Fondement théorique
p. 105-132
Texte intégral
Introduction générale
a) Notion de continuum total comme mesure de toutes les choses
1Nous commençons maintenant l’étude théorique proprement dite. Cette étude, je dois le dire d’avance, ne comporte aucune règle restrictive, telles qu’en possèdent tous les manuels de composition44. Notre ouvrage n’est pas un manuel de composition et ne prétend pas l’être. Tout ce que nous proposons c’est un nouveau point de vue. Nous voulons en quelque sorte placer l’esprit dans l’axe pansonore avec toutes les conséquences que cela comporte. Une des premières conséquences de ce nouveau point de vue est que nous nous rendons compte de l’incompatibilité de l’ancienne conception de l’accord parfait majeur comme notion harmonique centrale45 avec le nouvel esprit spatial. Une autre conséquence est la recherche d’une nouvelle notion qui corresponde à cet esprit. En effet, l’accord parfait majeur, lui-même enraciné dans la résonance naturelle, est dans un sens la clé de voûte de l’ancien ordre tonal (l’échelle diatonique se définit comme somme de trois accords majeurs : tonique, dominante et sous-dominantei); toutes les autres harmonies se définissent par rapport à l’accord majeur dans lequel il joue le rôle de « mesure de toutes les choses ». Par la suite, avec la désagrégation de l’ordre naturel, l’accord majeur a perdu de son importance et son rôle dans la musique s’est réduit à celui d’une simple possibilité harmonique parmi beaucoup d’autres. Mais la théorie, toujours en retard, continuait à se baser sur lui et semblait impuissante à s’émanciper de cette notion périmée, de sorte que jusqu’à nos jours aucune nouvelle notion harmonique n’est venue remplacer celle de l’accord parfait majeur comme « mesure de toutes les choses », malgré toutes les tentatives faites dans cette direction.
2Parmi ces tentatives, il faut d’abord mentionner celle de Scriabine qui d’ailleurs ne fut nullement théorique, mais qui se résume entièrement dans son activité créatrice. Ainsi, Prométhée pour orchestre, piano et clavier à lumières est basée entièrement et exclusivement sur une échelle-harmonie de six sons (do – ré – mi – fa♯ – la – si b ; disposés par quartes ces sons donnent : do – fa♯ – si b – mi – la – ré), qui joue dans cette œuvre à peu près le même rôle que joue l’accord parfait majeur dans la musique tonale ; Scriabine lui-même l’appelait « accord synthétique ». Il n’y avait d’ailleurs rien d’artificiel et de voulu dans l’attitude de Scriabine. C’est ainsi que son intuition concevait l’œuvre, la rationalisation est venue après. Mais c’est en vain que nous chercherions dans les autres œuvres de Scriabine de sa dernière période la même conséquence et la même homogénéité. Seule la septième sonate pour piano est assez conséquemment basée sur une échelle-harmonie qui est la modification de l’échelle-harmonie « prométhéenne » (avec un ré b au lieu d’un ré). Quant à ces autres œuvres de la dernière période, elles manifestent toutes une tendance vers une plus grande diversité harmonique, bien que toujours à bases d’échelles-harmonies apparentées à celles de Prométhée et de la septième sonate. Il faut donc considérer la tentative de Scriabine de trouver une contrepartie dans le monde « spatial » de ce qu’est l’accord majeur dans le monde « naturel » comme une recherche instinctive et orientée dans la juste direction, mais infructueuse, car appartenant à une époque d’immaturité « pansonore » (il faut aussi tenir compte de la mort prématurée de Scriabine).
3Si de Scriabine, nous passons à Schoenberg, nous constatons que ce dernier s’émancipe complètement de la notion d’accord majeur, plus complètement encore que Scriabine chez qui l’accord majeur (avec quelques autres formations harmoniques classiques) est quand même présent comme un élément constitutif de ses échelles-harmonies. Mais Schoenberg le fait au prix du renoncement à l’harmonie comme élément autonome de l’art musical. Chez lui, l’accord majeur se trouve détrôné, mais aucun autre accord n’est digne d’occuper le trône, chaque accord n’étant que le résultat de la marche des parties. L’harmonie est fonction de la polyphonie comme au Moyen Âge, et par conséquent aucune nouvelle notion harmonique ne vient remplacer l’accord parfait majeur. Ainsi le trône reste vacant et le spectre de l’ancien monarque continue à hanter l’esprit humain. La révolution schoenbergienne ne présente même pas une tentative de créer une nouvelle conception harmonique comme le fut celle de Scriabine.j
4L’opposé doit être dit de Obouhov qui, ainsi que nous l’avons vu, est l’antipode de Schoenberg. (Ce dernier est un dodécaphoniste polyphonique « horizontal », Obouhov est un dodécaphoniste harmonique « vertical »). La notion harmonique fondamentale de Obouhov est l’accord de douze sons sans redoublement par octave, c’est-à-dire contenant les douze sons chromatiques, dans laquelle on doit voir le développement logique de « l’accord synthétique » de Scriabine. Mais il y a en elle une équivoque. Une et multiple, absolue et relative à la fois, elle se présente, tel Protée, sous des aspects toujours divers, tout en restant elle-même. C’est justement ce côté relatif et multiple qui l’empêche d’être une base stable sur laquelle la pensée théorique aurait pu s’appuyer (sans parler qu’avec l’avènement de l’ultrachromatisme, l’harmonie à douze sons doit se transformer en harmonie à 24 ou 36 sons, ou plus).
5D’autres tentatives encore ont été faites dans cette direction, mais elles manquent toutes d’universalité. J’estime que l’accord qui [exprime] résume le principe spatial d’une façon tout aussi complète et universelle, comme l’accord parfait majeur résume le principe naturel, est celui que j’appelle continuum relatif total (opposé au continuum absolu qui, contenant une infinité de sons est irréalisable et transcende la réalité physique) : c’est la simultanéité de tous les sons à partir du plus grave jusqu’au plus aiguk.
6Cet accord qui embrasse tout le volume de l’espace musical audible dans la position la plus serrée et qui contient par conséquent le plus grand nombre de sons, est le maximum de condensation spatiale ; toutes les autres formes harmoniques s’obtiennent à partir de cet accord par voie de raréfaction – y compris les accords à douze sons obouhoviens, « l’accord synthétique » de Scriabine et même les accords de type classique. Strictement parlant, ce n’est pas un continuum car, malgré la disposition serrée des sons (par la suite nous arriverons à la notion de continuum à douzièmes de ton), ils sont quand même séparés par des espaces et forment une chaîne discontinue. Seul le continuum absolu mérite d’être appelé continuum. Quant au continuum relatif, il faut remarquer qu’il peut être considéré comme un continuum du clavier c’est-à-dire de toutes les touches blanches et noires. Nous le nommons quand même continuum malgré sa nature discontinue et ceci non seulement parce qu’il est le continuum du clavier, mais parce qu’il est la projection et en quelque sorte l’image du continuum absolu dans le domaine discontinu des sons musicaux. La densité absolue ne peut être atteinte : c’est le maximum de densité relative qui la représente.
7À cet effet, il doit être remarqué que la particularité essentielle de l’entendement pansonore consiste en ce qu’il procède de la plénitude absolue comme donnée, allant vers le vide par des coupes de plus en plus raréfiées, contrairement à l’entendement naturel qui procède du vide comme donnée vers la plénitude par une condensation progressive, sans pouvoir toutefois jamais l’atteindre. C’est en cela que réside une autre différence entre l’entendement naturel et l’entendement pansonore. Le premier aura beau condenser l’espace et augmenter le nombre de sons, il ne pourra jamais atteindre la pansonorité, car il appartient exclusivement à la catégorie du relatif et du fini et aucune augmentation quantitative ne pourra changer sa qualité. Par contre, l’entendement pansonore dans son mouvement inverse, est capable d’effectuer ce saut d’une qualité de l’existence dans une autre. Tout en appartenant au domaine de l’absolu et de l’infini, l’entendement pansonore embrasse les deux qualités de l’existence simultanément. Le maximum de condensation spatiale ne reçoit son sens que si nous le considérons en partant de la pansonorité et non en partant du vide, comme une accumulation de sons [physiques] musicaux, auquel cas elle n’est qu’un phénomène purement acoustique (comme chaque accord d’ailleurs). Nous touchons ici le problème de l’œuvre d’art46 qui donne une signification humaine à un matériel purement physique. Mais la question du rapport qui existe entre la pansonorité et l’œuvre d’art, de même qu’entre l’intuition de la pansonorité et la force créatrice du génie humain est une question d’esthétique générale que nous ne débattrons pas ici.
8Il faut préciser que, quand nous parlons de continuum relatif, ce n’est pas une simple manière de parler, une formule purement théorique pour exprimer une synthèse de toutes les possibilités harmoniques. Il s’agit d’une sonorité concrète, d’un accord parmi d’autres accords. Un des aspects de la révolution pansonore consiste justement dans la légitimation des agglomérations sonores les plus denses, y compris le continuum relatif.
