Durabilité culturelle et enjeux participatifs : penser la coopération entre élus et citoyens dans le cadre des agendas 21 de la culture
p. 215-234
Texte intégral
1Depuis longtemps associée au développement des villes, comme facteur de croissance et d’attractivité, la culture émerge aujourd’hui comme faisant partie en tant que telle de la notion de durabilité (Duxbury et Gillette 2007 ; Pascual i Ruiz et Dragojevic 2007). Le développement durable est défini par le rapport Brundtland, Notre avenir commun, comme « le développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». L’idée exprimée par cette déclaration est de permettre aux êtres humains de continuer à vivre sur la planète dans de bonnes conditions sans souffrir du manque de ressources ou de l’inégalité sociale. Outre la difficulté à définir ce que seront les besoins des générations futures ou les conditions d’un bien être social (Arizpe et Paz 1991), la notion de durabilité pose question en soi.
2La durabilité est entendue selon les 3 piliers du développement : l'environnement (préserver les ressources naturelles) l'économie (assurer la croissance sans mettre en péril la planète), le social (améliorer les conditions de vie). Pour de nombreux chercheurs, la métaphore des piliers ne fonctionne pas, car trop réificatrice ; il conviendrait plutôt de penser le développement de manière dynamique et intégrée et d’y ajouter la dimension culturelle. Comme le précisent Pascual et Meyer-Bisch (2012), la culture n'est pas réductible à un simple catalyseur de croissance économique ; si elle possède une dimension sociale, elle ne peut pas être un simple moyen de lutter contre l’exclusion et renforcer la cohésion sociale ; si la culture possède une dimension environnementale, elle ne peut non plus être convoquée dans le seul objectif d’encourager des comportements vertueux. Parce qu’elle permet l’élargissement des choix offerts aux individus, la culture est présentée comme un vecteur essentiel du développement, tant sur le plan individuel que collectif. Les personnes, à travers l’expression de leurs valeurs, leurs références culturelles, leur créativité, sont placées au centre du processus de développement. Il faut alors considérer le développement selon la définition que lui donne Amatya Sen, c’est-à-dire un élargissement des choix pour chaque personne, ce qui suppose, d’une part, un accès à un certain nombre de fonctionnalités ou opportunités et, d’autre part, la possibilité de développer ses propres potentialités (Dubois et Mahieu 2002).
3Le rapprochement entre culture et développement durable se traduit par l’émergence de projets concrets mis en œuvre par des collectivités locales, des structures culturelles, ou d’autres acteurs engagés dans les politiques de développement local. Ainsi plusieurs villes françaises, à l’instar de Lille, Nantes, Aubagne ou encore Bayonne ont élaboré des Agendas 21 de la culture. Axés sur une approche globale, transversale et inclusive du développement, ces plans d’actions sont soutenus et promus par l’organisation mondiale des Cites et Gouvernements Locaux Unis (CGLU) réunis à Barcelone, en 2004, lors du premier Forum des cultures. L’expérimentation de nouveaux modes de gouvernance ainsi que la participation à la vie culturelle des citoyens constituent les modalités de la mise en œuvre de ces agendas. L’accent est mis sur le rôle clé que doivent jouer les villes et territoires locaux. L’idée est que le sens profond du développement ne peut être compris qu’au niveau local parce que le palier municipal concrétise et rend tangibles les phénomènes globaux qui semblent trop abstraits à d’autres échelles (Alliance 21 2001). La démarche exige également que la communauté qui prend en charge son avenir culturel définisse et fixe elle-même les valeurs et les objectifs requis pour y parvenir.
4Dans cette perspective, la capacité des responsables politiques à penser l’action publique en termes de gouvernance et de participation devient indispensable. On observe, à cet effet, une institutionnalisation croissante de la norme participative ainsi qu’une généralisation du débat public (Rui 2004 ; Gourgues 2013), au travers de divers dispositifs de concertation visant à rapprocher les citoyens des centres de décision, en particulier à l’échelon local. Cependant, en raison de la force d’inertie des formes traditionnelles de gestion publique, on peut s’interroger sur la capacité des institutions à opérer les changements nécessaires (Goze 2005).
