Fondement général
p. 57-104
Texte intégral
Introduction
1Au cours du XXe siècle de notre ère, il s’est produit en musique une révolution qui a mis en cause les assises séculaires sur lesquelles toute musique semblait devoir être basée et qui semblaient éternelles. Mais si l’on regarde les choses de près, cette révolution est le prolongement d’un cycle révolutionnaire plus vaste qui plonge ses racines profondément dans le passé et qui remonte au début du Moyen Âge. En effet, depuis le XIe siècle, nous assistons à un processus de transformation du langage musical qui va en s’accélérant, de sorte qu’il acquiert dans les derniers siècles un degré d’intensité particulier. Selon l’opinion courante, ces derniers siècles, grossièrement parlant l’époque allant du XVIIIe siècle à nos jours, se caractérisent comme un processus révolutionnaire essentiellement destructeur, tandis que la période de transformation allant du début du Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle se présente plutôt comme une période de recherches et de tâtonnements, durant laquelle le langage musical se cristallise progressivement pour aboutir finalement vers les XVII-XVIIIes siècles à la découverte des lois essentielles de la musique. Ce siècle constituerait, selon l’opinion courante, une prise de conscience de ces lois et le couronnement des recherches précédentes.
2Sans se préoccuper pour le moment de savoir dans quelle mesure un tel point de vue est justifié, nous n’allons retenir qu’une seule chose : une révolution profonde du langage musical s’est accomplie au cours des deux derniers siècles. Cette révolution est en fait si profonde qu’elle pose la question de la naissance d’une nouvelle forme de conscience musicale. Quant à l’appréciation, c’est-à-dire savoir si ce processus révolutionnaire est purement destructeur ou s’il n’a pas aussi une signification positive, s’il n’est pas justement le signe de naissance d’une nouvelle forme de conscience musicale, cette question reste ouverte ; c’est justement cela qu’il s’agit de savoir.
3Avant d’aborder notre étude, il me semble indispensable de préciser quelques points touchant le problème du langage musical. Selon un préjugé très répandu, le langage musical est considéré comme un moyen au service d’un but plus élevé qui, sous sa forme la plus générale, peut être défini comme l’intention ou la conception artistique de l’auteur. Autrement dit, le langage musical est le facteur purement technique opposé au facteur spirituel qu’est la conception artistique1. À cela, il faut ajouter que le langage musical, ce n’est pas les sons musicaux (bien qu’il se compose de sons), de même que le langage parlé, ce n’est pas les lettres et les mots (bien qu’il se compose de lettres et de mots), mais c’est la manière de rassembler les sons musicaux afin d’en faire une œuvre d’art musicale. Cette manière, dans une œuvre d’art authentique, est et doit toujours être personnelle et trahit l’attitude de son auteur envers l’univers sonore ; elle ne doit pas être une succession de procédés impersonnels, applicables à toutes les occasions (bien que le langage musical contienne aussi des éléments impersonnels)2. Chaque artiste-créateur manifeste dans son langage musical certaines particularités qui lui sont propres et qui sont indissolublement liées à la structure générale de sa conscience – ce qu’on appelle communément sa personnalité, dont elles sont les émanations directes. Le facteur technique n’est pas par conséquent quelque chose de purement extérieur qu’on peut détacher de l’intérieur, mais participe du « spirituel », étant la manifestation « directe », d’une part, des états de conscience de l’artiste-créateur (dans les œuvres d’art prises séparément), d’autre part, dans un sens plus général, de la structure de sa conscience musicale (pour l’ensemble de ses œuvres).
4Arrêtons-nous un moment sur la notion de conscience musicale et sur son rapport à la conscience générale. La première est un aspect particulier de la deuxième. Cela veut dire que la conscience musicale est la conscience générale dans son attitude envers l’univers sonore (ensemble des sons et leurs rapports de hauteur, de durée, d’intensité et de timbre). Une conscience musicale très développée, comme c’est ordinairement le cas chez les artistes-créateurs (davantage que chez les artistes-exécutants) tend à former à l’intérieur de la conscience générale un monde clos indépendant qui peut parfois entrer en conflit avec la sphère de la conscience générale, la structure de l’une et de l’autre pouvant manifester des tendances divergentes (par exemple, attitude révolutionnaire dans l’art et attitude conservatrice dans la vie, etc.). Nous traiterons par la suite la conscience musicale comme une sphère autonome et sa structure comme une structure autonome, tout en tenant compte que les rapports de la conscience musicale et de la conscience générale sont très complexes et ressemblent davantage à un contrepoint de deux mélodies indépendantes qu’à un mouvement parallèle3. Ces éléments [impersonnels] ne sont pas immuables mais évoluent et changent, d’époque en époque, en résumant les traits typiques communs, propres aux compositeurs d’une époque. Ce sont justement ces structures de conscience que nous avons en vue quand nous parlons de la transformation du langage musical au cours des siècles. Ce sont elles qui se transforment. On en déduit une conclusion générale : l’histoire de la transformation du langage musical est en même temps la transformation de la structure de la conscience musicale. Dans quel sens s’accomplit cette transformation et comment faut-il la comprendre, nous le verrons par la suite.