9Il est intéressant à cet effet de comparer entre elles les notions d’échelle, d’espace et de continuum. La notion d’échelle appartient entièrement à l’entendement naturel et se réfère à l’ordre successif des sons s’opposant à leur ordre simultané (on gravite les marches de l’échelle pas à pas mais on ne peut les étreindre simultanément). En même temps, c’est une notion parfaitement abstraite, sans référence aucune quant au volume de l’échelle. La notion d’échelle telle qu’elle est connue dans la musique occidentale indique simplement l’ordre des sons dans l’espace d’une octave, en tenant compte que cet ordre se reproduit dans toutes les octaves de l’échelle et sans indication du nombre d’octaves (la notion orientale de l’échelle est quelque peu différente). La notion de l’espace est moins abstraite car elle comprend la notion de volume. En même temps, elle porte en soi l’indication quant à l’ordre simultané sans exclure toutefois l’ordre successif. Enfin, la notion de continuum est la plus concrète, justement parce qu’elle indique un accord qui sonne. Le continuum c’est l’espace musical devenu sonorité.
b) Pluralité des continuums
10Autour de cet accord central que nous appelons continuum relatif total se groupe une série d’autres accords d’une grande densité contenant un nombre moindre de sons et que nous appelons continuums partiels. Ils se distinguent par leur volume, leur densité, leurs positions dans l’espace (dans le cas de continuums de moins de 7 octavesl47) et la disposition de sons (deux continuums de la même densité peuvent se distinguer par la manière dont leurs sons sont disposés). Il faut préciser qu’il n’existe aucune limite exacte qui sépare les continuums des accords plus raréfiés – ceux que nous appelons communément « accords » et dont la densité maximum ne dépasse pas celle de la disposition par tierces superposées. Entre ces deux domaines, il existe une quantité de formes intermédiaires de sorte qu’on peut passer des continuums aux non-continuums insensiblement par tous les degrés de raréfaction (par la suite, pour des besoins de systématisation, nous établirons une limite approximative séparant le monde des continuums du monde des « accords » qui se situera autour de la densité 6 (six sons dans l’espace d’une octave), en tenant compte que cette limite est conventionnelle).
11Déjà dans la musique atonale, la conscience musicale s’est rendue compte de l’impossibilité de l’interprétation théorique, c’est-à-dire en termes de logique musicale traditionnelle, de la grande majorité des accords. Ceci est d’autant plus juste par rapport aux continuums. Devant l’impossibilité de les interpréter théoriquement une tentation peut naître de les interpréter esthétiquement. Telle serait par exemple l’interprétation des continuums comme un genre de la musique de « bruits », comme imitation des bruits de la nature ou des machines. Ceci peut évidemment se présenter comme un cas particulier dans telle ou telle composition, mais en principe les continuums, au même titre que les non-continuums et tous les accords et intervalles en général, doivent être considérés comme des qualités sonores autonomes qui n’ont besoin d’aucune interprétation ni d’aucune justification extra-musicale. Toute tentative de les interpréter de cette façon prouve que la conscience musicale ne s’est pas encore complètement dégagée de l’influence de la logique musicale naturelle, qui tend toujours à diviser les combinaisons sonores en légitimes et illégitimes. Mais pour une conscience musicale pansonore, il n’existe pas de combinaisons sonores légitimes et illégitimes. Rien n’est défendu a priori, tout est légitime et le choix de tel ou tel autre accord n’est plus conditionné par les règles abstraites de l’harmonie, mais devient un problème de forme musicale (telle combinaison sonore qui convient à un moment donné de l’œuvre ne convient pas à un autre moment).
12En affirmant la légitimité de chaque combinaison sonore, la conscience pansonore couronne un long processus révolutionnaire amorcé au Moyen Âge. À cette époque, l’octave et la quinte étaient les seules combinaisons légitimes ; les autres combinaisons sonores devaient être justifiées polyphoniquement. Par la suite, ce furent l’accord majeur qui entra dans la catégorie des accords légitimes, suivi bientôt de l’accord mineur, puis des accords de septième (bien que considérés comme dissonances, etc.). Au XXe siècle seront acceptés comme légitimes les agrégations par quartes superposées, puis n’importe quelles combinaisons sonores dans le cadre des densités courantes (ne dépassant pas en règle générale, la densité 4), et finalement les continuums. L’acceptation des continuums chromatiques et ultrachromatiques comme qualités sonores autonomes est l’aboutissement logique et final de la grande révolution millénaire pansonore, et l’affirmation du continuum total comme « mesure de toutes choses » est la prise de conscience du principe pansonore et aussi de cette révolution millénaire pansonore.
13La conscience pansonore signifie donc la liberté totale du compositeur envers son matériel et exige naturellement le plus haut degré de maturité artistique de la part du compositeur car, l’œuvre d’art étant le fruit de la limitation, l’esprit créateur doit trouver en lui-même le principe limitatif, individuel pour chaque œuvre, et non pas le recevoir tout fait de l’extérieur. Ainsi le continuum total occupe une position centrale parmi tous les autres accords du fait qu’il les contient tous en soi. C’est en fait la synthèse de toutes les possibilités harmoniques. Mais, malgré cette position unique [centrale], on ne peut pas dire qu’il existe un seul et unique continuum total, car pour différents systèmes sonores, le continuum total est différent. Ainsi, dans l’espace à 12 demi-tons, le continuum total aura 85 sons (volume total de l’espace de 7 octaves avec 12 sons dans chaque octave, soit 7 x 12 = 84 sons plus le dernier son qui clos la septième octave). Mais dans l’espace ultrachromatique à quarts de ton, ce continuum total deviendra un continuum partiel et le nouveau continuum total aura 149 sons (7 x 12 = 148, 148 + 1 = 149). En fait, il y a autant de continuums totaux qu’il peut exister d’espaces sonores. Dans chaque cas particulier, le continuum total sera la synthèse des possibilités harmoniques propre à cet espace et seulement à lui.
c) Ultrachromatisme multiple de 12
14La question des systèmes sonores est celle de l’ultrachromatisme. Il peut exister un très grand nombre de systèmes ultrachromatiques qui peuvent être divisés en plusieurs catégoriesm.
15Ainsi nous avons d’abord les systèmes ultrachromatiques divisibles par 12, c’est-à-dire basés sur la division traditionnelle de l’octave en 12 demi-tons égaux. Nous avons déjà mentionné le système des 1/4 de ton (division du demi-ton en 2 ou de l’octave en 24 parties égales) et celui des 1/6e de ton (division du demi-ton en 3 ou de l’octave en 36 parties égales), il existe, en outre, le système des 1/8e de ton (division du demi-ton en 4 ou de l’octave en 48 parties égales), celui des 1/10e de ton (division du demi-ton en 5 ou de l’octave en 60 parties égales) et celui des 1/12e de ton (division du demi-ton en 6 ou de l’octave en 72 parties égales) qui est la synthèse des systèmes à 1/4 et à 1/6e de ton. Là se trouve, à mon avis, la limite des possibilités ultrachromatiques, l’intervalle de 1/12e de ton étant presque imperceptible à l’oreille humaine. On peut dire par conséquent que le continuum se trouve atteint, bien que théoriquement le continuum relatif aux 1/12e de ton soit tout aussi éloigné du continuum absolu que n’importe quelle autre combinaison sonore, car il s’agit là d’une différence de qualité. Mais du point de vue de la relativité psychologique qui à certains degrés de condensation spatiale perçoit la continuité là où il y a discontinuité, on peut dire que le système des 1/12e de ton se trouve à la limite entre le continu et le discontinu.
