Poétique de l’action collective : le geste en question
La Traversée, Bordeaux
p. 246-260
Texte intégral
Un récit en cours
1La Traversée est la résultante de la rencontre entre un plasticien et un vidéaste, ayant baigné tous les deux dans ce que l’on nomme l’« éducation populaire ». Ce n’est pas une rencontre fortuite mais bien la reconnaissance mutuelle de leurs engagements, et de leurs processus créatifs, ayant comme préoccupation première l’humain. C’est un partage de questionnements qui innerve leur association : Qu’est-ce qui se fait ensemble ? Qu’est-ce que la personne apporte au collectif ? Et réciproquement qu’est-ce que le collectif apporte à la personne ? Le collectif n’est pas la somme des différentes individualités, mais prend en compte les transformations qu’il peut produire pour exister.
2Le travail de La Traversée mêle ici un chercheur qui coopère à la démarche pour déplier les filets, et en inspecter les mailles. Le présent récit dont l’écriture croisée est collective, mêlant les personnes, raconte ce que le geste collectif fait à chacun et ce que la réciprocité de l’art et de la recherche produit. C’est cette poétique de l’action collective que nous cherchons à rapporter de cette navigation commune, en s’intéressant au processus de création.
La Traversée : une poétique de l’action collective
3Nos voyages se déroulent autour de trois axes ou plateformes : les arts plastiques, les arts vidéo et l’action collective. Chacun de ces trois axes est articulé autour d’une idée : le désir comme moteur de créativité. Le désir est la base de notre travail, c’est à dire que nous travaillons sur la prise de conscience de la part de créativité présente en chacune d’entre nous. Nous essayons d’aller vers une transcendance poétique du quotidien. Le créatif transforme l’être et le collectif, et nous pouvons dès lors parler de transformation sociale. Nous parlons également d’implication politique dans la mesure où notre démarche nous engage dans un processus d’immersion, où chacune peut trouver sa place et où chacune, de par sa singularité, pose des actes, des gestes politiques, conscients ou inconscients. Nous n’avons pas de projet propre, si ce n’est de défricher ensemble l’étendue de nos possibilités en partant de ce que nous désirons et de ce que nous créons, en réponse à nos désirs.
4L’axe des arts plastiques reçoit l’influence tout à la fois de différents mouvements artistiques (le mouvement Cobra, le situationnisme, Fluxus…) qui questionnent fortement les arts en place à chaque époque, une vision de l’artiste démiurge tout puissant, une volonté bourgeoise de mettre la création artistique hors de prix et de la dédier à un public averti, et qui proclament que l’art appartient à tout le monde, qu’il est facteur de changement social et que nous sommes tous artistes. L’activisme dans l’art et l’art contextuel112 (Swidzinski, 2005) sont présents dans nos créations et également dans nos interventions.
5L’axe des arts vidéo est, quant à lui, animé par la pratique de ce que l’on nomme « le cinéma vérité »113 ou cinéma direct, c’est à dire le heu de distanciation avec soi-même et de fraternisation avec l’autre, et où il n’existe plus qu’un seul opérateur : le « sujet » lui-même. Le sujet « dépend de la réalité et est en même temps une activité stimulant des réalités nouvelles » (Swidzinski, 2005). La recherche n’apporte pas de solution car elle est confrontée aux mêmes difficultés que l’art, aussi ici les artistes et le chercheur se trouvent dans la même réalité à laquelle ils se confrontent.
6L’axe des arts de l’action collective reste essentiel, en tant que porteur d’échanges de points de vue, de partage d’expériences. Il détermine nos objectifs de recherche artistique et de créations singulières et collectives. Nous souhaitons, au travers de projets participatifs, d’échanges de savoir, faciliter l’émergence d’expériences collectives et artistiques au sein desquelles chaque personne s’exprime et crée de manière singulière sa forme de vie, sa façon bien à elle de se laisser entrevoir, deviner, comprendre ou de rester à distance, d’émettre des réserves. L’action collective associe des personnes rencontrées quotidiennement dans le cadre du développement des projets de l’association.
