Penser et pratiquer le « socio-spatial »
p. 49-62
Texte intégral
1L’époque est aux injonctions ; la demande sociale de participation et d’implication des habitants dans les projets urbains, et l’urgence des questions environnementales et énergétiques se traduit par l’écriture de nombreux textes (lois, décrets d’application et circulaires, qui font qu’aujourd’hui, ceux qui fabriquent la ville DOIVENT, légalement, impliquer les habitants, et qu’ils doivent, légalement, prendre en compte les dispositions « grenelle 2 ». Tout se passe comme si les « expériences » d’implication des gens dans la fabrication de la ville n’étaient pas cumulatives, puisque, 50 ans après les observations de Chombart de Laüwe (1969) relatives à l’urgence de prendre en compte les aspirations des gens, on ne pouvait toujours pas faire mieux que des « expériences »…
2Mais, après tout, il faut peut être se poser la question : pourquoi faudrait il impliquer les gens dans les projets urbains en train de se faire ? Il est intéressant de voir quelle réponse ont apporté les premiers urbanistes à cette question, au moment ou les termes d’« urbanisme » et d’« urbanistes » sont apparus, c’est à dire au début du XXème siècle. On a l’habitude de reprendre l’intéressante distinction de Françoise Choay (1965), entre les urbanistes « culturalistes » et les urbanistes « fonctionnalistes » (cf. schéma ci-après). Mais en réalité, dès les débuts de cette nouvelle profession, les urbanistes, issus du Musée social, lui même issu de trois courants de pensée (les marxistes, les chrétiens sociaux, et les socialistes utopiques) ont adopté une attitude pragmatique : ils avaient compris que si l’on ne s’intéressait pas aux attentes des habitants, on prenait plus de risques que si l’on essayait d’observer et de comprendre la réalité sociale et les attentes des gens. La pensée que l’on pourrait appeler « socio-spatiale », c’est donc une pensée pragmatique. Cette pensée socio-spatiale en action a connu son apogée entre les années 1920 et 1935 ; Mais, elle a ensuite été laminée par la montée en puissance de la pensée fonctionnaliste, qui est restée dominante jusque dans les années 1970.
3C’est aux USA que l’entre deux guerres a vu, avec l’école de Chicago, un effort à la fois théorique et pratique pour comprendre les mécanismes de ségrégation sociale et leur concrétisation dans l’espace. Ce schéma très connu de Burgess, qui date de 1925 (Burgess et al. 1925), met en évidence les mécanismes de passage des différentes communautés d’un espace à l’autre au fur et à mesure du temps et de l’obsolescence des différentes composantes du parc des logements. Mais l’observation de cette réalité n’était pas « surplombante » : pour les chercheurs, il fallait observer les choses de l’intérieur, pour mieux les comprendre et les faire évoluer.
4Les théories du développement communautaire visent à développer la capacité de s’auto promouvoir de groupes locaux. En général, il s’agit de groupes de pauvres ou de dominés. Leur auto-prise en charge passe par l’expression des besoins (felt needs, besoins ressentis), puis par la prise de confiance du groupe en ses capacités (self confidence), puis par l’auto prise en charge (self help). Le problème de ce type d’approche, c’est que l’on considère l’homme comme fondamentalement bon, et donc que cela peut être un outil performant dans certaines conditions, mais un outil peu performant s’il y a des conflits d’intérêt des conflits dont la nature est étrangère à la dimension relationnelle.
5Le mouvement Peuple et Culture, lui, est né pendant la période de la résistance, à l’initiative de gens issus de l’école des cadres d’Uriage, près de Grenoble, une institution pétainiste qui a paradoxalement abouti à être une pépinière pour la résistance. Dans la résistance, il y avait un peu d’intellectuels et beaucoup d’hommes de troupe qui, en dehors de l’entrainement militaire, avaient du temps disponible. L’idée de ce que l’on a appelé à Peuple et Culture l’entrainement mental, c’est qu’il y a un enchainement dans les opérations mentales qui va du concret et du sensible (énumérer, décrire…) vers l’abstraction, et pas l’inverse. Autrement dit, si l’on veut être sur de faire rater un débat « participatif », il suffit de demander « vous venez de voir ce film (ou ce projet), qu’en pensez vous ? ». Immanquablement, si l’on procède de cette manière, ce sont ceux qui ont les capacités d’abstraction qui vont prendre et garder la parole.
