Éclat/Multiples et le problème de la forme musicale dans les œuvres sérielles de Pierre Boulez
p. 159-175
Texte intégral
1La gestation d’Éclat/Multiples de Pierre Boulez, qui s’est étalée sur environ six ans (de 1964 à 1970), illustre de manière frappante l’approche boulézienne du problème de la forme durant la période de sa pleine maturité stylistique – période qui commence avec Le Marteau sans maître et dans laquelle l’exploitation de la « série généralisée » s’effectue sous la forme d’une application locale de principes de sélection.
2Dans la période antérieure, de 1946 à 1952, cette approche du problème de la forme était conditionnée chez Boulez par le désir pressant de conjuguer, sur le plan de la microstructure, les acquis de l’atonalité viennoise avec les possibilités rythmiques ouvertes par Stravinsky, Bartók et Messiaen, et, de façon plus large, par les recherches en ethnomusicologie. Le souci de réaliser cette fusion technique au niveau du vocabulaire a entraîné le compositeur à s’accommoder alors provisoirement, dans son approche du problème formel, de l’usage de certains schémas hérités de la tradition de la musique diatonique, au sein desquels il pouvait se livrer à des recherches microstructurelles dégagées, quant à elles, de tout lien avec le diatonisme. De là la Sonatine pour flûte et piano, les Première et Deuxième Sonates pour piano, le Quatuor pour ondes Martenot, la Sonate pour deux pianos, la Symphonie concertante pour piano et orchestre, et le Quatuor à cordes (dont l’organisation formelle ne s’est changée en celle d’un « Livre pour quatuor » qu’au moment d’une recomposition vers 1954-19551).
3L’abandon définitif de notions formelles empruntées de près ou de loin au diatonisme se produit, de façon effective, avec Polyphonie X et le premier livre de Structures pour deux pianos (1951-1952), œuvres marquées par la généralisation et la systématisation du recours à la série – technique ayant pour objectif, entre autres, la suppression de figures-thèmes et de contrepoints linéaires, et donc dénuée de tout lien logique avec une pensée formelle diatonique présupposant ces éléments. Ces deux « œuvres-crises », en même temps qu’elles ont marqué un tournant dans l’évolution du compositeur, ont révélé – négativement – la nécessité, au sein de la démarche sérielle, de reconsidérer le travail de structuration locale en vue d’un discours musical de vastes dimensions, et notamment de l’établissement d’un profil global prégnant et clairement saisissable. Ce profil, ou forme, ne pouvait, de toute évidence, se modeler directement sur le schéma formel d’œuvres ayant leur fondement dans le diatonisme, schéma caractérisé par une macrostructure « bouclée » et régie, à tous les niveaux, par la résolution de dissonances.
4La solution générale adoptée par Boulez est proposée, en sa formulation première, dans Le Marteau sans maître, où, conformément à l’exemple-clé des Symphonies d’instruments à vent de Stravinsky, un certain nombre de caractères musicaux distincts et contrastés sont présentés et développés en alternance, selon un ordre changeant et imprévisible, et selon un équilibre de proportions asymétriques. Il n’y a plus ici de figures-thèmes, ni de contrepoints linéaires, mais quelque chose comme une thématique de caractères, c’est-à-dire d’écritures-types ou de styles-types, obtenus au moyen d’une manipulation sélective des procédés sériels en vue de la définition de tout un ensemble de contrastes (de registre, de vitesse, de niveau ou de profil dynamique, d’austérité ou de flamboyance de la figuration, de densité de texture verticale et/ou horizontale, de vocabulaire rythmique et/ou harmonique spécifique, d’instrumentation, etc.). Le profil global du Marteau sans maître résulte de l’agencement de tels caractères contrastés, avec leurs développements-variations. Mais il résulte aussi de la prise en compte par le compositeur – grâce à la présence d’une coda – d’une réalité bientôt perdue de vue par les théoriciens de la forme ouverte : à savoir que, pour l’auditeur, l’œuvre sérielle est – tout autant que l’œuvre diatonique – assujettie à la temporalité, qui impose un début, un milieu et une fin. Dans le Marteau, la coda se définit clairement comme telle, sans nul recours aux techniques spécifiques du diatonisme.
5Dans une deuxième étape de l’évolution de cette pensée formelle sérielle, déclenchée vers 1954-1955 par l’idée de forme ouverte ou polyvalente telle que la suggéraient les œuvres de Mallarmé, le compositeur se hasarde à la confection de macrostructures offrant une pluralité de « débuts », de « milieux » et de « fins », et dans lesquelles la définition de ces fonctions rhétoriques est, par là même, moins claire, plus ambiguë. Si la Troisième Sonate pour piano (titre choisi avec une certaine ironie) mise, non moins que Le Marteau sans maître, sur les principes discursifs fondamentaux de contraste et d’alternance, l’œuvre paraît plus « cryptique » dans son propos global, en ceci que la variabilité des parcours possibles lui fait prendre le tour d’une « visite à itinéraire optionnel » d’objets, plutôt que d’un déroulement narratif ou que d’un engrenage dramatique irréversible. Cette conception presque picturale, dont la portée reste obscurcie par l’état toujours fragmentaire du manuscrit2, sera, grosso modo, reprise, dix ans puis quinze ans plus tard, dans Domaines et dans le premier jet d’… explosante-fixe…, où est érigée en principe d’organisation formelle, tout comme dans la Troisième Sonate, la variabilité radicale du profil global de la composition (même si, dans… explosante-fixe…, le rôle de nœud récurrent et terminal joué par l’« Originel » confère à la macrostructure mobile une certaine directionnalité).
6Dans une troisième étape – ou mutation – de cette pensée formelle sérielle, le compositeur combine fixité du profil macrostructurel – au sens de la fixité de l’ordre de présentation des segments majeurs de la grande forme – et variabilité du parcours (et/ou de l’évolution de la texture) à l’intérieur de chacun de ces segments. Les exemples de cette conception formelle sont les premières versions (non publiées) de « Tombeau » et de la « Troisième Improvisation sur Mallarmé », le second chapitre du deuxième livre de Structures pour deux pianos, la première version publiée de « Don » pour orchestre, Éclat, et la première version publiée de Rituel.