16Il faut mentionner l’existence de partisans de l’ultrachromatisme à 1/16e de ton (octave divisée en 86 parties égales) préconisant ainsi exclusivement la division binaire (1/4 de ton, 1/8e de ton et 1/16e de ton). Le représentant de cette tendance est Julián Carrillo48 au Mexique. À mon avis, cette tendance est unilatérale et j’estime que la division binaire doit être équilibrée par la division ternaire, ce qui est justement le cas du système des 72 douzièmes de ton. Le nombre 72 est le produit de 8 par 9 ; il réalise un équilibre harmonieux entre la division binaire (8) et la division ternaire (9), tout aussi harmonieux que celui que réalise le nombre 12 qui est le produit de 4 par 3. Dans notre étude, nous allons considérer exclusivement les systèmes ultrachromatiques à 1/4 et à 1/6e de ton et leur synthèse, le système des 1/12e de ton, en omettant les systèmes des 1/8 et 1/10e de ton. Le continuum total dans notre conception sera donc le continuum de 505 sons disposés à distance d’un douzième de ton et embrassant 7 octaves.
d) Ultrachromatisme octaviant non multiple de 12 et ultrachromatisme non octaviant
17Outre les systèmes basés sur la division traditionnelle de l’octave en 12 parties égales, il en existe qui sont basés sur la division de l’octave en nombre non multiples de 12 (par exemple, 14, 15, 16, 18, etc., ou même, n’ayant pas de diviseur commun avec douze par exemple 13, 17, etc.) et d’autres systèmes basés sur la division d’intervalles autres que l’octave – soit plus petits, soit plus grands. Ces deux groupes peuvent parfois se confondre, notamment dans les systèmes basés sur la division d’un intervalle plus petit que l’octave, mais fractionnaire d’elle [(C’est en réalité le groupe des systèmes non multiples de 12 mais ayant un diviseur autre que 12, par exemple 2, 3, 4, 6)]. Tels sont les intervalles de tierce mineure (quart de l’octave), de tierce majeure (tiers de l’octave) et de triton (moitié de l’octave). La division de la tierce mineure en 4 ou 5 parties égales par exemple, équivaut à la division de l’octave en 16 ou 20 parties égales ; la division de la tierce majeure en 5 ou 7 parties égales équivaut à la division de l’octave en 15 ou 21 parties égales et la division du triton en 11 parties égales équivaut à la division de l’octave en 22 parties égales. Il s’ensuit que les systèmes à 15, 16, 20, 21, 22,... etc., sons à l’octave appartiennent aux deux groupes à la fois. Mais si l’intervalle qui sert de base à la division n’est pas fractionnaire de l’octave, nous avons des systèmes non octaviants. Par exemple, le système basé sur la division de la quarte tempérée en 6 ou 7 parties égales, qui est la division de l’espace de 5 octaves en 72 ou 84 parties égales, ou bien le système basé sur la division de la quinte tempérée en 5 ou 6 parties égales, qui est la division de l’espace de 7 octaves en 60 ou 72 parties égales. Il peut y avoir des cas plus compliqués encore, comme par exemple, la division d’un espace très large de telle façon qu’aucun intervalle connu ne s’y trouve. Mais quelque soit le système, le principe reste toujours le même, notamment celui de la division d’un certain espace en un certain nombre de parties égales, ce qui est le principe du tempérament égal. En somme, par rapport à tous ces systèmes ultrachromatiques, le terme de tempérament égal n’est plus applicable, ce terme qui indique non pas la nature, mais l’origine du système sonore n’est applicable en somme qu’au système des douze demi-tons, car ces demi-tons avant d’être tempérés existaient à l’état naturel. Éventuellement, on peut l’appliquer aux systèmes des 24 quarts de ton et des 36 sixièmes de ton car il existe, comme nous le verrons par la suite, un quart de ton naturel (rapport de vibrations 33 à 32)49, de même que le tiers (rapport des vibrations de 21 à 20) et le sixième de ton naturel (rapport des vibrations de 65 à 64) bien que dans l’histoire, de tels systèmes naturels ne se soient jamais réalisés. En réalité, le terme de système tempéré devrait être remplacé par celui de système divisionnaire, indiquant que c’est le principe de division qui est à la base et en ajustant chaque fois : à 12, à 24, à 36 sons à l’octave ou dans le cas des systèmes non octaviants à 6 ou 7 sons à la quarte, à 5 ou 6 sons à la quinte, etc.
e) Expression mathématique des systèmes divisionnaires tempérés
18Nous avons déjà vu comment les intervalles du tempérament égal s’expriment au moyen de 12√2n50, c’est-à-dire au moyen de fractions infinies, contrairement aux intervalles naturels qui tous s’expriment par des nombres entiers. C’est en cela justement que réside, exprimée mathématiquement, la différence entre le principe pansonore et le principe naturel. Nous avions indiqué aussi à cette occasion que dans un système naturel, les rapports entre les sons sont simples (1 à 2, 2 à 3, etc.) tandis que les rapports entre les espaces (intervalles) sont complexes (2 espèces de tons entiers et 2 espèces de demi-tons dont aucune n’est exactement la moitié d’une des 2 espèces de ton entier), tandis que dans un système spatial (divisionnaire) c’est l’inverse – les rapports entre les sons sont complexes (12√2) et les rapports entre les espaces sont simples (1 à 2, à 3, etc.). En l’occurrence, système divisionnaire signifiait exclusivement tempérament égal à 12 sons ou système traditionnel des 12 demi-tons. Appliquée à tous les autres systèmes divisionnaires, l’expression mathématique 12√2 devra être remplacée par une autre, plus générale de la forme n√a où a représente l’intervalle divisé, exprimé en nombre de vibrations (octave 2/1 ou simplement 2, double octave 4, quarte 4/3, quinte 3/2, etc.)51, et n représente en combien de parties cet intervalle est divisé. Ainsi, le quart de ton s’exprime au moyen de 24√2 (octave 2 divisée en 24 parties égales), plus exactement comme rapport de 24√2 à 1 ; le sixième de ton s’exprime comme rapport de 36√2 à 1 ; l’intervalle provenant de la division de l’octave en 13 parties égales comme 13√2 à 1, le système provenant de la division de la double octave en 31 parties égales comme 31√4 à 1, l’intervalle provenant de la division de la quarte en 7 parties égales comme rapport de 7√4/3 à 1, etc.n52.
f) Liberté totale dans le choix des intervalles
19Outre la possibilité des systèmes ultrachromatiques octaviants et non octaviants, il existe encore une autre possibilité, qui a aussi ses partisans et qui est celle d’une position en dehors de tout système, de tout principe, qui laisse au compositeur la liberté absolue de déterminer la hauteur exacte du son à chaque moment donné. Je ne vais pas parler des difficultés techniques de réalisation, car là où existe un vrai besoin, la technique doit se plier à ce besoin – c’est pour cela qu’elle existe. C’est un principe d’ordre général qui se trouve engagé dans cette question et qui peut se résumer ainsi : de même qu’en musique il n’existe que les principes naturel et spatial et qu’il n’y a pas et qu’il ne peut pas y avoir de troisième principe, de même, en mathématique il n’y a que les nombres entiers et les fractions incommensurables exprimées au moyen de n√a (je ne parle pas du nombre imaginaire53 i = √-1 qui en réalité n’est pas un nombre). Il n’existe donc pas de vraie liberté, c’est-à-dire de position en dehors de tout principe, de tout système, car le compositeur, s’il est conscient de son matériel est forcé de choisir entre les nombres entiers et les nombres de la forme n√a, même s’il ne se rend pas compte de la signification de ce choix ; et s’il n’est pas conscient, s’il détermine les intervalles au petit bonheur ou simplement en suivant son instinct auditif, ces intervalles, à l’analyse acoustique révéleront immanquablement leur nature, c’est-à-dire leur appartenance soit aux nombres entiers, soit aux nombres de la forme n√a. Dans le dernier cas, le compositeur sera fatalement, ne fût-ce que pour un bref moment, dans un système divisionnaire et dans le premier cas, il sera dans un système naturel. Il s’agit donc en l’occurrence d’un choix entre deux principes : le principe naturel et le principe spatial. Mais ce choix nous l’avons déjà fait depuis longtemps. Nous devons donc opter contre les nombres entiers et pour les nombres de la forme n√a.
20Cette liberté du compositeur dans le choix des intervalles se réduit à la liberté de pouvoir posséder tous les systèmes divisionnaires à la fois, c’est-à-dire de pouvoir opérer à n’importe quel moment dans n’importe quel système, ce qui est essentiellement un problème technique. À ce moment, la question se pose : un tel pouvoir est-il nécessaire ? Il est indubitable que le système des douzièmes de ton, par son raffinement, offre toutes les nuances de qualités sonores accessibles à la sensibilité humaine et que par rapport à ce système, aucun autre système ne peut prétendre à de plus grands avantages. En ayant recours à l’analogie, on peut dire que, puisqu’une œuvre tonale peut être, grâce à l’adaptabilité de l’oreille humaine, réalisée sur un piano tempéré, à plus forte raison, une œuvre conçue librement en dehors de tout système peut être transcrite dans le système des 1/12e de ton (ce qui constitue une simplification considérable), dans lequel les sons sont tellement serrés, que n’importe quel son librement conçu sera suffisamment proche d’un son du système des 1/12e de ton pour être pratiquement indiscernable de lui.
g) Principe de préférence
21Arrêtons-nous maintenant sur la question du principe de préférence qui nous guide dans le choix du système divisionnaire – question qui a une grande importance générale. Du point de vue strictement spatial, il n’y a aucune raison de préférer les systèmes octaviants multiples de 12 aux systèmes non octaviants ou octaviants mais non multiples de 12. Le seul critère spatial est celui de la densité selon lequel un système plus dense (c’est-à-dire dont les sons sont plus rapprochés) est préférable à un système moins dense, car il se rapproche davantage de cet état idéal de continuité qui est celui de la pansonorité. Entre le système des quarts de ton, c’est-à-dire de 24 sons à l’octave (multiple de 12) et celui, par exemple, de 23 sons à l’octave (non multiple de 12), le premier est préférable non pas parce qu’il est multiple de 12, mais parce qu’il est plus dense que le système de 23 sons. Naturellement, le seul critère spatial n’est pas suffisant pour déterminer le choix du système et d’autres considérations doivent intervenir. Ainsi nous préférons les systèmes multiples de 12 aux systèmes non multiples de 12 pour des raisons de principe mais aussi pour des raisons pratiques, puisque ces systèmes s’inscrivent dans la tradition historique et ajoutent de nouveaux intervalles, c’est-à-dire de nouvelles qualités sonores, tout en conservant les anciennes. Et par cela même, ils présentent des facilités de maniement artistique (notation, instruments) que ne possèdent pas les systèmes non multiples de 12o.
