Moments doubles, figurés en prisme
p. 133-157
Dédicace
À la mémoire de mon père, Mathieu
Texte intégral
1L’une des propositions dont s’est enrichi voilà déjà plus de quarante ans le dictionnaire des idées reçues voudrait que les compositeurs de musique sérielle des années cinquante se soient avant tout préoccupés de la combinatoire d’éléments simples (une succession de hauteurs prédéterminée, le contrepoint plutôt fortuit des dimensions acoustiques, etc.), combinatoire propre à engendrer une musique destinée plus aux yeux qu’aux oreilles. Sans même prendre le temps de réfuter ces objections stéréotypées, je tenterai de réunir ici quelques réflexions relatives au travail sur le son effectué par Pierre Boulez dans diverses œuvres de la seconde moitié des années cinquante qui me semblent préparer de façon significative – sans que leur signification s’épuise, au demeurant, dans un tel rôle anticipateur – le terrain de la Klangfarbenkomposition. Cette catégorie majeure de l’historiographie musicale en langue allemande est, en effet, réservée d’ordinaire à des positions dites antisérielles ou transsérielles des années soixante, représentées par des compositeurs comme Ligeti, Penderecki, Cerha, Kagel, etc. Le centre de ces réflexions consistera en une analyse de différents aspects de l’œuvre pour grand orchestre Doubles entreprise par Boulez en 1957-19581. Pour fonder cette approche analytique, je commencerai par revenir sur les incidences que les connaissances acoustiques ont pu avoir sur l’imaginaire de Boulez et sur les positions esthétiques qu’il a adoptées à ce propos, explicitement ou implicitement, dans ses écrits ou dans ses œuvres. La notion qui s’est trouvée projetée au centre du débat est celle de « bruit2 ».
2Les réflexions de Boulez sur le bruit, telles que les condense la fameuse « parenthèse sur les rapports qu’entretiennent bruit et son » contenue aux pages 43-46 de Penser la musique aujourd’hui3, se situent dans le prolongement de la tradition musicale. Une place importante était accordée dans cette dernière à l’identité par transposition, que ce soit sur le plan mélodique ou dans le cas de la reprise complète de certaines sections dans une autre tonalité. Or les premiers travaux de musique concrète réalisés par Pierre Schaeffer avaient montré la caducité du critère de transposition pour la manipulation de sons complexes ou de bruits. Toutefois, comme le langage sériel, lui aussi, avait aboli ce privilège de l’identité par transposition, faisant reposer la cohérence de chaque œuvre particulière sur « des déductions localisées et variables » (p. 43), Boulez en conclut que « le bruit s’intègre plus logiquement à une construction formelle, à condition que les structures qui en sont responsables se fondent sur ses critères propres » (p. 43 sq.). Le lien de Boulez à la tradition se marque également dans l’exemple qu’il choisit pour illustrer son propos : l’opposition d’un « accord complexe à jouer pendant un laps de temps très court » par un « groupe instrumental » et « cinq tambours » frappés successivement « dans n’importe quel ordre » (p. 44). L’intérêt de son raisonnement réside dans la manière dont le point de vue se déplace alors vers la perception, car il conclut : « Il semble que les impressions de bruit et de son proviennent, avant tout, du pouvoir d’analyse plus ou moins sélectif que l’oreille a loisir de déployer » : face à des accords complexes, « l’oreille est incapable d’analyser, fût-ce intuitivement, les rapports qu’observent les hauteurs entre elles ; elle est saturée de complexité et perçoit, globalement, des bruits » ; face à des bruits « dans un contexte simple et homogène […], elle les analyse instantanément et se trouve en mesure de préciser, ne serait-ce qu’intuitivement, les rapports existant entre eux » (ibid.). Le véritable centre du problème se trouve donc, selon Boulez, dans le traitement des matières sonores, avec pour exigence « une dialectique structure-matériau selon laquelle l’une est le révélateur de l’autre » (p. 45). Dans le contexte de sa logique à oppositions binaires, Boulez cherche à étendre le couple bruit-son au couple « sons bruts et sons travaillés » (ibid.). Seuls ces derniers peuvent l’intéresser, dans la mesure où ils sont susceptibles d’être façonnés au gré du compositeur : « J’entends que la dialectique de la composition s’accorde plus aisément d’un objet neutre, non directement identifié, comme un son pur ou un agrégat simple de sons purs, non profilé par des fonctions internes de dynamique, de durée ou de timbre. » (ibid.) Si, selon Boulez, les figures mêmes que le compositeur a façonnées pour les « utiliser comme objets premiers de la composition » « ont perdu toute neutralité, et acquis une personnalité, une individualité, les rendant passablement impropres à une dialectique généralisée des rapports sonores » (ibid.), il est aisé de comprendre son refus catégorique à l’égard des sons enregistrés, livrés de toutes pièces, et, qui plus est, « directement identifiables », donc tributaires d’une anecdote – aspect qui le rebute, non seulement dans les productions de musique concrète, mais tout autant dans certaines réalisations purement électroniques. Pour Boulez, l’élaboration du son « formulé » l’emporte sur le bruit trouvé, qui est son pendant « à l’état organique ».
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1. « Sons travaillés »
1.1. « Séquence », cinquième formant de la Troisième Sonate pour piano
3Après avoir terminé la composition du Marteau sans maître (le manuscrit au crayon porte, à la fin du neuvième mouvement, la date du 29 juin 19554), Boulez mène de front l’achèvement de sa musique de scène pour l’Orestie, la réalisation de la Symphonie mécanique5 et la mise en chantier de son « œuvre labyrinthe », la Troisième Sonate pour piano. Le 9 octobre 1955, il envoie à Heinrich Strobel, « à l’occasion du dixième anniversaire de son activité au Südwestfunk6 », un extrait de son « work in progress » (pour reprendre les termes de la parenthèse ajoutée par Boulez à la fin de sa copie manuscrite) : la future « Séquence » [fac-similé 1]7.