7Parallèlement à ces mutations, Boulez n’a jamais cessé de développer le modèle – introduit par Le Marteau sans maître – d’une forme sérielle entièrement fixe. Témoignent de cette conception les « Improvisations sur Mallarmé I et II », Doubles pour orchestre, Figures-Doubles-Prismes (extension de Doubles), Multiples (suite d’Éclat), Cummings ist der Dichter, Notations I-IV et VII pour orchestre, Répons, Dérive 1, Anthèmes pour violon seul,… explosante-fixe… (version définitive enregistrée), Incises pour piano, et Sur Incises (extension instrumentale d’Incises). Parmi ces dernières œuvres, Multiples – avec son antécédent Éclat – retient tout particulièrement l’attention du fait de sa durée d’exécution (éventuelle), de la complexité de son « ascendance » musicale, et des multiples péripéties de son élaboration – traits particulièrement révélateurs du cheminement créateur propre à Boulez.
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8Dans ses écrits théoriques, Boulez ne cesse de prôner une étroite conformité de principe entre l’organisation formelle globale – la macrostructure – et les procédés sériels « sélectifs » au moyen desquels sont générés les sous-ensembles formels caractéristiques de l’œuvre. Cette position est défendue, en particulier, dans le texte intitulé « Forme », prononcé à Darmstadt en 1960, et qui devait être intégré à la deuxième partie, restée fragmentaire, du traité Penser la musique aujourd’hui3. Selon ce texte, la forme d’une œuvre sérielle – à la différence d’une forme « standard » de musique diatonique (forme de danse, « forme sonate », etc.) – ne saurait se concevoir au préalable, indépendamment des événements musicaux précis qui en constituent le déroulement : elle ne peut naître au contraire que de la « mise en structure » de ses « structures locales »4, celles-ci étant générées au moyen d’opérations appliquées à un matériau sériel préexistant lui-même à toute conception macrostructurelle. Il semblerait donc que – s’agissant de l’inévitable dialectique microstructure/macrostructure – l’énoncé théorique accorde aux différents éléments microstructurels (locaux), non seulement le rôle initiateur, mais encore la priorité de droits en cas de conflit.
9Or les manuscrits musicaux de Boulez, tels qu’on peut les consulter à la Fondation Sacher, montrent que le compositeur – quelle que soit la teneur de ses déclarations théoriques – est, à tout le moins, pleinement conscient de la nécessité où il se trouve – alors même que préexiste à la conception de l’œuvre tout un matériau, voire un ensemble de dispositifs sériels – de se doter dès le départ d’un projet formel précis, d’un schéma macrostructurel au moins provisoire, capable de garantir à la mise en œuvre des procédés sériels et à la sélection des « structures locales » qui en résultent la pertinence, la compatibilité, l’équilibre de proportion, l’orientation et la courbe globale souhaitables. C’est ainsi que, dans ses esquisses, Boulez commence toujours par exposer succinctement – soit verbalement, soit au moyen de diagrammes – ses intentions quant à la structure générale de l’œuvre entreprise, avant de procéder à l’élaboration d’aucune « structure locale ».
10Il arrive toutefois assez régulièrement que le compositeur – et c’est là un trait éminemment caractéristique du cheminement de son imagination musicale –, modifie profondément, voire abandonne en bloc le schéma macrostructurel initialement établi, plutôt que d’« étouffer » le potentiel de développement des « structures locales » qui se révèle, en cours de route, dans le travail même de composition. Le jeu d’influences réciproques qui s’exerce ainsi, dans un va-et-vient continuel, entre structure locale et macrostructure, en même temps qu’il éclaire la propension du compositeur à suivre de nouvelles idées qui s’imposent à lui – telles des illuminations – au fil du travail de rédaction, explique – si on ajoute à cela l’accumulation des nouvelles commandes et des exigences de carrière – l’étirement extraordinaire dans le temps de la gestation de nombre des projets bouléziens majeurs. C’est ainsi que, après plusieurs décennies parfois, certains d’entre eux restent aujourd’hui encore en suspens, en attendant de trouver le parachèvement qui leur revient ; citons ici – outre Éclat/Multiples – Figures-Doubles-Prismes, la Troisième Sonate pour piano, Répons, les Douze notations pour orchestre, d’une certaine manière aussi Cummings ist der Dichter et le Livre pour cordes, et même Poésie pour pouvoir.
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11Les esquisses d’Éclat/Multiples illustrent de façon exemplaire le hiatus qui peut ainsi exister entre les propos théoriques et la pratique réelle du compositeur.
12Le manuscrit déposé à la Fondation Sacher comporte 216 pages numérotées, plus une page ajoutée au chiffre 30 (en guise de coda pour Éclat), plus quatre pages supplémentaires numérotées 163a, b, c et d – soit un total de 221 pages de partition d’orchestre (le tout restant inachevé et sans coda), dont seules les pages 1 à 116 (soit environ vingt-cinq minutes de musique) ont été, jusqu’à présent, jouées et enregistrées. Tout le manuscrit (à l’exception de la page de coda d’Éclat) existe dans sa forme actuelle depuis 1970. Comment a-t-on pu en arriver là, et que signifie cet état de fait ?
