De qui la ville est-elle le projet ?
p. 41-47
Texte intégral
1Qu’est-ce qu’un projet de ville ? Les exemples de projets « clefs en main » sont rares et toujours référencés à un projet politique plus global. On connait la volonté de Pie II un an après son élection au Saint-Siège, de transformer son village natal en modèle de ville renaissance. Le projet confié à l’architecte Bernardo Rosselino a produit un bijou miniature nommé Pienza. C’est le projet utopiste de l’architecte Claude Nicolas Ledoux qui investit les Salines royales d’Arc et Senans au XVIII° siècle. On ne peut qu’être frappé par la proximité formelle du plan avec celui d’une autre création ex-nihilo, celle de Brasilia inaugurée en 1960. C’est toujours un rêve d’ordre, celui de l’État ou celui de la société, qui se donne à voir dans ces projets. Mais dans les villes, qui plus est dans les villes contemporaines, la question de l’ordre est une question polémique. Elle est irriguée par des logiques diverses, tendues, parfois conflictuelles des usages de l’espace urbain qui font de cet espace ce que Saskia Sassen nomme « Espace stratégique » (Sassen 2007).
Des logiques concurrentes voire conflictuelles
2Dans l’avenir rêvé, revendiqué ou imposé d’une ville, il y a toujours un choix, une concurrence ou une lutte. La ville dont nous héritons, que je nommerai la ville fordiste en dispose une figure. Cette ville n’est plus. Une autre figure l’a remplacée à la fin du 20° siècle, celle de la ville mondialisée. Entre les deux, a émergé une figure de crise, celle qu’on nomme en France la banlieue au sens qu’on lui donne depuis le début des années 1980.
Trois logiques
3Dans chacun de ces figures trois logiques d’organisation de la ville sont en concurrence :
- Une logique de valorisation économique
- Une logique de mise en ordre réglementaire et étatique : des travaux d’Hausman à la création du ministère de l’Équipement ministère de l’équipement
- La logique de vie commune et populaire
4Dans la ville fordiste, l’espace se construit d’abord autour des contraintes de l’usine. Ce sont les conflits sociaux qui contribuent à produire un espace de vie commune. L’intervention urbaine de l’État se situe dans un compromis entre les besoins de la logique de production l’aménagement et l’équipement) et les besoins sociaux, plus souvent pris en charges par les collectivités territoriales.
5La seconde moitié du 20° siècle en France a été marquée par la croissance d’une urbanité liée au fordisme. Il s’agit d’une urbanité d’équipements y compris pour répondre aux besoins d’habitat public. C’est une urbanité qui sépare les espaces et les temps, ceux du public et du privé, ceux du travail et de la ville. L’ordre du social s’inscrit dans l’ordre du bâti et structure des modes de vie, de travail, de circulation…
La place de la culture
6Dans la symbolique et le visage culturel de la ville, la concurrence se pose entre un marquage culturel monumental et événementiel qui est la vitrine culturelle de la puissance politique ou économique et la culture populaire. Si là aussi le compromis est de rigueur, le point d’équilibre n’est pas le même. Là ou l’aménagement urbain privilégie l’efficacité sociale et économique et donc la logique de valorisation, c’est la culture populaire de la conquête de la dignité qui investit la ville vivante : celle de l’habiter, le de fête et du bal, de « l’Harmonie » et des lieux intermédiaires de sociabilité que sont les cafés. Les métiers urbains de la culture naissent de l’éducation populaire tandis que, en France, la politique d’équipement comme celle des Maisons de la culture tente de conduire la culture cultivée vers le public populaire.
Les projets comme réponse à la crise des années 80
7La séquence fordiste prend fin entre les années 70 et les années 80. C’est une fin d’une grande brutalité sociale et humaine. Les grands complexes usiniers et miniers sont touchés par une crise et des fermetures qui sont autant de plaies dans le paysage urbain (les friches) et de saignées dans la vie commune. Les quartiers populaires sont symboliquement « exclus » de la ville. Quand les banlieues ouvrières deviennent des « banlieues » tout court, que l’image populaire de la ville est dévalorisée et stigmatisée, la « Politique de la ville » se pose comme le remède à la blessure sociale et urbaine. L’idée contemporaine de « projet de ville » est directement liée à la volonté de répondre aux dégâts causés par la fin de la ville fordiste.
