« Penser sensiblement » la musique : production et description du matériau harmonique dans le troisième mouvement du Marteau sans maître
p. 177-215
Texte intégral
1Dans une lettre adressée à Henri Pousseur en octobre 1952, Pierre Boulez évoque en ces termes le travail qu’il vient d’entreprendre sur ce qui va devenir Le Marteau sans maître :
Car pris entre mes chœurs […], mes structures et mes Polyphonies […], je me suis mis à une « œuvrette » sur des poèmes de Char. J’appelle œuvrette maintenant tout ce qui n’est pas exagérément long et dont le souci ne s’étale pas sur plusieurs années. Pour voix d’alto, flûte en sol, guitare et vibraphone. La formation vous donne un peu le sens de ces pièces. Je m’y repose un peu et, par ce biais, j’essaye de chercher, au moyen de la souplesse des diverses relations d’organisation, de me fier moins aux divers enchaînements, comme auparavant, mais plutôt de leur donner un rendement maximum1.
2Au moment d’écrire ces lignes, Boulez a déjà terminé la composition d’un premier mouvement de la nouvelle œuvre, « L’Artisanat », daté dans le manuscrit au crayon du 23 septembre 19522. Depuis l’important travail de décryptage réalisé par Lev Koblyakov, on sait que le cycle de « L’Artisanat furieux » est fondé sur la technique de la ‘multiplication’ de complexes de hauteurs décrite par Boulez dès l’article « Éventuellement… », publié en avril 19523. En concentrant l’essentiel de son attention sur des aspects relatifs à l’élaboration du matériau, Koblyakov laisse toutefois de côté, dans une large mesure, la dimension proprement musicale de l’acte compositionnel. Or, un autre passage de la lettre adressée à Pousseur montre que, précisément à ce moment-là de son évolution, Boulez déplace lui-même l’enjeu, opposant les simples préoccupations techniques relevant du ‘faire musical’ à l’exigence d’une ‘érité’ de l’‘expression’ et d’une ‘nécessité de l’écriture’ fondée sur l’adéquation parfaite des moyens utilisés et de l’intention esthétique :
Je me laisse aller, pour le moment, un peu trop je le crains, à la virtuosité de la technique ponctuelle, sans m’en référer à un sens général de la composition à proprement parler. Autrement dit, le détail n’est pas parfaitement intégré à un ensemble vraiment ressenti. C’est peut-être cela le plus grave défaut que je me reproche : à force de vouloir analyser et varier, je tombe dans la grisaille et les déclenchements automatiques. Quand j’aurai assez de force pour penser sensiblement ma musique, avec toutes les recherches techniques que j’ai abordées principalement depuis deux ans, alors j’aurai des chances de sortir quelque chose de profondément vrai. Ce qui m’a frappé dans cette Polyphonie, c’est une conscience encore fragmentaire de la nécessité de mon écriture. Il y a des endroits où m’est apparue frappante la synthèse entre langage et sensibilité, et d’autres endroits où le « faire » musical n’est pas à la hauteur de ce que j’aurais voulu exprimer, ou inversement le « faire » musical atteint une indépendance et défait ce que je voulais exprimer. Dans les deux cas, il y a une impuissance à faire coller les deux ensemble. C’est presque, je dirais, une faiblesse d’ordre musculaire. Muscle et cerveau se cherchent en tâtonnant, arrivent parfois à se trouver mais, à d’autres instants, restent dans une indépendance que je souhaiterais vivement supprimer4.
3Bien plus tard, dans un cours donné au Collège de France en 1985, Boulez a de nouveau souligné l’avancée qu’avait marquée pour lui, du point de vue de ce souci de l’expression, le recours à la technique des ‘blocs sonores’ :
[…] par la richesse et la variabilité des propositions contenues dans ces objets, l’utilisation sensible s’en trouve infiniment facilitée : l’effort ne consiste pas à obliger un matériau trop hiérarchisé à s’exprimer, il consiste à déchiffrer et à exploiter toutes les richesses d’expression qu’il contient.
4Et le compositeur poursuivait alors :
Il n’est pas étonnant que le premier emploi que j’ai fait de ce dispositif soit dans la troisième pièce du Marteau sans maître, « L’Artisanat furieux », une pièce exclusivement mélodique pour voix et flûte : deux monodies en contrepoint. Il n’y a donc pas de conjonction harmonique visible, matérialisée par des accords ; cependant, toute la pièce est sous-tendue par des rapports harmoniques aussi bien à l’intérieur de chaque ligne mélodique que dans leur rapport de l’une à l’autre5.
5L’objet du présent article est d’essayer de rendre compte, par une étude détaillée de « L’Artisanat furieux », de ce que le compositeur a à l’esprit en parlant de « l’utilisation sensible » du matériau : de montrer comment, depuis les premières opérations effectuées sur la série jusqu’aux choix ultimes relatifs à la réalité vivante de la composition, cherche à s’affirmer une forme nouvelle de pensée et de sensibilité harmoniques, conciliant rigueur de l’agencement et expressivité du texte musical.
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6Observons tout d’abord, aux mesures 10-15 de la pièce, ce qui peut apparaître, de prime abord, comme un canon par mouvement rétrograde sur une même série dodécaphonique. Koblyakov déjà a noté qu’il s’agissait, en vérité, non de la succession des douze notes d’une forme sérielle donnée, mais du développement horizontal de cinq ‘sonorités’ – selon l’expression employée par Boulez dans « Éventuellement… » – résultant de la répartition des douze notes de la série initiale en blocs de densité variable, correspondant ici à la série de facteurs 2-1-3-2-46 ; les hauteurs sont, de surcroît, transposées à la tierce mineure inférieure de celles de la série initiale [exemple 1].
7Boulez a lui-même insisté, lors du cours au Collège de France déjà mentionné, sur la mutation de la notion de série qui s’est accomplie dans le passage d’une ‘succession de points d’égale importance’ (renvoyant au modèle d’une ‘ligne mélodique obligatoire’) à une ‘collection d’objets de référence’ prenant la forme de blocs sonores de densité variable et de poids inégal, pouvant donner lieu à une multiplicité de ‘lectures’7. Le propre de ces blocs sonores, dans l’esprit du compositeur, est en effet de pouvoir être ‘parcourus’, ‘balayés’ ‘dans n’importe quel sens, dans n’importe quel ordre’ :
Je considérais chaque bloc, à la limite, comme un bloc simultané, mais où le temps pouvait pénétrer et analyser ses composantes à volonté. Ainsi, au lieu d’avoir une succession obligatoire, je disposais d’une succession d’unités décomposables à volonté, dont l’ordre pouvait être décidé selon la circonstance et la qualité de l’enchaînement8.
8Lors d’un cours ultérieur (donné durant le semestre d’hiver 1992-1993), Boulez revient longuement sur la double liberté que, face à la rigidité de la méthode de composition schönbergienne, la technique des blocs sonores lui a permis de conquérir, sur le plan, à la fois, de la production même du matériau harmonique et de ce qu’il appelle alors la ‘description’ de ce matériau :
Trouver des régionnements, des fragmentations harmoniques, était une préoccupation primordiale pour essayer de différencier les rapports verticaux qui, n’obéissant plus à aucune loi, tombaient rapidement dans l’indifférenciation et l’inertie. Ces champs harmoniques, on les produisait en privilégiant certaines combinaisons, en les transposant, en les déduisant d’une matrice. Mais ce qui était le plus important, c’était de mettre en rapport ces différents sectionnements, de relier les propriétés d’un bloc à celles d’un autre bloc. Ainsi on pouvait créer un ensemble de blocs sonores, d’épaisseur, de densité variables, observant un certain nombre de relation d’intervalles. On sortait, enfin, de cette monotonie des objets à composante unique pour avoir à sa disposition une grande variété de dispositifs sonores susceptible de s’organiser avec souplesse. Mais il fallait aussi introduire la notion de description, c’est-à-dire écarter toute idée d’ordre obligatoire. La description est libre de ses mouvements ; elle considère l’objet sonore comme un tout, capable d’être analysé, dans la succession du temps, selon un ordre accidentel réclamé, à l’instant de l’utilisation, par le principe expressif. Si je dis succession dans le temps, j’implique bien une structure rythmique – régulière, irrégulière – qui va donner également leur sens aux intervalles et aux contours. Ainsi on aura acquis une liberté sur deux fronts, celui de la variété des objets, et celui de la libre description9.
9Dans un entretien réalisé en juillet 2003 par Philippe Albèra, le compositeur soulignera une nouvelle fois le lien étroit qui existait, dans la composition de « L’Artisanat furieux », entre la ‘préoccupation harmonique’ à laquelle venait répondre la technique de la multiplication d’accords et l’exigence d’une invention mélodique dégagée de la contrainte de la série dodécaphonique :
La première pièce du Marteau sans maître fut écrite en septembre 1952, juste avant que je parte pour le Canada avec la compagnie de Jean-Louis Barrault. C’était à la fois une préoccupation harmonique et une manière de construire des lignes mélodiques non contraintes par l’obligation de suivre continuellement une série de douze sons, car ce qui m’agaçait dans la série de douze sons, c’était de devoir dérouler les différents sons chromatiques de manière rigide. J’avais ainsi des objets harmoniques que je pouvais décrire horizontalement dans n’importe quel ordre. La pièce du Marteau sans maître pour flûte et voix, qui est d’ailleurs un hommage à Schoenberg, est fondée sur quelque chose de fondamentalement antinomique à la série de douze sons. C’était une manière de retrouver la liberté que Schoenberg avait au moment du Pierrot lunaire, mais qu’il avait perdue ensuite à cause de la rigidité du système10.
10Dans l’unité formée par les mesures 10-15 de « L’Artisanat furieux », les cinq blocs sonores notés sur l’esquisse sont donnés à entendre par la voix d’alto au sein de la longue vocalise sur « (d) u » qui conclut le premier vers (« La roulotte rouge au bord du clou »), le mot « clou » étant chanté sur la dernière note fa♮. S’y superpose, de façon anticipée, la partie de flûte, qui procède par rétrogradation des mêmes complexes de hauteurs. Dans ce cas limite où le contenu des cinq blocs se confond avec le total chromatique, la différence de nature entre série dodécaphonique et développement horizontal des blocs sonores se marque, au sein même du texte musical, par un simple détail : aux mesures 10 et 15 (c’est-à-dire aux extrémités de la section), l’ordre de succession des quatre notes constitutives du bloc diffère, alors que, à l’approche du point d’intersection des deux voix sur la note isolée si♮, la rétrogradation mélodique est stricte11. Cette variabilité de l’ordre des notes au sein du cinquième bloc n’est elle-même que la manifestation de la ‘libre description’ dont parle Boulez : aucun des deux ordres de succession, en effet, ne coïncide ici avec celui des notes de la série de départ. Sur l’ensemble de la section, le compositeur n’use de cette liberté, en vérité, que dans les deux blocs sonores les plus denses (les blocs 3 et 5) ; dans la partie vocale, il s’en tient, par ailleurs, à une simple rétrogradation [exemple 2].