Des ateliers laboratoires
7Nous avons choisi la dénomination d’ateliers laboratoires pour ce que chaque mot révèle de la démarche de recherche ensemble dans des moments ou des lieux prévus à cet effet. L’atelier est un lieu où des artisans et des ouvriers travaillent en commun. Le laboratoire est à la fois un espace-local aménagé, et à la fois désigne les expérimentations, les recherches qui s’y déroulent, seule ou en « équipage ». Ce dernier désigne tous ceux et toutes celles qui participent à l’atelier, quel que soit le rôle que ces personnes y occupent. Aussi, chaque atelier qui est créé dans un nouveau lieu voit un nouvel équipage se constituer avec les artistes de La Traversée, les participants, voire d’autres artistes, etc.
8Les ateliers laboratoires permettent d’expérimenter et d’encourager une démarche artistique et de la rendre collective, tout en prenant en compte le singulier. Nous donnons des noms aux ateliers laboratoires tels les ateliers du faire, les paysages expressifs, les ateliers du je-nous, des mots d’écrits. Les thèmes abordés lors des ateliers sont : corps et espace… découverte de différents lieux… de la rencontre au portrait… du portrait à l’autoportrait… de l’existence à l’existence partagée… de l’individuel au double… du double au collectif… les différentes phases de création…
9Les ateliers laboratoires sont des espaces où l’on peut poser et pousser ensemble des idées à creuser, des envies à définir tout en constatant au fur et à mesure des rencontres, les capacités des participantes à élaborer, à mettre en forme, à questionner, à essayer et à transformer leur créativité individuelle et de groupe. C’est le lieu où nous cherchons à produire du commun.
10La mise en regard de ces expérimentations va nous permettre de faire évoluer nos chemins de réflexion, nos tentatives de mener plus loin nos recherches. Les possibilités d’aller au bout de ces dernières peuvent être plus difficiles si l’on est seule. Surtout si l’on ignore cette capacité que nous avons à pouvoir imaginer et créer aussi bien dans tous les domaines du travail humain114 que dans ceux de l’art ou du changement social. Tout être humain, s’il en a conscience, ne peut-il pas changer son monde tous les jours, en faisant des choix ? Michel Foucault a écrit : « C’est le lien du désir à la réalité (et non sa fuite dans les formes de représentation), qui possède une force révolutionnaire » (Foucault, 2001).
La Maison relais Emmaüs
11Nous avons été sollicités par un animateur-coordinateur stagiaire à la Maison relais Emmaüs de Talence, afin de concevoir un projet avec les résidentes, « une action favorisant les relations entre les personnes et permettant une appropriation des espaces collectifs ». Nous avons appelé ce projet : « Les ateliers / singuliers ». Nous avons donc travaillé durant six semaines, en matinée, dans le cadre d’ateliers laboratoires, c’est à dire d’espace-temps de travail collectif où nous avons expérimenté nos pratiques dans des allers-retours permanents entre les singularités et les possibilités de commun.
12Nous avons commencé notre travail par des rencontres avec les résidentes de cette Maison relais afin d’apprendre à se connaître, pour faire émerger un ou des désirs communs. Les personnes avaient beaucoup de mal à communiquer entre elles : la promiscuité, des problèmes personnels importants, la timidité étant des freins à la confiance et au partage. La peur, l’évitement, la fuite, ont tout d’abord été les premiers processus de protection mis en place par la dizaine de personnes présentes. L’approche a été difficile, mais nous avons tenté de désamorcer ces empêchements pour que du lien se crée. Nous avons mené des entretiens autour de questions telles que : Qu’est-ce qui nous amène ici ? Qu’est-ce que l’on va faire, créer, partager ensemble ? Qu’est-ce que j’aimerais faire, montrer et partager, en tant que personne ? Nous avons amené les personnes à se découvrir « autres », et à donner une image différente de celle qu’elles pensaient renvoyer. Il est évident que les différents entretiens et échanges préalables que nous avons eus ont permis à chaque participante de repousser ses limites personnelles, de faire tomber des préjugés, des stéréotypes, des impressions ; en un mot, pour un grand nombre de personnes, il a fallu aller vers un dépassement de soi, vers une ouverture à la fois personnelle et collective.