5Nous proposons, à partir d’une étude en cours sur le processus d’élaboration de l’agenda 21 de la culture de Mérignac, commune de l’agglomération bordelaise, d’identifier, du côté des acteurs politico-institutionnels, les changements dans les procédures et les pratiques ainsi que les enjeux idéologiques qui arment la mise en œuvre de ce plan. Il s’agira plus précisément d’identifier les facteurs qui permettent de conclure à une progression dans l’acquisition d’une culture de la participation et de nouveaux réflexes coopératifs, tout en soulignant les freins et limites qu’il reste à dépasser.
L’agenda 21 : un processus d’apprentissage collectif
6La ville de Mérignac, municipalité de la Communauté urbaine de Bordeaux, aujourd’hui métropole, s’est lancée dans la mise en œuvre d’un Agenda 21 de la culture. Annoncé dans le plan d’actions Agenda 21 (2011-2014), il est actuellement en cours d'élaboration. L’idée de cet agenda spécifique a émergé suite à l’organisation d’un débat public, le Grand cercle de la culture, qui a réuni l’ensemble des acteurs culturels de la ville.
7Si la pertinence de penser la durabilité culturelle se pose aux acteurs engagés depuis plusieurs années dans la réflexion sur l’évolution de la ville, la nature et le contenu d’un Agenda 21 de la culture reste flou, et la culture est d’abord perçue comme un outil de sensibilisation au développement durable. Il s’agit de « Promouvoir le développement durable à travers les politiques culturelles, socioculturelles et sportives » (orientation 11 du Plan d’actions). En effet, l’imprécision et la polysémie du terme de culture, envisagé très différemment selon les acteurs et les contextes, rend sa traduction problématique dans un projet de développement où la dimension culturelle occupe le plus souvent une place marginale, réduite à « un outil pour sensibiliser les populations aux enjeux du développement durable et les amener à adopter des démarches éco-citoyennes ou alors à un instrument servant à « redonner une âme » au développement durable » (Auclair 2012). Les acteurs à l’initiative du changement doivent également composer avec une approche très cloisonnée en matière culturelle et du manque de planification intégrée (Duxbury et Gillette 2007). Appréhender la durabilité culturelle requiert en effet d’envisager le développement culturel non plus en termes d’administration et de gestion de biens ou de services, mais de considérer les pratiques, les expériences et les productions de la société civile comme la source de celui-ci.
8En 2012 les chargés de mission Développement durable, Culture et Plan Climat décident de « s’interroger sur le sens commun » à donner au projet et ainsi poser les bases d’une coopération entre personnes et services. La coopération, selon Alain Bourdin (1992) se décompose en trois dimensions : l’utilisation d’une même grille de lecture, ce qui suppose que les acteurs s’interrogent sur pourquoi et comment coopérer ; la distribution des rôles qui découle de la nécessité de définir ensemble un système de régulation ; et enfin la définition d’une norme précise de relation, sachant que s’entendre sur les codes de comportements à adopter est le point le plus difficile à obtenir. Afin d’établir une grille de lecture commune, les agents sollicitent alors le Centre de liaison de la promotion sociale (CLAP-Sud-Ouest) pour les accompagner dans leur réflexion et identifier les représentations ainsi que les valeurs constitutives d’un nouveau référentiel d’actions. À l’issue de cette première étape, l’objectif pragmatique visant à définir les orientations du futur plan est abandonné au profit d’une finalité de partage et de transmission. La méthode du Séminaire d’Exploration des Controverses (SEC) qui consiste en une appropriation sociale des expertises, est proposée à l’ensemble des services et établissements municipaux afin qu’ils se saisissent collectivement de la question culturelle, s’interrogent sur leurs pratiques et modes opératoires et explorent ensemble le champ des possibles ouvert par la perspective d’un Agenda spécifique à la culture.
9L’intérêt pour la question culturelle et son possible partage ne résulte pas seulement de ce récent travail de coopération entre acteurs. Le changement de perspective qui fait qu’aujourd’hui la prise en compte de cette dimension transversale du développement pourrait conduire à « l'élaboration d'un schéma de développement culturel durable », comme le souhaite le chargé de mission Développement durable, s’explique par le processus d’apprentissage à la fois réflexif et méthodologique, qu’a constitué la mise en place d’un Agenda 21 pour les élus et les agents municipaux.