11Un lien étroit s’établit par ailleurs dans le texte musical entre l’agencement des blocs sonores et un groupement en cellules rythmiques obéissant au même principe de densité variable que les premiers, et pour lequel est utilisée la même série de facteurs : 2-1-3-2-4 (sens direct) pour la voix, 4-2-3-1-2 (sens rétrograde) pour la flûte. La lecture d’« Éventuellement… » montre que l’idée d’une présentation de la ‘série de douze demi-tons’ sous la forme de blocs à densité variable (par opposition au simple déroulement des douze notes) est venue à Boulez précisément pour faire pendant à celle d’une structuration rythmique en « cellules […] déjà organisées et susceptibles d’être variées » opposée au simple traitement des durées « par unités de valeurs » :
Si nous nous tournons vers le problème de l’organisation des hauteurs, dans lequel nous n’avons considéré que des notes – équivalents de valeurs unitaires –, il est possible de penser à créer une sorte de correspondance avec les cellules rythmiques et, pour cela, d’en venir à la notion de sons complexes, ou de complexes de sons12.
12Dans l’écriture même des deux parties, l’agencement symétrique des cellules rythmiques ne se traduit cependant pas, quant à lui, par une rétrogradation stricte des valeurs de durée. Le traitement des rythmes est, bien plutôt, soumis par le compositeur au « principe de la variation et du renouvellement constant13 » : chaque cellule – une fois donné le nombre d’attaques qu’elle contient – fait l’objet d’une formulation particulière, en fonction des possibilités de ‘transmutation’ décrites et inventoriées dans « Éventuellement… ». Considérons comme unité la double croche par laquelle s’exprime la cellule de densité 1 de la partie vocale (si♮, mesure 13). Un relevé des figures rythmiques apparaissant à la flûte et à la voix permet de voir quels types de transmutations a ici appliqués Boulez : pour la cellule de densité 1 jouée par la flûte à la mesure 13, le rythme est à la fois augmenté et ‘évidé’ ; parmi les cellules de densité 2 à 4, les unes sont composées de valeurs égales obtenues par augmentation régulière (flûte, mesure 12 ; voix, fin de la mesure 14 ; voix, mesure 15) ou par transformation irrationnelle (flûte, mesure 10), les autres par augmentation irrégulière, donnant tantôt un rythme non rétrogradable (voix, mesures 13-14), tantôt des rythmes rétrogradables (flûte, mesure 11 ; voix, mesures 12-13), la dernière cellule de la flûte (mesure 14) étant, de surcroît, transformée irrationnellement, en même temps que sa seconde valeur est évidée. Il en découle que les cellules de même densité varient, à la fois, quant à leur durée globale et à leur structure interne, la symétrie de l’agencement de départ se trouvant du même coup, dans le détail de l’énoncé musical, fortement altérée14 [exemple 3].
13Dans la partie vocale, les cinq complexes de sons sont chantés en une unique respiration, formant ainsi une ligne étirée à l’extrême, incluant à la fin de la vocalise sur « (d) u » le mot « clou » lui-même (doublement prolongé : par le point d’orgue et par un signe de résonance supplémentaire)15. La différenciation interne des cellules réunies au sein de cette ligne, que soulignent, à partir de la première mise au net à l’encre, les indications de nuances, s’opère grâce à une fluctuation de leur « vitesse relative », – les unités de référence perçues (en dehors des éventuels gauchissements) étant la noire pointée, la double croche, la noire, la croche et la croche pointée. La partie de flûte est, quant à elle, traitée différemment. Dans un premier temps, elle s’apparente elle-même à une vocalise : ses trois premières cellules sont, dans une sorte d’anticipation de la partie vocale, réunies au sein d’une même ligne, jouée flatterzunge, et conduisant, par un decrescendo progressif, du quasi f de départ au mp qui est la nuance de la voix à son entrée (le départ de cette ligne, notons-le, se fait sur le ré♯ ronde de la dernière cellule de la structure précédente, ce à quoi fera pendant le fa♮ prolongé de la voix sur le mot « clou »). Au centre de la section, elle change de statut : passant à l’arrière-plan, elle n’est plus qu’une sorte d’ombre portée de la voix. On notera que le compositeur fait, dans son cas, coïncider le découpage métrique (datant lui aussi de la première mise au net à l’encre) avec les durées globales des cellules rythmiques.
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14Il importe maintenant de voir comment Boulez traite musicalement le matériau que lui fournit la succession des cinq blocs sonores : quelles relations de hauteurs (ou d’intervalles) structurent concrètement l’énoncé musical, et en déterminent, de façon vivante, la logique interne, – pour reprendre la formulation du compositeur lui-même : quels « rapports harmoniques [sous-tendent toute la pièce] aussi bien à l’intérieur de chaque ligne mélodique que dans leur rapport de l’une à l’autre16 ». Boulez ne s’est que très rarement exprimé dans ses textes sur la réalité concrète de ces rapports harmoniques17. Or l’étude de la musique même montre qu’y est mis en place – par l’écriture – un tissu complexe de relations, dont l’entrelacement « tresse » l’énoncé musical18. Dans la seule figure (anacrouse + note tenue) des mesures 10-11 de « L’Artisanat furieux », deux structures s’entrecroisent : le mouvement chromatique disjoint ré♯6-mi♮5-fa♮4 (C1), et une configuration de tons entiers dans laquelle se détache le dessin de tierces majeures do♯5-fa♮4-la♮4 (C41)19 [exemple 4a]. Le triton (redoublé) ré♯6-la♮4 s’inscrit, par ailleurs, dans une structure plus large : il compose avec le triton suivant, formé par le do♮5 de la voix – anacrouse du ré♮ – et sa propre anacrouse, le fa♯5 de la flûte, un cycle complet de tierces mineures (C30) [exemple 4b].
15Le triton fa♯5-do♮5 s’inscrit, par ailleurs, dans une seconde configuration de tritons, appartenant, cette fois, à C20 (une « modulation » s’opère donc avec lui d’une gamme par tons dans l’autre), qui aboutit, via le sol♯3 de la flûte, au ré♮4 de la mesure 13, note-accent de toute la figure [exemple 5].
16Deux autres composantes structurelles concourent à articuler la figure qui va du fa♯ au ré♮ : un nouveau dessin chromatique (parallèle au précédent et le prolongeant directement) – fa♯5-sol♮4-sol♯3 –, et le mouvement de quartes justes do♮5-sol♮4-ré♮4 [exemple 6].
17Avec le si♮3 qui marque le centre de symétrie de toute la section, et qui, dans la partie vocale, est immédiatement suivi du sol♯3 entendu juste avant à la flûte, c’est un segment de C32 qui se trouve fortement mis en relief dans le registre grave, et qui ne sera complété qu’avec la dernière note de la ligne vocale, le fa♮4 sur lequel est chanté le mot « clou » (dans le mélisme initial de la flûte – mesure 10 –, le même fa♮4, pris dans la continuité de la ligne, restait inscrit dans les configurations locales décrites plus haut). C32 joue ici un rôle structurel analogue à celui que jouait C30 dans les mesures précédentes (trois notes + une, comme on avait une note + trois : le fa♮, prolongé par le point d’orgue, faisant pendant au ré♯ initial). La fonction de C30 est, quant à elle, réévaluée : un mélisme de trois notes (fa♯4-la♮3-mi♭4) répond, à distance, au do♮5 initial (le do♮ de la flûte – interrompu – n’est, lui, qu’un simple écho, masqué par la voix) : ici encore une note + trois. L’importance relative des trois cycles est, par ailleurs, modifiée : C31, bien que présenté de la même façon qu’aux mesures 10-12 – sous la forme des deux tierces mineures sol♮4-si♭4/mi♮5-do♯5 (cette fois, donc, deux fois deux notes), disposées symétriquement –, ressort ici nettement du fait de la durée des notes, de la dynamique, et de la position dans le médium aigu20 [exemple 7].
18La registration des trois cycles concourt de façon remarquable à l’équilibre interne de la ligne vocale : une même logique y gouverne, d’une part, le placement de C31 et C32 l’un par rapport à l’autre (en position serrée, respectivement dans le médium aigu et dans le grave), et, d’autre part, la manière dont C30 (qui, dans le premier volet, était déployé « en éventail », du la♮4 au ré♯6) est lui-même ici présenté symétriquement – à l’intérieur du registre défini par les deux autres – sous la forme de deux tritons superposés21 [exemple 8].
19Significative est, enfin, la manière dont reviennent à la fin de la ligne vocale la configuration de tons entiers (C21) et, plus particulièrement, la structure de tierces majeures (C41), présentes au début de la vocalise de la flûte (voir l’exemple 4). Si les deux figures mélodiques ne sont pas isomorphes – du fait des déplacements d’octave (s) auxquels sont soumis le la♮ et le ré♯ = mi♭–, le geste est très semblable, tout en étant inversé (sont enchaînées, du grave au médium comme elles l’étaient de l’aigu au médium, les notes 1-2-4-3 : la♮3-mi♭4-do♯5-fa♮4)22 [exemple 9]. Tout le passage s’organise ainsi, à différents niveaux, selon l’idée d’une asymétrie dans la symétrie.
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20La symétrie interne du fragment que nous venons d’étudier est le reflet d’un aspect essentiel de la structure du mouvement tout entier, à savoir le fait qu’il s’articule en deux fois cinq sections disposées symétriquement : I II III IV V/V IV III II I. Chacune de ces sections comporte elle-même cinq blocs sonores conjugués avec les cinq cellules rythmiques de densité variable décrites plus haut [tableau 1].
21La succession des densités de cellules rythmiques est obtenue par la simple permutation circulaire de la « série » initiale (1-2-4-2-3). L’une des esquisses contenues dans le dossier relatif à Oubli signal lapidé, œuvre pour chœur a cappella à laquelle Boulez avait commencé de travailler quelque temps auparavant, éclaire sur la manière dont le compositeur a ici procédé. On y trouve la grille de lettres suivante, accompagnée des indications A/ ♫, B/ ♫♫, C/ ♫, D/ ♪, E/ ♫♩ :
A | B | C | D | E |
B | C | D | E | A |
C | D | E | A | B |
D | E | A | B | C |
E | A | B | C | D |
22Retranscrit en chiffres (A = deux attaques, B = quatre attaques, etc.), le carré devient :
2 | 4 | 2 | 1 | 3 |
4 | 2 | 1 | 3 | 2 |
2 | 1 | 3 | 2 | 4 |
1 | 3 | 2 | 4 | 2 |
3 | 2 | 4 | 2 | 1 |
23Il suffit de lire ce carré de droite à gauche et de bas en haut pour obtenir la succession des densités de cellules rythmiques de la première moitié du mouvement. Dans la seconde moitié, le tableau est parcouru de haut en bas, mais le sens de lecture des lignes elles-mêmes – contrairement à ce qui se passerait dans le cas d’un strict palindrome – reste, quant à lui, inchangé. Si, jusqu’au centre de la pièce, le principe de la permutation circulaire se traduisait par une progression par paliers – le premier élément de chaque forme se trouvant renvoyé à la fin de la forme suivante –, le processus est ici inversé – le dernier terme devenant terme initial –, si bien qu’à la jonction des différentes sections une même cellule rythmique apparaît toujours deux fois consécutivement.