13De notre côté, nous nous sommes attachés à respecter les singularités, tout en valorisant les ressources et les savoir-faire de chaque personne, pour les mettre au service du collectif. Par ce travail d’approche sensible, nous sommes parvenus à créer un véritable groupe de travail. Peu à peu, en multipliant les rencontres conviviales, et en nous appuyant sur l’animateur référent du site, dont le rôle a été essentiel dans la construction des relations et le suivi de l’action, nous sommes parvenus à faire éclore un projet collectif. Nous avons construit ensemble et nous avons « accompagné » les créations individuelles. Cela a pris du temps mais les peurs se sont ainsi effacées au profit du désir.
14Partant du constat que l’investissement dans les espaces collectifs de la Maison relais était presque inexistant, nous avons proposé de nous rencontrer dans l’un de ceux-ci en vue de mettre en œuvre le projet, ce dernier s’appuyant sur les capacités et le désir des unes et des autres à créer. Puis, l’idée de réaliser une exposition collective de différents travaux (peinture, vidéo, son, collage…) a pris forme. En partant de ce qui intéresse, motive, captive, interroge, nous avons travaillé à une œuvre plastique collective, jusqu’au moment où les gens se sont eux-mêmes essayés à des travaux plus individuels, tels que : un court film vidéo d’une balade dans le quartier, une recherche auprès des services municipaux concernant l’histoire du lieu, la mise en image d’une recette de cuisine, une installation sonore, etc.
15Nous sommes donc intervenus en accompagnant leur travail tout au long de ce processus créatif. Dans ces réels moments d’échange, chacune a pu donner de soi. Lors d’un atelier d’écriture, chacune a pu laisser émerger des souvenirs personnels, des émotions, des expériences permettant de nourrir le travail et de donner du sens à la démarche créative. Cela a débouché sur une exposition de l’ensemble des travaux individuels et collectifs, inaugurée par un vernissage où les dirigeants et personnels (président, directrice, psychologue…) de la Maison relais, les amies, les partenaires, sont venus partager un moment convivial et découvrir les « œuvres ». Pour La Traversée, cela a été une expérience pleine de sens, traduisant directement notre démarche d’immersion.
16La question que l’on peut se poser est celle de la continuité : que reste-t-il de cette expérience après notre départ ? Il semblerait qu’il n’y ait eu aucune suite, engendrant de fait un manque, une espèce de déception, de sentiment d’abandon chez les personnes engagées. Ce type d’action trouve là sa limite qui interroge l’engagement réel des structures dans une démarche créative, dans un projet permanent qui préserve le bien-être et l’épanouissement.
Une trilogie : Vivre le Grand-Parc
17Cette action illustre tout particulièrement la méthode de travail de La Traversée, tant du point de vue de sa présence sur le terrain, que de sa relation avec les personnes et les partenaires. Elle caractérise une volonté de mener des travaux collectifs et solidaires qui témoignent d’une pensée forte, d’une réflexion ténue et d’une énergie positive inconditionnelle dont font preuve les femmes et les hommes de la cité. Tout d’abord, deux capitaines, Philippe Pélissier et Michel Grimai, se sont rencontrés au centre social du Grand-Parc en ayant chacun un projet : l’un, celui de tourner un film autour du comment les gens vivent leur quartier, et l’autre un projet autour du corps et de la cité. Un autre équipage, composé des bénévoles et de l’équipe d’animation du centre social, portait également un projet de relooking du centre social par les habitantes du Grand-Parc, avec une équipe de graffeurs. Ces projets se sont petit à petit décloisonnés et ont révélé le désir de faire du commun.