6Donc, ce mécanisme d’entrainement mental, du concret vers l’abstrait, (énumérer, décrire, puis comparer/distinguer, puis classer/définir, puis dégager les points de vues et contradictions etc.) il est un peu à l’origine de la « participation montante » mise en place par la municipalité de Grenoble dans les années 70, et à l’origine aussi du mouvement des ateliers publics d’urbanisme et d’architecture. L’idée étant de fournir aux gens les outils intellectuels performants pour être pris en compte, et aussi de créer des outils intermédiaires entre la population et le pouvoir municipal (c’est ainsi que la ville de Grenoble a été la première à créer une agence d’urbanisme).
7Au cours de la même période, l’américaine Sherry Arnstein (1969), révoltée de voir les programmes d’aide aux populations les plus en difficulté tourner à la manipulation, bâtit une échelle qui est pensée comme un outil d’observation allant de la manipulation pure et simple de la population jusqu’au contrôle citoyen, que l’on pourrait appeler aussi autogestion, en passant par une série de degrés intermédiaires sur lesquels nous ne nous étendrons pas. La question est : cet outil d’observation, qui permet de situer les processus que l’on observe selon des degrés qui vont, en étant caricatural, du mal vers le bien, est il un outil opérationnel, donne-t-il des clés pour agir ?
8Dans les années 80, le sociologue Québécois Jacques Godbout (1983) met en question le rôle clé des « compétents » et des « militants ». Selon lui, ils font monter les exigences de participation, parce que plus ces exigences sont fortes, plus ils peuvent gagner en pouvoir, puisqu’ils se situent entre la population et les décideurs. Cet avertissement demeure toujours valable, bien que l’augmentation constante du nombre de compétents (avec l’élévation de la formation scolaire) change quelque peu les données du problème, en augmentant le nombre de gens qui estiment devoir être pris en compte quand on parle de faire quelque chose de nouveau dans la cité. En quelque sorte, la base s’élargit et devient compétente.
9L’implication montante subie par les décideurs est donc de plus en plus fréquente, puisque la population se sent de plus en plus compétente ou concernée par la décision publique ; et l’implication montante provoquée par volonté d’élaboration démocratique se cherche toujours, en recourant à de multiples techniques d’animation, (le théâtre de rue, les visites de cages d’escalier etc.)
10Alors, aujourd’hui, comment procéder pour impliquer efficacement les gens dans les projets urbains ? Pour ma part, en procédant de manière pragmatique à partir du regard porté sur de nombreuses opérations d’aménagement, il me semble que l’on peut retenir trois idées clé qui constituent des conditions nécessaires au fonctionnement « correct » d’un projet urbain, si on a on a une volonté politique réelle d’impliquer les gens :
- La première idée clé est d’intervenir le plus en amont possible du processus de projet urbain, alors que la tendance « naturelle » des décideurs est d’intervenir quand il y a quelque chose à montrer ;
- La deuxième idée est de prendre en compte les aspirations en profondeur, et non pas ce que l’on pourrait appeler les « désirs de ville marchandisés » ;
- La troisième idée est de former les gens qui ont envie de s’impliquer, afin d’éviter les effets de séduction et de démagogie ;
11Le tableau suivant montre qu’un projet urbain passe pratiquement toujours par cinq grandes étapes, étapes où la dimension spatiale et la dimension sociale doivent pétré prises en compte de manière simultanée. Par exemple, si l’on prend la seconde étape, au cours de laquelle on réfléchit aux programmes de logements, d’équipements et d’espaces publics à réaliser ; on peut imaginer de former un « groupe de programmation » qui ne soit pas seulement composé de gens motivés, compétents et décideurs, comme cela est en général le cas. On peut y ajouter des gens « de la base » à qui on proposera un programme de formation pour se mettre à niveau. Et on aurait même intérêt à faire attention que les gens ne viennent pas « représenter » telle ou telle structure, ce qui entrain d’emblée des problèmes de choix d’interlocuteurs très délicats. Le fait d’avoir à la fois des gens qui ont une connaissance préalable et un intérêt pour le projet, et des gens qui le découvrent constitue une richesse.