4Pour la dérivation des hauteurs [exemple 1], la série-mère de la Troisième Sonate est divisée en cellules selon la série de groupement 1-3-3-2-1-2. Les notes ainsi réunies sont disposées en « sonorités » verticales, qui sont à leur tour combinées systématiquement par « multiplication d’accords ». C’est ainsi que Boulez obtient, selon un principe analogue à celui qu’il avait utilisé dans le cycle de « L’Artisanat furieux » du Marteau sans maître, un premier carré de 6 x 6 blocs sonores, où les sonorités de départ respectives réapparaissent en position initiale des lignes successives de la première colonne de l’exemple 1 (en raison de la multiplication par la note unique mi♮ de la première sonorité). Le déploiement horizontal supplémentaire de certaines des lignes de ce carré (deuxième et troisième colonnes de l’exemple) est fonction de la densité de la sonorité initiale de chaque ligne. Ainsi, comme la première ligne commence par un mi♮ isolé, la forme reste seule ; à la deuxième ligne, le premier bloc contient trois valeurs, et les blocs obtenus par multiplication sont transposés sur les composantes restantes de la sonorité initiale, à savoir sur fa♮ et fa♯ comme hauteurs de référence respectives ; etc. Sur l’ensemble de la table sérielle, cela donne lieu à une projection agrandie de la série-mère avec ses particularités de groupement. La logique de déploiement horizontal est donc liée à la disposition verticale choisie par Boulez lors du groupement des notes de la série-mère en sonorités. Or, pour l’ordre de succession des ensembles de blocs sonores tels qu’on les trouve dans la partition, Boulez revient à la disposition linéaire de la série-mère (mi♮/fa♮-si♮-fa♯/sol♯-sol♯-si♭/do♮-la♮/ré♮/do♯-mi♭) lue en sens rétrograde pour les trois premières cellules, en sens droit pour les trois dernières8. Par ailleurs, au sein d’un ensemble de blocs, il procède par permutations supplémentaires pour fixer l’ordre d’apparition des blocs dans l’œuvre.
5L’idée même de se servir ici de permutations est comme le reflet, à un niveau supérieur, de l’indétermination de succession des composantes d’un bloc sonore. Comme on le voit à la lecture de la partition [exemple 2], à l’exception de quelques déplacements mineurs (en C : anticipation du bloc e ; en D : anticipation du bloc f par notes communes avec les blocs d et e), cet ordre est respecté en termes de succession des entrées des blocs, l’articulation polyphonique de leurs durées structurelles respectives pouvant conduire à des superpositions rendant les relations plus complexes.
6Les trois segments correspondant à la forme I, c’est-à-dire à la seule variante de densité 1 (transposition sur ré♮ de la série de blocs initiale), présentent un intérêt particulier : Boulez y déroge en effet à la règle de l’ordre de succession des blocs sonores qu’il applique partout ailleurs. Le premier de ces segments superpose les cellules a et f ; le second juxtapose les cellules b et e ; et le troisième superpose les cellules c et d. Il en résulte une logique de mise en place complexe, dans laquelle se retrouvent certaines stratégies adoptées dans les étapes d’élaboration antérieures. Les trois débuts de segment font entendre les cellules a, b et c en ordre droit, alors que les trois autres cellules (d, e et f) sont exposées en sens rétrograde. Cette symétrie abstraite se concrétise de deux manières dans le texte musical : d’une part, deux présentations simultanées (blocs a/f et c/d) encadrent la présentation successive des blocs b et e ; d’autre part, le bloc f (consistant en la note unique do♮) et le bloc d (composé des notes fa♮-fa♯-sol♯) s’inscrivent rythmiquement de façon symétrique dans la durée globale respective des blocs a et c par les deux rythmes non rétrogradables : (5 pour 6) et ·[exemple 3].
7Cette manière de replier sur elle-même la forme I n’est pas sans rappeler le traitement particulier de la forme à densité 1 aux mesures 10-15 de « L’Artisanat furieux », le troisième mouvement du Marteau sans maître, où Boulez avait dédoublé cet ensemble de blocs sonores pour le faire entendre à la fois sous forme droite et sous forme rétrograde9.
8Le dernier son de « Séquence » est le mi♮, note initiale de la première forme de blocs sonores10. Boulez ne retient de celle-ci que cet unique élément, pour la raison que ses autres blocs sonores constitutifs apparaissent tels quels dans les formes déduites par multiplication d’accords (positions initiales de la colonne gauche de la table sérielle). Le fait que cette note initiale vienne conclure le formant est peut-être déjà un indice de la circularité qui caractérisera, sur différents plans, la pensée du compositeur dans ce labyrinthe « in progress ».
9Pour les intensités et les durées, Boulez esquisse des tables de même structure que la table sérielle des blocs sonores. Ayant choisi de restreindre le champ des dynamiques à trois valeurs de forte (1 = f, 2 = ff, 3 = fff), il peut réutiliser directement, comme série de valeurs initiale, la série de groupement qui lui avait servi pour constituer les sonorités du premier ensemble de blocs sonores, à savoir 1-3-3-2-1-2. Cette série, déployée selon un principe de transposition sur ses propres termes, donne le carré 6 x 6 de la colonne gauche [tableau 1a] ; les extensions horizontales suivent la même logique que celle qui avait gouverné les transpositions des ensembles de blocs sonores, si ce n’est que Boulez veille à un renouvellement constant du premier chiffre de chaque forme (généralement décroissant de gauche à droite). De plus, pour les deuxième et troisième lignes (pour lesquelles les formes de la colonne gauche sont identiques), Boulez varie les déploiements horizontaux par permutation circulaire, de manière qu’aucun ordre de succession ne se reproduise. Ce même principe régit la relation entre les deux extensions horizontales des lignes 4 et 6 (seul fait exception à la règle le premier chiffre de l’extension horizontale de la ligne 6, plus élevé que celui de la colonne de gauche). Une nouvelle fois, cette belle organisation ne trouve pas sa traduction littérale dans le texte musical, puisque Boulez procède au sein de chaque forme à des permutations diverses [tableau 1b].
10La table relative aux durées pose un certain nombre de problèmes. La première ligne, qui avait disparu dans les tables relatives à l’ordre interne des blocs sonores et aux intensités, est ici réinsérée au bas de la table, la valeur 5 se traduisant dans la partition par une durée de ♭_♪ pour le mi♮ final. Pour le reste, cette table résiste à une mise en relation directe avec la partition, malgré certains traits remarquables qui émergent de-ci de-là. Ainsi, l’articulation en groupes que Boulez note dans son esquisse au moyen de crochets – et qui est rendue dans le tableau 1c par le biais de l’opposition entre caractères normaux, italiques et caractères gras – peut-elle se reconnaître dans l’agencement de certains blocs. Pour la forme A, par exemple, la synchronisation des durées reflète bien une articulation en trois paires, dont les deux premières sont particulièrement liées ; moyennant une variation de l’unité de durée, on peut même y mettre en évidence une répartition des valeurs de 1 à 6 [tableau 1d]. Une fois de plus, alors qu’en elle-même la table présente une construction relativement claire, une donnée supplémentaire vient rompre cette « organisation » au profit d’une « composition », semble-t-il, plus libre, mais dont les critères échappent à toute généralisation11.