La nécessité de la transversalité s'impose aux décideurs par le terrain
10La territorialisation de la politique de développement durable induit de fait un rapprochement avec les citoyens et leur milieu de vie. De plus, la réflexion autour de l’agenda 21 révèle la complexité et l'imbrication des problèmes à résoudre. Les différentes dimensions du développement se conjuguent, qui facilitent la prise de conscience de la nécessité d'un développement intégré car « les réalités à traiter ne peuvent plus faire simplement l’objet d’approches segmentées, sectorisées, d’une offre de service public prédéfinie » (Blouët 2008). Pour améliorer la qualité du cadre de vie et garantir les conditions de sa pérennité, il faut agir simultanément sur plusieurs leviers, relevant certes de la gestion des ressources naturelles mais aussi des conditions sociales du développement ; il faut également impliquer de nombreux partenaires, institutionnels et issus de la société civile ainsi que celle des citoyens dans la coopération et la recherche de synergies.
11Peu à peu, les acteurs acquièrent la conviction qu’au delà des considérations écologiques d’ordre pragmatique, tels les éco-gestes à adopter, les économies à induire ou les modes opératoires à repenser selon une approche plus vertueuse, l’Agenda 21 vise essentiellement « l’épanouissement de l’être humain »1. Dans cette perspective, la culture apparaît aux acteurs non plus comme une autre dimension du développement durable mais bien comme « transversale » à toutes les actions.
Les acteurs font l'expérience de nouveaux modes de gouvernance
12Dans ce rapport d’interdépendance qu’instaure l’A21, la coopération avec l’ensemble des acteurs publics s’impose et contribue à la formalisation de réflexes collaboratifs. Le chargé de mission Développement durable constate que « la gouvernance de la ville évolue » et qu’une « logique de coresponsabilité se met en place ». Le concept de gouvernance qui se diffuse, depuis les années 1990, dans le vocabulaire politique contemporain (Blondiaux et Sintomer 1999) marque la remise en question d’un mode de régulation sociopolitique de type institutionnel, illustré par le terme de gouvernement qui repose historiquement sur la centralité des institutions publiques (Jouve 2007). La gouvernance suppose une plus grande diversité dans la manière d’organiser les services, ainsi qu’une plus grande flexibilité dans l’appréhension et la coordination de l’action publique (Le Galès 1995). Elle a pour ambition de rompre avec la hiérarchisation inhérente au système de gouvernement et promeut à l’inverse, selon Gerry Stoker, un mode de relation perméable, horizontal et interactif entre acteurs publics et acteurs privés (cité par Pongy 1997). La notion de gouvernance englobe donc à la fois un mode d’administration, un mode de gestion et un type de relation entre des niveaux de décision et des parties prenantes.
13Souvent associée au terme de démocratie participative, la gouvernance n’est pourtant pas à confondre avec celle-ci. Même si les questions de négociation et de participation deviennent déterminantes dans un contexte où les processus de décision sont à la fois plus ouverts et plus complexes (Bacqué et Gauthier 2011), obligeant les acteurs à « développer de nouvelles fonctions et compétences professionnelles en matière de facilitation, de négociation, de médiation et de travail en réseau » (ibid.), la gouvernance est une notion à la fois cognitive et normative (Blondiaux et Sintomer 1999) qui renvoie avant tout à des modes opératoires préexistants qu’il serait souhaitable de faire évoluer, dans l’objectif d’améliorer la gestion publique. Si elle inclut la nécessité de répondre aux besoins de la communauté tels que celle-ci les a définis (Stoker 2005), elle ne se préoccupe pas outre mesure du fait que les citoyens soient impliqués dans les modes de décision (Blondiaux et Sintomer 1999), renvoyant plus justement à des modes de gestion néo-corporatistes (ibid.). La gouvernance s’apparente donc à une forme de « coopération institutionnelle » (Sintomer 2011) entre les acteurs publics et privés et opère selon des logiques différentes de celles de la démocratie participative.
14Mérignac semble cependant éviter la classique confusion entre les deux termes. Les instances de partenariat que la ville met en place (comité de pilotage interne) ou auxquels elle participe (réseau des Agendas 21 du Conseil général) sont distingués des processus de concertation, dans le vocabulaire même des acteurs, qui les nomment « instances partenariales » et ne les incluent pas dans les dispositifs de participation, qui eux visent à établir un dialogue avec la population.