5De ces considérations générales, revenons à l’histoire. La différence qui oppose la musique du passé à celle d’aujourd’hui, qui est le fruit de la révolution qui s’est accomplie au cours des deux derniers siècles, est ordinairement résumée comme opposition du tonal et de l’atonal. Cette définition est peu satisfaisante, principalement en ceci que le deuxième membre de cette opposition se définit d’une façon purement négative (atonal signifie absence de tonalité, et rien de plus). Nous allons toutefois, à défaut d’une autre définition, nous tenir provisoirement à celle-là. En fait, elle est le reflet de cette opinion courante qui veut que toute l’histoire de la musique, excepté celle des deux derniers siècles, soit un cheminement vers la formation d’un langage musical en quelque sorte absolu et définitif qui se cristallisa vers le XVIIIe siècle et qui est justement le langage dit tonal (défini aussi parfois comme tonal majeur-mineur). De cette opinion courante, nous allons retenir seulement le fait que la conception tonale majeure-mineure acquit sa forme définitive vers le XVIIIe siècle, mais qu’au cours du XIXe siècle, elle se décomposa progressivement. Mais de cela il ne faut nullement conclure que la conception modale, celle justement qui précéda l’époque tonale, ne serait qu’une conception tonale en puissance (ce qui est vrai en partie), et que toute sa valeur ne serait que celle d’une étape transitoire [et préparatoire]. De même, il faut s’abstenir d’interpréter le dernier tronçon de l’histoire, comprenant les XIXe et XXe-siècles exclusivement comme une décadence de la conception tonale. Bref, il faut s’abstenir de concevoir l’histoire de la musique en fonction du tonal, et de voir dans cette conception le pivot de toute l’histoire de la musique. (D’ailleurs, on a actuellement de plus en plus tendance à abandonner ce point de vue, tout au moins en ce qui concerne le passé. Mais le point de vue qui ne voit dans la musique moderne que son aspect destructeur est très tenace). Toute époque historique possède sa valeur propre et est en même temps une étape transitoire préparant l’époque suivante, et il n’y a aucune raison d’exclure l’époque tonale de cette règle. Si l’époque modale, tout en étant une époque transitoire, possède en même temps une valeur propre et a produit des chefs-d’œuvre authentiques, l’époque tonale, elle aussi, tout en ayant sa valeur propre, est une étape transitoire. Vers quoi tend cette transition ? Ici la question se pose de savoir si ce n’est pas justement vers l’atonal que tend le tonal, dans la même mesure que le modal tend vers le tonal, c’est-à-dire si la conception tonale n’est pas la conception atonale en puissance, de même que la conception modale est la conception tonale en puissance. C’est ici que se révèle l’insuffisance de la terminologie « tonal-atonal » et la caractéristique purement négative de la musique moderne. Car elle fait paraître absurde une question naturelle qui a trait au rapport organique entre deux étapes successives de l’art. En effet, la question : « la conception tonale n’est-elle pas la conception atonale en puissance ? » est absurde, car elle présume qu’une conception peut être sa propre négation en puissance. On peut dire d’une conception qu’elle contient en soi les germes de sa propre destruction, ce qui est applicable à la conception tonale, mais on ne peut dire qu’une conception est sa propre négation. Car en parlant de rapport de filiation entre deux époques historiques successives, il n’est pas suffisant d’indiquer que l’époque qui suit est la négation de celle qui précède ; il faut avant tout indiquer l’aspect positif de la nouvelle époque. Indubitablement, le tonal tend vers quelque chose d’autre que lui, vers un nouvel état auquel on n’a pas encore trouvé de mot convenable. Trouver ce mot, définir l’aspect positif vers quoi tend le tonal, voici quelle sera notre tâche.
6Nous avons dit plus haut que les traits impersonnels du langage musical sont communs à tous les compositeurs d’une époque. Peut-on dire de notre époque que la conception atonale constitue cet élément impersonnel propre à tous les compositeurs contemporains ? Évidemment, si l’on prend le terme atonal dans son sens étroit, purement schoenbergien, il faut répondre par la négative – le langage atonal est le langage d’une minorité seulement, de la plus révolutionnaire il est vrai, mais néanmoins d’une minorité. C’est comme la pointe extrême dirigée vers l’avenir de la musique moderne, et non le corps même de cette musique. Mais si nous prenons le terme atonal dans son sens le plus large, le plus général, le plus impersonnel, on peut dire que cette conception, bien que n’étant pas celle de tous les compositeurs contemporains sans exception, comprend néanmoins un nombre considérable de compositeurs, réunissant en son sein les tendances esthétiques les plus différentes, ce que l’on ne peut pas dire des atonalistes schoenbergiens. [Comment pouvons-nous définir cette conception générale de l’atonalisme ?] Voyons d’abord comment se caractérisent les deux conceptions tonale et atonale quand on les compare entre elles. L’ancienne [c’est-à-dire la conception tonale,] se caractérise par la prédominance hiérarchique d’un seul son central sur tous les autres sons ; la nouvelle tend à dissoudre cette suprématie [hiérarchie] et à lui substituer l’équilibre de tous les sons (sans pour autant préciser si le terme « tous les sons » doit être compris dans le sens des douze sons chromatiques ou des vingt-quatre quarts de ton ultrachromatiques, etc.4, ou bien dans le sens de tous les sons en général, c’est-à-dire de tous les sons compris dans notre espace audible de sept octaves). Schoenberg base sa théorie sur la conception de l’équilibre des douze sons chromatiques et dans ce fait réside sa limitation. L’ancienne conception se base sur l’échelle diatonique à sept sons dans ses deux aspects fondamentaux (majeur et mineur) ; la nouvelle, sur l’échelle uniforme des douze demi-tons (ou des vingt-quatre quarts de ton, etc.). L’ancienne affirme une structure hiérarchique de l’univers sonore en y discernant quatre strates superposées (1°, le son fondamental ou tonique ; 2°, les deux quintes ; 3°, les degrés II, III, VI et VII ; 4°, les cinq sons chromatiques) ; la nouvelle affirme la structure antihiérarchique, c’est-à-dire l’uniformité de l’univers sonore. L’ancienne est basée sur la distinction entre les consonances et les dissonances, les dernières devant obligatoirement se résoudre dans les premières, la nouvelle ne fait pas cette distinction et n’exige aucune résolution (n’importe quelle combinaison sonore peut suivre n’importe quelle autre, une œuvre peut se terminer par n’importe quelle combinaison sonore), par quoi elle tend à remplacer la conception dualiste (consonance-dissonance) par une conception pluraliste et qualitative : chaque intervalle, chaque accord est une autre « qualité sonore » qui a sa valeur propre, [pareils en cela aux couleurs de l’arc-en-ciel] comme les consonnes du langage parlé.