22Dans le domaine des systèmes multiples de 12, nous préférons le système des 1/12e de ton pour les raisons déjà exposées, notamment parce que d’une part il se trouve à la limite de la perceptibilité humaine et d’autre part, parce que seul parmi les systèmes ultrachromatiques, il réalise harmonieusement l’équilibre entre la division binaire et la division ternaire (octave divisée en 72 parties, 72 est le produit de 8, division binaire, et 9, division ternaire) étant en cela analogue au système traditionnel des 12 demi-tons (12 est le produit de 4 et 3). Mais cela ne veut pas dire que je considère les autres possibilités (1/8e et 1/16e de ton, 1/10e de ton, systèmes non multiples de 12, systèmes non octaviants, libre utilisation de tous les systèmes à la fois) comme exclues. Chacun est libre d’en faire l’utilisation qui lui convient et rien n’est défendu a priori. Le système des 1/12e de ton n’est pas le seul valable, le seul légitime, c’est simplement celui qui réalise le maximum ultrachromatique de la façon la plus simple et la plus harmonieuse.
h) Accord parfait majeur et continuum total
23Revenons au continuum total54. Il serait intéressant de le confronter avec l’accord parfait majeur et de comparer entre elles ces deux notions et les rôles respectifs que joue chacune dans l’ordre qui leur appartient.
- Par rapport à l’accord parfait majeur tous les autres accords se présentent – soit comme des déformations ou des complications de celui-ci (accords de quinte mineure, diminuée, augmentée, toutes sortes d’accords de septième et de neuvième), soit comme des phénomènes qui lui sont totalement étrangers (accords par quartes ou par secondes superposées). Mais rien n’est étranger au continuum total et on ne peut le déformer55. Il contient en soi toutes les combinaisons sonores possibles qui sont par rapport à lui ce que les parties sont par rapport au tout (tandis que par rapport à l’accord majeur toutes ces combinaisons sonores sont ce que les parties sont par rapport à une autre partie). Il s’ensuit qu’il n’existe aucun conflit entre le continuum total et n’importe quel autre accord, tandis que l’accord majeur se trouve en conflit avec tout autre accord.
- La notion de l’accord parfait majeur est une notion logique et abstraite, celle du continuum total est une notion concrète. Dans la première, ce n’est que le rapport de hauteur des sons qui compte, chacun de ses trois sons ayant une signification logique précise (tonique, tierce, quinte), tandis que les autres propriétés du son, timbre et force n’entrent pas en ligne de compte. Or, une sonorité concrète possède nécessairement un certain timbre et un certain degré de force. La notion de continuum total concerne non seulement la hauteur du son, mais également son timbre et sa force. Étant par définition un équilibre parfait, le continuum total doit être équilibré non seulement du point de vue harmonique (hauteur du son) mais aussi du point de vue dynamique (force) et du point de vue du timbre. Autrement dit, un continuum parfaitement équilibré et uniforme harmoniquement, mais déséquilibré dynamiquement (certains sons plus forts que d’autres) et du point de vue du timbre (sons de timbres différents) ne répond pas à la condition d’équilibre parfaitp.
- Pour la même raison que l’accord parfait majeur est une notion logique et le continuum total une notion concrète, l’accord majeur peut être renversé, transposé dans d’autres octaves et dans d’autres tons, ses sons peuvent être doublés, triplés, disposés de façon différente, etc. Toutes ces manipulations ne changent en rien la nature logique des trois sons de cet accord qui dans toutes ses métamorphoses reste toujours lui-même. Par contre, le continuum total, étant le degré suprême de condensation spatiale (dans les cadres du système donné), ne peut être ni transposé, ni renversé et le nombre de ses sons est toujours le même (bien que ce nombre ne soit pas déterminant pour la nature de cet accord).
i) Les trois conditions du continuum total
24Il convient de dire quelques mots sur les trois conditions essentielles du continuum total. Nous en avons déjà parlé à différentes reprises – il s’agit en l’occurrence d’en prendre conscience dans leur ensemble ainsi que dans leurs rapports avec les trois propriétés [essentielles] de l’espace musical qui sont : uniformité, infinité et continuité.
25Pour qu’un continuum ait le droit de s’appeler total, il faut qu’il remplisse trois conditions :
- Il faut que ses sons soient disposés de façon uniforme, c’est-à-dire à distances égales. Cette condition découle directement de la première propriété de l’espace musical qui est l’uniformité et correspond au principe du tempérament égal, c’est-à-dire au principe divisionnaire. Nous nous sommes suffisamment étendus sur ce sujet pour qu’il ne soit pas nécessaire de le répéter. Rappelons seulement que le principe d’uniformité s’applique non seulement à la disposition de sons de différentes hauteurs mais également à leur timbre et au degré de force avec lequel ils sont émis.
- Il faut que le continuum occupe le maximum d’espace, c’est-à-dire que son volume s’étende du plus grave au plus aigu, ce qui découle directement de la deuxième propriété de l’espace musical qui est l’infinité. L’espace musical est en principe infini ; ceci est en parfait accord avec la troisième propriété, la continuité, car là où il y a une fin il y a nécessairement rupture de continuité par l’introduction de l’élément discontinu que présente la limite marquant la fin de l’espace. Mais comme pratiquement des limites doivent être assignées à l’espace musical, la deuxième propriété (infinité) se transforme en une condition concrète : volume du plus grave au plus aigu. Les notions de « plus grave » et de « plus aigu » sont des notions assez vagues et mal déterminées. C’est pour cela que pour la délimitation de l’espace musical il faut recourir à une convention. Ainsi, nous fixons conventionnellement le volume de l’espace musical à 7 octaves – du la-1 au la6 avec mi b comme centre, (son se trouvant à égale distance du son le plus grave et du son le plus aigu) tout en précisant qu’il peut exister des sons musicaux plus haut et plus bas que ces limites, mais que ces sons, bien que perceptibles à l’oreille humaine, sont dénués d’intérêt musical56.
- La condition précédente concernait le volume de l’espace musical ; celle qui vient concerne sa densité. Selon cette condition, les sons du système sonore doivent être disposés le plus étroitement possible, ce qui découle de la troisième propriété de l’espace musical qui est la continuité. De même que la propriété d’infinité se transforme dans la pratique en une condition exigeant le maximum de volume, la propriété de continuité se transforme en une condition exigeant le maximum de densité. Dans les deux cas, nous avons le même problème du passage de l’infini au fini ; seulement dans le cas du volume, nous avons affaire à l’infiniment grand, dans le cas de la densité nous avons affaire à l’infiniment petit. Comme pour les notions de son le plus grave et de son le plus aigu, la notion de disposition la plus étroite est une notion vague et mal déterminée. Nous pouvons disposer les sons aussi étroitement que nous le voulons, il existera toujours une possibilité de les disposer plus étroitement encore. Il faut donc assigner une limite à ces perspectives de densité, limite qui sera tout aussi conventionnelle et dépendra de la structure de l’oreille humaine et des limites assignées au volume de l’espace. Ceci est justement le problème de l’ultrachromatisme que nous avons déjà examiné, en indiquant pour quelle raison nous nous sommes arrêtés à la limite conventionnelle marquée par le 1/12e de ton. Il n’y a donc pas lieu de revenir sur ce sujet.
26De tout cela, il s’ensuit qu’un continuum dont les sons ne seraient pas disposés régulièrement, qui aurait un volume de moins de 7 octaves ou dont la densité serait inférieure à 72 n’aurait pas le droit de s’appeler total et ne serait qu’un continuum partiel. De ces continuums partiels, il existe un très grand nombre, pratiquement infini et nous allons les examiner dans un chapitre spécial.
Consonances et dissonances
a) Qualités sonores
27Nous avons vu qu’avec l’avènement de l’ordre pansonore, la conception naturelle qui divise tous les intervalles en consonances et dissonances se trouve dépassée et tend à être remplacée par une conception purement qualitative des intervalles qui les distingue à peu près comme l’œil distingue les couleurs de l’arc-en-ciel ou comme dans le langage parlé l’oreille distingue les consonnes. Nous avons vu également que la qualité de l’intervalle dépend du rapport numérique des vibrations sonores caractéristiques de cet intervalle. Ceci ne signifie nullement, comme on pourrait le croire, que la conception spatiale est, en fin de compte, fonction du facteur acoustique, comme c’est le cas de la conception naturelle. Dans ce dernier cas, le facteur acoustique a une influence structurale sur le système sonore et se reflète dans la technique tonale57 tandis que dans la conception spatiale, le facteur acoustique n’a aucune influence structurale et notre étude n’est qu’une simple constatation du fait que la qualité d’un intervalle dépend du rapport numérique des vibrations sonores.