11Quant à la figuration, elle semble également bénéficier d’une certaine indépendance. Alors que, globalement, elle rappelle certains traits du deuxième cycle de Klavierstücke, où Stockhausen distribue les groupes de petites notes autour d’une note principale, rythmée, Boulez semble avoir opté, dans « Séquence », pour un principe moins contraignant, plutôt dans l’esprit des petites notes et des groupes à subdivision régulière de « L’Artisanat furieux ». Considérés du point de vue de la métaphore acoustique de la « forme sonore », les groupes de petites notes au début d’une note tenue, ou bien brouillent l’attaque d’un bloc (dont seule une composante en général résonne sur la durée totale), ou bien en signifient la nature complexe ; à la fin d’une note tenue, ils jouent le rôle de « transitoires d’extinction » destinés à mettre en évidence la fin de la durée structurelle du bloc ; à mi-chemin se situent les groupes de notes rapides mesurées.
1.2. Doubles
12Tout en réunissant, pour constituer le matériau structurel fondamental de Doubles, des éléments provenant de deux mouvements de la Troisième Sonate, Boulez veille, par ailleurs, à doter ce matériau de modalités d’exploitation propres. La hiérarchie qu’il établit de cette manière entre les différents « paramètres » en jeu (le vocable, quasiment absent des écrits du compositeur, est ici choisi à dessein pour indiquer le dépassement d’un mode de pensée lié aux seules dimensions acoustiques12) me semble révéler un changement significatif dans la manière dont se définit désormais, chez Boulez, le « matériau ».
13Sur le plan harmonique, Boulez reprend l’une des tables de blocs sonores réalisées à l’origine pour « Séquence ». Alors que dans cette pièce le compositeur se limite à la seule table basée sur la forme droite de la série-mère de la Sonate, la table qu’il retient pour Doubles est, elle, issue de la forme renversée de cette série [exemple 4].
14Comme dans « Séquence », les cellules donnent naissance à des ensembles de blocs sonores obtenus par multiplication d’accords, amplifiés horizontalement selon la densité des sonorités de référence (qui, du fait de la lecture rétrograde de la série de blocs initiale, apparaissent ici en dernière position dans la colonne de gauche). En vue de la composition de Doubles, Boulez procède toutefois, au sein de cette table, à un regroupement original en six ensembles de douze blocs, dont le premier est lui-même scindé en six sous-ensembles – nommés ‘accords’ A, B, C, D, E, F –, tandis que les autres ensembles forment des unités homogènes, identifiées par les lettres minuscules a, b, c, d, e. Le matériau harmonique élaboré à ce premier niveau (celui des ensembles de blocs sonores) est, de ce fait, délié de son mode d’engendrement, si bien que l’idée d’une analogie de structure entre sa production et sa mise en place, c’est-à-dire entre le microscosme et le macroscosme, est plus idéale que « fonctionnelle ».
15En ce qui concerne l’organisation des durées, chaque bloc sonore est affecté d’une durée propre (12 unités pour l’unique bloc de A ; 1, 7 et 2 unités pour les trois blocs respectifs de B ; etc.), selon des séries de douze valeurs prélevées dans une grille élaborée initialement pour le formant central de la Troisième Sonate, « Constellation/Constellation-miroir » [tableau 2]13.
16Les opérations de combinaison de matériaux et de lectures originales semblent destinées à couper de ses origines le nouveau matériau ainsi engendré, comme si Boulez avait cherché à lui faire retrouver une seconde ‘neutralité’, au sens où il l’entend dans le passage cité plus haut. Pour ‘façonner’ véritablement ce matériau, le compositeur imagine alors – sur le plan de la figuration – trois « structures enveloppantes14 »:
a. les ‘canons d’intensités’
17Un accord présenté sous forme de plage harmonique statique est analysé en ses différentes composantes, qui sont tour à tour mises en relief par des variations d’intensité. Cette analyse procède par strates simultanées, dont la relation est réglée par le principe du canon. Ainsi retrouvons-nous, pour l’accord initial de l’œuvre (correspondant au bloc sonore unique de l’accord A – mi♮ -ré♯ – développé par complémentarité chromatique, ce qui conduit ici au total des douze classes de hauteurs – mesures 1-6), trois strates traitées en canons d’intensités : une forme originale avec variations d’intensité ‘dans le son tenu’, et deux canons où chaque unité, attaquée isolément, est jouée, soit crescendo, soit diminuendo. La forme originale répartit les douze hauteurs du total chromatique en sept unités dont chacune est dotée d’une du rée spécifique. Dans le premier canon, le rythme de la forme originale est rétrogradé, de même que les hauteurs, qui sont, par ailleurs, transposées au demi-ton inférieur ; dans le deuxième canon, rythme et notes de la forme originale sont présentés sous forme droite, mais les durées exprimées sont ‘écourtées de 1/2’, et les hauteurs transposées au demi-ton supérieur [fac-similés 2 et 5].
b. les ‘mélismes-récitatifs’
18Les deux notes extrêmes d’un bloc sonore (dans son expression la plus serrée) sont traitées comme les limites de deux bandes de fréquences (un intervalle donné et son renversement), dont le remplissage chromatique fournit les réservoirs de hauteurs15 d’où sont tirés différents dessins mélodiques – Boulez parle ici de ‘mélismes-récitatifs’ – venant commenter l’attaque de la sonorité structurelle. En règle générale, ces mélismes-récitatifs font l’objet d’une amplification de type hétérophonique, différentes figures partielles tirées du mélisme de base étant réparties sur les groupes instrumentaux mis à contribution. Les trois blocs sonores qui composent l’accord B (do♮-ré♮, do♯-la♭-si♭, la♮16) retentissent, respectivement, au début de la mesure 7, au début de la mesure 10 et sur le troisième temps de la mesure 10. Le premier bloc (do♮-ré♮) est commenté une première fois par la petite note do♯ (remplissage chromatique de la seconde majeure), jouée en anacrouse par le célesta et le vibraphone, et une seconde fois, immédiatement après son attaque, par une figure plus ample de neuf notes (remplissage chromatique de la septième mineure), répartie sur différents pupitres de cordes et de bois [fac-similés 3 et 5].