7Voilà comment on peut de façon succincte définir les deux attitudes différentes envers l’univers sonore : l’ancienne et la nouvelle. Au sujet de cette dernière, il faut remarquer qu’elle est actuellement encore à l’état de devenir, de sorte que l’on ne peut encore parler d’elle comme de quelque chose d’achevé, d’accompli, comme on le peut par rapport à la conception tonale. D’où le caractère contestable et la définition purement négative de la nouvelle conception. On peut, il est vrai, discerner dans la description que nous venons d’en donner, certaines caractéristiques positives (principe de l’équilibre non hiérarchique de l’ensemble des sons, conception qualitative des intervalles, échelle uniforme, chromatique ou ultrachromatique, comme base), mais ces caractéristiques sont encore trop vagues pour que l’on puisse parler d’un nouveau principe positif général qui pourrait s’opposer d’égal à égal au principe tonal, et duquel on aurait pu dire que le principe tonal est ce nouveau principe en puissance. Ce sont plutôt des tâtonnements dans la recherche de ce nouveau principe. L’idéologie de l’école schoenbergienne [qui appartient actuellement à la pointe extrême de la révolution du langage musical] n’apporte à ce sujet aucun éclaircissement non plus. C’est l’idéologie des douze sons (ce qui est un cas particulier du principe général d’équilibre non hiérarchique de l’ensemble de tous les sons) et de la technique dite sérielle, sans que soit indiqué sur quel principe positif général cette technique repose. Définie de cette façon, cette idéologie se présente toujours comme négative, son point de départ étant le désir d’éviter toute prédominance, ne fût-ce qu’éphémère et passagère, d’un ton sur les autres.a
8On pourrait se demander ce que nous avons en vue quand nous parlons d’un principe positif général. Le principe sériel n’est-il pas justement un tel principe général ? En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un principe compositionnel, ce qu’est au fond le principe sériel, mais de quelque chose de plus profond, de plus général encore, d’un principe en quelque sorte ontologique sur lequel repose la conception sonore entière et qui justifierait et expliquerait le principe sériel lui-même.
9La chose nous sera claire si nous disons que sur une telle base repose la conception tonale. C’est le principe du son musical pris comme phénomène physique et, partant, des lois acoustiques [de l’émission sonore, en particulier de la loi de la résonance naturelle] gérant les rapports entre les vibrations sonores. En effet, toute la conception tonale se modèle sur ces lois physiques. Cela se manifeste premièrement dans la structure des accords, structure qui emprunte son principe constructeur à la résonance naturelle qui, dans la troisième octave, forme un accord majeur (sons harmoniques de rang 4, 5, 6) et, dans la quatrième octave, un accord mineur (sons harmoniques 10, 12, 15) ; puis dans le fait que la gradation qu’établit la théorie classique en distinguant les consonances parfaites, les consonances imparfaites et les dissonances, est basée sur les parentés acoustiques des sons selon la simplicité des rapports numériques des vibrations sonores ; cela se manifeste dans le fait que ce sont les parentés acoustiques les plus proches qui sont à la base des fonctions tonales fondamentales (tonique, dominante, sous-dominante ; tonique-dominante : rapport de la quinte supérieure ; tonique-sous-dominante : rapport de la quinte inférieure) ; la quinte même est le rapport des vibrations sonores qui s’exprime comme le rapport 3/2)5 ; puis dans la structure de l’échelle diatonique qui est l’entrecroisement des trois accords majeurs fondamentaux (tonique, dominante, sous-dominante) ; enfin, dans le phénomène hiérarchique lui-même, étant donné que la résonance naturelle est elle-même de nature hiérarchique, puisqu’elle repose sur un son fondamental unique qui est sa tonique, et que le reste des sons se superpose au-dessus de cette base unique dans l’ordre hiérarchique qui est précisément celui de la hiérarchie tonale.
10Vis-à-vis de la conception tonale, la conscience moderne se trouve idéologiquement désarmée. En supprimant la conception tonale, elle supprime en même temps la base objective qui la soutient, c’est-à-dire les lois de la nature – il serait plus juste de dire en intervertissant les termes : la suppression de la tonalité est le résultat d’une tendance subconsciente orientée vers la suppression des lois de la nature. (En effet, ni le principe antihiérarchique d’uniformité, ni l’équilibre des douze sons, ni la technique sérielle ne peuvent être justifiés ni expliqués par les lois acoustiques. Plus que cela : le principe d’uniformité est contraire au principe de la résonance naturelle, dans laquelle il n’y a pas et ne peut y avoir de suite uniforme, chaque intervalle étant nécessairement plus étroit que le précédent.b)
11Elle n’a rien à opposer à la conscience tonale et n’arrive pas à combler le vide idéologique qui s’est formé suite à la suppression des lois de la nature. Ainsi, la conscience moderne se trouve impuissante contre les critiques que la conscience tonale lui adresse et qui peuvent être résumées ainsi : « le principe antihiérarchique signifie en réalité absence de tout principe, de toute structure, car là où il y a structure et ordre, il y a hiérarchie. Conscients du danger de désintégration et pour limiter la liberté du sujet désormais affranchi de toutes règles, certains musiciens modernes inventent des systèmes artificiels (la discipline sérielle de Schoenberg où n’importe quel autre système compositionnel) qui sont tous également arbitraires, car ils ne reposent pas sur les lois de la nature qui sont l’unique base objective de la musique ».
12C’est là que réside tout le problème de la musique moderne, c’est cela qui fait d’elle une énigme. La question se pose ainsi : la musique moderne ne possède-t-elle réellement aucune base objective, ou bien cette impression de reposer sur le vide provient-elle du fait que la musique moderne est encore en état de devenir et n’a pas encore pris pleinement conscience d’elle-même ? Ceci équivaut à cette autre interrogation : peut-il exister en musique un principe objectif fondamental autre que celui du phénomène acoustique, c’est-à-dire des lois de la nature ? Et c’est la question de la décadence de l’art moderne qui est ainsi posée. La musique moderne réalise-telle une marche en avant, est-ce une nouvelle étape organique de cet art, ou bien n’est-elle qu’un phénomène purement négatif, caractérisé par la destruction des bases mêmes sur lesquelles repose l’art musical ? C’est à cette question que nous tâcherons de répondre en commençant par le fondement, c’est-à-dire par la question : peut-il y avoir en musique un principe objectif fondamental autre que celui du phénomène acoustique ?
L’espace musical
13De même qu’aucun mouvement, aucune manifestation de vie n’est possible en dehors du temps et de l’espace, de même, aucun mouvement sonore musical n’est possible en dehors du temps et de l’espace musical. Qu’est-ce au fond que cet espace ? La musique n’est-elle pas un art a-spatial ?