12Nous abordons maintenant la seconde idée clé : prendre en compte les attentes en profondeur. Prenons un exemple :
13On voit bien sur ce croquis que le produit que nous propose le marchand de maisons peut être assez éloigné de nos « vraies attentes ». Il nous propose des petits carreaux, des petites tuiles, des poutres apparentes… qui n’ont rien à voir ni avec l’authenticité des maisons rurales d’autrefois auxquelles cela fait référence, ni avec les qualités architecturales qui feront que nous pourrions bien vivre dans l’espace de cette maison. Si l’on veut regarder ce que Paul Henry Chombart de Laüwe nous a apporté dans les années 60 sur cette question, on voit que le besoin social n’est pas la demande sur le marché...
BESOIN - OBLIGATION : alimentation, logement… |
BESOIN - ASPIRATION : ex : mieux être, métier désiré, jouer un rôle social… |
Aspirations individuelles, aspirations des groupes sociaux |
Attentes en profondeur : « authentiques », dépouillées de la pression du marché |
14Mais aujourd’hui, nous ne sommes plus dans les années 60, nous sommes dans une période où nous sommes confrontés à des questions très graves sur le devenir de la planète. Et on constate à la fois une conscience que nous sommes face à une réalité inéluctable (le changement climatique), et une envie irrépressible de ne pas en tirer les conséquences en termes de changement de nos modes de vie ; C’est ce que l’on peut appeler la conscience voilée. Par exemple, sur la thématique énergie climat, on trouve souvent les attitudes suivantes :
Refus de voir : « le réchauffement n’est pas prouvé », « du pétrole, il y en aura toujours » |
Fuite en avant : « on a inventé le moteur à eau, ce sont les lobbies qui n’en veulent pas » |
Catastrophisme : « il est trop tard, l’homme est condamné » |
Repli sur soi : « nos enfants verront bien » |
15Cet état de choses est en relation forte avec la définition des projets urbains ; du point de vue de la logique de lutte contre le changement climatique, non seulement nous devons examiner nos projets de ZAC d’écoquartiers etc. ; à 3, 5 ou 10 ans, mais nous devons aussi les examiner du point de vue de leur performance en 2050. Et cela change la façon d’impliquer les gens… En ce qui concerne les quartiers en difficulté, qui sont un domaine essentiel d’intervention conjoint des concepteurs et des animateurs, on peut procéder à deux lectures. La première lecture se présente sous forme d’un cheminement qui va des grands ensembles vers la « ville ordinaire », en passant par des étapes de ségrégation/dégradation, puis des étapes de reconquête sociale et spatiale. C’est le cheminement « idéal » qui constitue l’arrière fond idéologique des interventions sur ces quartiers. La seconde lecture consiste à observer ce qui s’est fait en réalité, et les étapes du balancement entre les crédits attribués à la gestion sociale, et les crédits attribués aux infrastructures, aux démolitions-reconstructions etc.
16Ce balancement entre des périodes où le social est légitime et financé, et des périodes où l’intervention sociale est jugée peu efficace et doit se replier est une caractéristique que connaissent bien tous ceux qui ont vu la succession des dispositifs, depuis habitat et vie sociale jusqu’à l’ANRU. La priorité au social ou la priorité au spatial ? C’est donc bien un faux problème, dont, à mon sens, on ne peut sortir qu’en mettant en place, tant pour les opérations d’urbanisme neuves que pour le renouvellement urbain, des manières de faire réellement « socio-spatiales ». Comment faire ?