c. les ‘accords complémentaires’
19Les intervalles formés par deux notes voisines au sein d’un bloc sonore déterminent à leur tour différentes bandes de fréquences, dont le remplissage chromatique fournit les réservoirs de hauteurs d’où sont tirés, cette fois, ce que Boulez nomme des ‘accords complémentaires’. Les trois blocs sonores qui composent l’accord C (fa♯-si♮-sol♮, fa♮, la♮-fa♮-fa♯-si♭-mi♮) retentissent, respectivement, aux débuts des mesures 11, 13 et 15. La disposition adoptée pour le premier de ces blocs donne comme bandes de fréquences en vue de son commentaire les intervalles fa♯-si♮ et si♮-sol♮, dont le remplissage chromatique engendre deux accords complémentaires, contenant respectivement les notes sol♮-sol♯-la♮-si♭ et do♮-do♯-ré♮-mi♮-mi♮-fa♮-fa♯. Ces deux accords sont joués en sons tenus, simultanément, par deux groupes de cordes (cordes 3 et 4), en même temps que sous la forme d’accords secs d’une part, et de rapides dessins mélodiques d’autre part (Boulez parle à ce propos, dans l’une des esquisses, de ‘mélismes sur accords’), par divers autres groupes instrumentaux17. Un traitement analogue est appliqué au troisième bloc, pour lequel Boulez varie néanmoins la présentation des ‘accords complémentaires’, combinant ici tenues et mélismes. En revanche, le « bloc » central, formé de la seule note fa♮ (mesures 13 sq.) constitue un cas limite, aucun complémentaire chromatique n’étant ici possible. Devant ce problème, Boulez choisit d’élargir son système, en réinterprétant les intervalles du premier bloc (qui continue à sonner) pour en tirer les notes de nouveaux accords complémentaires. Le changement de fonction est ici manifesté par l’application d’un nouveau principe, consistant à renverser un intervalle donné autour de l’une de ses notes constitutives. L’intervalle si♮-sol♮, interprété à la fois comme tierce majeure et comme sixte mineure, engendre les bandes de fréquences complémentaires mi♭-sol♮ (miroir de sol♮-si♮) d’une part, et mi♭-si♮/sol♮-mi♭ (miroirs de si♮-sol♮) d’autre part ; le même procédé est appliqué à l’intervalle fa♯-si♯ [fac-similés 4 et 5].
20À côté de ces modes de figuration, qui constituent un premier type de « structures enveloppantes », Boulez affecte à chacun des ensembles de blocs sonores un registre spécifique : l’accord A occupe le registre grave (avec pour note la plus élevée un mi♭ 4), l’accord B, à l’inverse, le registre aigu (avec pour note la plus grave un la♮ 3), alors que l’accord C couvre l’ambitus entier.
21De plus, la disposition particulière des instruments sur scène [tableau 3] permet au compositeur de matérialiser une forme de ‘stéréophonie’, qu’il envisage sous la forme de mouvements browniens « sérialisés ». Le degré de « désordre des molécules » est modulé selon une échelle qui s’étend de la fixité totale (le mouvement étant alors suspendu, comme dans le cas d’un arrêt sur image ou d’un plan d’ensemble) à un tournoiement incessant (véritables mouvements browniens). C’est ainsi que les douze notes de l’accord A sont tenues d’un bout à l’autre par les alti, violoncelles et contrebasses des trois formations de cordes (3, 4 et 5) situées au milieu et à l’arrière de l’orchestre ; sur cette tenue se greffent, dans les seuls groupes situés latéralement, les autres interventions instrumentales participant à la réalisation du canon d’intensités. Dans l’accord C, à l’inverse, les sonorités structurelles voyagent à travers l’orchestre : le premier bloc, par exemple, passe successivement des « cuivres 4 » (droite milieu) aux « cuivres 3 » (gauche arrière) puis aux deux formations de cuivres situées vers l’avant de la scène (« cuivres 1 et 2 »). Les mesures 7 à 10, où retentissent les blocs sonores de l’accord B, offrent une situation intermédiaire, combinant fixité et mouvement, comme le montre l’orchestration de la première sonorité structurelle : tenue d’un bout à l’autre par les deux clarinettes des « bois 3 » (centre milieu), elle est, d’une part, soulignée dès la fin de la mesure 7 par les trilles de la première flûte (« bois 3 » également) et des quatre violoncelles des « cordes 1 et 2 » (gauche avant/droite avant), et d’autre part colorée aux extrémités de la séquence, respectivement, par le célesta et le vibraphone (centre avant), et par les cors des « cuivres 1 et 2 » (gauche avant/droite avant).
2. « Bruits »
22Le premier ‘développement vif’ (chiffres 3-13 de la partition = mesures 19-97) offre une illustration concrète des considérations sur le bruit développées dans Penser la musique aujourd’hui. Boulez, en effet, y fait entendre en alternance des accords complexes brefs joués par des instruments à hauteur déterminée, et des suites de sons à hauteur indéterminée confiés aux instruments à percussion. Du fait de leur brièveté, les accords tendent à être perçus par l’oreille comme des « bruits », alors que des interventions de la percussion se dégagent, paradoxalement, des figures quasi mélodiques. Pour régler la relation entre ces deux strates – hauteurs (H) et percussion (P) –, Boulez procède à une double lecture des séries de durées que montre le tableau 5 (formes a à e), dont les valeurs sont écourtées au moyen d’un dispositif de filtrage. Alors que la table des durées prévoit des valeurs allant de 1 à 12, l’application de trois filtres de durées conduit à un resserrement de l’ambitus, limitant les durées à une valeur, tantôt de 3, tantôt de 2, tantôt de 1 unité (s) [tableau 4].
23Dans le déroulement des cinq sections qui constituent le premier ‘développement vif’ (correspondant à la succession des formes a à e), le compositeur adopte pour le filtrage des durées un ordre de progression inverse entre les hauteurs et la percussion [tableau 5a]. L’unité de durée varie, quant à elle, d’une forme à l’autre, parfois même au sein d’une même forme [tableau 5b].