13L’étude des esquisses révèle que le projet d’Éclat/Multiples – œuvre hybride – remonte, du point de vue de ses origines, à trois œuvres antérieures, dont la plus ancienne date de 1955. Robert Piencikowski a montré de façon détaillée5 comment une musique de scène – L’Orestie –, composée à la suite du Marteau sans maître (il s’agissait d’une commande de Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud pour le Festival de Bordeaux), et dont l’unique partition complète a été perdue au cours de l’occupation du Théâtre de l’Odéon en mai 1968, a fourni le matériau d’une seconde œuvre (jamais jouée), Strophes pour flûte seule (1957), laquelle a, à son tour, servi de « carrière de matériaux » pour toute une famille d’œuvres, parmi lesquelles les trois « Improvisations sur Mallarmé » composées entre 1957 et 1960, et la version originale, pour piano seul, de « Don » (1960) – premier mouvement de Pli selon pli –, dont le début (la page 1 et la première moitié de la page 2) a lui-même fourni le point de départ d’Éclat. L’étude de Robert Piencikowski met en lumière et analyse les aspects « matériels » de ce cheminement complexe dans la partie d’Éclat qui s’étend du chiffre 3 au chiffre 24 de la partition. Un examen plus poussé des aspects « stylistiques » et « formels » peut permettre de mieux saisir la progression qui culmine dans le projet plus vaste d’Éclat/Multiples.
14Dès l’abord, la parenté de style entre les parties instrumentales de L’Orestie (dont se trouvent préservés quelques fragments et diverses esquisses) et les lignes de flûte en sol et d’alto du Marteau sans maître est évidente, tant au regard de la rythmique très riche qu’à celui de l’emploi régulier (mais relativement sobre) des petites notes, – au regard aussi des tessitures choisies et des sauts d’intervalles. Le transfert de ce matériau musical dans Strophes s’accompagne d’une transformation de style assez marquée, du fait de l’interpolation, entre les notes de la ligne instrumentale de départ, de nombreux groupes de petites notes, souvent très étendus, et dont le profil est très diversifié (voir les facsimilés 4 et 5 du texte de Robert Piencikowski). La nouvelle ligne est, partant, presque méconnaissable à l’écoute, tout comme le sont (pour des raisons techniques analogues), comparées à leurs sources respectives, la ligne de clarinette seule de Dialogue de l’ombre double – issue de Domaines –, et les lignes instrumentales des différentes versions d’… explosante-fixe… (1973-1995), tirées de l’esquisse commandée par la revue Tempo en 1971 in memoriam Igor Stravinsky.
15La mutation stylistique qui s’opère entre Strophes (3. d et 1. h, première partie) et « Don » pour piano concerne l’utilisation de la partie de flûte solo comme ossature d’un texte pianistique, au sommet duquel la ligne empruntée à Strophes demeure ici audible et reconnaissable. L’écriture de ce texte pianistique s’apparente beaucoup à celle du second chapitre du deuxième livre de Structures pour deux pianos (1961).
16Dans le cas de Strophes comme dans celui de « Don » pour piano, les transformations stylistiques – consécutives au renouvellement des « structures locales » par l’application de procédés sériels sélectifs nouveaux – vont de pair avec un réexamen de la conception formelle par rapport à l’œuvre-source. La disparition, à la fois, de la fonction théâtrale, du cadre fourni par le groupe instrumental, et du contexte musical formé par les sections non utilisées de L’Orestie, a imposé ce réexamen pour Strophes, dont les lignes, enrichies par l’interpolation des groupes de petites notes, se sont d’ailleurs trouvées, par rapport à leurs modèles, considérablement étirées dans le temps. De plus, Strophes – comme plus tard « Don » pour piano – devait, selon le vœu du compositeur, prendre la forme d’un texte musical entièrement « fixe » (la composition de L’Orestie avait précédé immédiatement le moment de l’irruption de la « mobilité » dans la pensée formelle de Boulez), ce qui obligeait à prêter une attention particulièrement soutenue à la courbe globale de ce vaste récitatif de flûte non accompagné.
17Dans le cas de « Don » pour piano, l’exploitation de simples segments de Strophes, isolés de leur contexte, a forcé le compositeur à repenser totalement l’agencement formel de la pièce – surtout en ce qui concerne les zones de début et de fin –, et cela notamment en vue de son insertion dans le contexte plus vaste de Pli selon pli, dont il s’est agi du « prélude » écrit après coup. De cette réflexion est née une pièce pour piano d’une durée de six minutes, composée d’une très courte introduction-‘inscription’ (un agrégat de dix sons, plaqué avec force sous la forme de quatre « sonorités » consécutives, et sur la longue résonance duquel s’inscrit – déclamé par une voix de soprano – le vers initial de « Don du poème » de Mallarmé : « Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée ! » [exemple 1]), suivie de cinq sections où la voix n’intervient plus (sauf pour proférer, au point culminant, l’unique mot « Palmes ! »), et qui correspondent aux grandes périodes de la ligne de flûte seule des sections 3. d et 1. h (première partie) de Strophes. Toute la partie finale de « Don » pour piano, tout en ayant pour fonction d’introduire la « Première Improvisation sur Mallarmé » (dans sa version originale pour petit ensemble), devait traduire – sans paroles – l’image poétique qui se dégage d’un autre texte de Mallarmé, « Remémoration d’amis belges », d’où est tiré le titre même du cycle :
À des heures et sans que tel souffle l’émeuve
Toute la vétusté presque couleur encens
Comme furtive d’elle et visible je sens
Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve […].
18La décision prise par le compositeur en 1962 de modifier la forme globale de Pli selon pli en substituant, à la version pour piano de « Don », une composition orchestrale homonyme entièrement nouvelle, longue de quinze minutes, tout en étoffant la « Première Improvisation sur Mallarmé » par une instrumentation plus riche, – cette décision le laissait en présence d’une œuvre « orpheline », de facture assez virtuose, mais dont l’insertion dans son catalogue devenait problématique, étant donné le lien de dépendance qui la rattachait (du fait de sa courte introduction avec voix) au cycle Mallarmé dont elle demeurait cependant exclue. C’est dans ce contexte que Boulez reçut, deux ans plus tard, la lettre, datée du 15 juin 1964, dans laquelle Lawrence Morton lui demandait une œuvre nouvelle pour la série de concerts de musique contemporaine Evenings on the Roof à Los Angeles6. En acceptant cette commande, le compositeur imagina de se tourner vers « Don » pour piano et d’opérer une transcription pour ensemble instrumental de la pièce, d’où serait éliminée la référence vocale à Mallarmé.