18« Vivre le Grand-Parc » a donc vu le jour dès l’automne 2017. Ce projet présente trois actions qui témoignent de la créativité et de la solidarité, de la pensée et de la réflexion, de la vitalité et de l’expression dont les personnes de ce quartier sont porteuses :
Création et solidarité en mouvement : à l’automne 2017 réalisation d’un témoignage vidéo de 15mn, « Autour des murs ». Cette création artistique collective de graff, encadrée par le centre social, montre la participation et l’attachement des personnes à ce lieu de ralliement solidaire. Philippe Pélissier en est le réalisateur ;
Pensée et réflexion : en septembre 2018, réalisation d’un documentaire de 52mn : « Territoire humain ». Philippe Pélissier, en tant que réalisateur, donne la parole à des habitants du Grand-Parc à partir d’une question : « Comment vivent-ils leur quartier aujourd’hui ? » Le film interroge la conscience et témoigne des sensibilités, de l’intelligence de chacun et de la diversité des pensées à travers un attachement fort au quartier ;
Vitalité et expression : en mars 2019, réalisation d’une performance collective « C’Quoi ta danse ? » Cette performance vidéo de 8mn rassemble 60 personnes du quartier qui répondent à la question : « C’Quoi Ta Danse ? » en dansant. Michel Grimai, alias Toto, donne la parole au corps dans sa danse. Ce corps qui de tout temps témoigne de l’existence physique et psychique de chacun et met en valeur nos danses, celles qui nous dévoilent sensiblement. « C’Quoi Ta Danse ? » fait danser du monde en solo, comme une photo d’identité mouvante montrant l’énergie d’un quartier, sa capacité à se mobiliser et à montrer qu’il est vivant.
19Les deux capitaines de La Traversée souhaitent que « Vivre le Grand-Parc » montre bien ce regard que le quartier pose sur lui-même, en faisant apparaître l’image positive qui jaillit dès qu’on l’approche115. Le quartier du Grand-Parc est créatif, intelligent et énergique. Cette trilogie a nécessité non seulement des rencontres avec des partenaires mais également des entretiens réguliers de présentation, de préparation, de création avec des hommes, des femmes et des enfants qui ont partagé cette expérience.
Une démarche : le geste en question
20L’équipage de La Traversée engage de nouvelles rencontres et expériences. Réfléchir cette pratique singulière s’effectue selon un même principe et dans le même état d’esprit que les travaux de création que ces artistes entreprennent. C’est ce à quoi le chercheur, engagé dans leur équipage, a été sensible : une démarche empreinte de disponibilité de leur part, ce qui correspond à sa propre démarche. Trop souvent, des experts de la recherche caractérisent leur travail par des balises telles une commande et des orientations consignées dans un appel à projet ou des intérêts à écrire ce qu’ils croient savoir sur le monde, avant même d’avoir pris le temps d’écouter ce que les personnes et le « terrain » peuvent exprimer. Loin de ce confort, le terrain de La Traversée est un territoire d’intuitions où la navigation, sans destination imposée ni chemin tout tracé par avance, est soumise à des incertitudes. Seule une coopération avec les artistes qui pilotent leur embarcation permet au chercheur de questionner leur geste pour accéder de l’intérieur à une compréhension de cette « histoire ». C’est une pratique artistique qui entre « sans hésitation dans l’action » et qui suscite des rencontres, des confrontations. De façon similaire à « la recherche en situation d’expérimentation sociale, artistique ou politique » que présente Nicolas-Le Strat (2018), ou à certaines pratiques d’animation socioculturelle de l’équipe du centre social du Grand-Parc, cette pratique de La Traversée « s’appuie sur des formes d’interpellation réciproque des savoirs » entre artistes et participants, selon des rapports non hiérarchisés. Le « travail du commun » est porté par l’action collective de la communauté de pratique que constitue de façon éphémère ce « collectif hybride » constitué des artistes, des participants et des animateurs, lors des ateliers ou des interventions. Ces dernières perturbent l’ordre existant des situations qui y préexistent. Elles visent à les transformer en expériences collectives qui permettent de s’exprimer sur la réalité, de la dénoncer ou de l’accréditer, de rendre visibles des corps, audibles des paroles, sensibles des désirs.