24La même grille de chiffres est utilisée par Boulez pour opérer différents groupements au sein de sa série de hauteurs (voir l’exemple 1a). Elle lui fournit cinq ensembles de cinq blocs sonores à densité variable (comme pour les cellules rythmiques : de 1 à 4), que le compositeur a, dans une esquisse exploitée dans le cycle entier de « L’Artisanat furieux », notés l’un à la suite de l’autre sur la première portée (Μυ) d’un tableau formé de cinq colonnes désignées par les lettres grecques Αλ, Βη, Γα, Δε et Επ, les portées 2 à 5 (Νυ, Ξι, Ομ, Πι) étant, quant à elles, déduites de la première par l’application du principe de la multiplication23 [fac-similé 1].
25Ce principe, on le sait, consiste à transposer les uns sur les autres – selon une combinatoire systématique – les différents complexes de hauteurs résultant d’un groupement donné. La loi de commutativité propre à toute multiplication veut cependant que l’on applique aux objets obtenus par le simple report des blocs sonores les uns sur les autres des facteurs de transposition supplémentaires, garantissant que « a transposé sur b = b transposé sur a » : ces facteurs sont donnés par l’intervalle que forment, dans chacun des groupements, les notes les plus graves des différents blocs sonores24. L’exemple 10 montre les étapes de cette opération pour les blocs sonores de la colonne Επ (le même principe d’engendrement valant aussi bien pour les autres colonnes) :
26On obtient de la sorte, de part et d’autre de la diagonale partant du bloc situé en haut à gauche, des blocs non seulement isomorphes – comme dans le cas des formes non transposées –, mais identiques (c’est-à-dire composés des mêmes notes) : bc (Νυ-3) = cb (Ξι-2), bd (Νυ-4) = db (Ομ-2), etc.25 [exemple 11].
27Boulez, toutefois, n’exploite pas dans « L’Artisanat furieux » l’ensemble des possibilités que lui offre la table de multiplications ainsi obtenue. Il limite en effet son choix aux lignes 2 (Νυ) et 4 (Ομ). Cette sélection n’est pas arbitraire : elle se fonde, nous le verrons, sur les incidences particulières, dans certaines formes de Μυ, de la multiplication des différents complexes de hauteurs par les complexes situés en position 2 et 4 (b, d), et en particulier de la multiplication des complexes 2 et 4 eux-mêmes par eux-mêmes et entre eux (bb, dd/bd, db). Il suffira de signaler ici le statut particulier, à cet égard, de la forme Μυ Επ, dans laquelle figurent, en position 2 et 4, deux tierces mineures à distance de triton (si♭-do♯, mi♮ -sol♮), d’où il résulte qu’à l’identité des blocs sonores déjà relevée dans l’exemple 9 – bd (Νυ-4) = db (Ομ-2) – s’ajoute symétriquement, dans ce cas précis, celle des complexes de sons multipliés par eux-mêmes : bb (Νυ-2) = dd (Ομ-4)26. Cette caractéristique de la forme Μυ Επ, notons-le, découle elle-même d’une particularité structurelle de la série de base que seul fait ressortir le groupement qui lui est propre (3-2-4-2-1)27 [exemple 12].
28Le principe de symétrie qui régit l’agencement des champs de cellules rythmiques – voir le tableau 1 – détermine également l’ordre de succession, dans la pièce, des ensembles de blocs sonores : la ligne Νυ est lue de gauche à droite (mesures 1-26), la ligne Ομ de droite à gauche (mesures 27-48). Comme pour les cellules rythmiques, le sens de lecture au sein même des ensembles de blocs sonores reste, lui, inchangé. Pour comprendre la manière dont est conçue, dans « L’Artisanat furieux », l’interaction des deux dimensions (rythmes/complexes de hauteurs), il nous faut reconsidérer le carré de chiffres utilisé pour la détermination des densités, aussi bien des cellules rythmiques que des blocs sonores tirés de la série de base (voir le tableau 3). Nous avons vu que ce carré était lu de haut en bas et de gauche à droite pour les blocs sonores, de bas en haut et de droite à gauche pour les cellules rythmiques. Un canon de densités par mouvement rétrograde se met ainsi en place entre blocs sonores et cellules rythmiques [exemple 13].
29Cette disposition adoptée pour la ligne initiale est ensuite étendue à Νυ et à Ομ, si bien qu’à chaque bloc sonore de même rang, à l’intérieur d’une colonne donnée, correspond toujours une même cellule rythmique. La multiplication qui est ici appliquée aux sonorités de départ modifie la densité des blocs sonores proportionnellement à celle des « blocs multiplicateurs » : la proportion est, respectivement, de 1 à 4 et de 1 à 1 pour Αλ, de 1 à 2 et de 1 à 3 pour Βη, de 1 à 1 et de 1 à 2 pour Γα, de 1 à 3 et de 1 à 4 pour Δε, et de deux fois 1 à 2 pour Επ. La suppression des notes apparaissant plus d’une fois dans un même bloc lors de la multiplication affecte, cependant, la densité réelle des blocs sonores, conduisant à un écrasement plus ou moins sensible, voire à une franche altération des courbes de densité originelles28 [exemple 14]. La colonne Επ constitue, à cet égard encore, un cas spécifique : les deux sonorités utilisées pour la multiplication y sont en effet, non seulement de même densité, mais également de même structure, ce qui entraîne une stricte identité des blocs du point de vue de leur densité et de leur constitution interne.
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30Considérons à présent le passage central de la pièce correspondant aux deux lignes de la colonne Επ : Νυ (mesures 22-26 = V1) et Ομ (mesures 27-30/1 = V2). Outre le fait que les mêmes cellules sont systématiquement variées selon les techniques mentionnées plus haut (E, par exemple, fait l’objet d’une augmentation régulière dans Ομ, irrégulière – donnant un rythme non rétrogradable – dans Νυ), la relation entre densité des cellules rythmiques et densité des blocs sonores cesse, du fait de la multiplication sonore, d’être ici univoque, comme elle l’était aux mesures 10-15 : si une coïncidence terme à terme s’observe encore dans le cas de la cellule A (deux attaques pour un bloc sonore de deux sons), la densité des blocs sonores est, dans les autres cas, tantôt supérieure, tantôt inférieure à celle des cellules rythmiques. Les notes surnuméraires sont traitées de trois manières différentes : elles prennent la forme de petites notes (cellules E, D, C), de subdivisions des durées constitutives (cellule C), ou encore d’une note tenue rattachée à la cellule précédente (cellule E dans Ομ) ; ce dernier procédé est également utilisé pour pallier, à l’inverse, le nombre insuffisant de notes requis pour la cellule B [exemple 15].
31On sait que les blocs sonores de Νυ et de Ομ, dans la colonne Επ, procèdent de la multiplication des sonorités de la forme de départ (Μυ) par les deux tierces mineures situées aux positions 2 et 4 de cette forme – tierces mineures séparées par un intervalle de triton, d’où il s’ensuit que le second ensemble de blocs sonores est l’exacte transposition au triton du premier. L’effet direct de cette multiplication est de faire apparaître à nu dans les deux lignes, aux mêmes positions, deux structures de tierces mineures complémentaires, appartenant à C30. Dans le texte musical lui-même, un rapport étroit se crée à distance, de part et d’autre du point d’orgue central, entre les deux mélismes (x, x’) par lesquels sont décrits, aux mesures 23 et 28, les blocs Νυ-2 et Ομ-2 [exemple 16] : le même geste mélodique (une valeur longue précédée de deux petites notes en anacrouse) est, dans les deux cas, nettement isolé de ce qui précède, la première fois par une simple respiration (qui marque une césure au sein même de la vocalise sur la fin du mot « panier »), la seconde fois par un silence « composé » (résultant de l’‘évidement’ de la cellule rythmique).
32Les deux autres mélismes – y (mesure 25) et z (mesures 29-30) – sont traités différemment : ils ont certes en commun les deux rythmes irrationnels 5 : 6/5 : 4, et comportent l’un et l’autre une anacrouse d’une note (respectivement fa♯ et la♮) ; toutefois, alors que y s’inscrit au sein de la longue ligne vocale commencée avec x et renvoie explicitement à ce premier geste mélodique – le même triton do♮4-fa♯4 (en valeurs brèves) précède, dans les deux cas, l’une des deux notes du triton complémentaire, d’abord la♮3, puis mi♭4 (C30 étant présenté ici en position serrée dans le registre grave de la voix) –, z marque le départ d’une nouvelle ligne vocale (sur les mots « Et chevaux »), et le lien avec x’ est rendu moins apparent du fait, à la fois, du changement de registre du do♮, et surtout de l’interversion du fa♯ et du sol♯ (relevant structurellement du rythme suivant), qui a pour conséquence de faire ressortir la configuration de tons entiers sol♯4-do♮5-si♭5 (flûte) – dont les deux premières notes sont aussitôt réénoncées simultanément (sol♯4 à la flûte, do♮5 à la voix) –, la fin de la ligne vocale (« de labours ») restant tout entière inscrite dans C2029. Si une connexion s’établit, c’est bien plutôt entre x’ et y : l’illusion d’un palindrome vient un instant, en interférant avec elle, troubler la perception du parallélisme instauré par l’écriture, non seulement (on vient de le voir) entre x et x’, mais, du fait de la parenté rythmique qui lie également les figures des mesures 22 et 27, entre le début même des deux sections [exemple 17].
33Les structures de tierces mineures apparues aux positions 2 et 4 de Νυ Επ et Ομ Επ ne sont qu’un élément du réseau de relations extrêmement dense qui se tisse entre les différents complexes sonores de ces deux ensembles, et qui tient à la présence de tierces mineures également au sein des blocs 1 et 3 de Μυ Επ (respectivement ré♮-fa♮ et la♮-si♮/la♮-do♮. La multiplication de ces blocs par les blocs 2 et 4 se traduit ainsi par une prolifération de structures de tierces mineures30. Les facteurs de transposition appliqués lors de la multiplication ont en outre pour effet que les deux blocs 3 (exacte transposition au triton l’un de l’autre) sont identiques aux blocs 1 + 5 de l’autre ensemble [exemple 18].