19À en juger d’après le manuscrit de « Don » pour piano (tel qu’il apparaît aujourd’hui à la Fondation Sacher : parsemé de nombreuses annotations musicales ajoutées après coup en vue de la transcription instrumentale de la pièce), il semblerait que l’intention première du compositeur – étant donné le peu de temps dont il disposait pour l’exécution de la commande – ait été de s’en tenir à un arrangement aussi littéral que possible du texte pianistique, tout en y ménageant des plages locales de mobilité, et en remplaçant l’‘inscription’ initiale pour voix de soprano par une cadence de piano de facture entièrement neuve, dont les éléments pourraient servir plus tard à la composition d’autres cadences, encadrant ou faisant le lien entre les sections successives de la transcription instrumentale – sections correspondant à celles de la pièce pour piano.
20Telle a été, de fait, la méthode adoptée par le compositeur pour la première section, ou ‘1er cahier’, de l’œuvre nouvelle, créée le 26 mars 1965 à Los Angeles sous le titre provisoire d’ Éclat. C’est aussi l’approche qui semble avoir été envisagée de prime abord – mais qui n’a pas été adoptée par la suite – pour le ‘2e cahier’, si l’on en juge d’après les indications d’instrumentation, d’esprit toujours très littéral, portées sur la première ligne de la deuxième section (« Plus allant ») de « Don » pour piano (voir fac-similé 1, quatrième système7).
21Au début de la deuxième ligne de cette deuxième section (ibid., cinquième système), toutefois, ces indications d’instrumentation littérale cessent brusquement.
22C’est alors que semble s’être opérée, dans l’esprit du compositeur – probablement vers l’époque de la création d’ Éclat –, une transformation radicale du projet quant aux dimensions temporelles et au médium instrumental – transformation donnant lieu à l’adoption du titre définitif d’ Éclat/Multiples : conçue au départ comme la transcription relativement fidèle d’une pièce pour piano longue de six minutes pour un petit ensemble constitué principalement d’instruments résonants, l’œuvre devait à présent – selon les esquisses – s’étendre aux dimensions d’une fresque orchestrale remplissant toute la durée d’un concert.
23Dans le ‘2e cahier’, dont le plan se trouvait repensé en fonction de la nouvelle conception globale de l’œuvre, six ‘développements’ – partiellement basés sur le matériau de la deuxième section de « Don » – étaient maintenant prévus, au cours desquels devaient être introduites tour à tour six familles d’instruments (altos, trombones, hautbois, flûtes, violoncelles et trompettes), « multipliant » les six instruments à sons tenus inclus, à côté des neuf instruments résonants, dans la formation de chambre initiale.
24Dans le ‘3e cahier’, le grand orchestre accumulé au cours des six développements du ‘2e cahier’ devait provisoirement céder la place à de grandes cadences non synchrones des neuf instruments résonants – exploitant la substance musicale de la troisième section de « Don » –, avant de revenir au premier plan, augmenté de six cors, dans un grand climax (désigné dans les esquisses par le terme de ‘Höhepunkt’, et correspondant au moment où, dans la pièce pour piano, retentissait à la voix le mot « Palmes ») débouchant sur les ‘4e et 5e cahiers’, lesquels étaient eux-mêmes basés sur les quatrième et cinquième sections de « Don ». Au cours de ces deux derniers cahiers, le grand orchestre devait disparaître progressivement (un peu selon l’exemple de la symphonie « Les Adieux » de Haydn), pour se ressaisir in fine dans une brève et ultime reprise des éléments de la cadence de piano initiale.
25La réalisation pratique du nouveau projet8 nécessita, dans un premier temps, l’élaboration d’un plan interne détaillé du ‘2e cahier’ « repensé » : le texte de la deuxième section de « Don » étant trop court pour fournir la matière des six ‘développements’ orchestraux, il fallait tirer de ce texte une structure dérivée qui – à l’instar d’un cantus firmus – puisse servir de canevas pour l’interpolation de nouvelles séquences – désignées par le nom de ‘commentaires’– propres à assurer aux différentes familles d’instruments un champ d’action adéquat.
26À ce stade déjà, la question qui se posait – en vue de la réalisation du plan en cinq cahiers dans les limites prévues d’une durée de quatre-vingt-dix minutes – était la suivante : combien de commentaires ce ‘2e cahier’ pouvait6il raisonnablement comporter, et quelle allait être l’extension de ces différents commentaires ?
27Selon l’esquisse où est noté le canevas de tout le passage (voir fac-similés 2 et 3), le ‘développement 1’ du ‘2e cahier’ – dans lequel est introduit le groupe des altos – devait comporter à lui seul non moins de dix commentaires. Or, dans chacun des cinq ‘développements’ suivants du même cahier, le nombre des commentaires à réaliser devait être – selon l’esquisse – apparemment plus grand encore.
28On peut, sur le plan musicologique, interpréter cette situation de deux manières : ou bien, à l’origine, le compositeur envisageait de traiter tous les commentaires comme des épisodes concis, dont la durée totale laisserait suffisamment de place pour les autres cahiers projetés – les cahiers 3, 4 et 5 –, ou bien le compositeur, au moment de mettre au point le canevas du ‘2e cahier’, abandonna mentalement le plan global en cinq cahiers.
29De ces deux hypothèses, c’est la première qui semble la plus vraisemblable : on imagine mal, en effet, que le compositeur ait mis au point un canevas englobant l’ensemble des six ‘développements’ orchestraux du deuxième cahier s’il avait déjà décidé de ne pas composer les cahiers ultérieurs, en vue desquels est progressivement accumulé le grand orchestre. De plus, les six premiers commentaires du ‘développement 1’ du ‘2e cahier’9, même si leur extension croît progressivement, gardent des dimensions théoriquement compatibles avec la réalisation du plan global en cinq cahiers.
30En fait, ce n’est qu’à partir du chiffre 50 de la partition manuscrite – six minutes après le commencement du ‘2e cahier’10 – que l’échelle temporelle de la composition subit un agrandissement radical, au profit des septième et huitième commentaires11 (lesquels rentrent, au même titre que les précédents, dans la catégorie de ce que le chapitre « Forme » de Penser la musique aujourd’hui nomme des « structures locales »).
