Art contextuel versus animation socio-culturelle : enjeux esthétiques et politiques
p. 25-39
Texte intégral
1L’objet de cet article est d’interroger les nouvelles relations entre art et animation qu’induisent des formes singulières de la création contemporaine et d’en analyser certaines implications esthétiques et politiques. Ce questionnement sera exploré à partir des perspectives de la recherche en art. Il s’agira, à ce titre, d’une heuristique par les productions artistiques impliquant leur capacité à élaborer du nouveau et à proposer par le régime esthétique un autre partage du sensible dans le sens développé par Jacques Rancière (Rancière, 2000).
2Nous nous intéresserons ici au fait qu’un ensemble de pratiques artistiques paraissent être, notamment par leur dimension participative, particulièrement proches de certaines formes d’animations par la création. L’apparente labilité entre ces deux champs peut générer une confusion entre des pratiques qui demeurent profondément différentes quant à leur but. Or, nous travaillerons l’hypothèse qu’une telle confusion rendrait inopérantes les capacités d’actions socio-politiques de l’un comme de l’autre. Nous défendrons l’idée que c’est au contraire en distinguant ces deux démarches, l’une dérogeant au poïen classique de l’art en investissant la praxis et l’autre impliquant le poïen, en tant qu’activité créatrice au cœur de la praxis socio-culturelle, qu’il est possible de pleinement leur permettre d’opérer. Comprendre à la fois ce qui distingue et ce qui rapproche ces deux perspectives nous paraîtra alors central afin qu’elles puissent chacune participer à une possible réanimation démocratique.
3Ce questionnement prendra appui sur les réflexions que nous avons vues apparaître durant le suivi sur le terrain de la programmation d’un centre d’art ayant expérimenté depuis quinze ans une direction artistique et une activité curatoriale orientées vers des formes contextuelles et situées de création renouvelant ainsi la manière d’appréhender les missions de médiation et de transmission. La synthèse de ces productions et de ces réflexions a été publiée dans un ouvrage réalisé sous la direction de Stéphanie Sagot2 et intitulé « Pour une poétique de la ville, La cuisine, centre d’art et de design 2004-2016 » (Sagot et al., 2018).
« Art contextuel » et « architecture d’animation » : enjeux d’une confusion
4Nos recherches s’inscrivent dans les perspectives de celles de Bernard Lafargue3 qui considère que le pivot central de l’heuristique esthétique est l’invention de « nouvelles figures de l’art » (Lafargue, 2004, p. 79). Il observe ainsi que ce sont leurs capacités à résister aux catégories instituées qui génèrent de nouvelles théories esthétiques4.
5Cette approche nous paraît centrale car elle montre que la raison – dans le sens de la rationalité mais aussi dans le sens de la causalité – de l’esthétique s’ancre dans l’activité créatrice elle-même et c’est à ce titre que leurs deux histoires sont intrinsèquement mêlées. La capacité de l’expérimentation artistique à croître hors de son champ – rappelons que le mot création provient du latin creascere signifiant « croître », « faire pousser » (Rey, 1998 [1992], p. 943) – est en ce sens le moteur même de la recherche en art dont la dimension parfois polémique est une conséquence structurelle. C’est en tant que cheminement heuristique activé par la capacité de l’art dans le contexte de la contemporanéité à déroger à sa propre mise en figure, que nous envisagerons la perspective esthétique. Cette invention de nouvelles figures de l’art ou plutôt ce glissement successif d’une figure dans une autre, face auxquels l’esthétique doit elle-même faire acte d’invention, implique aussi d’autres manières d’engager la relation entre art et animation. Les aspects de cette question nous apparaissent particulièrement saillants dans les formes contextuelles, relationnelles et participatives de la création contemporaine.