34Les structures de tierces mineures constitutives de ces différents agrégats appartenant toutes, soit à C31, soit à C32 (C30 se déployant, de son côté, dans Νυ-2 = Ομ-4/Νυ-4 = Ομ-2), les collections de hauteurs auxquelles ils se ramènent s’inscrivent ipso facto dans une même gamme octotonique (C31,2), ou, en d’autres termes, dans la même transposition – l’une des trois possibles – du deuxième des « modes à transpositions limitées » de Messiaen31 [exemple 19]. Si bien que, si l’on considère l’unité globale formée par les deux sections V, les segments de C30 présentés par x, y et x’ constituent autant d’« incises » à l’intérieur de dessins mélodiques inscrits dans cette unique gamme, les deux notes de Νυ-5 se rattachant au bloc suivant (Ομ-1) pour former un nouveau complexe de six notes (délimité, lui, par les tons entiers ré♮-mi♮/la♭-si♭)32.
35Il est frappant de noter que, dans sa table, Boulez – se conformant à la graphie des sonorités de Μυ – écrit différemment les mêmes complexes de hauteurs, faisant ressortir, dans l’un, les structures de tierces mineures (Νυ-1, Ομ-1), dans l’autre, les structures de tons entiers auxquelles ils peuvent également être ramenés, segments des deux tétracordes [0,2,6,8] inscrits dans l’échelle octotonique (Νυ-3, Ομ-3). Or la manière dont les agrégats sont développés horizontalement dans les parties d’alto et de flûte confirme, pour l’essentiel, cette interprétation : le mélisme de la voix qu’encadrent les segments de C30 exposés dans x et y (mesures 23-25) fait clairement entendre, par contraste, les dessins de tons entiers si♮4-fa♮4-sol♮4 puis [mi♮5]-si♭3-sol♯3 inscrits dans Νυ-3 – l’articulation rythmique ôtant beaucoup de sa prégnance au segment de C31 exprimé, au centre, sous forme de sixtes majeures (mi♮5-sol♮4-si♭3) –, tout comme, parallèlement, le dessin de triolets de la flûte, mesure 29, enchaîne explicitement les deux segments de tons entiers de Ομ-3 fa♮5-do♯4-si♮4/ré♮5-mi♮4-si♭5 – au travers desquels passent, il est vrai, les configurations de C32 (fa♮5-si♮4-ré♮5) et de C31 (do♯4-mi♮4-si♭5)33. À l’inverse, ce sont bien les segments de C32 et de C31 constitutifs de Νυ-1 qui sont mis en relief à la mesure 22, sous la forme de deux figures isomorphes : (fa♮3 [appartenant au complexe sonore précédent, Νυ Δε-5])-si♮3-ré♮4 et do♯5-mi♮4-si♭4 (le mélisme suivant – Νυ-2 – s’inscrivant dans la même logique). À la mesure 27, Boulez évite pour Ομ-1 le strict parallélisme, préférant, on l’a vu, souligner la parenté entre les cellules rythmiques : les deux structures de hauteurs isomorphes sont ici dissociées, la tierce mineure fa♮5-la♭5 s’affirmant harmoniquement (dans le prolongement du mélisme de la voix sur ré♮5-fa♮5) au milieu de l’intervalle excessivement distendu formé par le mi♮6 et le sol♮3 de la flûte (toute la structure, à partir du fa♮, est jouée ff, senza diminuendo) [exemple 20].
36La prédominance de tel ou tel type de configuration s’établit, à plusieurs reprises, à la faveur de l’enchaînement même des blocs : à la jonction des blocs 2-3 et 3-4 (mesures 23-25) se forment ainsi des tétracordes [0,2,4,6] – la♮3-si♮4-fa♮4-sol♮4 puis si♭3-sol♯3-fa♯4-do♮4 –, étrangers à l’échelle octotonique, qui, en affirmant la présence des deux gammes par tons, renforcent le sentiment de « modulation » de l’une dans l’autre, modulation à la faveur de laquelle se rétablit précisément C30 (Νυ-4) ; aux mesures 26-27, l’enchaînement de Νυ-5 et de Ομ-1 permet à Boulez de faire ressortir le tétracorde de tons entiers [0,2,6,8] (C20) contenu de façon complète dans le segment de la gamme C31,2 ici déployé (voir l’exemple 20)34. La réalisation des deux derniers blocs (Ομ-4 et Ομ-5) est pensée, quant à elle, en fonction du complexe sonore suivant, le bloc 1 de la colonne Δε, où prédomine la structure de tierces majeures C40 : l’interversion du fa♯ et du sol♯, déjà mentionnée, entraîne ici la disparition des tierces mineures successives au profit d’une vaste configuration de tons entiers (C20).
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37Dans l’économie du mouvement, ce sont les deux sections puisant leur matière dans la colonne Βη – c’est-à-dire les sections II : mesures 6-9 (II1) et 38-42/1 (II2), où le texte est particulièrement présent (« La roulotte rouge au bord [du clou] »/« Je rêve la tête sur la [pointe] ») – qui, par rapport à la double section centrale (V), offrent, du point de vue des configurations de hauteurs, la situation la plus contrastée. La raison en est que les groupements opérés dans la forme Μυ privilégient ici les rapports de septième majeure (blocs 1, 2 et 5), le bloc 4 étant formé, quant à lui, d’un cycle de tierces majeures (C40). Si la multiplication de Μυ-2 par Μυ-1 engendre un simple segment chromatique de six notes (de la♮ à ré♮ : Νυ-1), celle de Μυ-4 par Μυ-1 produit un agrégat de neuf notes constitué de trois cycles de tierces majeures – sur mi♭-mi♮-fa♮= C40,1,3 (Ομ-1) –, qui n’est autre, cette fois, que l’une des quatre transpositions du « mode 3 » de Messiaen35. Quant à la multiplication de Μυ-4 par Μυ-2 (Νυ-4) – et symétriquement celle de Μυ-2 par Μυ-4 (Ομ-2) –, elle génère deux cycles de tierces majeures, sorte de « mode 3 » défectif [0,1,4,5,8,9]. Le bloc Μυ-5 étant lui-même une transposition à la tierce majeure de Μυ-2, la collection de hauteurs qui résulte de la multiplication de Μυ-4 par Μυ-5 (Ομ-5) est identique à celle de Ομ-2 [exemples 21 et 22].
38On pourrait considérer qu’à l’exception du bloc 4 (C42) toute la ligne Ομ s’inscrit ici dans la même gamme de neuf notes : d’abord complète (C40,1,3 : Ομ-1), puis réduite à six notes (C40,1 : Ομ-2) et à trois (C43 : Ομ-3), mais en sorte que la somme des deux (Ομ-2 + Ομ-3) redonne la gamme complète, avec, pour finir, Ομ-5 = Ομ-2. Toutefois, la « modulation » que constitue le passage à C42 (Ομ-4) invite à considérer Ομ-4 et Ομ-5, en bloc, comme formant une autre transposition du « mode 3 », la gamme C40,1,2. L’articulation même du texte musical s’effectue précisément selon cette logique, la première unité (« Je rêve la tête ») – après le point d’orgue – étant nettement séparée de la suivante (« sur la pointe ») par une respiration.
39Si, dans la réalisation musicale, les configurations de tierces mineures de Επ sont particulièrement mises en relief dans la section V1, on entend clairement ressortir dans la section II2, par une sorte de symétrie dans l’asymétrie, l’atmosphère harmonique induite par les structures de tierces majeures d’Ομ Βη. Ces structures sont présentées à découvert aux mesures 40 et 41/1 (Ομ-3 et Ομ-4), sur les mots « tê-te/sur » : si♮4-mi♭5-sol♮4/fa♯3-ré♮4-si♭3 (la seconde figure étant, du point de vue des intervalles, l’exact rétrograde de la première, une neuvième mineure en dessous). Les deux cycles de tierces majeures de Ομ-5, exposés symétriquement – en position serrée – autour de la dyade sol♯4-la♮4 (exprimée par un trille), jouent également un rôle structurant dans l’énoncé musical, le passage de C42 (Ομ-4) à C41 se faisant par le biais d’une tierce mineure (si♭3-do♯4), celui de C41 à C40 (au sein d’Ομ-5) par celui d’une quinte juste (fa♮4-do♮5).
40Aux mesures 38-39, les relations de tierces majeures émergent peu à peu de l’ombre : si C40 ressort distinctement dans la ligne vocale (do♮4-mi♮4-la♭4), C41 n’est donné à entendre que fugitivement (la♮3-fa♮4 à la voix/do♯6 tenu à la flûte), et C43 – qui s’épanouira à la fin du segment (mesure 40) – passe, au départ, inaperçu au sein du déploiement de la gamme C21 tout entière – sous la forme de trois tritons successifs : si♮4-fa♮4/mi♭4-la♮3 + sol♮3-do♯6 (projection dans l’aigu du do♯3, évidemment impossible, qui aurait à la fois prolongé et parachevé la ligne descendante) –, tandis que transparaissent trois structures de tierces mineures (fa♮4-sol♯4-si♮4 – que l’on retrouvera aux mesures 39-40 –/la♮3-do♮4-mi♭4/sol♮3-mi♮4-do♯6), et que, mélodiquement, passe au premier plan – sur le mot « rêve » – la triade sol♮3-do♮4-mi♮4 [exemple 23].
41D’autres triades se forment au cours du passage : le double accord parfait brisé (majeur/mineur) la♮3-do♮4-fa♮4-la♭4 d’abord, et plus discrètement, à la jonction d’Ομ-2 et d’Ομ-3, la figure la♭4-si♮ (= do♭)4-mi♭536. Le la♭4 (détimbré) de la voix renvoie, par ailleurs, au sol♯4 joué au départ par la flûte, composant avec les deux notes tenues au centre de toute la structure (mi♮4-do♯6) un autre « accord parfait » encore, qui enserre cette dernière37. La configuration, symétrique cette fois, fa♮4-sol♯4-la♮4-do♮5 coexiste dans le développement d’Ομ-5 avec les structures de tierces majeures déjà mentionnées, et l’on y entend également, faisant l’enchaînement avec la section suivante (le la♮ étant commun aux deux complexes sonores), la triade la♮4-do♮5-mi♮538.