28Si on voulait classer les intervalles en partant du point de vue qualitatif, on verrait que cette classification correspond à peu près à la classification traditionnelle qui distingue les consonances parfaites, les consonances imparfaites et les dissonances. En effet, du point de vue qualitatif, on distingue trois groupes principaux. Le premier comprend la quinte et la quarte et se distingue par son caractère froid et creux -ce sont les consonances parfaites de la théorie classique ; le deuxième groupe comprend les tierces et les sixtes, majeures et mineures et se distingue par son caractère de plénitude et de rondeur – ce sont les consonances imparfaites de la théorie classique ; enfin le troisième groupe comprend les secondes et les septièmes, majeures et mineures et se distingue par un caractère qu’on pourrait appeler pointu – ce sont les dissonances de la théorie classique. Avec les systèmes ultrachromatiques, de nouveaux intervalles et par conséquent de nouvelles qualités sonores font leur apparition, sans toutefois former de nouveaux groupes ; elles s’inscrivent toutes à l’intérieur des groupes existants, comme des nuances plus variées des trois qualités principales. Si l’on examine maintenant ces qualités principales du point de vue quantitatif, on est obligé de constater que le caractère spécifique de la quinte et de la quarte est en rapport étroit avec la présence du nombre 3 dans les rapports sonores (quinte de rapport 3/2, quarte 4/3, le triton 45/32 occupe une place à part et sa sonorité diffère de celle de la quinte et de la quarte), que le caractère spécifique du groupe des tierces et des sixtes est lié à la présence du nombre 5 (tierce majeure : 5/4, tierce mineure : 6/5, sixte majeure : 5/3, sixte mineure : 8/5) ; enfin, que le caractère du groupe des secondes et des septièmes est, sans posséder de nombre caractéristique, en rapport avec l’étroitesse ou la largeur de l’intervalle (seconde majeure et mineure 9/8 et 16/15, septième mineure et majeure : 16/9 et 15/8). Quant aux intervalles ultrachromatiques en 1/4 et en 1/6e de ton qui, sans former un groupe à part, possèdent néanmoins un certain caractère spécifique, il faut constater que ce caractère spécifique est en rapport avec la présence de nombres premiers supérieurs : 7, 11 et 13 qui sont absents dans les rapports sonores à demi-ton.
29On pourrait objecter que tout ceci n’est vrai que pour les intervalles acoustiquement justes et non pour les intervalles tempérés. Mais c’est oublier ce que nous avons dit sur la limite critique à l’intérieur de laquelle un intervalle peut être déformé, dilaté ou contracté, sans perdre pour autant sa qualité. Évidemment, la tierce majeure tempérée qui s’exprime comme le rapport de 3√2 à 1, ne possède pas le nombre 5 dans le rapport numérique de ses vibrations sonores, mais la déformation du rapport acoustiquement juste 5/4 qui est celui de la tierce majeure se distingue à peine du rapport tempéré 3√2, la différence n’excède pas la limite critique et la qualité de la tierce majeure se trouve conservée. À cet effet, il faut préciser que plus l’intervalle est simple, plus étroite est cette limite critique. Ainsi, l’octave qui est l’intervalle le plus simple, (le seul d’ailleurs qui dans notre système tempéré de 12 demi-tons ne soit pas tempéré), est l’intervalle le plus sensible : la moindre déformation se fait déjà sentir (la limite critique étant très petite) ; puis, ce sont la quinte et la quarte (avec une limite critique un peu plus grande), enfin les autres intervalles.
30Voici le tableau de tous les intervalles à demi-tons exprimés dans leur forme acoustiquement juste et dans leur forme tempérée58.
31Quant aux intervalles ultrachromatiques nés de la division du demi-ton tempéré en deux ou trois parties égales (1/4 et 1/6e de ton), bien qu’ils soient tempérés pour ainsi dire de naissance, ils se présentent également sous un double aspect, de sorte qu’on peut distinguer à côté du 1/4 et du 1/6e de ton tempérés, le 1/4 et le 1/6e de ton justes. En fait, les rapports à quarts de ton naissent de l’introduction de la onzième harmonique, c’est-à-dire du nombre 11 dans les rapports sonoresq.
32Autrement dit, si nous construisons un système naturel à base de la onzième harmonique (par exemple, à la manière pythagoricienne, en formant un cycle de quartes à quarts de ton au lieu de quintes justes jusqu’à ce que le cycle soit clos) puis appliquons le principe du tempérament égal, nous aurons comme résultat le système des 24 quarts de ton. Voici le tableau des intervalles à 1/4 de ton sous leur forme double, juste et tempérée où on remarquera la présence du nombre 11 dans chaque rapport sonore59 :
33Pour les rapports de 1/6e de ton, le cas est plus compliqué car ce n’est pas une seule harmonique, mais deux qui les engendrent : les harmoniques 7 et 13. Il s’ensuit que certains rapports de 1/6e de ton peuvent se définir de deux façons, soit par l’harmonique 7, soit par l’harmonique 13. Naturellement, la définition qui est la plus proche du même intervalle sous sa forme tempérée est préférable. Ainsi, l’intervalle de 1/6e de ton peut se définir comme le rapport de la septième harmonique à la double quarte (la + 1/3 de ton à si b ; rapport de vibrations 64 à 63) et l’écart entre cet intervalle juste et le 1/6e de ton tempéré est d’environ 1/92e de ton ; mais il peut aussi se définir comme le rapport de la tierce majeure inférieure à la treizième harmonique (la b à la b + 1/6e de ton ; rapport de vibrations 65 à 64) ; l’écart est d’environ 1/28e de ton. C’est donc la première définition qui est préférable. Voici le tableau des intervalles à 1/6e de ton sous leur double forme, juste et tempérée60 :
34En règle générale, on peut dire que n’importe quel rapport sonore issu de n’importe quel genre de division de n’importe quel intervalle doit nécessairement posséder un équivalent acoustique (fraction composée de nombres entiers) suffisamment proche de l’intervalle divisionnaire pour pouvoir se confondre avec lui. La qualité de l’intervalle divisionnaire devra donc dépendre du rapport numérique le plus proche.
b) Nature explosive du son
35Avec l’adoption de la conception qualitative des intervalles, les notions de consonance et de dissonance se trouvent-elles complètement abolies ? [Avant de répondre par l’affirmative à cette question comme on serait tenté de le faire, demandons-nous s’il n’y a pas dans la doctrine classique des éléments éternels à côté d’éléments périssables. L’élément périssable, c’est la distinction hiérarchique entre des intervalles considérés comme parfaits (consonances parfaites) et d’autres considérés comme moins parfaits (consonances imparfaites et dissonances), et c’est justement cette distinction qui se trouve abolie par la conception qualitative qui établit une égalité parfaite (de même qu’une couleur de l’arc-en-ciel n’est pas plus parfaite que n’importe quelle autre). Mais, il y a dans les notions de consonance et de dissonance un côté qui mérite toute notre attention. C’est la notion générale de tension qu’implique l’idée de dissonance qui présuppose un état d’imperfection et de souffrance qui aspire à se résoudre dans un état parfait (consonance). La conception purement qualitative exprime un état d’indifférence, un état neutre dénué de toute tension. Elle correspond au stade atonal de la musique moderne qu’il serait plus correct d’appeler déviation atonale, celle qui tend à considérer les douze demi-tons comme échelle et non comme espace. La conception spatiale réintroduit la notion de tension. Il serait plus exact de dire qu’elle ne l’avait jamais abandonnée, mais qu’elle la transforme en ce sens qu’elle s’applique maintenant non seulement à certaines, mais à toutes les combinaisons sonores et même, aux sons isolés qui tous sont dans un sens des dissonances]61.
36La notion de dissonance n’a pas de sens réel si elle ne s’oppose pas à celle de consonance. Qu’est donc dans la conception spatiale, la consonance, cet état parfait vers lequel toutes ces formes imparfaites tendent ? Cet état est évidemment l’état de pansonorité, l’équilibre spatial absolu qu’il serait convenable d’appeler consonance absolue. Ce qui équivaut à dire que parmi les combinaisons sonores, il n’y a pas une seule consonance puisque la pansonorité, étant le continuum absolu et infini, transcende la réalité physique et ne peut être combinaison sonore. Mais nous avons fait la distinction entre le continuum absolu et le continuum relatif total, ce dernier étant en quelque sorte le représentant du premier dans le monde discontinu des sons musicaux ; nous pouvons donc affirmer que dans un certain sens conventionnel, le continuum relatif total est la consonance relative et que c’est dans cette consonance que toutes les combinaisons sonores et les sons isolés tendent à se « résoudre ». Mais cette résolution a très peu de points communs avec la notion similaire employée en théorie classique.