Les facteurs incitatifs de la participation institutionnelle
L'influence du contexte politique national et international
15L'adoption d'une politique de participation résulte d'une combinatoire entre des motivations et valeurs intrinsèques relatives aux acteurs et aux décisionnaires, et des facteurs extrinsèques, tel un contexte politique, national ou international, plus ou moins favorable. En premier lieu, Les A21 locaux qui sont des déclinaisons de l'A21 adopté à Rio en 1992, répondent à l'indispensable concertation affirmée par celui-ci, certes sous la forme d'une invitation plus que d'une injonction : « Il faudrait que toutes les collectivités locales instaurent un dialogue avec les habitants, les organisations locales et les entreprises privées afin d'adopter un programme Action 21 à l'échelon de la collectivité (…). ».
16Au plan national, la loi Grenelle 2 impose un cadre de référence pour la reconnaissance des agendas 21 locaux, ces derniers doivent répondre à cinq éléments de démarche : participation des acteurs ; organisation du pilotage ; transversalité des approches ; évaluation partagée ; stratégie d’amélioration continue. Mérignac dont la démarche a été reconnue « Agenda 21 local France » en 2007 puis en 2010 par le Ministère de l’Écologie et du Développement Durable, s’efforce de répondre à ces critères et finalités qui ont été définis sans son concours.
17La configuration politique supra-locale exerce donc une influence dans l'adoption de réflexes participatifs. Cependant, l’injonction normative des paliers décisionnels supérieurs ne suffit pas à instaurer une démarche participative locale, d’autres facteurs, humains et politiques, entrent également en jeu. Ainsi, le critère du dialogue social apparaît aux yeux des autorités locales comme un impératif ne serait-ce que pour faciliter l'adoption des mesures envisagées.
Le volontarisme des élus
18Le leadership politique, pour reprendre la catégorie de Guillaume Gourgues (2013), joue un rôle essentiel dans l'orientation qui est prise par Mérignac en faveur d'une plus grande concertation avec la population.
19Le maire actuel était adjoint au développement durable sous le mandat précédent ; il a accompagné l'élaboration du premier Agenda 21, en saisit parfaitement les enjeux et les valeurs mais aussi son évolution souhaitable. Les élections de 2014 sont l'occasion de renforcer le tournant participatif qu'a pris la ville, le nouveau maire attribue à l'adjoint en charge du développement durable, une délégation qu'il perçoit comme complémentaire, celle de la démocratie locale. Quant à l'élu à la culture, reconduit dans ses fonctions, il est à l'origine de l'organisation de cafés culture et du Grand cercle de la culture d'où a émergé l'idée d'un agenda spécifique à la culture, vœu inscrit dans le plan Agenda 21 (2011-2014). La continuité politique permet de pérenniser le projet et lui donne une légitimité politique.
20Ces élus réunis autour du chef de l'exécutif partagent un système de croyances et forment un groupe influent dans l'adoption et la forme des dispositifs choisis. Ils travaillent de façon rapprochée avec les techniciens chargés des dossiers Développement durable et Action culturelle, eux mêmes situés à proximité du cercle des professionnels de la participation.
L'influence des agents municipaux et des professionnels de la participation
21L'adoption d'une politique de participation ne peut non plus s'expliquer par le seul volontarisme politique. Les administrateurs et les prestataires jouent un rôle déterminant dans le processus. C'est en effet le cas à Mérignac où les agents publics font preuve d’un engagement soutenu et déterminant dans l'existence institutionnelle des instruments de la participation parce qu’ils disposent d’une marge de manœuvre conséquente pour les mettre en place et qu’« ils portent en eux l'enjeu de la prise en compte et de la reproduction » (Gourgues 2013) de ces dispositifs.
22Ces agents, sensibilisés et parfois formés aux techniques participatives, travaillent étroitement avec des professionnels de la participation. Ces derniers sont issus à la fois du secteur marketing et de la communication publique, comme le bureau d’études ECIC, et du secteur associatif qui proposent outres des outils et des techniques, des expériences militantes, à l’instar de Clap-Sud Ouest et de Bruit du frigo qui interviennent, l’un sur l’Agenda 21 de la culture, l’autre sur l’accompagnement méthodologique des usagers du futur centre social du quartier de Beaudésert.