14Il ne s’agit évidemment pas de l’espace physique (ou géométrique, comme on pourrait aussi l’appeler), dans lequel se meuvent tous les objets, y compris nos corps, et avec lequel l’art musical n’a rien de commun (excepté le fait purement extérieur qu’une audition musicale se passe nécessairement dans un certain point de l’espace physique). L’espace musical est cet espace spécifique qui s’étend du son le plus grave jusqu’au son le plus aigu et dont chaque point signifie un son de hauteur différente. La notion d’espace musical est bien connue de la théorie musicale qui emploie constamment des termes spatiaux – ne parle-t-elle pas de la hauteur des sons, de successions ascendantes et descendantes de sons, de superpositions d’intervalles ? Le terme d’intervalle n’est-il pas lui-même un terme spatial ? Il faut reconnaître que la pensée théorique ne s’est jamais sérieusement arrêtée à cette notion et ne l’a jamais suffisamment approfondie. Or elle mérite une attention particulière. Comme nous le verrons par la suite, les différentes structures des deux types de conscience musicale, l’ancienne et la moderne, sont déterminées par des différences de structure de l’espace musical.
15Il faut expressément remarquer que la notion de l’espace musical est plus qu’une simple analogie avec l’espace géométrique et que l’emploi des termes spatiaux par la théorie musicale a plus qu’une valeur symbolique, ce qu’on ne peut pas dire par exemple des termes spatiaux appliqués à la vie intérieure humaine, comme il nous arrive si souvent de les employer (quand nous disons par exemple d’une idée qu’elle est profonde ou superficielle ; ou quand nous parlons de hauteur de sentiment, de largeur de vue, etc.). Dans ce cas, les termes ne correspondent à aucune réalité et ne sont que des façons de parler, car il n’existe évidemment aucun espace spécifique où ces sentiments et ces idées puissent se loger en hauteur ou en profondeur en des strates superposées. Par contre, en musique, les sons de différentes hauteurs peuvent justement se superposer en formant des structures simultanées (intervalles, accords) et il existe une unité de mesure par laquelle on peut mesurer leurs rapports de hauteur (l’unité de mesure universellement adoptée est le demi-ton tempéré).
16Dans l’alliance espace musical-temps, le premier facteur est celui qui sépare la musique de la vie et lui confère ce caractère de monde clos et renfermé sur lui-même, si typique pour cet art – bref, c’est un facteur spécifiquement musical, appartenant en propre à cet art. Par contre, le temps est le facteur qui unit la musique à la vie car, bien qu’il faille reconnaître qu’il existe une différence qualitative entre le temps physique et le temps musical, ce dernier s’encastre en quelque sorte dans le premier, de sorte que la durée d’une œuvre musicale peut être mesurée en unités de temps physique, tandis qu’aucun volume de l’espace musical (tel ou tel intervalle) ne peut être mesuré en unités de l’espace physique. Il ne faut pas en conclure que le facteur espace est plus important que le facteur temps, tous les deux le sont également, mais dans notre étude qui veut pénétrer au cœur même du problème musical, notre attention, pour le moment du moins, sera davantage concentrée sur le facteur espace que sur le facteur temps. La révolution du langage musical dans ce qu’il y a de plus profond concerne justement l’aspect harmonique, c’est-à-dire spatial de ce langage : attitude envers les intervalles (conception dualiste ou qualitative), attitude envers l’échelle sonore (diatonisme à sept sons, majeur-mineur ou chromatisme à douze sons), etc. Quant à l’aspect temporel, c’est le domaine du rythme et de la forme musicale, ce dernier terme pris dans son sens le plus étroit et purement temporel (le rythme concerne les rapports temporels immédiatement perceptibles par la sensibilité humaine, la forme musicale concerne les rapports temporels plus vastes, ayant trait à la structure de l’œuvre et à son plan général) et il faut reconnaître que les changements au cours des deux derniers siècles ont été moins profonds que dans le domaine de l’harmonie. Le rythme n’a subi en quelque sorte qu’une révolution purement libératrice qui l’a considérablement assoupli, des groupements asymétriques, des rapports complexes de 5, 7, etc., sont venus prendre place à côté des anciens rapports primitifs binaires et ternaires, mais il n’y a eu aucun changement qualitatif, comme c’est le cas de l’harmonie6.
17Toute cette analyse constitue un premier pas vers la prise de conscience du facteur espace en musique. Et cette prise de conscience nous oblige à approfondir davantage notre analyse et à poser des questions précises sur la forme et la nature de cet espace. La première question concerne la forme et peut être formulée ainsi : l’espace musical est-il limité ou illimité ? Cette question peut paraître étrange, car il semble évident que notre espace musical est limité par le son le plus grave d’une part et par le son le plus aigu d’autre part. Il ne peut donc y avoir de doute sur la nature de la réponse : l’espace musical n’est nullement illimité puisqu’il possède des limites. Mais un tel raisonnement provient justement de ce que notre prise de conscience du facteur espace manque de profondeur. Nous ne sommes pas habitués à dissocier la notion de l’espace de la notion de son musical et pensons trop au premier en fonction du dernier. Mais il suffit de concevoir l’espace musical comme une entité [réalité] existant indépendamment des sons musicaux pour que nous soyons obligés de donner à la question des limites une réponse diamétralement opposée : non, malgré l’existence de limites, l’espace musical doit être considéré en principe comme illimité, car il n’y a aucune raison de lui assigner des limites. Pour ce qui est des limites pratiques existantes (qui sont d’ailleurs très floues, de sorte que toute délimitation du volume exact de l’espace musical ne peut être que conventionnelle), elles ne témoignent que de l’imperfection de notre oreille qui est incapable d’entendre au-delà de certaines limites et, partant, de l’imperfection de notre perception du temps pour laquelle les vibrations des sons « infra-graves » sont trop lentes et les vibrations des sons « ultra-aigus » sont trop rapides pour être perçues comme des sons musicaux. Mais rapidité et lenteur sont des notions purement relatives qui se rapportent au temps, et on ne peut leur assigner aucune limite absolue, comme on ne peut assigner de limites aux nombres.