21La recherche collaborative engagée ici vise à comprendre ce que la démarche initiée par les artistes de La Traversée peut avoir d’émancipatrice. Les personnes impliquées dans le projet en cours « font expérience ensemble », éprouvent leur capacité politique à s’impliquer dans leur contexte, s’exposent dans un dispositif auquel elles participent et qu’elles modifient. Ce processus d’élaboration du commun est en mesure d’affecter les participants en présence par un renforcement de leur pouvoir d’agir, sans prétention dominante des uns à émanciper les autres ou à créer le pouvoir d’agir des autres. En même temps, un savoir expérientiel se constitue de l’intérieur, que les participants réfléchissent, questionnent. Tous construisent un récit (Roux, 2018) chemin faisant.
Une immersion
22Engager une immersion dans le terrain et rester attentif à ce qui émane de celui-ci, rester critique à l’égard des évidences et des présupposés qu’il cultive lui-même sur l’art, sur l’animation et sur la recherche elle-même, sont des principes d’action du chercheur. Ce dernier trouve à La Traversée une expérimentation heuristique, et chez les artistes une ouverture qui aspire ce que le terrain propose. « Liée à celle de contexte, la notion de proximité fait de l’artiste un être impliqué » écrit Paul Ardenne (2002)– Il y a une similitude avec le chercheur désireux de s’impliquer dans un processus de recherche non routinier. Les artistes se retrouvent dans une démarche sensible, compréhensive, immergée dans le terrain, inductive parce qu’elle part justement de ce terrain et des situations, pour intervenir dans un contexte de vie, en vue de participer à sa transformation, dans le respect des personnes et de l’humanité partagée avec elles.
23Il s’agit pour les artistes d’engager « un processus de travail en situation », de participation directe à des propositions artistiques avec les personnes, dans leur sphère de vie sociale ou professionnelle au sein de laquelle ils se trouvent eux-mêmes participants. L’installation éphémère de l’association au sein du centre social et la saisie par les animateurs de cette ressource ainsi que les opportunités qui naissent de l’implication des artistes dans des projets initiés par le centre social, sont autant de situations où l’art et l’animation interfèrent.116
24Le choix des artistes de La Traversée est celui d’une dimension locale de leur travail d’expression artistique mené à la marge des lieux de production et d’exposition traditionnels. La dynamique produite par la rencontre d’acteurs associatifs et de populations d’un quartier ou d’un établissement, porteurs de projets, les éloigne d’une représentation « hors sol » de l’œuvre d’artiste. L’implication concrète dans la vie du centre social et du terrain en général les conduit à une confrontation aux personnes et à une présentation de leur manière de travailler. Le processus de travail, plus que l’œuvre éphémère qui en constitue l’aboutissement, ancre l’art dans le contexte. Le film ou la création plastique représentent les réalisations auxquelles la démarche aboutit, mais ne retracent pas cette dernière. Par contre, les prises de vue successives du travail en cours, lors des séances, constituent des traces du travail collectif aux prises avec la situation. Ainsi que Paul Ardenne le dit : « l’œuvre résidera en premier lieu dans l’initiative prise par les artistes, ainsi que dans la manière qui leur est propre de la mener à son terme » (Paré, 2003). Le geste en question est alors celui de l’artiste comme « acteur social » qui se met en scène et « investit de sa propre personne le champ de la création, au détriment d’une œuvre à produire », mais avec les adhérentes, les résidentes ou les participantes des équipements socioculturels ou médico-sociaux avec lesquels il travaille. Acteur social ou « travailleur social », l’artiste contextuel de La Traversée s’engage dans l’action et dans des « propositions artistiques » plutôt que dans la confection d’une œuvre ou d’un objet à exposer. C’est cet art d’intervention dans le quotidien ou cette « manière d’être reliés socialement » (Martel, 2006) qui motive les deux artistes. Le maintien des commandes institutionnelles à la périphérie relève d’un art de la navigation qui n’oblige pas l’artiste à « esthétiser la rue, la pauvreté, les espaces de crise de l’urbanité contemporaine, le lien social défaillant des banlieues ». La présence de La Traversée dans des territoires en politique de la ville ou en veille, ou dans des espaces institutionnalisés ne détourne toutefois pas les artistes en question de l’expérience d’art participatif au profit de l’esthétique de l’œuvre. L’arrière-plan de leur intervention réside dans la dimension politique d’un art qui se saisit des relations entre des personnes pour « activer le réel », « créer des situations partagées » et initier des espaces de création émancipateurs, contre les injonctions à la normalisation de la part du système institutionnel.