37Tout ceci équivaut à la reconnaissance de la nature explosive du son. Une force latente est présente au sein du son musical qui tend à se déployer au maximum sur toute l’étendue de l’espace musical, en principe infini et continu et à remplir cette infinité d’une sonorité continue. Autrement dit, chaque accord, chaque intervalle, chaque son isolé tend à devenir pansonorité, c’est-à-dire à transcender sa nature physique et à devenir le tout continu. Sur ce chemin expansif, le son rencontre une limite physique qui est le maximum de saturation de l’espace musical, c’est-à-dire le continuum dit total, la consonance relative. Mais cette consonance relative est elle-même dissonance par rapport au continuum absolu62.
38La présence de cette force explosive et centrifuge est lourde de conséquences, notamment, elle engendre un nouveau principe polyphonique de marche des parties. Selon ce nouveau principe chaque voix peut à n’importe quel moment se diviser en voix multiples – 2, 3, 4 et davantage, ce qui est en contradiction avec le postulat [principe fondamental] de la polyphonie classique, modale et tonale,63 selon lequel une voix est toujours identique à elle-même [et en aucun cas ne peut se diviser] (le cas d’un unisson qui se divise est tout autre, car dès le début, il y a présence de plusieurs voix ; c’est un procédé ordinaire de la polyphonie classique). Mais la reconnaissance de la force explosive et centrifuge du son entraîne la reconnaissance d’une autre force à tendance diamétralement opposée, c’est-à-dire centripète, par laquelle la force centrifuge se trouve contenue. Sans le contrepoids de cette seconde force, soumise à la seule impulsion de la force explosive, toute idée musicale naissante aurait tendance à se transformer en continuum. La présence de cette deuxième force engendre un procédé inverse qui est celui du rétrécissement de plusieurs voix en une seule, ce qui est également contraire au principe de la polyphonie classique, selon lequel plusieurs voix ne peuvent se confondre en une seule.
39Dans une telle technique, on ne peut s’empêcher de voir la manifestation de l’esprit du clavier. Pour le clavier, la notion d’unisson n’existe pas. Qu’une note représente plusieurs voix à l’unisson ou une seule voix, c’est toujours une seule touche qui est appuyée. Le procédé de division d’une voix en plusieurs et de résorption de plusieurs voix en une seule est naturel pour le clavier, mais étranger pour l’orchestre ou pour un chœur de voix humaines où chaque voix est représentée par un instrument séparé, ne pouvant émettre qu’un seul son à la fois. C’est conformément à l’esprit du clavier qu’un accord ou même un seul son devient continuum, c’est selon le même esprit qu’une seule voix devient multitude de voix indépendantes. Rien d’étonnant à cela, puisque le clavier lui-même est issu de l’esprit pansonore (le Moyen Âge étant le début de l’ère de la révolution pansonore) et représente dans sa forme moderne (clavier chromatique embrassant toute l’étendue de l’espace musical audible) en quelque sorte le symbole visible de l’espace musical.
c) Points de vue absolu et relatif
40Nous avons vu comment, considérés du point de vue absolu, toutes les combinaisons sonores et même les sons isolés se présentent comme également dissonants, tandis que du point de vue relatif il n’existe parmi les combinaisons sonores qu’une seule combinaison-le continuum total-, qui puisse être considérée comme consonance. En se plaçant du point de vue relatif, on aurait pu établir toute une hiérarchie de consonances et de dissonances relatives (un accord serait consonant par rapport à un autre moins dense et dissonant par rapport à un accord plus dense ; les plus grandes dissonances seraient les sons isolés en qualité de minimum de densité spatiale). Mais une théorie basée sur de telles distinctions aurait nécessairement un caractère scolastique et serait contraire à l’esprit pansonore pour lequel la « résolution » dans le continuum ne connaît pas de contrainte, contrairement à la doctrine classique selon laquelle la résolution de la dissonance en consonance porte un caractère obligatoire. En fait, le propre d’une conscience pansonore est d’être placée directement devant l’absolu et l’infini, c’est-à-dire devant le continuum absolu et non devant le continuum relatif64, d’où cette liberté souveraine et cette absence de contrainte, d’où aussi, la présence de cette seconde force centripète et conservatrice qui neutralise l’effet de la force explosive du son et sans laquelle l’explosion, c’est-à-dire la résolution subite ou progressive dans le continuum serait une règle obligatoire. Quant au continuum total, la conscience pansonore ne l’accepte comme consonance relative qu’en tant que représentant du continuum absolu et non pour lui-même. C’est pour cette raison que seul le continuum à 1/12e de ton de densité 72 peut réellement prétendre à s’appeler total ; en effet, les sons voisins ne se distinguent presque pas et du point de vue psychologique c’est déjà presque le continuum absolu. Par contre, la conscience pansonore se refuse à considérer un accord de densité moyenne, par exemple de densité 4 comme plus consonant qu’un accord de densité moyenne 3, ce qui serait un exemple d’esprit scolastique. S’il nous arrive quand même d’appeler parfois un continuum partiel (par exemple, celui à demi-tons de densité 12) total, c’est dans le seul cas d’impossibilité d’avoir un continuum plus dense. Il est en quelque sorte tenu compte de l’effort et de la tension interne. La notion de continuum total est profondément liée à la notion de maximum. Mais, étant donné que nous nous basons sur le système des 1/12e de ton, seul le continuum de 505 sons de densité 72 et de volume 7 octaves mérite d’être appelé total.
d) Toutes les combinaisons sonores et les sons isolés sont des consonances
41Avant de passer au chapitre suivant, je voudrais m’arrêter un instant sur un autre aspect que présente le problème regardé du point de vue absolu. Toutes les combinaisons sonores et même les sons isolés sont des dissonances, avons-nous dit. Elles sont aussi dans un certain sens des consonances, devons-nous maintenant compléter. Ceci découle du fait que la « résolution » d’un son ou de plusieurs sons dans le continuum est d’une nature particulière qui se distingue foncièrement de celle de la résolution classique d’une dissonance dans une consonance. Dans la résolution classique, un accord se résout en quelque chose qui est autre que lui – il y a un déplacement de centre. Dans la résolution pansonore, il n’y a pas de déplacement de centre et l’accord ou le son se résout non pas dans quelque chose d’autre que lui, mais en soi-même, sous une forme plus complète et plus parfaite. Chaque accord est, [en quelque sorte] dans un certain sens, le continuum absolu, mais sous une forme partielle et imparfaite. Se résoudre signifie par conséquent s’amplifier, s’enrichir sans se perdre soi-même jusqu’à devenir forme parfaite.
42Voila pourquoi toutes les combinaisons sonores doivent être considérées comme des consonances. Chaque combinaison est le représentant du continuum absolu, la consonance absolue ; c’est, dans un sens, cette consonance absolue elle-même [le continuum absolu lui-même], mais sous une forme partielle et limitée. Il s’ensuit que tout en étant, en qualité de dissonance, remplie de tension interne, chaque combinaison sonore est en même temps, en qualité de consonance, parfaitement équilibrée.
43Cette double perspective, réconciliant les contraires (le même phénomène sonore est à la fois consonant et dissonant) est caractéristique du point de vue absolu. On ne peut évidemment en déduire aucune conclusion d’ordre pratique et si j’en parle, c’est pour définir clairement notre attitude envers le problème de la consonance et de la dissonance. Nous ne renions pas ces termes, mais nous leur donnons une signification nouvelle.
L’instrument mécanique
44Avant de passer à l’analyse musicale proprement dite, il faut nous arrêter un instant sur le problème instrumental qui est un aspect très important de la loi de la pansonorité, et nous ne pouvons prétendre à la compréhension complète de cette loi sans avoir saisi le problème instrumental dans toute son ampleur. Il est indubitable que les moyens instrumentaux actuels, bien que très riches et très variés, s’avèrent insuffisants en face des nouvelles exigences de la vie qui tend à déborder le système actuel de reproduction sonore et menace de le briser. Les instruments musicaux actuels ne sont pas adaptés à la réalisation artistique complète de la conception spatiale qui comprend la pratique de l’ultrachromatisme et le maniement des masses sonores aussi compactes et étendues que le sont les continuums. À cela viennent s’ajouter des difficultés d’ordre rythmique car l’espace et le temps étant indivisibles, la révolution pansonore, tout en transformant l’espace musical, c’est-à-dire l’harmonie, transforme également le temps, c’est-à-dire le rythme, en l’assouplissant et en le faisant en quelque sorte « ultrachromatique ». Nous allons dédier à cette révolution rythmique la deuxième partie de notre ouvrage dans laquelle nous étudierons en détail cet ultrachromatisme rythmique. Pour le moment, il suffit de dire que la révolution pansonore rythmique consiste dans l’introduction systématique, dans le rythme, de rapports numériques plus complexes que les simples rapports binaires et ternaires considérés généralement comme normaux (rapports de 5, 7, 11, etc.). Il en résulte un rythme plus complexe et plus naturel en même temps, mais qui soulève des difficultés d’exécution qui deviennent insurmontables dès qu’on avance plus profondément dans ce domaine de l’ultrachromatisme rythmique.