18Cela vaut pour la forme. Quant à la nature de l’espace musical, la question qui la concerne peut être posée ainsi : l’espace musical est-il un vide ou une plénitude ? Cette question peut également sembler étrange, car de toute évidence l’espace musical n’est pas un vide, puisqu’il est rempli de sons musicaux. Voilà de nouveau la notion de l’espace rattachée à celle du son et fonction de cette dernière. Or, la question qui se pose concerne non pas les sons qui remplissent l’espace, mais les intervalles qui les séparent, en l’occurrence les demi-tons. Mais ici, un autre malentendu nous guette. Dans quel sens peut-on parler de plénitude des intervalles ? Ces intervalles ne sont-ils pas de toute évidence des vides et le terme même d’intervalle ne l’indique-t-il pas ? Et la seule réalité sonore n’est-elle pas la réalité du son physique ? C’est là justement que consiste l’erreur qui provient toujours du même point de vue qui refuse de considérer l’espace comme ayant une réalité propre. Mais si nous admettons cette réalité, la question du vide ou de la plénitude acquiert immédiatement un sens réel et profond. Avant d’opter pour l’une ou l’autre solution, il convient de nous expliquer quelque peu sur la question : qu’est-ce que nous entendons au juste quand nous parlons de plénitude spatiale, qui n’est pas une plénitude physique ; que signifie le terme paradoxal de plénitude des intervalles vides ?
19Pour que cela nous devienne parfaitement clair, il faut penser à un fluide sonore continu, qui dans un sens remplit tout l’espace musical et qui par rapport aux sons joue à peu près le rôle qu’un milieu physique joue par rapport aux objets solides plongés dans ce milieu7. On pourrait dire aussi que les sons [objets] ainsi plongés dans le milieu sonore [apparaissent non pas tellement comme des objets strictement isolés les uns des autres, mais plutôt] se présentent comme des points de condensation de ce fluide sonore uniformément réparti dans l’espace, comme des coupes opérées dans ce continuum sonore. Le son musical est donc un point de l’espace. Voici les rôles renversés : c’est le son musical qui devient maintenant fonction de l’espace et qui en dépend, et c’est l’espace, non le son, qui devient la réalité essentielle8. Mais pour bien saisir tout cela, il faut complètement se détacher de l’idée de réalisation matérielle, car la réalisation matérielle est de nouveau le son physique et sa domination. Or un tel fluide sonore, c’est dans un sens l’espace lui-même devenu sonorité et sonorité devenue espace. De toute évidence et par aucun moyen, il ne peut devenir réalité physique, c’est-à-dire objet, car pour cela, il aurait fallu une infinité de sons musicaux.
20On pourrait peut-être objecter que nous avons une réalisation de ce fluide dans l’effet musical du glissando, quand une voix passe insensiblement d’un son à un autre, en traversant par une sorte de courbe sonore continue toutes les gradations infinies qui séparent ces deux sons. Mais dans le glissando, ces gradations infinies se déroulent successivement, dans le temps, qui, lui, est divisible jusqu’à l’infini, et c’est pour cela que la réalisation devient possible. Par conséquent, à chaque moment précis, c’est toujours un seul son qui est présent et non pas une infinité. Mais l’espace, ce n’est pas le temps, ce n’est pas la succession, c’est la simultanéité. Nous n’arriverons jamais à comprendre la vraie nature de cette plénitude spatiale, si nous ne parvenons pas à la penser comme simultanée. Sous ce rapport, il faut être très strict et si nous ne voulons pas fausser tout le problème, il ne faut pas laisser dévier notre pensée vers des perspectives de réalisations matérielles, mais savoir la maintenir fermement dans la ligne purement abstraite.
21C’est ainsi que nous arrivons à la notion de ce que nous allons appeler la pansonorité9, qui est l’expression la plus complète et parfaite, la plus condensée de la plénitude spatiale (du mot grec pan qui signifie « tout », pansonorité signifie que tout sonne et qu’il n’y a pas un seul point où il n’y ait de sonorité). La pansonorité, c’est le continuum sonore simultané, s’étendant en principe sur toute l’étendue [infinie] de l’espace musical, au-delà des limites du plus grave et du plus aigu. Elle n’est pas et ne pourra jamais être réalité sonore physique, et son rapport avec cette réalité est celui de la transcendance10. La pansonorité transcende le son musical, mais elle le transcende tout en restant une réalité musicale, et c’est en cela que réside sa particularité. La pansonorité s’exprime par un terme appartenant à la théorie musicale – c’est un accord11. Mais ce qui distingue cet accord de tout autre, c’est qu’il comprend une infinité de sons disposés à distance infiniment petite et qu’il n’a pas de limites ni au grave, ni à l’aigu. Cette particularité d’être en même temps une réalité musicale et de transcender la réalité sonore physique distingue profondément la notion de pansonorité de toutes les notions analogues qu’on trouve dans les théories spiritualistes de l’art musical (tels le « son métaphysique » et autres), de même que certaines conceptions antiques telle la conception pythagoricienne de la « musique des sphères » ou la conception boécienne de la « musique mondiale » (musica mundana)12. Tout ceci concerne l’explication de la notion de plénitude spatiale. Mais la question reste toujours ouverte, à savoir : l’espace musical doit-il être conçu comme un vacuum absolu ou bien comme rempli d’une sonorité à l’état fluide et continu ?
Espace vacuum et espace plénitude
22Contrairement à la question purement formelle des limites de l’espace musical, il n’existe pas de réponse uniforme à cette question sur la nature de l’espace. On peut donc opter pour l’une ou l’autre réponse. Ces différences ne sont pas d’ordre académique, mais possèdent une signification profonde car le choix d’une réponse entraîne une attitude toute différente envers les éléments premiers du langage musical : échelle sonore, intervalles, rapports des sons entre eux, etc., et imposent des techniques musicales différentes. La réponse à cette question dépend en dernier ressort de la structure de la conscience musicale. Et ces deux techniques différentes sont justement la technique traditionnelle tonale d’une part et la technique moderne atonale d’autre part.
23Il n’est pas difficile de voir pourquoi. Prenons d’abord la réponse qui dit : « L’espace musical doit être considéré comme un vacuum absolu. » Il est évident que dans ce cas, les sons, isolés les uns des autres et comme suspendus dans l’espace vide, n’ont et ne peuvent avoir d’autres liens entre eux que le lien gravitationnel de la parenté acoustique, source de toute hiérarchie, ce qui est justement conforme à la conception tonale. Le système sonore de son côté tend à se former comme un petit système planétaire (les octaves étant les répliques des mêmes sons) dans lequel les sons gravitent – soit les uns autour des autres (si leur masse est considérée à peu près comme égale), ce qui est le cas du système modal, soit autour d’un son central (si, parmi les sons, l’un est considéré comme ayant une masse sensiblement supérieure à celle des autres), ce qui est le cas du système tonal. L’essentiel dans les rapports sonores doit par conséquent être le rapport numérique entre les vibrations sonores, et toute la théorie musicale doit être basée sur ce fait acoustique fondamental, ce qui est le cas justement de la doctrine traditionnelle des consonances et dissonances.