Du cabotage
25Le port d’attache que les deux artistes ont trouvé dans le centre social du Grand-Parc est peu contraignant et constitue le point de départ de leur pratique du cabotage de port en port : un centre d’animation, un centre de formation, une Maison relais… Cette pratique de déterritorialisation les conduit à des ancrages temporaires dans d’autres territoires et à des immersions dans d’autres histoires. Les parcours artistiques (Urlberger, 2003) de La Traversée relèvent quelque peu du nomadisme, d’un temps et d’un espace peu anticipés, et plus flous qu’un simple trajet, sans toutefois être assimilés à une dérive aléatoire.
26Ce mouvement permanent multiplie des déplacements et correspond à une position particulière de leur part de se rendre disponibles aux sollicitations ou aux désirs d’agir avec des personnes rencontrées. Cela donne lieu à des pratiques dont certaines découlent de situations d’expérimentations artistiques, mais aussi sociales voire politiques, comme avec le collectif Grand-Parc Pistoletto117 auquel ils ont participé, pas simplement comme artistes, mais aussi comme habitant le quartier où la salle des fêtes se situe. Les relations de confiance qu’ils ont établies avec différentes personnes rencontrées dans divers espaces d’amarrage, par une immersion « corps et âme » dans chaque nouvel environnement, attestent d’un dépassement des simples convenances. Le tracé après coup de leurs parcours et de leurs points d’ancrage permet de dessiner une carte sensible des contrées traversées et explorées. Leurs mouvements, leurs déplacements traduisent l’établissement d’une autre perception du monde, une approche ouverte et en rhizome. La poétique de l’action collective est alors un autre rapport au monde, le contexte socio-spatial et les personnes qui le constituent ayant donné prise aux artistes autant que ces derniers ont pu prendre place dans celui-ci et avec celles-là.
27Un regard extérieur pourrait être étonné des détours opérés pour en arriver à l’objet final, s’il ne prend pas la mesure du processus auquel les artistes restent attachés, la réalisation n’étant que la partie émergée d’un travail caché et plus profond. Le chercheur ne construit un savoir à partir de cette expérience que par une immersion dans la durée et par un dépaysement lié à un apprentissage. Le chercheur est d’abord confronté aux bruits de la création dans la « salle des machines » et au déséquilibre d’un « monde flottant » (Payne, 2007). Mais la création artistique, si elle produit un détour stimulant pour observer et enquêter dans le monde, produisant un effet non seulement sur la recherche mais sur le chercheur, peut aussi être questionnée par ce dernier. De même le maillage de relations nouées par les artistes de La Traversée avec des animateurs, des animatrices et d’autres professionnels peut contribuer à des démarches collectives émancipatrices. Mais ces démarches facilitent-elles réellement une conscience commune des situations, un agir et une transformation des pratiques ou bien se mettent-elles au service de pratiques institutionnelles, attestataires et somme toute plutôt conservatrices ? Les artistes de La Traversée ont l’ambition, par leur cabotage, de tisser des liens entre des personnes de différents espaces et portent des aspirations de transformation sociale. La création artistique, la recherche et l’animation socioculturelle se rejoignent dans ces mêmes objectifs en intervenant auprès de personnes d’un même territoire. Mais, méfiants à l’égard d’un commun consensuel qui pour les réunir cacherait les différences d’intention entre les participantes d’un même projet, c’est avec ces différences que les artistes jouent pour susciter l’expression et la confrontation.