6L’artiste polonais Jan Swidzinski est une figure centrale de l’émergence de l’art contextuel. Entre 1965 et 1967, il expérimente un art comme pratique sociale et comme action puis publie en 1976 son manifeste de L’art comme art contextuel (Swindzinski, 1976). La revendication d’un art comme praxis sociale nous paraît centrale car elle est l’une des sources structurelles de la possible confusion entre ce type d’art et des dispositifs d’animation empruntant certains protocoles des productions artistiques. En effet, par ce manifeste, Jan Swidzinski implique au cœur du champ de l’art la notion d’action – de praxis – là où les catégorisations traditionnelles – les sphères de la praxis, de la poïesis et de la théorétique, issues de la pensée aristotélicienne – induisaient une séparation structurelle. Or, l’animation opère comme praxis – trouvant en elle-même sa propre fin. Si la création artistique traditionnelle opère comme poïen – trouvant dans un objet extérieur à son action sa propre finalité, il n’en va pas de même pour cet art contextuel dont Jan Swidzinski rédige le manifeste. Revendiquant une praxis sociale, ce dernier considère qu’il n’est pas concerné par la production d’objets tout faits (Swindzinski, 1976). En ce sens, l’art contextuel induit, dès sa naissance, la destruction d’une distinction structurelle entre art et praxis induisant, de fait, une labilité avec la sphère de l’action en dérogeant aux anciennes catégories de l’art comme production.
7En 2002, Paul Ardenne5 remonte aux modalités d’émergences de l’art contextuel dès le début du XXème siècle et en étudie les implications contemporaines dans une nécessaire ré-élaboration du monde de l’art (Ardenne, 2002). Il construit alors une définition plus globale dans laquelle cet enjeu de la praxis reste central. Il intègre ainsi dans le terme art contextuel, l’art d’intervention, l’art activiste, l’art investissant les lieux et les sites, ou encore les esthétiques dites participatives ou actives (Ardenne, 2002, p. 11).
8L’art contextuel, tel que l’aborde Paul Ardenne, devient ainsi un ensemble de pratiques ayant en commun de quitter le champ sanctuarisé de l’art pour s’animer dans une praxis sociale investissant à ce titre les enjeux profondément politiques d’une relation entre art et participation. Jean-Paul Fourmentraux considère que c’est d’ailleurs cet aspect qui est au cœur d’une conception moderne de l’art initiée par les pensées de John Dewey et de Richard Shusterman substituant aux anciennes séparations entre œuvre et travail, des interactions sociales situées (Fourmentraux, 2012, p. 25). Or ce dernier montre que ce type de conception implique d’appréhender la production artistique comme co-construction (Ibid.).
9Le critique d’art Jean-Charles Agboton-Jumeau a très finement étudié certaines conséquences poïétiques de ces mutations en s’intéressant à l’œuvre de Robert Milin, figure majeure de l’art contextuel français qui avait en 2002 mis en œuvre – au sens double de l’œuvre d’art et de la mise en chantier – un jardin aux habitants au Palais de Tokyo. Afin d’aborder l’œuvre de Robert Milin, Jean-Charles Agboton-Jumeau propose de substituer au concept d’élaboration celui de translaboration (Agboton-Jumeau, 2014, pp.60-62) et à celui d’artéfact celui d’interfacf (Ibid., p78)6. Cette création de modes opératoires plus adaptés à ce type de pratique permet de dépasser la séparation entre autographie et allographie7 afin de penser à la fois la dimension autoriale et la participation des habitants.
10S’inscrivant dans la filiation de la pensée de John Dewey dont elle est la traductrice en France, la philosophe politique Joëlle Zask montre les enjeux politiques d’une telle mutation de l’art à la fois comme praxis et comme enjeux d’une participation des citoyens8. Étudiant les enjeux délétères d’une injonction à la participation, elle éclaire les enjeux socio-politiques qui se nouent entre la question de l’art et celle de la démocratie. À ce titre, elle fait de la question de la création un élément commun au projet démocratique et à la pratique artistique, le citoyen devant assumer – pour que la démocratie opère pleinement – d’être le créateur de ses propres conditions de vie (Zask, 2003, p. 6). Joëlle Zask montre ainsi que la démocratie est liée à sa propre mise en œuvre. Si elle n’est plus animée par le fait que chacune et chacun y prennent pleinement part, elle devient mourante et doit être urgemment ré-animée.