23Les acteurs du premier type ont une influence forte auprès de la ville. Un cabinet d’experts a évalué le premier A21 ; jugé trop porté par la mairie par les professionnels, ces derniers ont souligné la nécessité d’améliorer la concertation et de créer de nouveaux partenariats. Les Conseils de quartier sont depuis considérés comme des partenaires de la réflexion et ont été intégrés au comité de pilotage.
24Ces professionnels mettent à disposition des outils que les agents semblent très volontaires à expérimenter, y compris sous des formes les plus audacieuses, à l’instar des ateliers d’urbanisme utopiques (Bruit du Frigo), méthode qui consiste à laisser aux habitants le droit d’imaginer d’autre usages liés à leur lieu de vie, du séminaire d’exploration des controverses ou encore du panel de citoyens tirés au sort, auquel est associé des méthodes d’empowerment comme le théâtre-forum ou des techniques pédagogiques innovantes telle la carte mentale.
25Ce foisonnement d’outils et de méthodes semble cependant traduire une volonté de trouver la « bonne procédure », au risque de ne se préoccuper que de l’innovation contenue dans ces dispositifs (Gourgues 2013), sans en considérer suffisamment les effets. Ainsi les résultats de la carte mentale constituée des contributions des participants du panel ne sont pas exploités de manière à venir nourrir la réflexion des équipes, ni a fortiori constituer un outil d’aide à la décision pour les élus.
26Situés au cœur du processus et de l’action, les agents et experts peuvent s’avérer des facilitateurs du changement et de la transformation du référentiel d’action publique. Ces acteurs disposent d’une marge de manœuvre qu’ils utilisent de façon extensive, et négocient de manière permanente leur autonomie au sein du système (Crozier et Friedberg 1977). Aussi, faut-il comprendre le changement dans l’institution comme le résultat d’une tension entre une dimension structurelle qui établit des normes et des modes de régulation et une dimension de l’action qui renvoie à la marge de jeu dont disposent les acteurs dans le système, en raison de leur capacité à mobiliser des ressources et à élaborer des stratégies (Muller 2005). Toutefois, le changement ne peut advenir que si une nouvelle et meilleure capacité de résoudre les problèmes d’organisation collective est affirmée. Le nouveau cadre normatif ne s’impose que parce qu’il se « révèle le plus efficace pour donner du sens au monde vécu des agents » (ibid.).
Complexification des dispositifs et acquisition d’une culture de la participation
27Depuis l’adoption du premier plan d’actions Agenda 21 en 2006, une progression au sens de complexification est observable dans le type d'« instruments » de participation expérimentés par la ville. Les outils ont évolué au fil du temps et de la familiarisation des acteurs avec le processus de participation. Depuis le premier Forum en 2005 où l'élu sur la tribune domine l'assemblée et ne concède à celle-ci qu'un jeu contrôlé de questions-réponses, jusqu’au mini-public délibératif de 2014 que les agents s’efforcent d’associer plus étroitement à l’élaboration du futur agenda, plusieurs dispositifs ont été mis en place : ateliers de réflexion, cafés culture, séminaire d’exploration des controverses, etc.
28Du point de vue de la coopération entre parties prenantes, la composition du comité de pilotage s’est quant à elle enrichie de nouveaux partenaires associatifs dont les Conseils de quartier et autres acteurs de la société civile. Par conséquent, une progression s’opère dans le degré et la finalité de la participation. Alors que le premier forum affichait une ambition faible relevant de la simple information, dans l’objectif de sensibiliser la population aux enjeux environnementaux, le second forum imaginé en 2008 sous la forme d’ateliers de réflexion, offrait la possibilité d’exprimer une parole susceptible d’être prise en compte dans le nouveau plan d’actions. Aujourd’hui, au delà d’un encouragement à exprimer une opinion, la contribution de citoyens est sollicitée dans la réflexion et dans l’action, au travers notamment de la mise en place d’un Conseil de développement.
29L’évolution incrémentale de la politique de participation démontre « le caractère bricolé, aléatoire des politiques publiques » (Mazeau et al. 2012). Poussés par leurs personnels qui affirment à ce propos constater que « les élus s'aguerrissent à la démarche participative », les pouvoirs publics expérimentent, osent, et se dotent peu à peu d'une culture participative qui leur permet de mieux définir les contours de l’action publique. Parallèlement, les agents développent une capacité d'expertise, ils déclarent ainsi avoir gagné « en compétence collective » et « en technicité »2 grâce aux actions et à la réflexion conduite en commun. Il faut à cet égard noter que dans la mise en réseau des agents administratifs, le Conseil général joue un rôle important car il fournit des espaces de réflexion et d’optimisation des compétences professionnelles.