17Nous arrivons à la troisième idée clé, qui est celle de la formation des habitants qui veulent s’impliquer dans la production de la ville, ou à qui on propose de s’impliquer. Sur quoi peut porter cette formation de base ? Par exemple, on peut expliquer que des parois proches et hautes génèrent une inquiétude qui pousse à avancer, tandis que des parois éloignées et basses procurent un sentiment de flottement. On peut expliquer que 2000m2, cela peut être grand ou petit... On peut donner quelques clés pour expliquer la naissance des villages et des villes… se demander si l’économique est l’essence de la ville, ou bien si les logiques d’explication du monde et l’organisation de l’espace pour y vivre ne sont pas tout aussi importants… On peut expliquer en quoi consiste la centralité ; on peut expliquer par quoi nos villes sont aujourd’hui menacées etc. En définitive, ne sommes nous pas en face d’une sorte d’alternative : ou bien la participation et l’effort d’implication des habitants sont considérés comme quelque chose d’ingérable en raison de la multiplicité des dissonances, craintes et refus de groupes multiples aux intérêts divergents, et dans ce cas, c’est l’Urbaniste sachant qui définit pour l’élu l’intérêt général ; ou bien c’est une équipe d’urbanisme qui fait émerger un projet socio-spatial avec les élus et les habitants, et ce projet exprime ce que Jacques Donzelot appelle le bien commun, approché voire négocié entre partenaires (Donzelot et Epstein 2006).
18En conclusion, si l’on veut penser et pratiquer « socio-spatial », il me semble qu’il y a un certain nombre de conditions à réunir. Je viens de parler de l’importance d’avoir avec les gens un regard sur le long terme : Cela s’apprend. Cela s’appelle la prospective. Mais c’est plutôt une spécialité économique, géographique et spatiale qu’une spécialité qui entre dans la formation des intervenants sociaux… Je crois aussi à l’idée d’une fertilisation croisée entre les établissements qui enseignent le spatial (les instituts d’urbanisme, les écoles d’architecture et de paysage…) et les établissements qui forment aux carrières sociales ; Il me semble que la tendance à la spécialisation, avec des écoles d’ingénieurs qui ne recrutent plus que des scientifiques pour former à l’urbanisme n’est pas une bonne chose.
19Il me semble que nous pourrions voir travailler sur les mêmes projets urbains des étudiants en urbanisme et des étudiants en sciences sociales. Il me semble aussi que la tendance à multiplier des expertises dissociées les unes des autres, au détriment d’une approche transversale qui est la définition même de l’urbanisme, peut et doit être freinée. Les lois Grenelle ont ainsi, avec la meilleure bonne volonté, abouti à une multiplication de textes et d’exigences qui se traduisent par ces recours incessants à des expertises qui ne font pas forcément progresser le fond des dossiers. Le recours à des agences et ateliers d’urbanisme composés d’équipes réellement pluridisciplinaires avec des professionnels du spatial et des professionnels du social, me semblerait un bon moyen pour faire du projet… réellement sociospatial. Enfin, il me semble intéressant, mais peut être est ce que j’enfonce une porte ouverte, que l’on mette en place des parcours alternés enseignement-recherche-production de projets urbains…
Bibliographie
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Références
10.1080/01944363.2018.1559388 :ARNSTEIN S. R., 1969, "A Ladder of Citizen Participation", Journal of the American Institute of Planners, Vol. 35, n° 4, july, p. 216-224.
BURGESS E. W. (et al.), 1925, The City, University of Chicago Press, 239 p.
CHOAY F., 1965, L'urbanisme, utopies et réalités, éd. du Seuil, 448 p.
CHOMBART DE LAUWE P.-H., 1969, Pour Une Sociologie des Aspirations, Denoël, collection poche/Médiations, 314 p.
10.3917/espri.0607.0005 :DONZELOT J. et EPSTEIN R., 2006, « Démocratie et participation : l’exemple de la rénovation urbaine », Esprit, dossier « forces et faiblesses de la participation », n° 326, p. 5-34
GODBOUT J. T., 1983, La participation contre la démocratie, Éditions St Martin, 190 p.
Auteur
Urbaniste et sociologue
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