11Mettant ainsi l’art à l’épreuve de la démocratie et la démocratie à l’épreuve de l’art, Joëlle Zask montre que les placer côte à côte implique d’aborder le projet démocratique non pas comme une « machine sociale à conformer », mais au contraire comme ayant « la tâche de protéger, le plus également possible, le développement de l’individualité de chacun » (Zask, 2003, p. 3). En étudiant cette politique de l’art – dans le sens d’un rôle politique inhérent à l’activité artistique – Joëlle Zask nous paraît montrer les enjeux centraux que l’art contextuel engage comme praxis sociale : il permet de participer possiblement à une réanimation – dans le double sens d’une réactivation et d’une urgence vitale – du projet démocratique.
12Paul Ardenne considère que l’art contextuel comme création artistique ne doit pas être confondu avec une « animation culturelle à fins distractives » qui ne ferait selon lui que rejouer un ordre établi en « les tournant en objets de spectacles » (Ardenne, 2003). Si l’instrumentalisation de ces formes d’art peut être extrêmement délétère, il ne faudrait pas non plus réduire l’animation socioculturelle à une simple distraction, ni le réel engagement et la portée éminemment politique de certains types d’animations artialisées. Nous créons ce terme afin de qualifier un ensemble de pratiques, de dispositifs et de stratégies d’animations socio-culturelles se nourrissant de certains aspects poïétiques et esthétiques de différents champs artistiques et dont le moteur principal est l’activation et l’implication de l’activité créatrice. Une conception emblématique et matricielle de ce type de démarche est celle de « l’architecture d’animation », titre donné par Riccardo Dalisi a un ouvrage dans lequel il documente sa démarche – « Architettura d’animazione » (Dalisi, 1975). Figure de l’architecture radicale et de l’anti-design, architecte, designer poète et artiste, membre fondateur de la contre école d’architecture Global Tools, Riccardo Dalisi créateur atypique, publie cet ouvrage en Italie quasiment au même moment que celle du manifeste de L’art comme art contextuel de Jan Swidzinski.
13Cet ouvrage, qui à notre connaissance n’a pas été traduit en français, s’inscrit dans une démarche plus globale que Riccardo Dalisi initie dès 1970 à Naples, un an après sa nomination comme professeur au département d’architecture de l’Université Federico II9. Il va alors mener une série de projets tout à fait fondamentaux pour comprendre l’archéologie des pratiques d’animations dites participatives liant art, design, architecture, espace public et création collective. A ce titre, la curatrice et critique d’art italienne Alessandra Pioselli a montré, lors d’une conférence sur l’art participatif à Bolzano en janvier 2012, l’aspect précurseur de la démarche de Riccardo Dalisi à Naples considérant qu’elle préfigure les modèles actuels de citoyenneté participative et de démocratie directe (Baraldi et Pioselli, 2012).
14Entre 1970 et 1974, Riccardo Dalisi développe des ateliers de me avec des enfants des quartiers populaires de Naples. Puis entre 1972 et 1978, il met en place des ateliers de design participatifs dans lesquels il crée des interactions poïetiques entre les productions réalisées dans le cadre de ses ateliers de me et les productions réalisées par ses étudiants en architecture. Nous avons dans des recherches précédentes étudié les enjeux de ces pratiques dans la généalogie d’un design critique (Dupont et Sagot, 2015a, 2016). C’est ici la question de l’animation qui nous intéressa plus particulièrement.