30Pour autant cette politique en construction ne paraît pas toujours cohérente. Aux formes existantes activées par les agents municipaux pour l’élaboration du prochain Plan d’actions, viennent s’ajouter ou se substituer de nouveaux dispositifs, tel le Conseil de développement fraîchement créé. Celui-ci est composé d’un bureau et de 2 collèges, le premier regroupe les représentants des quartiers au nombre de 20 membres tandis que 30 personnalités qualifiées constituent le second. Les membres sont élus pour deux ans, sur appel à candidatures, afin d’assurer une rotation des charges qui doit, selon l’élu à la démocratie locale, imposer « une cadence de travail plus soutenue et limitera le phénomène d’essoufflement »3. Les élus du Conseil sont chargés de réfléchir à des thématiques variées : environnement, développement urbain, modes de vie, identité de la ville, et doivent élaborer des propositions dans une logique prospective.
31La multiplication et l’accumulation des dispositifs risquent alors de rendre difficilement lisible l’objectif de la participation pour le public et pour les agents eux-mêmes (Gourgues 2013). Quel lien fait-on par exemple entre le panel de citoyens et le conseil de développement ? Les contributions de différents publics seront-elles prises en compte de façon égale ? La manière dont s’opérera l’articulation des différents dispositifs apparaît incertaine alors que les finalités de ces différents outils restent à préciser.
Prédominance d'une idéologie basée sur la notion d'« expertise d'usage »
32Dans le cas de Mérignac, le recours à la participation ne relève pas d’un rapport de force entre acteurs, l’autorité politique est à l’initiative de la démarche et cherche à susciter la participation des habitants, pour des raisons surtout instrumentales, à la fois dans l’objectif de partager et diffuser les mesures prises dans l’Agenda 21 et d’améliorer la décision publique. La ville s’appuie alors sur ce qu’elle nomme explicitement « l’expertise d’usage » : « Ce qui compte pour nous c’est davantage le brassage des connaissances, la confrontation des expériences et des points de vue »4, affirme un responsable municipal.
33Les habitants sont avant tout perçus comme des experts de leur quotidien. Essentiellement convoqués du fait de leur statut d’habitant profane, ils ne sont guère reconnus au-delà de leur savoir d’usage (Neveu 1999). Dans cette perspective rationalisante, la figure de l’habitant-usager prédomine au détriment de celle de citoyen. Ainsi, le premier, assigné à une situation spatiale spécifique, le quartier, est convoqué pour contribuer à améliorer la décision publique, alors que peu d ‘ espace est accordé au second pour s’exprimer sur la dimension politique des projets. L’individu, consulté sur des questions pragmatiques, est avant tout « l’expert d’usage », c’est-à-dire le détenteur de compétences spécifiques qui légitiment « sa prise en compte dans les procédures de “démocratie de proximité” » (Neveu 2011).
34Le territoire de proximité est en effet devenu l’espace d’intégration de l’action publique et le lieu de légitimation du politique (Le Bart et Lefebvre 2005). Si la proximité comme registre d’intervention peut s’avérer utile dans la mobilisation citoyenne, la réduction de la participation à une approche localiste pourrait cependant constituer plus qu’un frein, un prétexte pour spatialiser les enjeux et éviter ainsi d’aborder les vraies questions, à savoir, quelle développement les citadins souhaitent-ils, par quels procédés participatifs et selon quelles valeurs collectives ?
35La norme participative renvoie ici au « modèle de modernisation participative », défini par Bacqué et Sintomer (2011), selon lequel, le pouvoir accordé aux citoyens est d’ordre consultatif pour l’essentiel. Sollicités pour mettre en œuvre la politique élaborée par la ville, leur contribution permet aux décideurs d’améliorer l’efficacité des services publics. La question de l’intégration des savoirs profanes à la délibération et à la décision n’en est pas pour autant résolue. Ainsi les résultats des débats du Panel de citoyens ont été traduits seulement dans leurs grandes lignes et intégrés, voire « adaptés » au référentiel d’actions par les agents municipaux.