31C’est à partir de là, en effet, que la forme d’Éclat/Multiples – exemple extrême de la propension des projets musicaux bouléziens à évoluer en cours de route – devient réellement ce qu’on pourrait appeler une « forme-métamorphose » : une forme dont la courbe intègre tacitement les étapes successives de sa propre transformation. Non seulement la logique mise en place à l’origine – celle d’une trajectoire en forme d’arc comprenant cinq cahiers, calquée sur celle des cinq sections de la pièce pour piano « Don » – devient soudain caduque, rendue irréalisable par l’hypertrophie des commentaires 7 et 8, mais encore le principe même qui réglait le déroulement du ‘développement 1’ du ‘2e cahier’ (au milieu duquel s’interrompt le manuscrit) – à savoir le principe de l’alternance du canevas et des commentaires – est perdu de vue pour un laps de temps qui excède maintenant trente-cinq minutes12, au profit d’un nouveau système discursif dans lequel il revient aux commentaires 7 et 8 de présenter des variations-développements d’idées introduites sous forme embryonnaire au cours des commentaires 1 à 6.
32Éclat/Multiples, de cette manière, change au chiffre 50 de fondement formel, en adoptant une logique nouvelle qui « oublie » les prémisses initiales de l’œuvre13 [tableau 1].
33Ce qui paraît presque miraculeux – et qui est, en même temps, essentiel – est que la déviation formelle qui s’opère à partir du chiffre 50 présente un caractère organique, si bien qu’on ne la perçoit pas comme telle : le début du commentaire 7, en effet, reprend directement le tempo, la texture et le caractère général de la seconde moitié du commentaire 6 qui précède. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que l’auditeur attentif remarque la persistance avec laquelle la même idée de texture est ici soumise à une sorte de « déclinaison » grammaticale, qui en expose successivement et exhaustivement les différentes facettes – procédé tout à fait nouveau par rapport à l’incessant renouvellement d’idées qui caractérisait jusque-là Éclat/Multiples.
34Une fois saisi ce changement de rythme, ainsi que l’apparent « non-retour » du canevas dont les segments avaient sous-tendu ou encadré les commentaires précédents, l’auditeur qui s’interroge sur l’orientation du déroulement à long terme en conclut que l’expansion, d’abord modeste, et devenue maintenant radicale, de ces commentaires était destinée dès le début à « engloutir » progressivement le canevas.
35Dans l’état actuel des choses (puisque les exécutions de l’œuvre s’arrêtent à la fin du commentaire 7), le rôle formel commun des commentaires 7 et 8 en tant que sommes de variations-développements d’idées introduites durant les six commentaires précédents14 reste très largement voilé : seule une exécution intégrale de la partition manuscrite, comprenant les vingt-cinq minutes correspondant au fragment actuel (non joué) du commentaire 8, permettrait d’en avoir une perception claire.
36Toutefois, le lecteur peut d’ores et déjà, à partir des documents conservés à la Fondation Sacher, distinguer dans le commentaire 8 et dans ses prolongements, tels que les a brièvement esquissés le compositeur, deux points de contact significatifs avec les phases du plan originel en cinq cahiers d’Éclat/Multiples situées « en aval ».
37Selon ce plan, nous l’avons vu, le ‘2e cahier’ devait se composer pour l’essentiel de cadences non synchrones jouées par les neuf instruments résonants. Or, il se trouve que l’épisode final (dont la réalisation reste, pour l’instant, partielle) du commentaire 8 – appelé ‘2de partie | tenues-timbres’ – consiste en une séquence complexe correspondant, dans une large mesure, à cette conception (voir les fac-similés 3, 4, 5).
38Toujours selon le plan global en cinq cahiers, l’œuvre entière devait se terminer par le retour « éclatant » de la cadence de piano initiale, confiée à l’orchestre entier. Et en effet, selon le plan interne du ‘2e cahier’, le commentaire 8 doit déboucher sur un ‘rappel’ du matériau de cette cadence [tableau 2].
39Ainsi, si le compositeur se décide un jour à compléter le commentaire 8 et à lui faire succéder le ‘rappel’ prévu, on ne saurait exclure que la forme globale réelle d’Éclat/Multiples ne finisse par concrétiser – dans des proportions radicalement modifiées, il est vrai, et à l’exclusion de la phase de « diminuendo instrumental » – quelques-uns des traits les plus marquants du plan global originel.
40Quoi qu’il en soit, l’exécution des 25 minutes du fragment actuel du huitième commentaire – dont l’extraordinaire richesse saute aux yeux lorsqu’on voit le manuscrit – révèlerait au public l’apport majeur qu’il représente, par ses qualités d’imagination, de couleur et d’originalité, dans l’œuvre de Pierre Boulez.
L’auteur remercie Pierre Boulez, la Fondation Paul Sacher, les Éditions Universal (Vienne), ainsi que la revue Tempo, de l’avoir aimablement autorisé à reproduire dans la présente étude les extraits d’esquisses et de partitions manuscrites du compositeur.
L’auteur adresse également ses remerciements à Jean-Louis Leleu pour l’aide qu’il lui a apportée dans la mise au point du texte français, d’après une rédaction originale en langue anglaise. L’auteur voudrait enfin exprimer sa reconnaissance envers Robert Piencikowski et Astrid Schirmer pour l’aide précieuse qu’ils lui ont apportée, que ce soit au cours de ses recherches à la Fondation Sacher ou lors d’échanges épistolaires.
Commentaire des exemples musicaux et fac-similés
41Exemple 1 :« Don » pour piano, mesures 1-3.
42On reconnaît dans la mesure 1 les éléments, à la fois, du futur accord initial de « Don » pour orchestre, et des accords initiaux de la cadence de piano par laquelle débute Éclat. Les mesures 2 et 3 correspondent aux numéros 3 et 4 d’Éclat (UE 17746, p. 2).
43Fac-similé 1 :« Don » pour piano, deuxième page du manuscrit (avec esquisses pour Éclat).