42L’examen de la section II1 permet de voir comment Boulez traite, à l’inverse, un matériau de hauteurs presque neutre : tous les blocs sonores, à l’exception de Νυ-4 (C40,1), se ramènent en effet ici à des collections chromatiques – de deux (Νυ-3), trois (Νυ-2, Νυ-5) et six notes (Νυ-1) –, la somme des trois premiers blocs donnant, quant à elle, un segment chromatique continu de dix notes : en partant de la note supérieure, ré♮ → la♮ (Νυ-1) + sol♯ → fa♯ (Νυ-2) + fa♯ (Νυ-3)39. On note, d’entrée de jeu, le rôle dévolu dans le passage aux dessins de tons entiers : la longue ligne mélodique sur laquelle l’alto chante « La roulotte rouge » fait alterner de façon régulière des mélismes appartenant à C20 et à C21 : ré♮4-si♭4-do♮5/(si♮5)-la♮4-do♯4, sol♯4-fa♯4/sol♮3-fa♮4, et finalement sol♯4/la♮3 ; retentit alors l’unique structure de « tierces majeures » retenue de Νυ-4 : la♯3-do♯5-fa♮4 = C4140 (le do♮ de C40 est purement et simplement omis), à laquelle s’enchaîne, toujours selon la même logique, la neuvième majeure mi♮5-ré♮4 (C20), qui fait revenir la note initiale de tout le dessin. Des figures isomorphes se créent ainsi, à distance, entre les notes tenues de la mélodie : dans le grave do♯4-sol♮3-la♮3 (mesures 6, 7, 8), dans le médium do♮5-sol♯4-ré♮4 (mesures 6, 8, 9), ce dernier triton étant particulièrement mis en relief par le rythme41 [exemple 24a/b]. Toutefois, c’est ici un faisceau de relations chromatiques qui assure, pour l’essentiel, l’articulation de l’énoncé musical. La configuration diatonique, quasi cadentielle, dans laquelle vient s’inscrire le ré♮ final – sol♮3-la♮3-ré♮4 (mesures 7, 8, 9) – se forme elle-même à la rencontre de deux mouvements chromatiques disjoints dont l’un enserre l’autre : si♮5 (flûte)-do♮5-do#4 (mesure 6) → do#5-ré♮4 (mesures 8-9) d’une part, et d’autre part, au centre, fa♯4-sol♮3 (mesure 7) /sol♯4-la♮3 (mesure 8), – au premier dessin venant répondre symétriquement, in fine, la figure ascendante fa♮4-mi♮5 (voix)-ré♯6 (flûte)42 [exemple 24c]. Un autre élément de cohésion agit, par ailleurs, de façon plus latente : à savoir le tissu de relations au sein duquel s’entrecroisent, en raison de la registration, plusieurs structures de tierces mineures (du grave à l’aigu : C32, C30, et C31) et de tierces majeures (C42, C40) [exemple 24d].
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43On comprend, à la lumière de ces analyses, ce que le compositeur a à l’esprit lorsque, parlant de la ‘liberté de description’ des blocs sonores, il insiste sur la qualité de la ‘courbe’ qu’elle lui permet d’obtenir dans la mise en relation des objets entre eux :
Cet objet, vous pouvez le décrire horizontalement dans l’ordre qui, au moment même où vous l’emploierez, vous semblera le mieux s’adapter à la situation où il se trouve, entre deux objets de même nature, par exemple : la continuité mélodique de l’un à l’autre de ces objets ainsi décrits donnera une courbe qui n’aura pu naître que par la liberté assurant la meilleure transition, donnant le sens le plus fort à la jonction. Sans cette possibilité d’ajustement à la circonstance, les deux courbes se seraient affrontées sans se compléter, le sens en aurait été amoindri ou annihilé43.
44Cette liberté de description, toutefois, ne fait pas que servir la ‘continuité logique’ au sein de chaque section (grâce à une exploration à la fois réfléchie et « sensible » des blocs successifs d’une même colonne) : elle offre aussi le moyen de relier – par la mise en relation de toutes les colonnes de la table – les différentes sections entre elles, et, par là, d’atteindre au niveau le plus élevé – celui de la composition tout entière – à la ‘logique profonde de l’enchaînement’ qu’invoque à un autre endroit Boulez44.
45Considérons l’enchaînement des sections II1 à V1, c’est-à-dire toute l’unité qui va de l’entrée de la voix jusqu’au centre du mouvement [exemple 25]. Un rôle essentiel y est dévolu, dans la structuration de l’énoncé musical, aux deux cycles C32 et C41, entrecroisés, avec le fa♮ comme note-pivot. Cet entrecroisement est particulièrement remarquable aux mesures 8-9, où le fa♮4 est enserré, à la fois, par deux tierces mineures (C32 : ré♮4-fa♮4-sol♯4) et par deux sixtes mineures (C41 : la♮3-fa♮4-do♯5)45. Si, aux mesures 10-11, C32 est absent de la constellation d’intervalles dans laquelle réapparaît le fa♮4 (on notera la disposition resserrée ici de C41 : fa♮4-la♮4-do♯5), les deux structures sont de nouveau entrelacées aux mesures 15-16, où, alors même que n’est donnée dans Γα-5 que la tierce majeure do♯-fa♮, la connexion établie par Boulez entre ce bloc et le premier de la section suivante (Δε-1) lui permet de faire ressortir avec un relief particulier – par-delà la répétition, en écho, du mélisme fa♮4-do♯5, et telle un écho elle-même, à distance, des mesures 8-9 – la tierce fa♮4-ré♮4, comme élément de C32. De son côté, le la♮ de Γα-4, sur lequel venait se reposer, à la mesure 11, le mélisme initial de la flûte (partant du ré♯6), est ici – en tant que composante de C41 – « relativisé », du fait, à la fois, de la manière différente dont est décrit Γα-5 – conduisant à son inscription dans le segment continu de C30 qu’isole du même coup le compositeur – et de sa position dans le registre grave (la♮3), au début de la longue anacrouse qui aboutit, sur fa♮4, au mot « clou » (voir déjà l’exemple 9).
46Il faut attendre, ensuite, l’extrême fin de la section IV1 pour réentendre le fa♮, entonné, cette fois, dans l’extrême grave du registre : ce sera la seule occurrence du fa♮3 dans le mouvement et, en même temps, sa note la plus grave. Ce fa♮3 appartient au dessin mélodique de tierce majeure (la♮3-fa♮3) sur lequel est chanté le mot « panier », et ce retour de C41 est d’autant plus frappant que s’est établie depuis le début de la mesure 20 (sur toute la durée du syntagme « cadavre dans le ») une forte prégnance du segment de C20 – dans le médium – {4,6,8,10}. L’essentiel, toutefois, est ici que Boulez fasse du fa♮3 le point de départ d’une longue vocalise (sur « er »), qui, on l’a vu, s’étendra sur toute la section suivante. À la jonction de Δε et d’Επ, le fa♮ est alors incorporé au segment de C32 présent dans Επ-1, dont le compositeur fait le premier élément de la description du bloc. Le do♯ également contenu dans ce bloc, et qui aurait pu être rattaché directement au la♮3-fa♮3, est – conformément à la logique qui régit, en profondeur, toute la colonne – interprété à son tour comme l’élément d’un nouveau segment de tierces mineures ; la façon dont il est mis en relief au sein du mélisme lui permet, toutefois, de garder sa valeur également comme composante de C41. Une fois encore, donc, les deux structures harmoniques sont ici étroitement imbriquées l’une dans l’autre. Pour la dernière fois, cependant. Car les deux fa♮ qui reviennent ensuite, suivant un mouvement ascensionnel (du fa♮3 au fa♮5), s’inscrivent, séparément, le premier dans une configuration de tons entiers {5,7,9,11} – où ne demeure de C41 que la sixte la♮3-fa♮4 –, et le second dans le mouvement mélodique de tierce ré♮5-fa♮5, par laquelle s’accomplit la translation dans l’aigu de C32 engagée au centre de V1 avec le si♮4-fa♮4 de la mesure 23.
47À la jonction des colonnes (et donc des sections) se forme par ailleurs, tout au long de l’unité, une collection chromatique remplissant exactement – selon un principe de ‘complémentarité46’ – la tierce do♯-fa♮, c’est-à-dire l’une des composantes de C41 (= C1 {1 → 5}). Aux mesures 8-10, cette collection est présente deux fois : Boulez la décrit comme un double mouvement se réfléchissant (de manière gauchie) de part et d’autre du ré♮-ré♯ de Βη-5 : do♯5 → ré♮4 (voix) → do♯5 (flûte)/fa♮4 → mi♮5 (voix) → ré♯6 → mi♮5 → fa♮4 (flûte) [exemple 26a]. Aux mesures 15-16, les deux dessins sont dissociés, tandis que le do♯5-ré♮4 de la flûte (mesure 16) est prolongé par le mi♭5-mi♮4 de la voix (mesures 17-18) [exemple 26b]. Aux mesures 21-22, deux mouvements chromatiques se détachent du mi♮4 de la voix : l’un conduit au fa♮3, l’autre au do♯5 [exemple 26c] ; la ‘liberté de description’ est poussée à sa limite ici par le compositeur, qui prélève, à la mesure 21, le mi♮4 et le fa♮3 de la voix sur Δε-5 et le mi♭5 de la flûte sur Δε-4 (les deux blocs étant, à cet endroit, superposés), et, à la mesure suivante, le ré♮4-do♯5 de la voix sur Επ−1.
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48L’entrecroisement de C32 et de C41 (avec le fa♮ comme note commune), joue, en vérité, un rôle déterminant dès le début de la pièce, dans les constellations d’intervalles qui donnent au solo de flûte initial (I1) sa physionomie si particulière [exemple 27a]. La première grande unité mélodique de ce solo – son « antécédent » – (mesures 1-2) tire son matériau des deux premiers blocs d’Αλ Νυ, qui, considérés en tant que pitch-class sets, ne sont autres que deux collections chromatiques (de sept et de neuf notes) donnant, réunies, le total chromatique – quatre notes y étant redoublées (la♭, la♮, si♭, si♮). Le champ harmonique construit à partir de là par le compositeur analyse ce total chromatique – conformément au principe déjà adopté pour l’écriture des blocs dans la table – selon les deux cycles de tons entiers, distribués de part et d’autre de C32 (en position serrée) – C20 dans le grave, C21 dans l’aigu –, le fa♮5 jouant déjà ici le rôle de note-pivot, en tant que limite supérieure de C32 et limite inférieure de C41 [exemple 27b]. Dans la réalisation musicale – où alternent, selon une logique de « modulation », des segments mélodiques appartenant à l’une et à l’autre des deux gammes par tons : d’abord C21 puis C20, et retour à C21 (on notera le rôle de la structure de tritons C64,5 dans cet agencement) –, le fa♮5 est nettement mis en relief par le rythme : Boulez en fait la « note-accent » de toute la figure. Le rôle structurant de C32, dans la vaste anacrouse qui mène à lui, est manifeste, avec, d’abord, si♮4 et ré♮5 comme notes initiales des deux premiers dessins de tons entiers, puis le triton ré♮5-la♭4 (cette dernière note étant elle-même répétée autour du si♭3 qui sert de trait d’union entre les deux blocs, en même temps qu’elle assure à son tour – symétriquement au fa♮5 – la fonction de pivot à l’intérieur du champ harmonique : comme limite inférieure de C32 et limite supérieure de C40), enfin le mouvement mélodique de quinte diminuée par lequel est atteint le fa♮5. Ce fa♮5, par ailleurs, vient compléter l’élément de C41 mis en avant d’entrée de jeu dans l’aigu (do♯6-la♮5), et le second la♮5, dans la désinence, sert de tremplin, à partir du fa♮5, vers le sol♮6 – note la plus aiguë de toute la pièce.