24Prenons maintenant l’autre réponse : « L’espace musical doit être considéré comme étant rempli d’un fluide sonore continu, c’est-à-dire comme plénitude. » Il est tout aussi évident que dans ce cas le son musical, étant fonction de l’espace, c’est-à-dire de ce milieu sonore continu qui seul est primordial, le lien entre les sons s’établit par ce milieu même, dont ils sont en quelque sorte des émanations. Il s’ensuit qu’il n’y a plus de sons étrangers entre eux, mais qu’ils sont tous apparentés, comme le sont les enfants d’une même mère et qu’il n’existe par conséquent ni hiérarchie sonore ni de distinction entre les consonances et les dissonances, qui sont la conséquence de la hiérarchie sonore. Par l’action de ce milieu, les lois gravitationnelles se trouvent paralysées et le système musical tend, non pas à s’organiser comme un petit système planétaire, mais à se répandre uniformément dans l’espace, reflétant dans cette disposition régulière des sons l’uniformité du milieu sonore continu, ce qui est le cas de l’échelle chromatique. Ce ne sont plus les rapports numériques de vibrations sonores qui organisent le système sonore, mais un principe spatial divisionnaire dans lequel un fragment de l’espace est divisé en un nombre de parties égales. Dans le système sonore chromatique tempéré, c’est l’octave qui est divisée en douze parties égales. Nous reviendrons sur la question du tempérament égal. Pour le moment, il suffit de dire que des lois de la nature, il ne reste en somme que le phénomène sonore lui-même et le fait brut que la qualité de l’intervalle (quinte, tierce, seconde) dépend du rapport numérique approximatif des vibrations sonoresc, de légères déviations de la justesse absolue des rapports sonores ne changent pas la qualité de l’intervalle. La qualité de quinte reste quinte, qu’elle soit exprimée en 3/2 ou 12√27, quinte tempérée proche de la quinte juste ; c’est sur ce fait que se base la possibilité du tempérament égal13.
25Ainsi, les conceptions de l’espace comme vacuum ou comme plénitude correspondent exactement aux techniques tonales et non tonales (je prends cette dernière dans son sens le plus large et non dans le sens schoenbergien), de sorte qu’on peut se demander si, à la base de ces deux techniques, nous n’avons pas en effet des intuitions différentes de l’espace musical, soit comme vide, soit comme plénitude, pour la plupart du temps inconscientes car situées dans la région la plus profonde du moi humain. Je pense que tel est en effet le cas et que le manque de témoignages de la part des compositeurs à cet effet ne peut être concluant, puisque cette intuition est subconsciente (sans parler du fait que l’intuition de l’espace comme vide, propre à un esprit traditionnel, est une intuition négative qui, par définition, ne peut être consciente ; ceci est d’ailleurs la raison pour laquelle la notion d’espace musical n’a pas été approfondie par le passé). S’il en est ainsi, nous sommes en effet en présence de deux formes de conscience musicale, foncièrement étrangères l’une à l’autre, et cette opposition exige une nouvelle dénomination afin qu’elle soit rendue entièrement consciente. Nous appellerons la conscience musicale traditionnelle conscience naturelle puisque ce sont les lois de la nature qui sont à sa base (et par extension, nous parlerons aussi de structure naturelle, de conception naturelle, de principe naturel, etc.) et la conscience nouvelle conscience spatiale ou pansonore (et nous dirons aussi : structure, conception, principe – spatial ou pansonore).
26Nous revenons ainsi à notre question initiale qui était de savoir si la conception nouvelle de l’univers sonore repose sur un nouveau principe constructif ou si elle est purement destructive, autrement dit, si nous avons vraiment affaire à une nouvelle forme de conscience, possédant une structure propre à elle-même ou bien si c’est toujours l’ancienne forme, mais dépourvue de toute structure et tombée en décadence. Nous pouvons répondre maintenant d’une façon positive : oui, il peut exister un principe autre que l’ancien principe basé sur le son musical que nous appelons naturel. La nouvelle conception n’est pas seulement négative et ne signifie pas le règne de l’arbitraire humain ; mais elle repose sur un nouveau principe constructif qu’est le principe spatial et, par delà la réalité acoustique qu’elle transcende, incarne une nouvelle vision du monde qui, en un certain sens, est la vision de la totalité du réel sonore, opposée à la vision naturelle ancienne basée sur un point de vue nécessairement partiel (point de vue de la note do ou de la note ré – tonalités do ou ré, etc.) La nouvelle conscience doit par conséquent être considérée comme réellement nouvelle, c’est-à-dire possédant une structure propre. Il est vrai que c’est une structure « a-structurale » pour ainsi dire, mais qui, vu qu’elle reflète fidèlement l’uniformité propre au nouveau principe constructif ne peut aucunement être considérée comme absence de toute structure. Quant à l’aspect négatif et destructeur de la nouvelle conception, il est le complément inévitable de son aspect positif et constructeur. L’esprit créateur est en même temps l’esprit destructeur, et la naissance d’une nouvelle forme est toujours accompagnée de la décomposition et de la destruction de l’ancienne. Ainsi la formation et la naissance de la conscience pansonore14 a comme corollaire inévitable la décadence de la conscience naturelle et de sa structure hiérarchique. Il faut néanmoins expressément souligner que l’ancienne forme ne meurt que dans ses éléments périssables, dans ses négations, dans toutes ses demi-vérités relatives, dans toutes ses perspectives partielles. Ainsi, ce n’est pas l’attraction tonale elle-même, c’est-à-dire le « poids sonore », qui est reniée par la nouvelle conscience, mais la négation qui l’accompagne et qui confère cette force attractive à un son unique et rabaisse tous les autres sons au rang de fonction de ce son unique ; ce n’est pas l’échelle diatonique qui est reniée – elle est un arrangement sonore, un « espace spécifique » parmi les autres – mais sa prétention à être « l’échelle des échelles » se justifiant par des considérations acoustiques et rejetant tout autre échelle comme artificielle et tout au plus admettant la possibilité d’altérations de certains degrés diatoniques ; ce ne sont pas les consonances qui sont reniées, ni les accords consonants, majeur ou mineur, mais le fait de considérer tous les autres intervalles et accords comme des dissonances devant être « résolues » et en appauvrissant par cela le domaine des possibilités harmoniques, et ainsi de suite. En mourant ainsi, l’ancienne forme transmet à la nouvelle son legs spirituel, accomplissant ainsi sa mission historique. En l’occurrence, la mission historique de l’ère [tonale] naturelle a été l’éclosion et la consolidation de la conscience harmonique – en fait la naissance du sens harmonique et la formation de l’univers chromatique comme univers subsidiaire d’arrière-plan sont entièrement le fruit de cette ère. La nouvelle ère va accepter ce legs et le faire fructifier, en portant la conscience harmonique à son maximum de puissance et en faisant passer l’univers chromatique au premier plan.