24Considérons la section correspondant à la forme a (chiffre 3 = mesures 19-25). Le tableau 6a présente les durées avant et après filtrage, d’où résulte la disposition du tableau 6b, étant entendu que les accords (H) et les interventions de la percussion (P) alternent et que Boulez adopte pour ces dernières un ordre de lecture rétrograde (ici reconnaissable aux seuls groupements – 3,2,2,1,3,1 –, les valeurs étant toutes réduites à l’unité)18.
25Dans la section correspondant à la forme c (chiffre 5 = mesures 31-38), les unités de durée varient d’un ensemble de blocs à l’autre [tableau 7].
26L’opposition entre « sons travaillés » (partie lente) et « bruits » (développement vif) ne peut, toutefois, être réalisée par la seule réduction de l’échelle des durées. En effet, nombre de blocs sonores ne sont composés que de quelques notes, ce qui leur confère une grande lisibilité harmonique. Or ce que Boulez recherche ici est une matière inanalysable. À cette fin, il reprend le principe de complémentarité chromatique pour densifier les agrégats contenus dans la table harmonique, l’appliquant tantôt à l’intervalle formé par les deux notes extrêmes d’un bloc sonore donné (selon le procédé utilisé pour les ‘mélismes-récitatifs’ – exemple 5, mesure 19 : premier sous-ensemble de la forme a), tantôt – comme pour les ‘accords complémentaires’ – à tel ou tel intervalle formé par deux notes constitutives d’un bloc (exemple 5, mesure 20 : deuxième sous-ensemble de la forme a comportant trois blocs).
27En ce qui concerne la registration, la succession des formes a à e s’inscrit dans l’enveloppe suivante : tout le registre → registre aigu → registre grave → registre aigu → tout le registre, en respectant les ambitus précis définis antérieurement pour les accords A, B et C de la partie lente [exemple 6]. On notera la manière dont la forme c, dotée de la structuration rythmique la plus complexe, se trouve mise en relief du fait du double basculement (de l’aigu au grave et du grave à l’aigu) qui se produit au centre du développement.
3. « Feedbacks »
28L’irruption du premier ‘développement vif’ avait brusquement interrompu la présentation des accords A à F, sorte de « thème » dans lequel se trouvent exposés les critères de base de la composition tout entière. Les accords D à F fournissent la matière d’une seconde partie lente (chiffres 8-13 de la partition), « symétrique » de la première, dans laquelle se retrouve l’échelle complète des modes de figuration associés aux accords A à C. Y sont présentés, successivement, les deux blocs sonores de l’accord F enrichis d’‘accords complémentaires’ avec ‘mélismes sur accords’, le bloc unique de E modulé par un canon d’intensité, et, finalement, enrichis à leur tour de ‘mélismes-récitatifs’, les deux blocs sonores qui constituent l’accord D. Toutefois, ce n’est pas, ce faisant, d’un simple parachèvement de l’exposition qu’il s’agit, car les présentations respectives des deux derniers accords – E et D – sont suivies de structures-mémoire qui, tout en étirant cette partie, la font revenir sur elle-même de façon de plus en plus insistante. Ce concept formel est très proche de ce que Boulez présentera le 30 août 1959 à Darmstadt – dans son introduction à l’exécution de la Troisième Sonate – comme devant constituer le principe de variation propre au quatrième formant de l’œuvre, « Strophe » : « […] plus on avancera dans l’épaisseur du formant, plus il sera complexe, puisqu’il assumera tous ceux qui précèdent […]19 ».
29Dans Doubles, les structures-mémoire qui donnent à la seconde partie lente sa physionomie particulière sont de deux types : soit des ‘échos’ (pour les accords F et E), à savoir la réinjection différée et exhaustive d’un matériau transformé, soit des ‘rappels’ (pour l’accord D), à savoir la réinjection immédiate et partielle d’un matériau tantôt transformé (Boulez parle alors de ‘rappel indirect’), tantôt identique (‘rappel direct’). Ces structures-mémoire peuvent s’entendre comme la projection, à un niveau supérieur, de l’idée, esquissée dès le début de la partition, du canon d’intensités : ce dernier, en effet, n’est pas autre chose qu’une suite d’échos repliés sur la structure qui les a engendrés, une manière de faire tourner la matière sur elle-même à des vitesses variables et dans des sens différents. Si le premier ‘écho de F’ (mesures 63-72) s’enchaîne à la présentation du bloc unique de E à la manière d’un simple insert, la seconde plage d’‘échos’, associant des matériaux issus de F et de E, se superpose à deux ‘appels’ (‘indirect’ puis ‘direct’) de D (mesures 80-97).
30Lors de la présentation même de F (chiffre 8, mesures 52-57), les deux blocs sonores constitutifs de l’‘accord’– tenus, le premier par les « cordes 5 » augmentées des contrebasses des « cordes 1 et 2 », le second par les « bois 3 » – engendrent par complémentarité douze accords répartis dans les groupes de cordes restants, et disposés rythmiquement selon une stricte symétrie par rapport au centre de la section. Ces accords sont enrichis çà et là, dans d’autres pupitres, de mélismes utilisant les notes, à la fois, des blocs structurels et des accords complémentaires [exemple 7a]. Les ‘échos de F’ entendus à la suite de E et de D gomment les blocs structurels pour ne laisser subsister que les accords complémentaires, permutés ‘du centre aux extrêmes’ pour le premier, et en ‘rétrograde irrégulier/entrecoupé’ pour le second. Dans F même, les accords complémentaires sont, pour la plupart, joués secco (f ou ff) : seuls font exception les deux accords tenus, dotés d’une enveloppe dynamique mf < >, situés en position 3 et 9. Dans le premier ‘écho de F’ (après E), en revanche, les accords tenus de l’original sont placés au centre de la structure (le profil dynamique étant ici inversé : mp > p < mp pour le premier, ff > mp < ff pour le second), alors que les accords secco sont, quant à eux, donnés à entendre en valeurs longues, et superposés selon une densité variable (3-2/2-3) au sein d’un nouvel agencement symétrique [exemple 7b]. Cette modification significative s’explique par la volonté de conférer ici à l’‘écho de F’ les caractéristiques d’enveloppe du canon d’intensités de E. Cette réflexion de E dans l’‘écho de F’ se traduit également dans la registration : au départ (mesures 63-66), les accords sont contenus dans un ambitus plus restreint que celui de l’accord E, dont les limites ne sont atteintes qu’au centre de la section (mesures 67-68) ; se produit ensuite (mesures 69-72) un double mouvement d’élargissement du registre, une « translation » vers l’aigu assurant la transition vers l’accord D, en même temps que se trouve récupéré le registre extrême-grave caractéristique de F.