49Dans l’unité mélodique des deux mesures suivantes, correspondant aux blocs Νυ-3 et Νυ-4 – formés, quant à eux, de deux collections de type [0,1,3,4], à savoir {2,3,5,6,8,9} et {1,2,4,5} –, le compositeur place aux extrémités du mélisme les deux tierces majeures constitutives de C41 la♮5-fa♮5 et fa♮5-do♯5 – intervalles cadres, respectivement, du segment supérieur de Νυ-3 et de Νυ-4 –, qu’il fait suivre (pour la première) et précéder (pour la seconde) de la seconde majeure « interne » (appartenant à l’autre cycle : fa♯4-la♭4/ré♮6-mi♮6)47, et cela selon une disposition symétrique autour du fa♮5 (voir la partie centrale de l’exemple 27b) ; le mi♭5, quant à lui, achève de remplir « chromatiquement » la tierce fa♮5-do♯5 (on a mis en évidence, dans l’exemple 27c, les deux mouvements chromatiques disjoints qui partent de cette note), le sol♮6 sur lequel se suspend l’unité précédente remplissant une fonction analogue par rapport à la tierce la♮5-fa♮5. Du point de vue de C32, fa♮5 s’inscrit ici au centre du triton redoublé la♭4-ré♮6, cette dernière note étant particulièrement mise en relief au sein du mélisme (où elle joue à son tour le rôle de note-accent). La dernière figure du solo de flûte (mesure 5) confirme l’importance de C32 : la ligne mélodique, repartant du ré♮6, s’y pose finalement sur le si♮5.
50Dans cette dernière figure, toutefois, la « quinte augmentée » mi♭5-si♮5 (élément d’une configuration de tons entiers {9,11,1,3} déployée en éventail à partir du do♯5, et dont le dessin de doubles croches en quintolet n’est autre que le reflet chromatique) fait venir au premier plan une autre structure de tierces majeures (C43), dont on se rend compte a posteriori qu’elle participait depuis le début à l’articulation du solo de flûte : son « antécédent » partait en effet de si♮4 pour aboutir à sol♮6, et cette note elle-même s’inscrivait à l’intérieur d’un segment de C21 {3,5,7,9,11} dont les notes extrêmes étaient données à entendre, juste avant la note-accent fa♮5, sous la forme de la tierce majeure mi♭5-si♮4. Dans la trame ainsi formée par la double imbrication de C32 avec C41 et avec C43 (avec fa♮et si♮ comme notes-pivots), le mi♭5 de la mesure 3 apparaît investi, en plus du rôle qui lui a déjà été reconnu, de la fonction de relais entre l’« antécédent » et la fin du « conséquent ».
51Dans le passage « symétrique » du second volet (III2, II2, I2), la prégnance de C32, à l’inverse, n’est plus que locale [exemple 28a]. Emblématique est, à cet égard, la présentation pure du cycle à la jonction de III2 et de II2 sous la forme de deux tritons en position serrée : ré♮5-sol♯4 (flûte)/si♮4-fa♮4 (voix). Tout comme II2, on l’a vu, est dominé par des structures de tierces majeures, III2 abonde de nouveau en tierces mineures, du fait que c’est ici cet intervalle (Γα Μυ-4) qui se trouve reporté sur les notes des différentes ‘sonorités’ de Γα Μυ. Boulez semble, de surcroît, avoir délibérément recherché dans cette section une couleur « octotonique ». Il est remarquable, déjà, que le mélisme de la voix sur « cheval », non seulement relie les blocs 1 et 2, qui, réunis, forment un segment de cinq notes de C30,1, mais que lui soient également rattachées les deux notes de Ομ-3 qui appartiennent précisément à cette gamme (mi♭, fa♯), le mi♭4, note initiale du solo de flûte, venant compléter le dessin de tierces mineures descendantes do♮5-la♮4-fa♯4 qui s’est formé dans la ligne vocale. Mais surtout : alors que le dernier bloc (Ομ-5) contient un segment chromatique de six notes (de si♭ à mi♭), le compositeur, dès la première mise au net à l’encre, substitue au mi♭ (encore présent dans le manuscrit au crayon) un mi♮, ce qui a pour effet d’inscrire tout le solo de flûte, à partir de sa première note « réelle » (ré♮5), dans C31,2, seul le do♮4 restant étranger à cette gamme (la note vient se greffer, à la fin du trait, sur la structure de tons entiers – appartenant à C31,2 – C62,4 = [0,2,4,8]) [exemple 28b]. Outre la « septième diminuée » (C32) située à la jonction même de III2 et de II2, deux autres configurations d’intervalles concourent à établir une connexion particulièrement étroite entre les deux sections : 1) la structure de tierces majeures do♮4-mi♮4-sol♯4/la♭4 (C40) – prélevée à la fois sur le bloc Γα Ομ-5 modifié (avec mi♮ au lieu de mi♭) et sur les deux premiers blocs de Βη Ομ48 –, qui, par sa permanence, assure une continuité de la mesure 37 à la mesure 39, et 2) la structure de tritons [0,2,6,8], présente sous deux formes (si♭3-mi♮4-sol♯4-ré♮5 et la♮3-mi♭4-fa♮4-si♮4) de part et d’autre du point d’orgue49, – le passage de C62,4 à C63,5 entraînant, quant à lui, une modulation de C20 dans C21. On notera, enfin, que la présentation « pure » de C42 à la mesure 41 (juste après la respiration) renvoie elle-même au début de III2, où le fa♯4 s’inscrivait à la fois dans C30 et (avec le ré♮5 de la flûte) dans C42.
***
52Dans l’économie générale du mouvement, la section I2 assume simultanément plusieurs fonctions. Elle est, d’abord, une sorte de « double » de la section III1 : comme elle, elle procède d’une série de blocs sonores limitée aux douze notes du total chromatique (Αλ Ομ n’étant autre que la transposition au triton de Γα Νυ), et elle présente la succession de ces cinq blocs, en la dédoublant, sous la forme d’un palindrome, dans lequel flûte et voix, toutefois, sont ici étroitement imbriquées (il n’y a plus à proprement parler de canon) [exemple 29]. En même temps, elle fait pendant, de manière pour ainsi dire négative, au solo de flûte initial, où était au contraire démultiplié, du fait de la densité et de la structure des blocs sonores résultant de la multiplication des ‘sonorités’ d’Αλ Μυ par la deuxième d’entre elles, le total chromatique.
53De la trame formée dans I1 par l’entrecroisement de C32 et des deux structures de tierces majeures C41 et C43 ne demeurent, dans I2, que des vestiges. Le si♮3, point de rencontre des deux « voix » ici comme dans III1 (dans les deux cas, il s’agit de la note isolée du bloc de densité 1), n’a plus guère de relation avec les autres notes de C32 : tout comme, au centre du palindrome, la quinte diminuée sol♯4-ré♮5 elle-même, il s’inscrit, aux deux endroits (symétriques) où il apparaît, dans une configuration de tons entiers, en l’occurrence la structure de tierces majeures C43 (si♮3-mi♭4-sol♮4), à laquelle s’ajoute le la♮ (la♮4 au départ de la section, haussé d’une octave à son terme) ; mais la note est également placée au centre d’un mouvement chromatique qui, dans les dernières mesures, acquiert un relief particulier du fait de la translation vers l’aigu de la septième majeure si♭-la♮ ([ré♮5]-do♯6-do♮5-si♮3-si♭4-la♮5), et de la manière dont la voix s’efface, une fois atteint le si♭4, devant la flûte (comme si elle se muait en cet instrument), dont le dernier mélisme (joué flatterzunge, pp sans nuances) se suspend lui-même sur le la♮ aigu.
54C’est, dans I2, C30 qui enserre toute la section, avec la♮ aux extrémités et fa♯ au centre, la rencontre de la flûte et de la voix sur mi♭4-do♮5, aux mesures 44 et 46, permettant de moduler d’une gamme par tons dans l’autre : C21 (la♮4- mi♭4, mesures 42-44) → C20 (do♮5-fa♯5-do♮5, mesures 44-46) → C21 (mi♭4-la♮5, mesures 46-48). S’interpénètrent ainsi une dernière fois, au terme du parcours, les principaux univers harmoniques mis en jeu dans l’articulation de tout le mouvement : le chromatisme en disposition large, les collections de tons entiers, et, à leur intersection, la tierce mineure, qui joue un rôle déterminant dès le niveau le plus enfoui de la composition du Marteau sans maître – celui de la construction même de la série de base. Boulez, ce faisant, reprend ici à la lettre, en la déployant sur la section tout entière, la manière de décrire le total chromatique qui caractérisait le début de III1 (C30 se conservant dans la transposition au triton). La fin du mouvement, de fait, renvoie directement à ce passage : le dessin mi♭4-si♮3-si♭4-sol♮4-la♮5, passant de la voix à la flûte, n’est autre que le rétrograde, transposé un triton plus bas, de celui qu’y jouait (flatterzunge, déjà) la flûte seule, mi♭ (= ré♯) et la♮ gardant leurs places respectives. La musique conclut, ainsi, en se repliant sur elle-même, mais sans revenir à son point de départ : il n’y a pas de boucle, seulement un geste de suspension.
55Liste des fac-similés
56Fac-similé 1
57« L’Artisanat furieux » : première mise au net à l’encre (deux pages).
58Fac-similé 2
59« L’Artisanat furieux » : table des blocs sonores.
Notes de bas de page
1 Lettre de septembre/octobre 1952, Bâle, Fondation Paul Sacher, Collection Henri Pousseur.
2 « L’Artisanat » est le titre que porte le poème dans l’édition originale du Marteau sans maître de René Char, parue en 1934 chez José Corti. Dans la seconde édition (1945), ce titre sera changé en « L’Artisanat furieux », variante finalement retenue par Boulez dans son propre Marteau sans maître.
3 Koblyakov, Lev : « Pierre Boulez : “Le Marteau sans maître” – analysis of pitch structure », Zeitschrift für Musiktheorie, 8/1, 1977, p. 24 sq., ainsi que Pierre Boulez. A World of Harmony, Chur, etc., Harwood Academic Publishers, 1990, p. 4 sqq. Sur la technique de la multiplication, voir « Éventuellement… » [1952], Relevés d’apprenti, p. 168 sq. /Imaginer, p. 282 sq., ainsi que Penser la musique aujourd’hui, p. 40 sq. et 88 sq. – Stephen Heinemann a proposé une formalisation de cette technique qui permette de décrire précisément les pitch-class sets résultant des opérations de multiplication : voir Pitch-Class Set Multiplication in Boulez’s Le Marteau sans maître, Diss., University of Washington, 1993, ainsi que « Pitch-Class Set Multiplication in Theory and Practice », Music Theory Spectrum, 20, n ° 1, 1998, p. 72-96.