44Les systèmes 1 à 3 correspondent, du point de vue de la substance musicale, aux numéros 10 à 24 (inclus) d’Éclat. La cadence de l’ensemble instrumental par laquelle se termine Éclat (numéros 25 à 30) reprend, en le développant, le matériau de la cadence de piano initiale de l’œuvre. Par rapport au texte de « Don » pour piano solo, cette cadence instrumentale constitue une interpolation placée entre les systèmes 3 et 4.
45Fac-similé 2 : Éclat/Multiples, esquisse.
46Cet exemple montre la forme embryonnaire du canevas des six ‘développements’ du ‘2e cahier’ d’Éclat/Multiples. L’indication ‘Α Α Ω Ω’ semble se référer aux paraboles bibliques où le Christ se présente lui-même comme « l’alpha et l’oméga », et où il prédit que « le dernier sera le premier et le premier sera le dernier » : l’ordre d’utilisation des différentes sections du canevas dans le ‘2e cahier’, en effet, devait être ‘1, 2, 3, 4, 5, modèle’ (se rapportant, respectivement, aux développements I, II, III, IV, V et VI), alors que ‘modèle’, qui se rapporte au développement VI, est obtenu à partir du segment de « Don » pour piano correspondant au développement I (voir le système 4, jusqu’à la première double barre de mesure).
47Dans les développements II à VI, les sections correspondantes du canevas (2, 3, 4, 5, modèle) étaient apparemment destinées à être précédées ou prolongées par l’ajout des notes principales des segments de « Don » correspondant à ces développements – c’est-à-dire les segments joués à partir de la première double barre du système 4, jusqu’à l’indication « tutta la forza » de la partition pour piano (page non reproduite ici).
48Les sections 1, 2, 3, 4 et 5 du canevas sont déduites du ‘modèle’ grâce aux procédés de transposition et de permutation indiqués par le compositeur (dans 1, par exemple, les notes du ‘modèle’ sont transposées un ton plus haut).
49Fac-similé 3 : Éclat/Multiples, esquisse.
50Les paraboles bibliques trouvent un deuxième écho dans l’indication ‘ΑΩ’ dont Boulez fait précéder le schéma formel développé de la section 1 du canevas, correspondant au développement I du ‘2e cahier’ (voir les systèmes 1 à 3). L’ordre d’utilisation des sous-sections de 1 est en effet : 2, 3, 4, 5, 1. Le compositeur explicite au quatrième système le processus d’élaboration de 1 : la partie droite montre la ‘projection’ sur 3, 4, 5 et 1 de l’accord construit sur 2 (cet accord n’est autre qu’un élément du texte de « Don » pour piano omis lors du prélèvement des notes principales du segment correspondant au ‘modèle’).
51La dernière étape du processus d’élaboration de 1 est expliquée au haut de la page, où le compositeur note comment s’intercalent progressivement entre les notes des sous-sections 4, 5 et 1 celles des sous-sections 3, 4 et 5. Les notes entourées d’un cercle, dans les trois systèmes supérieurs, ne sont autres que les notes « originelles » de 1, auxquelles seront rattachés dans la partition finale du ‘cahier 2’ les différents ‘commentaires’.
52Les sous-sections de 1, telles que les montrent les systèmes 1 à 3, restent clairement perceptibles lors de l’exécution de la partition finale, même si elles sont séparées les unes des autres, ou partiellement couvertes, par des éléments nouveaux : la sous-section 2 et la première moitié de la sous-section 3, par exemple, sont séparées l’une de l’autre par un rappel de la cadence de l’ensemble instrumental par laquelle se termine Éclat – et elles sont enrichies l’une et l’autre d’un ‘commentaire’ simple (de sol♮, puis de fa♮). À partir de la seconde moitié de 3, les commentaires commencent à se faire moins simples (commentaires de mi♭, de sol♯, etc.). Toutefois, c’est seulement dans la sous-section 5 que leur extension atteint des dimensions telles que la logique formelle originelle du ‘2e cahier’ – fondée sur l’alternance des éléments du canevas et des commentaires – se trouve obscurcie, les deux moitiés de 5 étant réduites à la fonction de « virgules » jouées respectivement avant et après les vastes commentaires de mi♮ et de ré♮.
53Au cinquième système est notée la grille de registres fixe qui gouverne les hauteurs de 1, 2, 3, 4 et 5. Ce ‘substrat fixe’ est par ailleurs entendu directement, dans la partition finale, sous la forme d’un accord statique servant de toile de fond au commentaire de do♯ (seconde moitié de 4).
54Fac-similé 4 : Éclat/Multiples, esquisse (‘tenues-timbres’, ‘schéma général’).
55La ‘2de partie | tenues-timbres’– dont l’esquisse présente le ‘schéma général’ – constitue l’épisode final, non seulement du commentaire de ré♮, mais plus spécifiquement de l’antiphonie en douze strophes d’extension croissante qui en forme le troisième volet.
56Cette antiphonie, qui met en jeu les trois groupes d’instruments dont se compose l’orchestre d’Éclat/Multiples (instruments résonants, altos et instruments « soli » à sons tenus), représente la ‘variation-développement’ de la structure intérieure des strophes du commentaire de mi♭ (voir la note 11). Alors que dans celui-ci les trois types de gestes musicaux dont se compose chaque strophe sont caractérisés, respectivement, par les indications de tempo « Très lent », « Modéré, libre » et « Assez rapide (levée) », dans les strophes I à XI de l’antiphonie du commentaire de ré♮ la succession est modifiée comme suit : « Modéré, libre », « Assez rapide (levée) », et – en superposition – « Senza tempo (très lent de durée globale) »/« Très vif ». L’élément « senza tempo » est désigné dans les esquisses par le terme de ‘tenues-timbres’, l’élément « très vif » par celui de ‘cascades’. Dans la strophe XII de l’antiphonie, une fois exposés les segments « Modéré, libre » et « Assez rapide (levée) », le seul élément « Très vif » (= ‘cascades’) du troisième segment connaît un développement individuel prolongé (sept séquences continues), avant que l’élément « Senza tempo » (= ‘tenues-timbres’) n’apparaisse, annoncé par un long trille sur mi♭ joué par le piano (= début de l’épisode intitulé dans les esquisses ‘tenues-timbres α’, antécédent de l’épisode ‘2de partie | tenues-timbres’).