45Si l’on joint toutes ces difficultés rythmiques aux difficultés harmoniques (ultrachromatisme, emploi des continuums), l’insuffisance de nos moyens instrumentaux actuels sera évidente. Avec des pianos différemment accordés il est possible de réaliser, il est vrai tant bien que mal, des systèmes ultrachromatiques (les quarts de ton avec deux pianos, les sixièmes de ton avec trois pianos, les douzièmes de ton avec six pianos, en y ajoutant éventuellement des instruments à intonation libre, encore que l’accord de six pianos à distance de douzième de ton soit une opération assez délicate). Mais un tel procédé relève d’un compromis. L’ultrachromatisme rythmique en souffre car aucune vie polyphonique plus ou moins complexe n’est possible à l’intérieur des continuums. D’autre part, l’orchestre peut réaliser un ultrachromatisme rythmique relativement subtil (surtout si l’on traite ses instruments en solistes) et même une vie polyphonique relativement intense à l’intérieur des continuums, mais il s’avère insuffisant lorsqu’il s’agit d’ultrachromatisme harmonique par quoi la vie interne des continuums, réduite à des intervalles de demi-tons ne peut être que grossière. Vis-à-vis de la nouvelle tâche qui se dresse devant la musique, l’orchestre de pianos, de même que l’orchestre symphonique ne sont que des compromis, des moyens d’adapter d’anciens moyens à de nouvelles fonctions, auxquelles ces instruments ne sont pas destinés.
46Cette situation d’ailleurs n’est pas nouvelle et s’est reproduite maintes fois dans le passé, chaque fois que la musique entrait dans une phase nouvelle de son développement. C’est ainsi par exemple, qu’au XIXe siècle le clavecin et l’orchestre limité du XVIIIe siècle avec ses cuivres naturels ne pouvaient plus satisfaire aux besoins expressifs de la nouvelle musique romantique : il en résulta au XIXe siècle une révolution instrumentale qui se solda par l’invention du piano et l’extension extraordinaire de l’orchestre symphonique, dans lequel les cuivres diatoniques furent remplacés par des cuivres chromatiques. Mais la différence entre notre époque et le XIXe siècle est très grande en ce sens que la situation actuelle est plus critique et exige une solution plus radicale qu’une simple extension de l’orchestre ou un perfectionnement de timbre. Cette solution il faut la chercher non pas dans la voie de la création de nouveaux instruments ultrachromatiques (un autre compromis, qui n’a même pas l’avantage d’être pratique), mais dans une décision révolutionnaire qui consiste à rejeter le principe même sur lequel tout notre système de reproduction sonore est basé et à en chercher un nouveau plus conforme aux nouveaux besoins. Et ce nouveau principe relève de la mécanisation de l’émission sonorer.
47Avec l’adoption de ce principe, toutes les difficultés liées à la reproduction individuelle s’évanouissent d’elles-mêmes et la solution cherchée en découle. Seul un mécanisme est capable de dominer les masses sonores les plus étendues et les plus compactes sans être écrasé par elles, d’élaborer une polyphonie riche et subtile à l’intérieur des continuums, de réaliser pleinement et sans aucune difficulté, l’ultrachromatisme harmonique et rythmique jusqu’à la limite de leurs possibilités humaines. C’est une solution absolue correspondant aux exigences absolues du stade pansonore de la musique.
48Je laisse la réalisation pratique de cette mécanisation aux techniciens spécialistes – elle peut être effectuée soit au moyen d’un rouleau perforé, soit par d’autres moyens ; ce qui est important c’est qu’elle parte de l’esprit du clavier c’est-à-dire de simultanéité et non de l’esprit d’un instrument mélodique. Une autre condition très importante est de pouvoir posséder simultanément des degrés d’intensité sonore les plus divers, ce qui est une condition sine qua non pour une reproduction sonore artistique. La plupart des objections qu’on élève ordinairement contre la mécanisation de l’émission sonore sont basées sur l’impossibilité pour les instruments mécaniques actuels, de réaliser simultanément des degrés dynamiques différents. En partant de ce fait, on obtient une conclusion générale prématurée sur l’impossibilité pour une émission sonore mécanisée d’être artistique. En réalité, on ne devrait conclure qu’à l’imperfection des instruments mécaniques actuels. La création d’un instrument mécanique artistiquement parfait est encore un problème d’avenir. À mon avis, une échelle de degrés dynamiques devrait être établie, un genre de tempérament égal dynamique allant du piano-pianissimo au forte-fortissimo par degrés insensibles65 et un dispositif mécanique devrait être inventé qui permettrait à chaque voix de la polyphonie, à chaque note de l’accord d’avoir un degré dynamique différent et qui permettrait aussi de brusques passages de n’importe quel degré à n’importe quel autre. Il est possible et même probable que la réalisation technique de cette condition exige un mécanisme très compliqué et que les dimensions de l’instrument en soient élargies au point de le faire inamovible, en quoi il serait comparable à l’orgue qui fait corps avec le bâtiment où il se trouve (temple ou salle de concert). Mais la question de la réalisation pratique se trouve en dehors de notre étude.
49Cette révolution instrumentale, si radicale d’apparence, se trouve, si on la regarde de près, dans la ligne de l’évolution historique. Elle est en fait l’aboutissement instrumental logique de cette longue période que nous avons appelée la révolution millénaire pansonore et dont le début se situe au Xe siècle environ. Cette révolution se caractérise dès son début par la domination du clavier dont l’évolution de la forme diatonique vers la forme chromatique est une image visuelle de l’évolution de la conscience vers la plénitude spatiale. Or le clavier, en interposant entre les doigts de l’artiste et les émetteurs sonores tout un système de touches et de leviers, introduit de ce fait dans la reproduction sonore, un élément mécanique. Le piano est déjà un instrument semi-mécanique si on le compare aux instruments mélodiques et l’orgue l’est encore davantage. Le fait indéniable est qu’on ne peut prétendre à la possession de l’espace musical, sans l’introduction de l’élément mécanique. Le clavier n’accomplit cette possession que partiellement. On peut dire que le clavier chromatique est l’image de l’espace musical, son symbole visible et en même temps la promesse de sa pleine possession dans l’avenir, tandis que l’instrument mécanique est la réalisation de cette pleine possession.
50Il est nécessaire de remarquer que l’adoption de la mécanisation sonore ne signifie pas nécessairement l’élimination des instruments à reproduction individuelle. N’importe quel instrument manié par un soliste peut venir se greffer sur l’émission sonore mécanique. Je vois une union particulièrement heureuse, celle qui allierait le chœur de voix humaines et l’instrument mécanique qui sont comme deux pôles qui s’opposent et se complètent.
51L’exposé qui va suivre est consacré à l’analyse technique. Il se divise en deux parties. La première est consacrée à l’espace musical, c’est-à-dire à l’aspect harmonique ou vertical de la musique, la seconde au temps ou à son aspect rythmique ou horizontal.
Notes de bas de page
44 Ce passage est rayé dans l’original : [en commençant par les manuels classiques de l’harmonie tonale et en finissant par les manuels dodécaphoniques] (ms p. 99).
45 Ce passage est rayé dans l’original : [et en quelque sorte mesure de toutes les choses]. (ms p. 99) L’expression de Parménide est, par ailleurs, reprise dans le titre du paragraphe. (N.d.É.)
46 Cette expression est rayée dans l’original : [et la force transfiguratrice du génie créateur humain]. (ms p. 105)
47 Dans le système de notation française, le la du diapason est un la3 (440 Hz). L’ambitus du piano s’étend du la-1 (27.5 Hz) au la6 (3520 Hz). (N.d.É.)
48 Compositeur mexicain, Julián Carrillo (1875-1965) a commencé ses premières expériences sur les micro-intervalles en 1895. Il a exploré le domaine théorique par l’étude des propriétés de la 13e harmonique (Sonido 13), et la facture instrumentale par la construction de plusieurs instruments dont une harpe en 1/16 de ton, des cithares en 1/3 de ton et une série de pianos appelés pianos metamorfoseadores, qui ont été présentés à l’exposition universelle en 1958 à Bruxelles. Ses compositions musicales utilisent les micro-intervalles et parfois ses propres instruments (Preludio a Colón, Concertos, Horizontès, etc.). (N.d.É.)
49 Wyschnegradsky écrit : « rapport des vibrations 32 à 33 ». Conformément à la convention adoptée, nous rétablissons 33 à 32 car le rapport 33/32 représente le quart de ton dans la notation théorique actuelle. (N.d.É.)