31Dans le second ‘écho de F’ – après D (mesures 80-92) –, Boulez revient, pour ces accords, au mode de présentation de l’original, les reliant ainsi plus étroitement à leur structure génératrice. Ce procédé lui permet en outre d’individualiser, dans cette seconde structure-mémoire, les composantes de la polyphonie, étant donné que l’‘écho de F’ est ici conjugué, à la fois, à un ‘écho de E’, et à un double ‘rappel’ de D. Le canon d’intensités au moyen duquel est figuré l’unique bloc sonore constitutif de l’accord E subit pour sa part, dans l’écho, une double transformation : ses quatre voix sont décalées dans le temps (sur l’esquisse, on peut lire ‘déboîtées’), et projetées du registre grave de E vers le registre aigu de D [exemple 7c]. Quant aux ‘mélismes-récitatifs’ de l’accord D, ils sont rappelés, successivement, de façon ‘indirecte’ par une réécriture polyphonique à densité variable, puis de façon ‘directe’ (mesures 93-97) par une citation tronquée des interventions de la percussion qui avaient souligné le profil des mélismes lors de leur présentation initiale.
***
32Dans la version créée le 16 mars 1958 aux Concerts Lamoureux, Doubles comportait à la suite des sections décrites ci-dessus deux autres ‘développements vifs’, explorant les formes a à e, l’un trois fois, l’autre deux fois (alors que ces formes avaient été exploitées une seule fois dans le premier ‘développement vif’). Dotée de ces proportions internes, l’œuvre pouvait prendre l’apparence d’un tout fini, en ce sens que les facteurs de groupement qui avaient servi à l’articulation initiale de la série issue de la Troisième Sonate se trouvaient reflétés dans les deux types de structures qui composent l’œuvre : les parties lentes et les ‘développements vifs’. En effet, alors que les modes de figuration des trois accords de la première partie lente sont présentés un à la fois, la densité des événements croît dans la seconde partie lente du fait de la présence des deux structures-mémoire, la première combinant deux modes de figuration, la seconde trois. De plus, l’alternance entre parties lentes et ‘développements vifs’ obéit à une relation du type structures simples (= expositions) – structures complexes (= développements). En effet, à l’exposition simple des modes de figuration qui caractérise la première partie lente succède un ‘développement vif’ qui ne fait lui-même qu’enchaîner de façon simple les formes a à e. La seconde partie lente, avec ses structures-mémoire insérées, débouche, quant à elle, sur un deuxième ‘développement vif’ qui présente les trois lectures des formes a à e de manière tressée, deux présentations successives des formes entières (à la fois permutées et lues tantôt en sens droit, tantôt en sens rétrograde) étant ici entrecoupées par une troisième présentation fragmentée (rétrograde : de e à a) ; certaines sections y sont, par ailleurs, augmentées d’un ou de deux canons qui viennent se superposer à la présentation même de la forme ou du fragment de forme. Dans le troisième ‘développement vif’ (qui disparaîtra lors de la transformation de Doubles en Figures Doubles Prismes), le principe de tressage des formes sérielles est poussé encore plus loin, étant donné que Boulez y fragmente les formes de façon irrégulière – en quatre segments pour la première variation, en deux segments pour la deuxième –, et fait alterner les fragments ainsi obtenus selon une rotation systématique des formes sérielles. En outre, alors que le deuxième ‘développement vif’ tirait ses enveloppes de registre des accords D à F, le troisième ‘développement vif’ revient à la registration des accords A à C, en terminant par A, si bien que, dans cette version, l’œuvre se clôt par une sorte de retour au point de départ20.
33Cela étant, le rôle que Boulez assigne dans Doubles aux blocs sonores me semble révélateur d’un profond changement de perspective : d’une manière radicalement nouvelle de penser la notion de matériau. Si, dans les œuvres antérieures, le matériau harmonique avait le pouvoir d’infléchir le projet formel, ce niveau est, dans Doubles, neutralisé de différentes manières, si bien que la relation matériau-forme qui y subsiste n’est guère plus que métaphorique (les facteurs de groupement en cellules de une, deux ou trois notes se reflétant dans l’étendue respective des trois ‘développements vifs’ ; les modes de figuration étant au nombre de trois ; etc.). Tout d’abord, la logique qui préside au déploiement du matériau harmonique est contrecarrée par un regroupement des blocs sonores en ensembles qui ne manifeste plus la hiérarchie initiale21. Ensuite, l’omniprésence de la complémentarité chromatique réduit – plus ou moins fortement, selon les cas – le pouvoir particularisant des couleurs harmoniques propres aux blocs sonores. Enfin, la vitesse de défilement de ces blocs dans les « développements vifs » empêche dans une large mesure leur perception en tant que valeurs harmoniques, les réduisant à de simples impacts distribués en des endroits stratégiques du registre.
34Si donc l’harmonie n’a plus pour fonction que de garantir une certaine homogénéité stylistique, la construction formelle doit pouvoir se fonder sur d’autres critères, que Boulez désigne, dès son article « Alea » (1957), par l’expression de « structures enveloppantes ». Pour les parties lentes de Doubles, ce sont de toute évidence les modes de figuration (canon d’intensités, mélismes-récitatifs et accords complémentaires), conjugués à une registration particulière, qui donnent à la musique sa physionomie. Le contraste entre parties lentes et ‘développements vifs’ est assuré, quant à lui, par la simple vitesse de défilement des objets. Boulez, ce faisant, introduit dans la hiérarchie de ses critères une forme de variabilité, ou de relativité, qui lui permet de satisfaire aux exigences spécifiques de la réalisation locale. Alors que, dans la conception figée que l’on se fait d’ordinaire de la pensée sérielle, le matériau est défini comme ce qui contient en germe les critères d’organisation de l’œuvre – du plan de la morphologie à celui de la grande forme –, le projet de Doubles interdit de s’en tenir à une mécanique aussi simple : ce qui permet ici au compositeur de matérialiser un certain concept formel, ce n’est pas la dépendance des différents plans de la composition l’un par rapport à l’autre selon une hiérarchie préétablie, mais bien une forme d’interaction, renégociée en permanence, entre ces différents plans.