27Ainsi, nous sommes arrivés à l’affirmation de l’existence de deux principes essentiels en musique qui se confrontent d’égal à égal, et ceci est d’une importance primordiale. La vérité [acoustique] naturelle n’est plus l’unique vérité sur laquelle doit nécessairement reposer toute organisation sonore rationnelle, comme on l’a toujours pensé, mais elle doit maintenant partager son trône avec la vérité spatiale. Et si l’on vient nous dire que le facteur [acoustique] naturel est un facteur éternel et qu’il naît avec la naissance du premier son musical (car il n’y a pas de son musical sans le phénomène [acoustique] naturel des vibrations sonores), nous pouvons répliquer qu’il en est de même du facteur spatial, car un son d’une certaine hauteur occupe nécessairement une certaine position dans l’espace et le rapport de deux sons engendre nécessairement un rapport spatial. Au cours de l’histoire, l’homme a pris successivement conscience des deux facteurs, mais la dialectique historique a voulu que le facteur naturel précède dans le temps le facteur spatial, car la prise de conscience de ce dernier nécessite une plus grande maturité. Bien que pressenti de longue date, ce n’est qu’aujourd’hui qu’il s’élève au rang d’un principe autonome. Et tous les malentendus qui peuvent surgir dans un dialogue entre un esprit traditionnel et un esprit moderne authentiquement révolutionnaire, proviennent du fait que le premier méconnaît le rôle constructif que peut jouer le facteur espace, tandis que le deuxième, même s’il n’en est pas conscient (comme c’est d’ailleurs la majorité des cas), en possède quand même l’intuition. C’est cet esprit traditionnel justement qui résiste à la prise de conscience du facteur espace, et c’est lui qui ne peut concevoir l’espace comme illimité ni comme plénitude, car il n’arrive pas à dissocier le son de l’espace, c’est lui, enfin, qui pleure sur la décadence de la musique d’aujourd’hui et ne voit en elle qu’un phénomène destructeur qui ne se définit que par des négations.
28Ce conflit entre ces deux vérités, cette dualité de deux visions du monde est d’ailleurs moins profonde qu’il ne semble. C’est un conflit provisoire, provoqué par l’attitude hostile de l’esprit traditionnel incapable de voir la nouvelle vérité [incapable d’entendre la nouvelle musique avec de nouvelles oreilles]. Le conflit n’est donc présent que si l’on regarde la chose du point de vue du passé ; mais si on la regarde du point de vue de l’avenir, c’est-à-dire du point de vue pansonore, le conflit se résorbe et toute l’étape historique tonale naturelle apparaît non pas comme une antithèse, mais comme un cheminement normal vers la conception spatiale totale, comme une étape préalable, comme un degré de moindre maturité de cette même conception spatiale.
29Mais ce « ton de réconciliation et de sagesse », il faut le dire expressément, ne doit nullement être interprété comme une réconciliation avec le passé « tel quel », comme une résurrection des principes dépassés. Ce serait mettre de l’eau dans notre vin, ce serait affadir le contenu révolutionnaire de la conception pansonore. Oui, le passé ne meurt que dans ses négations, dans ses perspectives partielles, mais tant que la révolution pansonore n’est pas parachevée, nous portons encore en nous le résidu de ces perspectives partielles, de ces négations ; le passé n’est donc pas encore mort en nous et nous ne pouvons par conséquent considérer l’étape naturelle comme entièrement dépassée. Le conflit n’est donc pas encore résolu et notre tâche reste donc de surmonter ce passé en nous et de nous réconcilier avec lui.
APERÇU HISTORIQUE. Coup d’œil général sur le XIXe siècle. Le tempérament égal. Double aspect de l’évolution du langage musical
30En revenant au problème du langage musical tel qu’il a été posé au début, nous pouvons dire maintenant que le langage est fonction non seulement de la personnalité de l’artiste-créateur (ce qui constitue le facteur individuel) ou du type de tempérament artistique auquel il appartient, de sa nationalité, de sa race et de toute sorte d’autres facteurs supra-individuels, mais aussi de la structure essentielle de la conscience musicale qui peut être soit naturelle, soit pansonore. Cette nouvelle conception du langage musical est, en même temps, une nouvelle conception de l’histoire, principalement de celle des deux derniers siècles15. Jetons un coup d’œil général sur cette époque transitoire qui est caractérisée par la transformation de la conscience musicale naturelle en pansonore, et qui va du XVIIIe au XXe siècle.