57L’élément ‘tenues-timbres’ revêt ici pour la première fois (au début de cet épisode ‘tenues-timbres α’) un aspect non statique : à partir du trille sur mi♭, il éclate en effet en une cadence flamboyante, faisant taire l’élément ‘cascades’. Lors des six retours ultérieurs de ce dernier élément (il y a donc au total, dans la strophe XII de l’antiphonie, treize séquences de ‘cascades’), un nouveau trille sur mi♭ (‘tenues-timbres’) va introduire un nombre toujours plus grand d’instruments résonants, dont les cadences non synchrones, chaque fois, font taire à nouveau les ‘cascades’. Finalement, lorsque le groupe entier des instruments résonants est entré dans le jeu, l’élément ‘cascades’ disparaît définitivement, laissant le champ libre au déroulement très étendu de l’épisode ‘2de partie | tenues-timbres’ (voir la page 177 du manuscrit, reproduite dans EDWARDS, Allen : « Unpublished Bouleziana at the Paul Sacher Foundation », Tempo, 169, juin 1989, p. 11).
58‘2de partie | tenues-timbres’ inverse le processus formel de ‘tenues-timbres α’ : à chaque nouvelle séquence (il doit y en avoir sept), le groupe des instruments résonants se trouve réduit d’un ou deux instruments, si bien que, à la fin de l’épisode, ne subsiste de ce groupe que le seul piano. Mais au fil des séquences II à VII, les autres instruments de l’orchestre (c’est-à-dire les instruments non résonants) se trouvent progressivement réintroduits dans le jeu, sur un signal du chef ou de l’un des instruments résonants. De là le caractère plus diversifié dans cet épisode, par rapport à ‘tenues-timbres α’, des interventions de ces derniers : dans chacune des séquences II à VII, après une phase initiale de cadences non synchrones du même type que celles de ‘tenues-timbres α’, les différents instruments résonants entament une série d’accelerandi et/ou de ritardandi indépendants, dont les sommets ou les creux déclenchent l’entrée de tel ou tel instrument non résonant (séquence II : + altos ; séquence III : + cor de basset ; séquence IV : + flûte en sol ; séquence V : + cor anglais ; séquence VI : + trompette et trombone ; séquence VII : + violoncelle) – cette réintroduction se faisant de manière cumulative, si bien qu’à la fin de l’épisode tous les instruments non résonants sont présents.
59À la fin de ‘2de partie | tenues-timbres’ (qui est en même temps la fin de l’antiphonie et de tout le commentaire de ré♮), une variante de la brève idée ‘murmures’ jouée au chiffre 35 de la partition manuscrite (à 0’49” de la plage 3 du CD Sony) doit, selon l’esquisse, préparer le retour du canevas (= seconde moitié de la sous-section 5 : fac-similé 3, deuxième système après la barre de mesure en pointillé) – retour destiné à être rapidement coupé par un second ‘rappel’ de la cadence de l’ensemble instrumental par laquelle se termine Éclat (évocation de la cadence de piano initiale) – voir le tableau 2.
60Le ‘schéma général’ de ‘2de partie | tenues-timbres’ fait clairement apparaître la structure harmonique, le découpage et l’instrumentation des sept séquences qui composent l’épisode. Parmi ces sept séquences, seules les séquences I, II, III et IV sont aujourd’hui composées (voir les pages 177-216 de la partition manuscrite).
61(Le fragment de partition qui apparaît à l’envers au bas du présent fac-similé, à droite, est une esquisse des quatre dernières mesures de ‘cascades’ précédant le début de l’épisode ‘2de partie | tenues-timbres’.)
62Fac-similé 5 : Éclat/Multiples, mise au net (p. 192).
63Cet extrait de la séquence III de ‘2de partie | tenues-timbres’ (p. 192 de la partition manuscrite) montre le deuxième retour des altos (ces instruments ont été réintroduits une première fois dans la séquence II), sur les différents signes (⊗) des instruments résonants. Ces derniers jouent ici indépendamment les uns des autres à partir de signes donnés par le chef (voir au milieu de la page les chiffres 1, 2, etc., entourés d’un cercle avec deux flèches). Sur la dernière portée est notée la réintroduction du cor de basset (sur un signe du célesta) – réintroduction qui a lieu ici pour la première fois, mais qui – tout comme celle des altos – sera réitérée dans chaque nouvelle unité de la même séquence et des séquences suivantes.
64Il est possible de situer cet extrait à l’intérieur du ‘schéma général’ de la ‘2de partie | tenues-timbres’ que montre le fac-similé4 : le texte du système III contient, après la troisième barre de mesure en pointillé, un mi♮4 ; c’est sur cette note que se terminent, à la première mesure de la page 192, les traits du célesta, du vibraphone, de la mandoline et du cymbalum.
65Il est intéressant de noter qu’aucune indication de dynamique ne figure encore dans tout le passage et que le compositeur envisage d’ajouter ici d’autres traits pour les altos I. 2, II. 1 et III. 1 (seul est rapidement noté au crayon le départ de ces instruments, qui coïncide avec les signes donnés par le chef).
66Fac-similé 6 : Éclat/Multiples, mise au net (p. 214)
67Cet exemple montre la page antépénultième du texte actuellement réalisé d’Éclat/Multiples. Le fragment est extrait de la séquence IV de la ‘2de partie | tenues-timbres’, où est réintroduite la flûte en sol : le passage se situe vers la fin de la séquence (voir, dans le fac-similé 4, le quatrième groupe du système IV : le dessin mi♭4-si♭4-la♮3-mi♮4 apparaît à la page 214, sous forme rétrograde, au vibraphone puis au cymbalum). L’entrelacs des signes individuels indiquant les départs des différents instruments superposés donne une idée (comme dans le fac-similé 5 déjà) de la complexité à laquelle atteint ici le discours musical.