4 Voir note 1.
5 Jalons, p. 266/Leçons de musique, p. 310.
6 Koblyakov, Pierre Boulez. A World of Harmony, p. 3 sq. et p. 7.
7 Jalons, p. 263 sq. /Leçons de musique, p. 307 sq.
8 Ibid., p. 265/Leçons de musique, p. 309.
9 Leçons de musique, p. 656 sq. (c’est le compositeur qui souligne). Le terme de ‘description’ apparaît dès Penser la musique aujourd’hui, dans le développement consacré à la ‘production’ (opposée à la ‘mise en place’) : il y est question des ‘modes de description’ appliqués aux blocs sonores constitutifs de la série, en tant qu’ils qualifient la ‘présentation ou structure externe’ de cette dernière (p. 126 sq.). La notion devient centrale dans les cours du Collège de France : introduite dès le cours de 1983 à propos de l’écriture rythmique (Jalons, p. 185 et 199/Leçons de musique, p. 222 et 237), reprise dans le passage du cours de 1985 relatif à la technique des blocs sonores (voir ibid., p. 266/p. 310 : « Car c’est exactement dans la description des objets que se réalise l’écriture, que les qualités sous-jacentes deviennent réalité »), elle fait l’objet de développements substantiels dans les cours intitulés « Le système et l’idée » (janvier-mai 1987) – ibid., p. 383 sq. /p. 411 sq. [« Le système et l’idée », in Harmoniques, 1, 1986, p. 98 sq.] – et « Le concept d’écriture » (de novembre 1990 à février 1993) – Leçons de musique, p. 570 sq. et 656 sqq.
10 Albèra, Philippe : « Entretien avec Pierre Boulez », dans : Pli selon pli de Pierre Boulez. Entretien et études, Genève, Contrechamps, 2003, p. 17.
11 Voir déjà, à ce propos, Piencikowski, Robert : « René Char et Pierre Boulez. Esquisse analytique du Marteau sans maître », Schweizer Beiträge zur Musikwissenschaft, 4, 1980, p. 211. Sur le « développement horizontal » des blocs sonores, voir « … auprès et au loin. » [1954], Relevés d’apprenti, p. 198/Imaginer, p. 310.
12 « Éventuellement… », Relevés d’apprenti, p. 168/Imaginer, p. 282 ; voir également « … auprès et au loin. », Relevés d’apprenti, p. 201/Imaginer, p. 313] : « … si l’on fait correspondre à la notion de bloc sonore la notion de cellule rythmique – comparaison nullement gratuite, car la cellule rythmique est à l’égard du temps exactement ce que le bloc sonore est à l’égard de la hauteur… ».
13 « Propositions », Relevés d’apprenti, p. 74/Imaginer, p. 261 sq.
14 Aucune esquisse relative au travail sur le rythme dans « L’Artisanat furieux » n’étant aujourd’hui accessible, il est difficile de se prononcer sur la raison d’être des durées globales affectées par Boulez aux cellules rythmiques. – Nous adoptons ici l’unité de durée choisie par le compositeur à partir de la seconde mise au net à l’encre de la partition, où les valeurs sont dédoublées par rapport aux versions antérieures.
15 L’importance accordée par le compositeur à la continuité du mélisme de l’alto ressort du tracé même de la ligne qui en relie les éléments dans la première mise au net à l’encre. La même observation vaut pour la vocalise de la flûte des mesures précédentes (voir l’exemple 2a).
16 Jalons, p. 266/Leçons de musique, p. 310.
17 Dans son entretien récent avec Albèra, Boulez, interrogé sur la dialectique entre « écriture contrapuntique » et « pensée harmonique », note précisément, au sujet de deux œuvres de jeunesse où l’emportait la préoccupation contrapuntique : « Si vous regardez ma Première Sonate pour piano, vous voyez qu’il y a déjà des éléments harmoniques prégnants : tout est basé sur un mouvement ré, do dièse, mi bémol, do, mi, si, fa, c’est-à-dire des intervalles qui vont en s’agrandissant et qui sont disposés dans le registre d’une manière particulière, que l’on entend ; cela revient plusieurs fois, car je voulais qu’on le reconnaisse. Dans ma Seconde Sonate, vous avez réla, ré dièse-sol dièse, donc quinte et quarte, puis do dièse, fa, sol, c’est-à-dire une partie de la gamme par tons, et il y a là déjà une intention harmonique : je mets en relief cette opposition entre le premier et le second motif. » (Albèra, « Entretien avec Pierre Boulez », p. 21).
18 Boulez parle de ‘forme tressée’ à propos de Debussy (voir « … auprès et au loin. », Relevés d’apprenti, p. 200/Imaginer, p. 312, ainsi que la conférence prononcée à Darmstadt le 2 juin 1955 et publiée en version bilingue sous le titre « Claude Debussy et Anton Webern » dans : Musik-Konzepte, Sonderband « Darmstadt-Dokumente I », janvier 1999, p. 77 [version française reprise, sous le titre « Actualité de Debussy, actualité de Webern », dans : Regards sur autrui, p. 363]) ; voir surtout, pour le type de situation qui nous intéresse ici, ce passage du texte écrit à l’occasion du centième anniversaire de Stravinsky et intitulé « Un bilan ? » [1982] : « Ne peut-on trouver des traits plus subtils,/qui échappent/à une, cette, classification/trop évidemment systématique,/ce quelque chose qui – par l’importance et l’enjeu –/d’inextricable façon,/va tresser les phénomènes divergents,/et les forcer à l’unicité du dessein ? » (Regards sur autrui, p. 416).
19 Les cycles d’intervalles sont, à partir d’ici, désignés conformément à l’usage adopté par George Perle (voir en particulier The Operas of Alban Berg. Vol. 2 : Lulu, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1985, p. 199) : C20 et C21 pour les deux gammes par tons entiers (2 indiquant l’intervalle, 0 et 1 la note de départ : respectivement do♮ et do♯), C31 pour le cycle de tierces mineures comprenant la note do♯, etc. (C1 désignant le cycle des demi-tons).
20 Ces mêmes critères valent pour la structure pentatonique qui se détache à l’intérieur du passage : ré♮4-fa♮4-sol♮4-si♭4-do♮5.
21 Des deux septièmes majeures descendantes de la mesure 10 ne demeure à la mesure 15 que la seconde : à la première se substitue une neuvième mineure ascendante par laquelle la voix atteint sa note la plus aiguë au sein de la vocalise. Au centre des trois structures de tierces mineures se forme, par ailleurs, un mouvement chromatique conjoint de trois notes, aboutissant lui aussi, à partir du sol♮ (note la plus grave de C31), au fa♮ (note la plus aiguë de C32) sur lequel se suspend la ligne vocale.
22 Le geste initial (de l’aigu au grave) se retrouve, au sein même de la vocalise de la flûte, dans le dessin de tritons des mesures 11-13 (voir l’exemple 5).
23 La série des cinq facteurs de groupement appliqués à la série de hauteurs et ses transformations par « rotation » interne ont été mises en lumière par Koblyakov dès son article de 1977 (« Pierre Boulez : “Le Marteau sans maître” – analysis of pitch structure », p. 24 sq.). Notons que la série de hauteurs ici utilisée est appelée par Boulez, dans les esquisses relatives à Oubli signal lapidé, ‘série renversée’ ; voir la reproduction de ces esquisses dans Mosch, Ulrich : « Disziplin und Indisziplin. Zum seriellen Komponieren im 2. Satz des Marteau sans maître von Pierre Boulez », Musiktheorie, 5/1, 1990, p. 43 sqq. (voir également Mosch, Musikalisches Hören serieller Musik. Untersuchungen am Beispiel von Pierre Boulez’« Le Marteau sans maître », Saarbrücken, Pfau, 2004, p. 51 et p. 71 sq.). – La lettre minuscule qui, dans le tableau, suit chaque fois la majuscule initiale n’est autre que la deuxième lettre du nom même de la lettre grecque : Αλ (pha), Βη (ta), Γα (mma), Δε (lta), Επ (silon), et verticalement : Μυ, Νυ, Ξι, Ομ (icron), Πι (voir les sigles déjà utilisés dans les esquisses du premier livre des Structures pour deux pianos).
24 Voir également, à ce sujet, Mosch, Musikalisches Hören serieller Musik, p. 52 sq.
25 Ibid., p. 53 (« Allein unter dieser Bedingung ergibt sich die Identität von Komplexen, die aus der Multiplikation derselben Ausgangskomplexe hervorgehen : cd ist nur dann gleich dc oder be gleich eb. »). Comme le note également Mosch (ibid.), le maintien sur la première ligne des sonorités initiales ne produit, dans les tables de multiplications du Marteau sans maître, qu’une symétrie incomplète. Dans l’exemple que donne Boulez lui-même dans Penser la musique aujourd’hui (p. 88, exemple 32), où les blocs sonores de la première ligne sont également obtenus par multiplication, la symétrie autour de la diagonale formée par la multiplication de chacune des sonorités de départ sur elle-même (aa, bb, cc, dd, ee) est, en revanche, parfaite.
26 Dans les colonnes Βη et Δε, les deux sonorités de deux notes, quoique isomorphes, n’engendrent, du fait de leur structure interne (il s’agit de septièmes majeures), aucune identité de blocs sur la diagonale des sonorités multipliées sur elles-mêmes.
27 C’est précisément cette forme Μυ Επ que Boulez prend comme point de départ dans l’exemple 3 de Penser la musique aujourd’hui (p. 40). La première série de complexes que montre l’exemple n’est autre que la forme Ξι Επ de notre tableau (où l’ensemble des blocs de Μυ est multiplié par Μυ-3). Les deux autres lignes sont obtenues par la simple transposition de la forme Ξι Επ sur les deux autres notes constitutives du bloc 1 de Μυ (fa♮ et mi♭).
28 Dans Νυ Αλ, par exemple, la densité des blocs passe de 2-4-2-1-3 à 7-9-6-4-8 au lieu de 8-16-8-4-12. Par ailleurs, la présence dans les blocs d’intervalles « à transpositions limitées » (tierces mineures et/ou majeures) entraîne, dans certaines configurations, une réduction significative du nombre de notes du bloc sonore résultant : voir le quatrième bloc de Ομ Βη (trois notes au lieu de neuf), ou les deuxième et quatrième blocs de Ομ Δε (sept notes au lieu, respectivement, de douze et de seize).
29 Le fa♯4 appartient lui aussi à cette structure de tons entiers, mais le traitement syllabique auquel est soumis le mot « chevaux », avec ses deux valeurs brèves accentuées, ne permet guère de l’identifier en tant que hauteur ; à la fin de la mesure suivante, où elle vient clore le dessin de tierces majeures sur lequel est chanté le mot « labours », la note retrouve pleinement sa valeur mélodique.
30 Heinemann s’attarde longuement sur cette caractéristique de Επ : voir Pitch-Class Set Multiplication in Boulez’s Le Marteau sans maître, p. 97 sqq., ainsi que « Pitch-Class Set Multiplication in Theory and Practice », p. 92 sq. ; voir également Mosch : Musikalisches Hören serieller Musik, p. 55.