35Dans les cas extrêmes, une telle remise en question permanente des critères pourrait conduire soit à une inhibition complète du compositeur, soit à un éclatement total du projet. Lors de la refonte de Doubles, le risque s’est situé, pour Boulez, du côté de l’expansion incontrôlée du projet, car s’est imposée à lui la nécessité d’inventer pour cette œuvre de nouveaux développements. Figures Doubles Prismes prévient le danger de l’irruption trop soudaine de nouveaux éléments par un subtil jeu de rappels et d’anticipations au sein d’une tresse de plus en plus dense. La forme par interruptions que rappelle une telle démarche évoque, certes, des modèles célèbres, mais elle se singularise ici par le fait que l’apparente fuite en avant qu’entraîne l’accumulation d’éléments nouveaux s’accompagne de la relecture de passages de l’œuvre dans lesquels le matériau avait fait l’objet d’une première formulation remarquable. L’exemple le plus frappant d’une telle relecture est la réutilisation de l’écho de l’accord E entendu à la fin de la seconde partie lente de Doubles comme charpente harmonique de ce qui constitue aujourd’hui la dernière section lente de la composition, à savoir l’‘Effacement’, avec son solo de violon qui se déploie et reploie sans cesse en tous sens. La composition progresse ainsi en spirale, Boulez ne se lassant pas de « ruminer » certains matériaux pour en tirer des formulations toujours nouvelles.
36Une telle relecture est moins apparente dans le troisième volet de Figures Doubles Prismes, communément désigné, selon une indication portée par le compositeur dans les esquisses, par le terme de ‘violon chinois22’. En effet, la cassure par rapport à ce qui précède semble ici plus franche, et pourrait aisément laisser croire à une simple juxtaposition d’idées. Aussi Boulez prend-il soin d’introduire progressivement ce nouvel élément au moyen d’une technique de greffe qui, par sa nature même, s’apparente au principe général déjà mis en œuvre d’imbrication par interruptions. Il place ainsi, en divers points stratégiques de l’articulation structurelle du deuxième ‘développement vif’, de brèves anticipations du ‘violon chinois’, qui, au départ, donnent l’impression de venir rompre – ne serait-ce que stylistiquement – avec la musique entendue jusque-là, en faisant basculer une écriture essentiellement verticale dans une écriture linéaire à densité harmonique relativement faible. La répétition, en réduisant l’écart initialement ressenti, favorise l’intégration de cette opposition dans le réseau des possibles, tout en créant une nouvelle tension que seul résoudra pleinement l’épisode du ‘violon chinois’ proprement dit.
37Cascades de déductions, greffes et extensions par cercles concentriques ou en spirale deviennent ainsi la norme de la composition sérielle. On est loin ici du cliché selon lequel la « composition » d’une œuvre sérielle se réduirait à la mise en forme automatique d’une « structure précompositionnelle ». Si « machines à composer » il y a, rendons du moins aux compositeurs des années cinquante cette justice d’avoir intégré dans leur pensée musicale et dans les « automates » mêmes qu’ils se sont confectionnés l’idée, si chère aux cybernéticiens, de « rétroaction » ou de « feedback »23.
38Liste des fac-similés
39Fac-similé 1
40Troisième Sonate pour piano, formant « Séquence », partition, d’après la publication dans Schatz, Hilde (éd.) : Heinrich Strobel. « Verehrter Meister, lieber Freund… », Stuttgart-Zürich, Belser Verlag, 1977, p. 23 sqq.
41Fac-similé 2
42Doubles, esquisse relative au canon d’intensités pour les accords A et E.
43Fac-similé 3
44Doubles, esquisse relative aux mélismes récitatifs pour les accords B et D, y compris les échos.
45Fac-similé 4
46Doubles, esquisse relative aux accords complémentaires pour les accords C et F.
47Fac-similé 5
48Doubles, extrait de la partition (manuscrit à l’encre), mesures 1-24.
Notes de bas de page
1 La perspective choisie dans cette étude est distincte de celle qu’adopte Allen Edwards dans son article consacré aux étapes successives de la composition de Figures Doubles Prismes : « Boulez’s « Doubles » and « Figures Doubles Prismes » : A Preliminary Study », Tempo, 185, juin 1993, p. 6-17. Le lecteur trouvera dans cet article un complément intéressant aux réflexions développées ici.
2 Le lecteur intéressé par la manière dont cette question du « bruit » a été traitée dans les œuvres contemporaines de Karlheinz Stockhausen, à savoir Zeitmaße, Gesang der Jünglinge et Gruppen, est renvoyé aux écrits suivants : Decroupet, Pascal : « Une genèse, une œuvre, une pensée musicale – en mouvement. Zeitmaße de Karlheinz Stockhausen », Revue belge de musicologie, 52, 1998, p. 347-361 ; Decroupet, Pascal et Ungeheuer, Elena : « Son pur – bruit – médiations : matières, matériaux et formes dans Gesang der Jünglinge de Karlheinz Stockhausen », Genesis, 4, 1993, p. 69-85 et « Through the Sensory Looking-Glass : The Aesthetic and Serial Foundations of Gesang der Jünglinge », Perspectives of New Music, 36/1, 1998, p. 87-142 [repris dans Licata, Thomas (éd.) : Electroacoustic Music. Analytical Perspectives, Westport et Londres, Greenwood, 2002, p. 1-39] ; Decroupet, Pascal : « Gravitationsfeld Gruppen. Zur Verschränkung der Werke Gesang der Jünglinge, Gruppen und Zeitmaße und deren Auswirkung auf Stockhausens Musikdenken in der zweiten Hälfte der fünfziger Jahre », Musiktheorie, 12/1, 1997, p. 37-51 et « Cherché, mais aussi… trouvé. Gruppen de Stockhausen à travers ses esquisses », Musurgia, 6/1, 1999, p. 63-76.
3 Dans toutes les citations qui suivent, c’est le compositeur qui souligne.
4 Collection Heinrich Strobel, déposée à la Fondation Paul Sacher ; voir aussi Decroupet, Pascal (éd.) : Pierre Boulez : Le Marteau sans maître. Fac-similé de l’épure et de la première mise au net de la partition, Publication de la Fondation Paul Sacher, Mainz, Schott, 2005.