15Ce qu’inaugure Riccardo Dalisi est une artialisation de l’animation qui utilise un poïen issu des champs des arts – ici celui de l’architecte – comme déclencheur de rencontre, de relation et d’émancipation. Il utilise ainsi les modalités de conception issues du domaine de l’architecture et le vocabulaire opératoire des cultures de chantier afin de développer le potentiel créatif des enfants et de leur permettre de se réapproprier leurs espaces.
16Si les artefacts du projet architectural sont au cœur de ce type d’animation, la production n’est pas pour autant à considérer comme une fin en soi. Elle est un moyen de produire une architecture de la relation impliquant l’individu et le collectif, tissant des liens entre homo faber et homo socius. Au cœur du dispositif de mobilisation et de la participation, le poïen – dans le sens du faire – est le premier axe structurant de cette « architecture de l’animation ». Le second axe est la poïétique – dans le sens de l’activité créatrice. Dès les années 1960, Riccardo Dalisi travaille sur la question de systèmes génératifs de création à partir des grammaires génératives et transformationnelles de Noam Chomsky. Or ces recherches lui ont permis de mettre en place des outils conceptuels accompagnant l’activité créatrice des enfants dans le cadre de ses ateliers de rue. « L’architecture d’animation » de Riccardo Dalisi est profondément ancrée dans une réalité sociale face à laquelle elle utilise le potentiel d’inviduation de l’activité créatrice et la fonction critique de l’imagination – dans le sens de la pensée d’Herbert Marcuse10 (Marcuse, 1963 [1955]). Comme l’explique Bernard Stiegler à propos de la pensée de Gilbert Simondon, l’individuation « ne donne pas seulement naissance à un individu, mais aussi à son milieu associé » (Stiegler, 2008-2012). En ce sens, l’alliance entre activité créatrice et libération de l’imaginaire a vocation à participer à une émancipation des individus et par là à celle d’une individuation plus globale. En ce sens Riccardo Dalisi place l’individu créateur au centre de ses dispositifs d’animation et en fait le pivot d’une transformation sociale se réalisant en agissant directement sur le terrain.
17Ces deux publications manifestes – « L’art comme art contextuel » de Jan Swidzinski et « L’architecture d’animation » de Riccardo Dalisi – publiées quasiment simultanément, nous paraissent fondamentales afin de comprendre l’émergence de deux perspectives contemporaines qui sont différentes dans leur but et leur modalité d’émergence mais dont les modalités d’extension hors de leur champ d’origine les amènent à partager une grande proximité.
18La première, participe, par un art contextuel et situé, à un basculement d’une poétique vers une praxis et plus profondément à une redistribution en cours dans le contexte contemporain qui remet en cause les anciennes séparations entre la theoria – comme activité spéculative, la praxis – comme action – et la poétique – comme production. Par ailleurs cet art animé par des translaborations et produisant des interfacts, engendre le dépassement de l’opposition entre la dimension autoriale et la dimension participative. Enfin, s’éloignant du mythe de Butades qui fait du premier plasticien celui qui fixe par le dessin/dessein l’éphémère de l’ombre dans la durée, cet art développe ce que Paul Ardenne nomme des esthétiques occasionnelles (Ardenne, 2003) dérogeant au principe même de pérennité de l’œuvre comme objet.
19Ces quatre caractéristiques – l’art comme praxis et non comme poïen, l’activité créatrice comme translaboration et non comme élaboration, l’œuvre exposée comme interfart et non comme artefact, l’esthétique occasionnelle et non le chef d’œuvre pérenne – définissent un nouveau territoire de l’art qui semble, par l’action, la participation et l’enjeu socio-culturel, se rapprocher de certains dispositifs d’animation.