8Les conséquences culturelles de cette dévalorisation du populaire sont considérables. Le populaire n’est plus abordé que sous l’angle de sa « domestication » (banlieue). Le culturel tend à n’être plus mobilisé comme un outil de promotion mais comme un élément de discipline sociale. L’héritage de l’éducation populaire est menacé parfois de perdre son âme.
9Il s’établit surtout un déséquilibre durable entre la logique de production populaire du commun urbain et la logique de valorisation que plus grand-chose ne freine.
La ville nouvelle est là
10A trop regarder dans le rétroviseur, à ne voir dans la fin de la séquence fordiste que ses conséquence de dislocation du dispositif antérieur, on n’a pas vu immédiatement qu’un autre dispositif urbain, mondialisé, était en train de se mettre en place. Ce nouveau dispositif est marqué de façon plus visible dans les pays du sud, par la brutalité des contrastes, l’élargissement considérable des inégalités. Les images qui dominent sont celle des centres ultramoderne, des « cities of quartz » face aux bidonvilles de la « planet of slums » de Mike Davis (2006). Ce qu’on ne voit pas, car elle ne structure pas l’espace de la même façon que dans la vile fordiste, c’est la logique de production qui l’irrigue. Il s’agit d’un dispositif productif tout à fait nouveau : celui du travail immatériel et des coopérations sociales.
11Dans la ville mondialisée, l’espace de la ville et l’espace de la valorisation sont devenus les mêmes et s’identifient à l’espace du pouvoir et du contrôle. Cette confusion des espaces qui rompt radicalement avec la structure « séparée » de la ville fordiste est un défi pour tous ses protagonistes.
12Défi pour les acteurs de la valorisation parce que la production de richesse à dominante subjective, cognitive et immatérielle est diffuse et insaisissable, amalgamée à la vie informelle de la ville, « incalculable » selon les critères classiques de la valeur travail. Ces acteurs se réfugient alors dans ce qui devient la logique dominante de la valorisation économique : la logique de la rente financière qui détermine le grand retour de la question foncière. Défi pour les peuples de villes parce que leur collectif subjectif de résistance et d’action n’est plus formaté par les lieux et les conditions de la production par la production et que l’adversaire (la logique de la rente) est devenu aussi insaisissable que ne l’est devenue leur création de valeur.
Logiques des projets de ville
13Dans ces conditions, à quelles logiques obéissent les projets de ville ? Comment se manifeste le projet populaire de production du « commun » ? Ces projets ne sont pas à proprement parler des projets de valorisation productive car les logiques productives réelles, celles du travail immatériel et de la coopération urbaine, échappent aussi bien aux pouvoirs qu’aux décideurs économiques.
14Face à une ville qui est devenue dans son ensemble le réel collectif producteur, les logiques de projets risquent d’être des logiques de rentabilisation foncière (la rente), d’optimisation du « territoire » en dehors des gens qui y vivent, de discipline sécuritaire et réglementaire. Partout on voit émerger une chasse à l’informel (informel productif, commercial ou d’habitat) assez paradoxale car il s’agit de l’oxygène de la ville. L’obsession de la mise en ordre ne peut avoir que des effets d’asphyxie. Les seuls moments de valorisation des capacités productives urbaines sont les organisations d’événements qui génèrent de la coopération comme les festivals, les grands événements sportifs, les « capitales européennes de la culture » (Bertho 2008).
Une spirale de l’affrontement ?