68Liste des fac-similés
69Fac-similé 1
70« Don » pour piano, deuxième page du manuscrit (avec esquisses pour Éclat).
71Fac-similé 2
72Éclat/Multiples, esquisse relative aux ‘développements’ du ‘2e cahier’ (Alpha-Omega, modèle).
73Fac-similé 3
74Éclat/Multiples, esquisse relative aux ‘développements’ du ‘2e cahier’ (Alpha-Omega, projection).
75Fac-similé 4
76Éclat/Multiples, esquisse (‘tenues-timbres’, ‘schéma général’).
77Fac-similé 5
78Éclat/Multiples, partition (mise au net), p. 192.
79Fac-similé 6
80Éclat/Multiples, partition (mise au net), p. 214.
Notes de bas de page
1 Voir, à ce sujet, Leleu, Jean-Louis : « Sens musical et notation rythmique dans le Livre pour quatuor de Pierre Boulez », Musicorum, 2, 2003, p. 45 sq., et « À propos du Livre pour quatuor : citations extraites de la correspondance de Pierre Boulez », supra, p. 41.
2 Ne sont édités de l’œuvre que deux formants, dont on peut noter que l’un – « Constellation-Miroir » –, considéré en lui-même, présente un profil global de caractère dynamique, du type « réduction progressive des contrastes », ou « accentuation progressive des contrastes », selon que l’on joue « Constellation » ou « Miroir ».
3 Ce texte a finalement été publié, sous le titre « Forme », dans Points de repère I et II, p. 85-91/Imaginer, p. 359-366.
4 Ibid., p. 85/Imaginer, p 359. Ces expressions sont empruntées par Boulez à Claude Lévi-Strauss.
5 Piencikowski, Robert : « “Assez lent, suspendu, comme imprévisible”. Einige Bemerkungen zu Pierre Boulez’Vorarbeiten zu Éclat », dans : Quellenstudien II : Zwölf Komponisten des 20. Jahrhunderts (Veröffentlichungen der Paul Sacher Stiftung, Bd 3), Winterthur, Amadeus Verlag, 1993, p. 97-116 ; version française, sous le titre « “Assez lent, suspendu, comme imprévisible” : quelques aperçus sur les travaux d’approche d’ Éclat », Genesis, 4, 1993, p. 51-67.
6 Voir Crawford, Dorothy Lamb : Evenings On And Off The Roof, Berkeley, University of California Press, 1995, p. 218 et p. 326 (note 15 du chapitre) ; voir aussi p. 221 sq.
7 Le même fragment est reproduit dans Piencikowski : « “Assez lent, suspendu, comme imprévisible” », Zwölf Komponisten des 20. Jahrhunderts, p. 113/Genesis, p. 65.
8 Le travail consacré à l’exécution de ce vaste projet occupa le compositeur (à côté de la composition de deux autres œuvres : Domaines et Cummings ist der Dichter) tout au long des six années suivantes, jusqu’au mois de novembre 1970, date des créations partielles de l’œuvre à Londres et à Paris (où ne furent jouées, en effet, que les vingt-cinq premières minutes d’un manuscrit fragmentaire déjà deux fois plus long). Pierre Boulez dirigeait lui-même l’Orchestre de la BBC, avec Charles Rosen comme soliste pour la partie de piano. À Paris furent créées les pages 106-116 (chiffres 78 à 82 inclus), dont les parties d’orchestre n’avaient pas pu être copiées à temps pour l’exécution londonienne.
9 Il s’agit des commentaires de sol♮, de fa♮, de mi♭, de sol♯, de do♯, et de do♮ (voir le fac-similé 3).
10 Voir la page 60 du manuscrit. Le chiffre 50 peut être repéré à 5’52” de la troisième plage du CD Sony SMK 45 829.
11 Il s’agit des commentaires de mi♮ et de ré♮ (voir le fac-similé 3).
12 Trente-cinq minutes : c’est-à-dire la durée conjointe des commentaires 7 (dix minutes) et 8 (vingt-cinq minutes dans sa forme actuelle fragmentaire).
13 Il se peut que le compositeur ait eu une raison précise, fondée dans la psychologie de la forme, d’abandonner son plan du deuxième cahier après s’être lancé dans sa réalisation. Il se peut qu’il ait jugé, in medias res, qu’une suite prolongée d’alternances ‘canevas/commentaires’ risquait de paraître trop répétitive ou trop simple sur le plan formel, – qu’elle risquait aussi d’être trop restrictive pour le développement des idées musicales locales. Nous ne pouvons avoir à ce sujet aucune certitude, mais les circonstances portent à le croire.
14 Le commentaire 7 (« Vif, mesuré ») développe une idée de texture fondée sur un motus perpetuus de doubles croches qui reprend le mouvement de doubles croches du cor de basset dans le commentaire 2 (à 0’59” de la troisième plage du CD Sony) – mouvement déjà introduit, à vrai dire, par le piano au début de sa cadence initiale du ‘1er cahier’, et qui est par ailleurs développé de façon plus modeste dans le commentaire 4 (« Vif, accel. ») (ibid., à 1’27”) et dans la deuxième moitié du commentaire 6 (« Plus vite, toujours rubato ») (ibid., à 4’02”). – Le commentaire 8 (non enregistré sur le CD Sony) développe dans un premier temps, à partir du chiffre 83, l’idée « Modéré, molto rubato » introduite dans la première moitié du commentaire 6 (ibid., à 3’15”), puis, dans un deuxième temps, à partir du chiffre 86, l’idée de texture à deux plans de la deuxième moitié du commentaire 5 (« Toujours lent/Très vif ») (ibid., à 2’21”), et dans un troisième temps, à partir du chiffre 87, la structure tripartite du récitatif strophique du cor de basset entonné dans le commentaire 3 (« très lent », « modéré, libre », « Assez rapide [levée] ») (ibid., à 1’02”).
Auteur
New York
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