20Par ailleurs, l’animation artialisée, dont « l’architecture d’animation » de Riccardo Dalisi nous paraît être une matrice centrale, tend quant à elle à se rapprocher du champ des arts. Elle engage d’ailleurs le poïen comme mise en œuvre – en tant que moteur procédural permettant d’activer la rencontre, d’animer les échanges et de produire une réappropriation – ainsi que l’indique l’utilisation récurrente du terme d’atelier – le mot venant d’astelle signifiant un petit morceau de bois et faisant référence aux copeaux des fabriques dans lesquelles étaient travaillé le bois (Rey, 1998 [1992], p. 243). De plus l’activité créatrice, le poïétique, est le moteur même du dispositif. À ce titre ce type de pratique participe pleinement de l’animation telle que l’envisage Horst W. Opaschowski comme « méthode non directive lisant à favoriser la communication, l’activité créatrice et culturelle proprement dite et l’action sociale » (Moser et al., 2004). Pour Riccardo Dalisi, l’activité créatrice est d’ailleurs le moyen de générer des évolutions dans l’action sociale. La création est ainsi considérée comme le moteur d’une individuation des individus ayant comme enjeu une transformation sociale. Notons qu’un tel projet participe à l’émancipation de l’individu comme créateur de ses modalités d’existence et est en ce sens au cœur d’un projet démocratique véritablement incarné.
21Ne pouvant être réduit à un simple divertissement, l’animation artialisée comme mise en œuvre d’un habité et comme implication de l’activité créatrice de chacune et de chacun se rapproche donc structurellement des champs de l’art dont elle réengage certains protocoles.
22Il serait alors tentant de voir dans la convergence de l’extension de ces deux champs de pratique la possibilité d’une hybridation, l’apparition d’un « hors champs » qui dérogerait aux singularités disciplinaires de l’un ou de l’autre. Mais, cette hybridation pose une difficulté centrale quant au transfert de la capacité opérante de l’un et de l’autre. Pour étudier cette question nous nous basons sur l’expérience concrète d’un centre d’art et de design qui a depuis 2004 mis au cœur de ses expérimentations les enjeux de la création contextuelle et située en art et en design.
La cuisine : un centre d’art et de design en contexte
23Stéphanie Sagot qualifie le projet de La cuisine comme celui d’un centre d’art et de design en contexte (Sagot et al., 2018, p. 3)11. Le principe développé par La cuisine va alors redistribuer la manière d’envisager les missions de création, de médiation et d’édition des centres d’art. Ainsi, le principe même d’une programmation axée sur des créations contextuelles va impliquer des relations spécifiques vis-à-vis des territoires et des habitants, dans lesquelles nous pouvons retrouver les caractéristiques que nous avons précédemment définies. Par exemple les productions contextuelles, qu’elles soient en art ou en design, vont produire des jeux de translaborations permettant l’implication des habitants et une implication contextuelle faisant écho, par une grande diversité de formes, à des aspects du territoire.
24Par ailleurs, au niveau des missions d’un centre d’art qui doivent articuler les enjeux de création à des enjeux de transmission, de médiation et d’édition, cette programmation va aussi donner lieu à des formes artialisées de médiation et de transmission. Une part de ces modalités est commune à l’ensemble des centres d’arts comme les ateliers de pratiques à partir des productions des créatrices et créateurs en résidence. D’autres sont plus spécifiques telles que le dispositif du « fourneau de la cuisine » qui utilise la dimension quotidienne de la pratique culinaire comme pivot de médiation et comme medium de création et d’interprétation en parallèle des expositions.
25Enfin, et ce point plus complexe nous paraît central, une part des missions de transmission et de médiation sont activées par la capacité des créations contextuelles elles-mêmes à investir des formes d’actions sur le territoire. Ainsi, la relation à la praxis et les temps d’exposition élaborés comme autant d’interfacts mobilisent le territoire comme dans le cas de projets de Matali Grasset ou de Curro Claret qui ont élaboré leurs expositions comme des dispositifs de mobilisation collective (Sagot et al., 2018). Dans ces cas de figures, il nous faut alors bien différencier l’intégration de ces pratiques comme des enjeux dans les missions de médiation et de transmission d’un centre d’art sans pour autant les confondre avec les dispositifs de médiation.