31 Messiaen, Olivier : Technique de mon langage musical, vol. I, Paris, Leduc, 1944, p. 52. Les gammes formées par l’imbrication de cycles de tierces mineures ou majeures sont nommées à partir d’ici en fonction de la combinaison qui leur est propre : la gamme octotonique C31,2 est la gamme combinant C31 et C32, etc. – Sur le statut de l’échelle « octotonique » et sur le choix même de ce terme, voir Leleu, Jean-Louis : « Structures d’intervalles et organisation formelle chez Debussy : une lecture de “Sirènes” », dans : Claude Debussy. Jeux de formes, Joos, Maxime (éd.), Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2004, p. 289 (note 14).
32 Considérer les complexes de hauteurs en tant que pitch-class sets, et les désigner comme tels à partir de la nomenclature d’Allen Forte, comme le fait Mosch (Musikalisches Hören serieller Musik, p. 54 sq. et p. 238 sqq.), a certes le mérite d’attirer l’attention sur la structure interne des différents objets, mais ne renseigne pas sur la nature des liens concrets que ces objets entretiennent entre eux. Identifier Νυ-3 et Ομ-3 comme pitch-class set 6Z-13, par exemple, ne permet pas de saisir ces complexes comme les éléments d’un ensemble plus vaste, qui, à son tour, n’est pas simplement le pitch-class set 8-28, mais l’une de ses trois matérialisations possibles (ce que nous avons appelé ici C31,2) ; de la même façon, analyser les autres complexes sonores de Νυ Επ et Ομ Επ comme des sous-ensembles du pitch-class set 6Z-13 (3-10, 4-3, 4-10, 5-10) ne dit rien sur ce qui différencie Νυ-2/Ομ-4 et Νυ-4/Ομ-2 (en tant que segments de C30) des complexes voisins. Heinemann note bien, quant à lui, l’appartenance des blocs sonores de Επ à l’une ou à l’autre des trois collections octotoniques, mais il s’en tient à ce simple repérage, sans s’intéresser à la manière dont Boulez décrit les blocs ainsi constitués (Pitch-Class Set Multiplication in Boulez’s Le Marteau sans maître, p. 102-110 ; « Pitch-Class Set Multiplication in Theory and Practice », p. 92-95).
33 Le souci de varier les configurations d’intervalles se marque dans la manière dont Boulez note le bloc 3 de la série Μυ Επ elle-même (si♮4-la♮4-do♮4-la♭3), qu’il paraît difficile de vouloir expliquer simplement par l’automatisme d’un report vertical de l’ordre de succession des notes de la série de base. Dans une lettre adressée à Stockhausen en décembre 1954, Boulez reprochera précisément à ce dernier d’avoir basé toute une pièce pour piano qu’il lui avait envoyée (il s’agit de la deuxième version du Klavierstück VI, dont Stockhausen remaniera en profondeur l’écriture harmonique avant la création de l’œuvre à Darmstadt en juin 1955) sur l’unique intervalle de tierce mineure. Il écrit à propos de cette « fixation à un seul intervalle », « sans aucune variation intrinsèque » : « Comment voulez-vous qu’une pièce par ailleurs de structure si mouvante, quant à la forme, quant aux registres, quant à la dynamique, quant à la densité, comment voulez-vous que toute cette recherche extrêmement détaillée puisse s’accommoder d’une aussi sommaire intervallisation ? » (Fondation Paul Sacher, Collection Pierre Boulez). Sur les différentes versions du Klavierstück VI, voir Toop, Richard : « Last sketches of eternity : The first versions of Stockhausen’s Klavierstück VI », Musicology Australia, 14, 1991, p. 2-24, ainsi que Decroupet, Pascal : « First sketches of reality. Fragmente zu Stockhausen (Klavierstück VI ) », dans : Kontexte. Beiträge zur zeitgenössischen Musik 01 : Die Anfänge der seriellen Musik, Finnendahl, Orm (éd.), Hofheim, Wolke Verlag, 1999, p. 97-133. – La série utilisée pour Le Marteau sans maître comporte, en elle-même, le risque d’une telle « fixation » à l’intervalle de tierce mineure. Il suffit de la scinder en groupes de trois notes pour voir apparaître quatre structures contenant une tierce mineure et une relation chromatique. Une esquisse notée au verso de la table de multiplications déjà mentionnée (fac-similé 1), sur lequel sont également ébauchés les exemples XII à XIV d’« Éventuellement… », est à cet égard révélatrice : Boulez y présente en effet la série du Marteau (en l’occurrence sa forme « droite ») selon ce schéma (quatre blocs de trois notes), mais en partant successivement de la note 1, de la note 12 et de la note 2, ce qui a pour effet, dans le dernier cas, de modifier profondément la structure harmonique des deux blocs centraux.
34 Voir Mosch, p. 239 sq. (et la note 21 au sujet de la notation différente des mêmes complexes dans la table).
35 Messiaen, Technique de mon langage musical, p. 53 sq.
36 L’enchaînement des quatre triades, au sein de la ligne vocale, s’effectue selon cette logique : majeur (quarte et sixte), majeur (sixte)/mineur (quarte et sixte), mineur (état fondamental). Dans la citation du passage – motivée par le retour du syntagme « la tête » – que l’on trouve aux mesures 35-39 du neuvième mouvement de l’œuvre (voir Piencikowski : « René Char et Pierre Boulez. Esquisse analytique du Marteau sans maître », p. 242), le mélisme de l’alto sur « la » devient : la♭3-fa♮4-do♮4-la♮4, la triade suivante disparaissant au profit d’une configuration de tons entiers élargie (la♮4-mi♭5-sol♮4-si♮4). Cette variante (l’échange du la♭ et du la♮) est intimement liée au fait que dans la mesure précédente, où la flûte et la voix échangent elles-mêmes leurs parties, l’intervalle ascendant de quarte redoublée sol♯-do♯ est baissé d’une octave (sol♯3-do♯5), ce qui entraîne une recomposition du champ harmonique.
37 La présence de toutes ces triades tient au fait que les neuf notes de C40,1,3 composent (en l’absence de C42) un segment filtré de C5 : [si♭]-fa♮-do♮-sol♮-[ré♮]-la♮-mi♮-si♮-[fa♯]-do♯-sol♯-ré♯ (= mi♭). La configuration diatonique sol♮3-la♮3-do♮4-mi♮4-fa♮4 est particulièrement prégnante dans la partie vocale aux mesures 38-39.
38 Les deux triades sont donc elles-mêmes, ici, en rapport de tierce majeure : c’est, dans l’hexacorde [0,1,4,5,8,9], le seul cas de figure possible (Schönberg fait largement usage de cette propriété dans sa Suite opus 29, dont la série est formée de deux hexacordes de ce type) ; dans le mode 3 proprement dit, les triades peuvent être en relation de tierce majeure, de quarte juste et de tierce mineure (les intervalles étant bien sûr pris ici en tant que classes d’intervalles : ic4, ic5 et ic3).
39 Dans la réalisation musicale, le fa♯ commun à Νυ-2 et Νυ-3 n’est pas rejoué (mesures 7-8). Le principe d’une correspondance stricte entre blocs sonores et cellules rythmiques n’est, au demeurant, pas respecté dans cette section. Il l’est, certes, pour les première et cinquième unités – les six notes de Νυ-1 sont bien affectées aux deux valeurs (noire pointée-noire) de la cellule C, et les trois notes de Νυ-5 à l’unique valeur (ronde) de la cellule D –, mais non au centre : pour les quatre valeurs de la cellule B est utilisé, outre les trois notes de Νυ-2, le fa♮ de Νυ-3, et cinq des six notes de Νυ-4 (le do♮ manque) sont, à l’inverse, réparties sur les cellules A (deux valeurs) et E (trois valeurs), le fa♮étant, par ailleurs, redoublé.
40 C’est ce même cycle d’intervalles, nous l’avons vu, qui se retrouve aussitôt après dans la « vocalise » de la flûte (mesures 10-11), sous la forme d’une pure structure de tierces majeures (le la♮ étant haussé d’une octave).
41 Comme le sol♯4 est déjà présent au début de la mesure 7, et que ré♮4 est la première note qu’entonne l’alto, le triton ré♮4-sol♯4 enserre, en vérité, toute la mélodie.
42 A été rétabli dans l’exemple 25a l’accent (omis dans l’édition Philharmonia) que porte le mi♮5 petite note du début de la mesure 9 (sur « bord ») ; voir les deux mises au net à l’encre, ainsi que la première édition gravée.
43 « Le système et l’idée », p. 98/Jalons, p. 383/Leçons de musique, p. 411 sq. ; voir également, un peu plus loin : « Par rapport à un seul objet, cette liberté de description me permet déjà de composer un matériau prêt à l’emploi et, ce qui est capital, façonné pour l’emploi que je veux en faire, pour le pouvoir expressif que requiert le moment unique de l’œuvre vis-à-vis duquel je me situe. Mon pouvoir de décision, mon libre arbitre sont sans limites sur la description, alors que la nature des objets décrits est assumée par un relais à une plus grande profondeur ; la liberté de manœuvre ne met pas en danger la cohérence, elle ne la dissimule pas non plus, elle lui permet de se manifester sous des aspects si variés que la dépendance en paraît un caractère second par rapport à l’intérêt renouvelé de la présentation. » (Ibid., p. 98/p. 383/p. 412).
44 Jalons, p. 265 sq. /Leçons de musique, p. 310 : « […] la ligne qu’on peut en déduire [= des objets] se trouve enrichie par recoupements et points communs, et la logique profonde de l’enchaînement est davantage enracinée dans la réalité de l’objet musical. » ; voir déjà p. 265/p. 309 : « De plus, étant donné la multiplication des blocs sonores par eux-mêmes, les mêmes hauteurs se retrouvaient dans plusieurs blocs sonores ; d’où – si on les déployait horizontalement – des retours, des reprises d’intervalles, tout à fait libres, irréguliers, dont on pouvait disposer à volonté. »
45 Le compositeur a, rappelons-le, substitué au do♮ que lui donnait le quatrième bloc de Βη Νυ un second fa♮.
46 Boulez parle en ce sens de « complémentaires chromatiques », notamment, dans Leçons de musique, p. 413 (« Le système et l’idée », p. 99/Jalons, p. 384) et p. 657 sq.
47 C20 et C21 sont, de fait, étroitement imbriqués l’un dans l’autre dans ces deux mesures, à la différence de ce qui se passe aussi bien au début qu’à la fin du solo de flûte. – On notera que le bloc Αλ Νυ-4, tel que le note Boulez dans la table, est l’exacte réplique (une tierce mineure plus haut) du bloc multiplicateur Αλ Μυ-2.
48 Le sol♯4 tenu de la flûte est commun à Γα-5 et à Βη-1 ; après le point d’orgue, il appartient donc au « mode 3 » (C40,1,3) qui, on l’a vu (supra, p. 196 sqq.), s’établit à cet endroit pour trois mesures.
49 Les deux intervalles mélodiques de triton (quarte augmentée puis quinte diminuée) sont, dans chaque figure, descendants ; dans la partie de flûte, la ligne est brisée, tandis que dans la partie vocale le mouvement est continu.
Auteurs
Université de Nice – Sophia Antipolis
Université de Nice – Sophia Antipolis
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