15La logique sécuritaire est devenue un mode universel de gouvernance urbaine. Elle est générée par des difficultés structurelles es États dans la mondialisation à trouver une articulation légitime avec la peuple du type ce celle qui a fonctionné au 20° siècle. Quand l’État cherche le peuple désespérément, quand se multiplient les démarches « participatives », c’est que les dispositifs de représentation sont en grande difficulté. Et qu’ils ne sont plus en mesure de jouer leur rôle d’agrégation et de pacification sociale. Le peuple urbain, dans ces conditions, apparaît facilement comme indisciplinable sinon menaçant. La réponse populaire est partout la même. Sur les questions les plus diverses, la logique émeutière trace son sillon dans le monde urbanisé : plus de 1200 affrontements divers en 2010 dans 110 pays, 1780 en 2011 dans 128 pays, 1834 en 2012 dans 121 pays…
16Cette logique d’affrontement a plusieurs dimensions. Il y a d’abord la manifestation du commun impossible, celle des multiples scénarios d’affrontement des gens entre eux. Communal riots en Inde, persécution anti musulmane en Birmanie, anti chrétienne à Zanzibar, anti Rom en France ou en Bulgarie… Il s’agit d’un phénomène de plus grande ampleur que la « peur des petits nombres » (Appadurai 2006). C’est incontestablement le signe que le territoire urbain ne produit pas spontanément du commun subjectif.
17La seconde figure de la mobilisation est celle de l’émeute contre le pouvoir sur tous les fronts de la vie collective urbaine. Quelques situations s’imposent de façon récurrente : émeutes de l’électricité, émeutes de la vie chère, émeute en raison de la répression des activités informelle, émeutes contre l’expulsion des quartiers populaires notamment informels), émeutes contre des aménagements urbains, émeutes contre la spéculation foncière.
18La troisième figure est celle de la figure du pillage qui fait resurgir le spectre de la révolte primitive (Bertho 2009). Elle est nouvelle. On l’a vu apparaître de façon spectaculaire lors des émeutes de Londres en aout 2011. On l’a vu à l’échelle d’un pays entier avec les pillages des supermarchés argentins en décembre 2012.
Contre projets et expertise populaire
19La logique qui permet parfois de sortir de la violence et d’entrer en interlocution avec le pouvoir est celle de la résistance et de la contre proposition. Elle convoque une subjectivité du commun qui argument sur l’intérêt général en lieu et place du discours habituel du pouvoir.
20Elle mobilise une expertise sur la situation concurrente de celle de l’État. Les habitants de la Favela Autodromo menacée d’expulsion par les grands travaux de préparation des jeux olympique de Rio ont produit un contre projet urbain. Les mouvements de luttes contres les inondations de la banlieue de Dakar se réunissent pour la rédaction d’un livre blanc qui articule les propositions immédiates et les propositions structurelles contre les inondations.
21Cette mobilisation subjective et cognitive pour imposer un commun populaire faire le plus souvent émerger une figure du peuple : non pas du peuple de la seule ville concernée mais une idée nationale de la puissance populaire. Un projet populaire de la ville dessine toujours une figure du commun1. Tel est l’enjeu contemporain de l’affrontement de la ville des gens contre le territoire des pouvoirs et du marché.
Bibliographie
Références
APPADURAI A., 2006, Fear of little number An Essay on the Geography of Anger, Duke University Press.
BERTHO A., 2008, « Lieux éphémères de la mondialisation culturelle », in L’Europe des festivals, De Zagreb à Édimbourg, points de vue croisés, dirigé par Anne-Marie Autissier, éd. De l’Attribut, 238 p.
BERTHO A., 2009, Le temps des émeutes, Bayard, et recensement quotidien sur le site anthropologie du présent : http://berthoalain.com
DAVIS M., 1997, Cities of quartz, Los Angeles capital du futur, La Découverte et Planet of slums (réed. 2006).
SASSEN S, 2007, Territory, Authority, Rights : From Medieval to Global Assemblages, Princeton University Press.
Notes de bas de page
1 Alain Bertho, “Urban commons and urban struggles”, Focaal, Journal of Global and Historical Anthropology, 2013, n° 66
Auteur
Anthropologue, professeur des universités, Université Paris8
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