26En 2018, la publication de l’ouvrage intitulé « Pour une poétique de la ville, La cuisine, centre d’art et de design 2004-2016 » (Sagot et al., 2018) auquel j’ai participé, a permis de revenir sur l’ensemble de ces expérimentations. Pour ce faire, en amont de la réalisation de l’ouvrage et en parallèle du travail de documentation de l’ensemble des expositions, un ensemble d’entretiens a été mené afin de questionner les enjeux de ce type de démarche. Or, ce qui ressort de cette expérience de terrain qui dure aujourd’hui depuis quinze ans est, entre autres, que son rôle socio-politique dans le projet démocratique ne peut opérer qu’en prenant garde à ne pas prendre la médiation pour l’art et en sauvegardant l’indépendance d’un espace de l’art pour reprendre la belle formule de Robert Milin12. Pour aborder cette question il nous paraît central de comprendre en quoi cette nécessité nait d’une tension entre autonomie et hétéronomie de l’art.
Entre autonomie et hétéronomie : le paradoxe contemporain d’un espace de l’art
27En aidant à la création en contexte et en développant des dispositifs artialisés de médiation et de transmission, La cuisine expérimente une poétique de la ville (Sagot et al., 2018), abordant par l’art les questions du partage et de la construction de l’espace commun. Or, si un tel projet implique de sortir l’art de l’isolement d’une sacralisation culturelle, il ne consiste pas pour autant à le dissoudre dans une adaptation au contexte. En d’autres termes, un centre privilégiant une création en contexte défend pour autant la singularité d’un espace de l’art et non un art au service du développement territorial. Le symptôme le plus évident de cette tension est la confusion grandissante dénoncée par Paul Ardenne entre « création artistique et animation culturelle à fins distractives » (Ardenne, 2003). Cette confusion fragilise le principe même de création artistique dans le sens qu’il assigne à l’artiste une autre mission que la sienne en une injonction permanente à participer au lien social. La figure d’un artiste tisserand ne cessant de retisser le jour un lien social que les inégalités grandissantes ne cessent de défaire la nuit est ainsi en passe de devenir la figure emblématique de ce que certaines politiques territoriales attendent de l’aide à la création, au risque d’une instrumentalisation de cette dernière.
28Éviter le double écueil de l’isolement et de la dilution est un enjeu plus complexe qu’il n’y paraît car c’est justement la conscience de la part hétéronomique de l’art qui à la fois lui permet de s’impliquer au cœur de notre Cité et le fragilise structurellement. L’émancipation des pratiques artistiques, leur engagement dans l’action directe permettant de participer à une possible ré-animation du projet démocratique se construit sur un art pensé comme opérant en situation. C’est en ce sens que l’hétéronomie est positivée tant par Jan Swindzinski – L’art contextuel s’oppose pour lui à ce qu’on exclue l’art de la réalité en tant qu’objet autonome de contemplation esthétique (Swindzinski, 1976), que par Paul Ardenne – analysant l’art contextuel comme une évolution vers des « formes d’art qui récusent l’autonomie » (Ardenne, 2003) ou encore par Jean-Paul Fourmentraux – considérant que l’apport fondamental de la pensée de John Dewey est de concevoir l’art comme opérateur de pratiques prenant en compte ses fonctionnements contextuels et hétéronomes (Fourmentraux, 2012, p. 24-25). Or, cette hétéronomie positivée qui permet de ré-impliquer l’art au cœur de la Cité ne doit pas faire oublier que l’autonomie artistique n’est pas seulement le signe de son isolement mais aussi celui de son indépendance dans l’activité créatrice.