5 Le Répertoire acousmatique 1948-1980 (Paris, INA/GRM, 1980) présente les œuvres réalisées au Studio d’Essai et plus tard au sein du Groupe de Musique Concrète et du Groupe de Recherche Musicale en ordre chronologique. La Symphonie mécanique est l’avant-dernière entrée pour l’année 1955 et daterait donc plutôt de la fin de l’année ; fait cependant défaut toute indication relative à sa création.
6 Lettre de dédicace reproduite au dos de la publication du manuscrit dans Schatz, Hilde (éd.), Heinrich Strobel. Verehrter Meister, lieber Freund, Stuttgart-Zürich, Belser Verlag, 1977, p. 26.
7 Bien que la Fondation Paul Sacher soit en possession d’une partition au crayon plus longue d’à peu près la moitié que le fragment offert à Strobel, je me limiterai à ce premier texte, qui est celui que Boulez joua lors de toutes les exécutions qu’il donna de la Troisième Sonate entre 1957 et 1959.
8 Le mi♮, note initiale de la première forme sérielle du tableau (c’est-à-dire celle qui regroupe les sonorités de départ qui ne sont donc pas obtenus par multiplication), est la seule note de cette forme qui apparaisse dans la pièce, à titre de note finale, longuement prolongée. De la sorte, Boulez évoque en fin de mouvement le point de départ de sa construction, sans le révéler explicitement – d’ailleurs, dans la table, cette forme ne sera pas munie de lettre majuscule comme toutes les autres formes.
9 Les deux présentations se croisent à la mesure 13 sur la note si♮ (dixième note de la forme droite, à la flûte en sol = troisième note de la forme rétrograde, à la voix). Les blocs sonores des mesures 10 et 15 sont bien identiques, même si le compositeur a choisi de les « développer horizontalement » de façon différente (voir « … auprès et au loin. » [1954], Relevés d’apprenti, p. 198/Imaginer, p. 310). Voir aussi infra, p. 179 sqq.
10 Ce mi♮ est noté à la première ligne du tableau 2 par la lettre x.
11 Sur l’opposition « organisation »/« composition », voir « … auprès et au loin. », Relevés d’apprenti, p. 201 sq. /Imaginer, p. 313 sq.
12 L’emploi généralisé du terme de « paramètre » dans les écrits sur la musique sérielle des années cinquante signale une dépendance naïve de la musicologie à l’égard des propos théoriques de Stockhausen. Si, en effet, ce dernier a rapidement échangé les notions de dimension et de composante acoustiques (privilégiées par Boulez) contre celle de « paramètre », c’est que le concept de « groupe » – présent dans sa production dès 1952 – invitait à recourir à une notion plus générale. L’abus et le malentendu résident dans l’usage du terme dans des commentaires qui se limitent en vérité aux quatre dimensions acoustiques élémentaires.
13 Les tables originales des séries de durées de « Constellation » sont reproduites comme facsimilé 7 de la contribution de Luisa Bassetto.
14 L’expression « phénomènes enveloppants » est utilisée par Boulez dans « Alea », Relevés d’apprenti, p. 51/Imaginer, p. 416. Le compositeur développera plus tard cette notion en parlant plus simplement d’« enveloppe », voir notamment Jalons, p. 386 sqq. /Leçons de musique, p. 415 sqq.
15 Cette manière de procéder est une variante assouplie de la technique systématisée par Henri Pousseur dans son Quintette à la mémoire d’Anton Webern de 1955 ; l’emploi que Boulez en fait est cependant plus local : de système générateur chez Pousseur, il de vient variable supplémentaire et librement utilisable chez Boulez.
16 L’ordre de présentation de ces trois blocs dans le texte musical diffère de celui de la table d’engendrement du matériau harmonique du fait des durées structurelles qui leur sont affectées. Retentit d’abord le bloc affecté de la durée la plus longue (7 ♩), suivi du bloc affecté de la durée moyenne (2 ♩) puis du bloc affecté de la durée la plus courte (1 ♩), en sorte que les trois blocs se trouvent synchronisés en leur fin.
17 On observera que, tant pour les accords joués secco que pour les ‘mélismes sur accords’, Boulez se donne la liberté d’augmenter les accords complémentaires de l’une et/ou l’autre composante de l’accord structurel, ce qui lui permet une diversification maximale des figures.
18 On notera que les timbales sont intégrées tantôt aux accords (sol♯ de la mesure 19 et sol♮ de la mesure 25), tantôt à la percussion (si♭ de la mesure 19, la♮ de la mesure 22 et sol♯ de la mesure 24). En confiant à ce seul instrument le la♮ de la mesure 22, Boulez met en évidence le point autour duquel l’ordre de succession dans l’alternance entre accords et interventions de la percussion s’inverse.
19 « Sonate “que me veux-tu ?” » [1960], Points de repère I, p. 161/Points de repère II, p. 173/Imaginer, p. 442.
20 Le schéma structurel des deuxième et troisième ‘développements vifs’ est reproduit par Edwards dans la partie supérieure du diagramme 1 de son article : « Boulez’s “Doubles” and “Figures Doubles Prismes” », p. 7 (le troisième ‘développement vif’ est ici présenté comme « 2nd phase » du deuxième).
21 Une manière comparable de lire les tables sérielles en laissant dans l’ombre la hiérarchie qui les gouverne a été décrite par Piencikowski, Robert : « “Assez lent, suspendu, comme imprévisible”. Einige Bemerkungen zu Pierre Boulez’Vorarbeiten zu Éclat », dans Quellenstudien II : Zwölf Komponisten des 20. Jahrhunderts (Veröffentlichungen der Paul Sacher Stiftung, Bd 3), Winterthur, Amadeus Verlag, 1993, p. 105 sq. ; version française, sous le titre « “Assez lent, suspendu, comme imprévisible” : quelques aperçus sur les travaux d’approche d’Éclat », Genesis, 4, 1993, p. 58 sqq.
22 Le terme de « violon chinois » apparaît sous la plume de Boulez à l’occasion d’un échange d’idées avec André Schaeffner à propos des Symphonies d’instruments à vent de Stravinsky (Boulez/Schaeffner : Correspondance, p. 49).
23 Je tiens à remercier chaleureusement Jean-Louis Leleu pour ses encouragements incessants à poursuivre cette réflexion sur Doubles ainsi que pour sa complicité déterminante dans l’établissement du texte final de la présente étude.
Auteur
Université de Liège/Université de Nice – Sophia Antipolis
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