Un engagement avec les personnes
28Ils décrivent leur démarche d’artistes comme un engagement dans une intervention créatrice centrée sur la personne et le collectif dans un contexte, et non sur l’œuvre d’art. Leurs principes de « travail » présentent des similitudes avec ceux d’une équipe d’animateurs, d’animatrices et de bénévoles éluses d’un centre social, porteuse d’un projet de territoire que cette équipe cherche à co-construire avec des personnes de ce territoire.
29Ce qui apparaît caractériser le travail des artistes de La Traversée est un processus inductif de coopération et de co-construction, issu d’une remise en question qu’ils entreprennent volontairement à chaque nouveau « projet ». Remise en question parce que déjà ils discutent l’idée même de projet : à chaque nouvelle rencontre d’un animateur, d’une formatrice, d’une coordinatrice, d’un directeur d’Ehpad… qui leur propose de bâtir un travail, ils engagent une remise en question, d’abord d’eux-mêmes, de leur intervention, mais aussi du contexte dans lequel un collectif pourrait s’inscrire. Cela leur permet d’affirmer et de vivre ce principe d’immersion en cherchant à créer de l’intérieur, avec des participantes, des espaces d’expression auto-émancipatoires, à l’opposé d’une posture de prestataires qui commercialisent leur propre façon de faire de « l’atelier d’art ». Le processus d’action collective mis en œuvre par les artistes de La Traversée repose déjà sur une transformation des rapports sociaux, et il ne s’agit pas seulement d’une intention ou d’une finalité. Ils ont fait le choix de ne pas avoir de projet préétabli à « représenter », comme le font des VRP (Voyageurs Représentants de Projets). Cela peut paraître surprenant, mais c’est la démarche qui est le centre de gravité de leurs actions. Cette démarche s’appuie sur deux éléments fondamentaux : le désir et l’immersion. À La Traversée, voulant rester libres, les artistes se veulent inventifs et inventent des « choses » au travers du regard des autres et avec les autres. Léo Ferré (2013) écrivait : « La liberté c’est une invention et il vaut mieux que ça reste comme ça. Alors, soyons inventifs, et nous serons libres ! »
30Lorsque nous parlons de « désir », nous tentons une transcendance poétique du quotidien, c’est-à-dire de montrer la profondeur, l’insolite, la beauté du monde dans la vie de tous les jours et la capacité que nous avons tous d’entrer dans un processus de création. Pour ce faire, nous nous immergeons totalement avec les gens, dans un territoire, dans un contexte (social, économique, institutionnel…), dans leurs histoires collectives et individuelles. Nous sommes d’emblée dans des actions collectives. Nous sommes avec, nous faisons avec, nous nous trouvons dans des processus « d’insuflences », c’est-à-dire dans des échanges réciproques qui nous modifient les unes et les autres et qui engendrent du commun.
31Les rencontres, ce que nous construisons ensemble, les paroles, les gestes, font émerger du bonheur partagé, de la joie, de la fraternité, et de la poésie dans la parole libérée. Dans cet engagement, nous procédons par l’échange, l’écoute, le ressenti, les émotions, c’est-à-dire tout ce qui nous traverse. Nous devenons poreux à tout ce que l’autre veut bien nous offrir. Nous prenons le temps nécessaire, vital, inévitable, pour entendre, comprendre et vivre des moments communs où l’on fabrique ensemble de l’intelligence et de la créativité. Ce travail du commun (Nicolas-Le Strat, 2016) repose sur un « collectif » créé par la rencontre et le désir de travailler ensemble, même de façon éphémère. Il est articulé à une « ressource » qui est constituée par la création et par le lien produit ensemble. Il opère selon une « gouvernance » de l’accès à cette ressource, à la participation à l’atelier et à la création, par le collectif. Ainsi les indicateurs d’un commun sont présents dans ce type d’intervention : un collectif tel une communauté de pratiques, une ressource créée et une gestion de l’accès à celle-ci118. Cela entraîne des transformations individuelles qui agissent sur le collectif : nous ne sommes plus les mêmes après, notre rapport à l’autre et à la créativité est différent, nous sommes peut-être plus « libres ». Il y a de l’agentivité dans cet engagement et ces relations, de la capacité d’agir et de transformer. Il y a du politique au sens le plus large, celui de civilité ou politikos, désignant ce qui est relatif à l’autogestion d’un collectif.