29L’autonomie est aussi le fruit d’une lutte qui a permis l’émergence d’une singularité au cœur des arts dits mécaniques. En ce sens, elle suit la construction historique de la figure de l’artiste dont les phases d’indépendance se structurent de la première Renaissance jusqu’à l’émergence des beaux-arts durant l’art classique. Cette construction est celle qui permet la revendication d’une singularité de point de vue par la dimension autoriale, et de l’indépendance d’une pratique critique par la revendication progressive d’une autonomie de création. La question de la construction historique de l’autonomie de l’art est un enjeu central de ce qu’Herbert Marcuse nomme la fonction critique de l’imagination esthétique. Ce dernier considère ainsi que l’art s’est progressivement constitué comme un champ dans lequel a pu opérer sans sanction l’idée du refus que « ce qui est » fasse oublier « ce qui peut advenir » (Marcuse, 1963 [1955], p. 135). Elle permet à l’art d’opposer à la logique de la répression une logique de la satisfaction (Marcuse, 1963 [1955], p. 163). C’est en ce sens que « L’art brise la réification et la pétrification sociales » ouvrant pour lui l’Histoire à un autre horizon possible (De Certeau, 1979-1986). En ce sens, l’autonomie devient non pas un isolement vis-à-vis de la société mais l’exemplarité d’une indépendance vis-à-vis de la part instituée du principe de réalité. De ce point de vue, si une conception ancienne de l’autonomie de l’art l’isole autant qu’elle le protège, une conception strictement hétéronomique peut mener à une perte de sa capacité d’utopie en l’inféodant au contexte.
Conclusion
30Derrière les convergences, les divergences et les singularités entre des formes contextuelles d’art et des dispositifs artialisés de médiation et d’animation, l’enjeu central nous paraît être la nécessité de repenser de nouvelles formes d’autonomie de l’art. Pour Jean-Paul Fourmentraux, elles ne peuvent plus résider dans la fixité marmoréenne de l’œuvre mais dans la liberté qu’elles confèrent (Fourmentraux, 2012, p. 25). Mais cette « fixité marmoréenne » était ce qui leur conférait dans le passé la part même de cette liberté. La fragilisation structurelle de ce qui fait l’objet de l’art doit ainsi nous rendre particulièrement attentif au respect de son indépendance et en ce sens d’assumer les enjeux polémiques et non consensuels de sa relation au contexte. En un paradoxe apparent c’est ainsi un art possiblement conflictuel qui peut accompagner le projet d’une réanimation démocratique et au contraire le lissage d’un art transformé en animation consensuelle qui participera au délitement démocratique. Il en va de même de ce point de vue entre une animation artialisée et émancipatrice assumant la dimension possiblement polémique de son rôle socio-politique et une animation dont la part de l’art serait uniquement de l’ordre du divertissement consensuel engendrant un évitement de cette dimension polémique.
31Jacques Rancière développe sur ce paradoxe apparent un point de vue éclairant. Il considère que la relation entre l’art et le politique n’est pas celle d’une opposition supposée entre la fiction – par le poïen artistique – et la prise en compte du réel – par la praxis politique (Rancière, 2008). Au contraire, il considère l’art et le politique comme deux modalités fictionnelles qui engagent la production du réel. Or, pour Jacques Rancière, l’art assumant son effet politique est un art dont la part critique passe par la distance esthétique. C’est en ce sens qu’il développe l’idée d’un art forgeant « contre le consensus d’autres (ormes de "sens communs”, des formes qui seraient pour ainsi dire "d’un sens commun polémique" » (Ibid., p. 84).
32Il nous semble qu’assumer ce sens commun polémique est un enjeu central pour l’art comme pour le projet démocratique. Tenter de le transformer en un lieu commun conssensuel placerait la mission des centres d’art face à la double et paradoxale injonction de l’aide à la création et de son instrumentalisation en prennant le risque de leur implosion. Il s’agit alors de refuser tout autant la sactuarisation de l’art que son sacrifice sur l’autel du consensus social, en travaillant dans leur complexité les relations entre l’autonomie nécessaire des pratiques artistiques et la prise en compte de leur contexte d’implication. Or, ne nous leurrons pas, ce n’est pas seulement au sein des institutions artistiques et culturelles que ces questions se jouent, les artistes sont – pour paraphraser Marcel Proust – les sismographes d’un bouleversement social qui pose comme central le réengagement du projet démocratique.