50 Dans le système tempéré, le rapport des fréquences s’exprime comme des puissances de 21/12. Par exemple le rapport : fréquence du do♯/fréquence du do = 21/12, le rapport fréquence du ré /fréquence du do = (21/12) 2 = 22/12 = 21/6, etc. (N.d.É.)
51 Curieusement, Wyschnegradsky utilise ici la forme usuelle des rapports acoustiques (octave 2/1, quinte 3/2, quarte 4/3, etc., et non 1/2, 2/3 et 3/4 comme il le note par ailleurs). (N.d.É.)
52 Wyschnegradsky dit « simple » et non « rationnel ». Un nombre rationnel est un nombre qui peut s’écrire sous la forme d’une fraction p/q (p et q étant deux nombres entiers naturels). Un nombre irrationnel ne peut pas s’écrire sous la forme d’une fraction. Par exemple, le nombre B = 3,141159... est un nombre irrationnel. Le rapport acoustique du demi ton tempéré 21/12 est un nombre irrationnel. Mais, tout nombre irrationnel peut être approché par une (ou plusieurs) fractions. La théorie des fractions continues permet de construire pour chaque nombre irrationnel une suite de fractions appelées réduites qui approchent au mieux le nombre irrationnel initial. Par exemple, le nombre π est approché par 22/7 (ou encore de 333/106, ou 355/133, ou 103993/33102 etc.). La quarte du système tempéré de rapport acoustique 24/12 admet comme réduites 4/3, 295/221, 3249/2434, etc. (N.d.É.)
53 Wyschnegradsky dit « nombre fictif ». Le nombre i (tel que i2=-1) et les nombres dérivés qui s’écrivent sous la forme a+ib sont appelés nombres complexes ou nombres imaginaires. (N.d.É.)
54 Ce passage est rayé dans l’original : [Ainsi que nous l’avons dit, il joue dans l’ordre pansonore le même rôle central de « mesure de toutes les choses » que l’accord majeur joue dans l’ordre naturel.] (ms p. 122)
55 La fin de la phrase est rayée : [Mais rien n’est étranger au continuum total et on ne peut le déformer (ni le compliquer)]. (ms p. 123)
56 Ajout en marge et au crayon : « Cette prise de conscience des limites de l’espace est très importante ». (ms p. 127)
57 Avant correction, on lit : « le facteur acoustique engendre un principe constructif qui est à la base de la technique tonale ». (ms p. 129-130)
58 Le rapport acoustique de la sixte majeure naturelle est égal à 5/3, soit 884,4 cents. Ce rapport étant un peu court, certains auteurs adoptent 27/16, ce qui conduit à une sixte majeure de 905,9 cents plus proche de notre sixte tempérée. Le triton admet différentes représentations : ici le triton de rapport 45/32 se compose d’une seconde majeure et d’une tierce majeure (9/8 x 5/4 = 45/32) ou 590,2 cents. Mais dans ce système, le triton n’est pas égal à trois tons justes. S’il valait trois tons justes, son rapport acoustique serait de : (9/8) x (9/8) x (9/8) = 729/512 soit 611,7 cents. (N.d.É.)
59 Les réduites de l’expression mathématique d’un quart de ton sont : 35/34, 246/239, 281/273, etc. L’expression 35/34 offre avec 50,18 cents une précision suffisante. (N.d.É.)
60 Les réduites de l’expression mathématique d’un sixième de ton sont : 52/51, 105/103, 367/360, 472/463, etc. Le nombre 52/51 est, parmi toutes les fractions dont le numérateur et le dénominateur ne dépasse pas 100, la meilleure approximation du sixième de ton, c’est-à-dire la meilleure approximation de 21/36. (N.d.É.)
61 Dans la marge, on lit difficilement : « Elles le sont dans le sens où le dualisme de la consonance et de la dissonance se trouve résolu dans un monisme. Mais les termes mêmes, comme exprimant des états de tension et de détente, méritent d’être retenus. L’abolition de ce dualisme signifie justement que la tension et la détente cohabitent simultanément dans la notion de rapport sonore. Dans le temps, elles se disjoignent. N’importe quel rapport, n’importe quel son même, peut devenir tension ou détente. Mais tel qu’il est, il porte en soi la synthèse. Dans quel sens devons-nous le comprendre ? ». (ms pp. 138-139)
62 Ce passage est rayé dans l’original : [Il serait vain de vouloir établir une hiérarchie relative de consonances et de dissonances (n’importe quel accord est dissonance par rapport à un accord plus dense, et consonance par rapport à un accord moins dense). Une telle hiérarchie ne possède aucun sens réel puisque, par rapport à la consonance absolue qui seule est réelle et non conventionnelle, toutes ces consonances-dissonances relatives sont également dissonantes.] (ms p. 141)
63 La parenthèse est rayée dans l’original : [(qui est aussi celui de l’atonalisme schoenbergien)]. (ms p. 142)
64 Un ajout au stylo est difficilement lisible : « Il faut repenser l’invention du créateur devant son matériau. Il est sous-entendu que l’homme se sent libre et que sa conscience est conditionnée par des types de conscience qui sont si bien assimilés qu’ils sont devenus sa seconde nature. » (ms p. 144)
65 L’expression entre parenthèses est rayée : [(par exemple 32 degrés)] (ms p. 154).
Notes de fin
i L’interprétation pythagoricienne de l’échelle diatonique comme somme de six quintes superposées condensées dans l’espace d’une octave est une conception appartenant à l’époque modale qui se refusait à voir dans la tierce majeure une consonance et ne pouvait accepter par conséquent l’accord majeur.
j L’écrivain allemand Thomas Mann qui dans son roman Docteur Faustus se fait le porte parole du dodécaphonisme, cache ce défaut constitutionnel sous de belles phrase du genre : « l’harmonie est la mauvaise conscience de la musique », etc.
k La notion de « tous les sons » devient fluide avec l’avènement de l’ultrachromatisme, mais nous examinerons cette question par la suite. Pour le moment, nous n’allons pas tenir compte de l’ultrachromatisme.
l Nous acceptons l’espace de 7 octaves allant du la-1 au la 6 comme le volume normal de l’espace musical et que nous appelons volume total.
m Je ne mentionne pas les systèmes infrachromatiques (ayant moins de 12 sons à l’octave) car ils me semblent peu intéressants. D’ailleurs certains d’entre eux font partie de systèmes ultrachromatiques. Par exemple, le système infrachromatique de 9 sons à l’octave fait partie du système ultrachromatique à 1/6 de ton (36 sons à l’octave).
n Il existe des cas exceptionnels quand le procédé divisionnaire produit des rapports acoustiquement simples, lorsque l’extraction de la racine nième de a donne un nombre rationnel. L’exemple le plus simple est la double octave divisée en 2 parties égales. Son expression mathématique est : 2√4=2. Cela veut dire que la double octave (4) divisée en 2 parties égales donne l’octave (2). Un autre exemple quelque peu plus compliqué est celui de la neuvième majeure divisée en 2 parties égales. L’expression mathématique est : 2√9/4=3/2 ce qui veut dire que la neuvième majeure (9/4) divisée en 2 parties égales donne la quinte juste (3/2).
o Pour la réalisation pratique des systèmes ultrachromatiques, si l’on exclut les instruments à intonation libre (voix humaine, violons, etc.), il existe deux possibilités : soit la reconstruction d’instruments musicaux (création de pianos, harmoniums et autres instruments à quarts ou à sixièmes de ton) soit l’utilisation d’instruments existants en les groupant par deux (pour les quarts de ton) soit par trois (pour les sixièmes de ton) et en les accordant soit à distance d’un quart de ton, soit à distance d’un sixième de ton. Chacune des ces méthodes a ses avantages et ses inconvénients (personnellement, je suis partisan de la deuxième). Je passe provisoirement sous silence la solution radicale, celle qui s’inscrit dans la ligne de la nécessité historique. Nous y reviendrons dans un chapitre spécial.
p Dans un continuum déséquilibré dynamiquement les sons les plus forts doivent nécessairement se dégager en dominant les autres, d’où il résulte une sonorité partielle, donc déséquilibrée. De même dans un continuum déséquilibré du point de vue du timbre, certains timbres se dégagent davantage, d’autres moins, d’où également une sonorité déséquilibrée.
q Le rapport de la onzième harmonique à la fondamentale haussée de 2 octaves (11/8) forme la quarte à quarts de ton (11/4 de tons). Il est important de noter que la différence entre 11/4 de ton justes et 11/4 de ton tempérés n’est que de 1/152e de ton ce qui est moins que la différence entre la quinte juste et la quinte tempérée qui est à peu près 1/102e de ton.
r Il ne faut pas confondre la mécanisation de l’émission sonore avec la reproduction de la musique sur disques, car dans ce dernier cas, nous n’avons pas de mécanisation de l’émission sonore initiale qui est une émission sonore ordinaire au moyen d’instruments standards. Nous parlons justement de la mécanisation de l’émission sonore initiale.
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