Escale
32Le frêle esquif de La Traversée a développé sa pratique de cabotage dans des îlots propices à l’aventure inventive. Et la navigation à laquelle se prête son équipage, recomposé à chaque voyage selon les participants qui s’y joignent, éveille un désir de nouvelles rencontres. D’autres équipages sont croisés et des parcours se tissent pour agir ensemble. Cette façon de naviguer demande encore et toujours de recommencer à déployer nos grandes déferlantes au gré des marées. Impulsée par des désirs, orientée par des rencontres, La Traversée offre d’autres parcours, aux artistes, aux participantes, aux animateurs et animatrices, aux chercheurs et chercheuses, aux passantes, selon le projet qu’ils et elles ont négocié ensemble. L’immersion par les artistes de La Traversée dans le contexte qui se présente invite à vivre et élaborer des expériences communes comme un geste à chaque fois renouvelé. Ce geste qui mène plus loin à nous faire perdre l’équilibre, à tester nos limites. Dans cette poétique de l’action collective que constitue le voyage, les questions posées se renouvellent sans cesse et deviennent plus importantes que les réponses.
Bibliographie
Références
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FOUCAULT Michel (2011) Dits et Écrits II 1976-1988, Pans, Gallimard, col. Quarto, pp. 134-136.
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ROUX Benjamin (2018), L’art de conter nos expériences collectives. Faire récit à l’heure du storytelling, Rennes, Editions du commun, 116 p.
SWIDZINSKI Jan (2005), L’art et son contexte – Au fait, qu’est-ce que l’art ? Dijon, Les Presses du réel, Intervention, 156 p.
URLBERGER Andrea (2003), Parcours artistiques et virtualités urbaines, Paris, L’Harmattan, coll. Histoires et Idées des Arts, 224 p.
Notes de bas de page
112 « L’art contextuel est un mouvement associé à une pratique artistique lisant à élucider les mécanismes de fonctionnement de l’art en particulier qui s’est vite tran formé en une analyse des conditions et des politiques artistiques dans la société dans son ensemble », Jan Swidzinski.
113 Voir le film Chronique d’un été, de Jean Rouch et Edgar Morin, coréalisé en 1960. Ce cinéma est une manière de « se poser le problème du réel », écrit Edgar Morin.
114 « Il y a de la créativité latente dans tous les domaines du travail humain » Joseph Beuys, http: //www.moreeuw.com/histoire-art/joseph-beuys.htm
115 Nombre de leurs créations sont accessibles sur le site : https://assolatraversee.wixsite.com/latraversee
116 « C’est dans cette démarche toute particulière que le projet de l’association trouve tout son sens. Plongée dans un bain permanent de personnes, de projets, de vécus, d’initiatives individuelles et collectives, La Traversée s’immerge pour mieux comprendre les attentes et les besoins du territoire ainsi que ceux de ses usagers. C’est donc par [immersion permanente que des projets naissent petit à petit et que le navire prend le large vers un point toujours aussi imprécis. C’est grâce à un fort ancrage territorial de l’association, mais surtout des personnes qui la composent, que La Traversée tire sa légitimité d’action. » Tom Dupeyron, étudiant à l’IUT Bordeaux Montaigne et stagiaire en 2018 dans l’association La Traversée.
117 Le collectif Grand-Parc Pistoletto défend une gestion participative et citoyenne de la salle des fêtes, et se trouve en butte à une gestion « descendante » et contrôlée par la municipalité.
118 Voir les travaux sur les communs d’Elinor Ostrom et la résurgence récente de l’attention portée à ce sujet.
Auteurs
Plasticien, association La Traversée.
Vidéaste, association La Traversée.
Maître de conférences en géographie, IUT Bordeaux Montaigne, Passages UMR 5319.
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