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10.3917/puf.zask.2003.01 :ZASK Joëlle (2003), Art et démocratie, Paris, Presses universitaires de France.
ZASK Joëlle (2011), Participer : Essai sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Le Bord de l’eau.
Notes de bas de page
2 Stéphanie Sagot est maîtresse de conférences en art et en design, directrice du groupe de recherche en création-située SITÉ de l’université de Nîmes, artiste et curatrice. Elle est la fondatrice du centre d’art et de design La cuisine dont elle a été la directrice artistique pendant une dizaine d’années.
3 Bernard Lafargue est professeur des universités en esthétique, directeur de l’axe 4 ADS du laboratoire de recherche de l’université Bordeaux Montaigne le MICA dans lequel il développe le concept d’art-design. Il est aussi critique d’art, rédacteur en chef et fondateur de la revue Figures de l’art.
4 Bernard Lafargue écrit : « L’invention de nouvelles figures de l’art est un fait polémique. Absconses selon les schèmes de la définition de Hart suscitée par les précédentes, elles forcent l’esthéticien à forger de nouveaux concepts, plus idoines, à inventer un nouveau style, plus juste, à prendre de nouveaux masques, à muter dans un nouveau corps, plus sensible à ces nouveaux charmes. L’histoire de la création artistique est la raison de l’histoire de l’esthétique » (Lafargue, 2004, p. 79).
5 Paul Ardenne est maître de conférences en histoire de l’art et esthétique, critique d’art, écrivain et commissaire d’exposition.
6 Nous avons travaillé plus spécifiquement sur les enjeux de l’interfact dans un article sur les relations entre art contemporain, design contextuel et nouvelles pratiques curatoriales (Dupont et Sagot, 2015b).
7 Nous reprenons ici la distinction faite par Nelson Goodman sur les arts allographes et auto-graphes (Baetens, 1988).
8 À ce sujet voir les passionnantes recherches de la philosophe politique Joëlle Zask sur l’art, la démocratie et la participation (Zask, 2003, 2011).
9 Sur la documentation de ces projets, cf. le travail passionnant effectué par le Fond Régional d’Art Contemporain de la région Centre-Val de Loire notamment par Marie-Ange Brayer.
10 Voir à ce sujet le très pertinent travail de Jean-Guy Nadeau sur le rôle révolutionnaire de l’imagination selon la pensée de « Éros et civilisation » (Nadeau, 1972).
11 Stéphanie Sagot résume ainsi les principales caractéristiques de sa démarche : « Mettre en œuvre un centre d’art et de design au cœur d’un territoire rural pour développer, par l’art et la création, une poétique de la ville constitue le fil directeur de notre démarche (…) : accompagner la création contemporaine sur le territoire en privilégiant une approche contextuelle, c’est-à-dire appeler à des processus de coopération qui cherchent à refondre la place de l’art dans la société. Nourri des bilans critiques des politiques de démocratisation et de décentralisation culturelles, mais également des engagements des artistes des avant-gardes et de l’art contextuel, le projet s’oriente du côté de la création et de la participation : questionner notre rapport à l’art ainsi que sa place au sein de notre territoire et dans le quotidien de chacun constitue le socle idéologique de notre action. C’est pourquoi je propose de mettre en place un centre d’art et de design lié à la thématique de l’alimentation nommé La cuisine » (Sagot et al., 2018, p. 3).
12 L’artiste contextuel Robert Milin mène un passionnant travail filmique notamment en 2012 par son film justement nommé « Un Espace de l’art ? » qu’il poursuit en 2017 avec « L’Art, les gens, l’artiste » réalisé avec Delphine Milin.
Auteur
Maître de conférences Habilité à Diriger des Recherches en art et en design, chercheur du laboratoire PROJEKT (EA7447), membre du groupe de recherche en création-située SITE – Université de Nîmes.
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