d’un comité de pilotage majoritairement composé d’habitants. Le CSC est chargé d’animer le comité de pilotage. Tout au long de cette narration, nous avons évoqué la question des alliances. Au delà des groupes et des structures organisées, le projet de résidence intergénérationnelle s’appuie également sur des rencontres entre habitants et administrateurs, habitants et animateurs.
Le rôle redéfini de l’animateur, constitué à la fois de postures et de pratiques
25Ce projet a nécessité, et nécessite encore, un engagement fort des animateurs qui y participent. Les moments intenses vécus avec les habitants, les hauts et les bas relationnels nous ont obligé à revisiter nos postures professionnelles et à faire évoluer nos pratiques. La confiance entre les habitants et les acteurs du CSC (administrateurs, animateurs, stagiaires) s’est construite autour de ce qui ressemble à un rite initiatique, la rencontre en tête à tête (ou quasi tête) entre le représentant du CSC et la leader du groupe. Il nous semble que des règles implicites mais récurrentes se dégagent de ces rencontres, dont l’une plus importante que d’autres, semble être fondatrice de la confiance :
- L’animateur, le stagiaire est toujours seul, soit avec la seule leader du groupe, soit avec un petit groupe d’habitants qu’elle aura invité spécialement à prendre part à ce moment ;
- Un déplacement physique de ces rencontres dans l’appartement de la leader, obligeant alors l’animateur ou l’administrateur à aller sur le terrain des habitants, â être leur hôte, en délaissant son cadre habituel ;
- Le nécessaire positionnement sur des sujets de société : lors de cet entretien, le « nouveau » va être interrogé sur les principaux sujets qui préoccupe l’Espoir : l’assistanat, la santé, la solidarité, la précarité.
- La durée : plus la discussion va s’engager profondément sur ces questions, plus l’entretien va durer. Et plusieurs exemples récents ont montré que disposer de 3, 4, ou 5 heures devant soi était indispensable pour poser les bases d’une relation acceptable pour les habitants de l’Espoir. Le fait d’accepter ce rituel, à la fois le terrain et la forme, constitue en soit un changement de posture par rapport aux habitudes des animateurs. Pour autant il ne saurait se suffire à lui-même, et il nous semble nécessaire de porter une conviction profonde que tout processus de mobilisation des habitants est un processus positif, même si cette mobilisation est, au début du moins, une mobilisation contre. L’objet de cette mobilisation peut constituer en soit le support d’une discussion et donc d’une relation avec les habitants, qui devrait le plus possible éviter le jugement, au profit d’une recherche de compréhension des raisons, des causes, des motifs de la mobilisation, apparents et sous-jacents. Cette vision positive de la mobilisation implique également d’accepter d’être jaugé, voire jugé dans son fonctionnement et d’être remis à sa place à la fois de non habitant et de distant socialement.
Conclusion
26Le projet de résidence intergénérationnelle de Saint Cyprien porte en lui les germes d’un impact réel de la participation des habitants sur le projet urbain et bien plus large que cela sur le projet de santé, de soutien aux personnes en précarité économique, en projet de vie ensemble sur le territoire. Il est encore trop tôt pour prétendre que c’est gagné, tant les enjeux, les contraintes économiques, les positions des uns et des autres peuvent évoluer vite. Mais nous pouvons penser, que quelques éléments de ce projet sont significatifs de ce que serait un projet de ville renouvelé, pensé d’abord avec ses habitants, avant d’être pensé pour. Il signifie tant pour les acteurs publics que pour les équipements socioculturels de porter un nouveau regard sur la participation des habitants et de la prendre plus au sérieux qu’elle n’est prise aujourd’hui et de lui faire une place jusque dans les processus de décision. Il s’agit à la fois d’un travail sur les postures professionnelles pour accepter des formes d’intervention dans l’espace social non maîtrisées et d’évolution des pratiques pour accompagner voire susciter l’émergence de propositions habitants, sans les dénaturer ni les faire passer au tamis du principe de réalité avant même qu’elles aient eu le temps d’être formulées. C’est à ce prix que les équipements socioculturels pourraient devenir des développeurs de méthodes du « Pouvoir d’Agir des Habitants », en interface entre institutions et habitants. Ces méthodes viseraient explicitement à outiller les habitants pour les aider à définir et analyser leurs problèmes, à imaginer des stratégies et des processus de résolution, sans jugement sur leur chemin, sans peser sur les décisions. Pour cela, nous devons nous positionner clairement et sans ambiguïté du côté des habitants et notamment des habitants les plus modestes (ce qui ne veut pas dire adopter toutes leurs idées) parce que les rapports de force qui traversent la société ne sont pas du côté des habitants.
Auteur
Directeur du Centre socioculturel des Trois Cités à Poitiers
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