36En dépit d’une progression certaine dans la réflexion sur la participation, Mérignac n’a pas encore atteint le stade du choix collectif où les intérêts et préférences des différentes parties prenantes s’agrègent pour formuler une décision commune. Les décisionnaires sont toujours à la recherche de l’articulation idéale entre démocratie participative et démocratie représentative. Aussi observe-t-on un certain décalage entre offre et demande de participation.
Un décalage entre l'offre et demande de participation
37La nécessité de convaincre les habitants du bien-fondé d’un plan de développement durable dessine des orientations en matière de participation qui semblent renvoyer à une forme d’injonction. Les Conseils de quartier ont ainsi été mobilisés pour porter la bonne parole dans le quartier et repérer les initiatives citoyennes pertinentes pour la réalisation du plan d’actions. L’initiative municipale s’apparente alors à une sorte de « ventriloquisme populaire », pour reprendre l’expression de Guillaume Gourgues, « dans lequel les individus deviennent les vecteurs et les haut-parleurs d’une parole gouvernementale qu’ils diffusent dans la société » (Gourgues 2013, p. 78). Également sollicités pour initier des actions innovantes en lien avec les orientations du Plan d’actions, les CdQ n’ont pas trouvé l’intérêt de participer à la démarche, et ont préféré resserrer leur action sur des questionnements organisationnels. De même, les élus et les techniciens déplorent le manque d’engagement des habitants et la difficulté à mobiliser autour de ces enjeux.
38Il faut convenir que l’offre de participation ne vient pas « naturellement » répondre à un besoin de participation de même que les citoyens demeurent libres de participer ou pas, sans pour autant qu’ils expriment là une opposition ou un rejet du dispositif ou de la politique de participation. Cependant, le jeu de qualification-déqualification qui veut que d’un côté on souhaite que les citoyens s’engagent et que de l’autre on limite l ‘ expression et la portée de cet engagement, révèle tout le paradoxe de la participation instituée et constitue un frein réel à l’engagement citoyen.
Conclusion
39Si nous souscrivons au constat général que la nouvelle norme en matière d’action publique ne bouleverse pas l’ordre des légitimités (Blondiaux 2008 ; Bacqué et Sintomer 2011), ni ne remet en cause la démocratie représentative et tend même à renforcer le positionnement des élus au centre du système décisionnel (Rui 2004), nous observons, à l'appui de l'évolution de la procédure Agenda 21 de Mérignac, que la démarche participative dont se sont saisies les villes, – sans qu’elles ne s’interrogent pour autant sur ce qu’elles peuvent en escompter (Rui 2007) –, a bien eu une influence sur la logique administrative et institutionnelle. La culture participative, qui certes demeure un processus inachevé, semble conduire la ville vers une reconnaissance progressive d’autres registres de rationalité et de légitimité.
40L’étude de terrain semble également conforter l’analyse des spécialistes du développement durable qui voient à partir de l’approche transversale, émerger des « coopérations entre les partenaires et entre les échelles territoriales » (Auclair 2012). Instrument facilitateur, l’Agenda 21 induit des changements dans l’institution même qui agit selon des modes opératoires plus transversaux et partenariaux. Les techniciens, agents proactifs du processus, affirment dans ce sens que « la méthode de travail du service Agenda 21 infuse les autres ». Cette évolution s’accompagne d’un « changement d’ethos de la part des maîtres d’œuvre » (Gourgues 2013 ; 114) qui prennent peu à peu l’habitude de débattre, de se confronter à d’autres modèles de représentations et au final sont en mesure d’accepter que l’offre initiale soit pour partie reconfigurée, voire que la décision publique soit partagée.
41Le changement résulte donc d’un « apprentissage collectif » au cours duquel « les membres d’une collectivité donnée apprennent ensemble, c’est-à-dire inventent et fixent de nouvelles façons de jouer le jeu social de la coopération (…) » (Crozier et Friedberg 1977, p. 35). Dans cette perspective, la culture, parce qu’elle possède en commun avec le politique le jugement et la décision (Arendt 1972), mais aussi parce qu’elle infuse tous les aspects du développement, peut permettre aux acteurs d’entrer dans un système d’interdépendance et d’influence réciproque, et de construire ainsi un projet de développement culturel et durable.
Bibliographie
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Notes de bas de page
Auteur
Docteure en géographie, Université Bordeaux Montaigne, UMR ADES 5185 - PASSAGES 5319.
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