31Au XVIIIe siècle, nous trouvons l’ordre classique, où la conception tonale majeure-mineure règne en maître et le chromatisme ne joue qu’un rôle subsidiaire qui ne fait que souligner la solidité de l’armature diatonique tonale. (Il est intéressant de remarquer que ce siècle est aussi celui de l’utilisation générale du tempérament égal. Nous avons déjà le cycle chromatique des douze tonalités expérimenté par Bach dans son Clavier bien tempéré, mais il n’a encore aucune influence sur le mode de pensée.) Mais avec le début du XIXe siècle commence chez Beethoven un lent processus de désagrégation progressive de l’ordre classique. Apparemment rien d’essentiel ni de décisif ne se passe, l’entendement musical et la doctrine qui sont à sa base restent toujours les mêmes, mais la pensée musicale devient de plus en plus souple et audacieuse. Des modulations dans les tonalités de plus en plus éloignées, ainsi que leur brusque juxtaposition, l’emploi de plus en plus fréquent et hardi de toute sorte d’équivoques tonales et de combinaisons harmoniques de plus en plus riches et variées (et par cela forcément dissonantes, puisque les seuls accords considérés comme consonants sont les accords majeurs et mineurs) témoignent d’une croissance du sens harmonique, d’une chromatisation progressive du langage musical ; voilà ce qui caractérise cette période transitoire qui occupe tout le XIXe siècle et qui va aboutir au XXe siècle à la naissance d’un nouvel entendement musical qui va entrer en conflit aigu avec la doctrine traditionnelle16. Un nouveau principe constructif, le principe spatial, entre en jeu et c’est à son éclosion, accompagnée de la décomposition de l’ancien ordre, que nous assistons quand nous observons toutes les transformations du langage musical, transformations apparemment si inoffensives et dictées exclusivement par les nécessités expressives de la nouvelle époque romantique. Si l’on pouvait attribuer à l’espace musical une existence indépendante de celle de la conscience musicale, on pourrait dire que cet espace, vide encore au début de cette ère, se condense progressivement et se remplit de contenu pansonore jusqu’à ce qu’arrive ce moment critique où la densité du milieu pansonore contrebalance le poids du système sonore, par quoi la gravitation tonale se trouve supprimée.
32L’événement particulièrement intéressant est l’introduction au XVIIIe siècle du tempérament égal. Le tempérament égal, c’est l’uniformité totale introduite dans les rapports des sons de l’échelle chromatique, qui avant le XVIIIe siècle n’était uniforme qu’approximativement. Le fait intéressant et hautement significatif est que l’échelle chromatique tempérée est un système sonore basé sur le principe spatial, tandis que la même échelle non tempérée est un système naturel. La pureté acoustique absolue se trouve sacrifiée en faveur de la simplicité des rapports sonores, ce qui est possible grâce à l’insignifiance du décalage sonore qui résultait de cette [uniformisation] et qui ne dépassait pas cette limite critique au-delà de laquelle la qualité de l’intervalle se trouve modifiée17. Ce n’est pas la pureté acoustique que l’oreille exige d’un intervalle, mais que [le tempérament égal] rende telle qualité sonore (qualité quinte, qualité tierce majeure ou n’importe quelle autre qualité) d’une façon suffisamment claire et non équivoque. Si cette qualité n’est pas déformée, si la quinte possède réellement la qualité qui lui est propre, ainsi que tous les autres intervalles (et cela est justement le cas des intervalles tempérés), le système sonore est [valable], musicalement utilisable. La pratique musicale confirme d’ailleurs cette affirmation. Le fait que l’échelle chromatique tempérée fut introduite bien avant qu’il n’ait été question d’atonalité et de principe spatial, en plein milieu de l’époque classique, donne à réfléchir. Mais la chose nous paraîtra moins étrange, si nous tenons compte de l’équivoque du système classique et de la contradiction interne qui lui est propre. Cette équivoque se manifeste en ceci que, d’une part, les rapports sonores à l’intérieur de la tonalité sont des rapports essentiellement diatoniques et tonaux, c’est-à-dire naturels (bien que le chromatisme puisse à l’occasion venir les orner), d’autre part, les rapports entre les tonalités elles-mêmes sont essentiellement chromatiques et relèvent du principe spatial. Il existe sept sons dans l’échelle diatonique, mais il existe douze échelles diatoniques, c’est-à-dire douze tonalités, qui se disposent par degrés chromatiques, et ce double fait reflète la contradiction interne, [inhérente au] système classique. C’est justement le besoin de posséder chacune de ces douze tonalités, de pouvoir librement passer (moduler) de n’importe laquelle dans n’importe quelle autre, qui a déterminé l’introduction du tempérament égal. Car avant que ce système ne fût introduit, ce n’était en somme que le do majeur avec le fa et le sol majeurs (auxquels il faut ajouter leurs mineurs parallèles : la, ré et mi mineurs) qui étaient acoustiquement justes. Toutes les autres tonalités étaient plus ou moins fausses, surtout les tonalités éloignées.
33Pour pallier cet inconvénient, toutes sortes de compromis ont été employés au XVIIe siècle, entre autres les tempéraments inégaux avec lesquels on pouvaient moduler dans les tonalités les plus proches au détriment des lointaines. Mais cela évidemment n’était pas suffisant ; le besoin essentiel était de posséder toutes les tonalités et non pas seulement les voisines. Mais un tel besoin est déjà un besoin spatial. C’est un besoin de possession créatrice, de sortir de soi et d’étreindre la totalité de l’espace musical, même si cet espace est discontinu ; un désir de pouvoir pénétrer dans n’importe quel recoin de cet espace, de sentir qu’il n’y a pas dans cet espace de « règle interdite », de pouvoir regarder l’univers sonore successivement depuis n’importe lequel des douze points de vue [anticipant ainsi le point de vue total de l’étreinte simultanée]. Seul le tempérament égal était capable de satisfaire ce besoin. Mais pour cela, il fallait sacrifier le principe naturel (justesse acoustique des rapports sonores) au principe spatial (uniformité des rapports sonores)d.
34Toute cette analyse nous ramène en arrière, vers les problèmes de l’époque modale du Moyen Âge. Pour apprécier à sa juste valeur le rôle du tempérament égal, il ne faut pas oublier qu’à l’époque modale, la modulation n’existait pas. La musique comme art autonome n’était pas encore née réellement et la conscience musicale était relativement peu développée – c’était encore entièrement une conscience polyphonique et le sens harmonique, le sens de la simultanéité sonore était encore rudimentaire. À l’époque polyphonique, le besoin esthétique de diversité et de contraste était entièrement satisfait par la diversité modale. Mais avec la naissance du sens harmonique et de l’entendement tonal, avec la disparition des anciens modes remplacés par le majeur et le mineur, naquit le besoin de diversité tonale – d’abord de tonalités voisines puis de plus en plus lointaines. C’est alors que l’intervention du tempérament égal s’imposa comme une nécessité.
35Cette incursion dans un passé plus lointain nous révèle un curieux aspect de l’époque [classique] tonale. Vue de l’avenir, par un regard dirigé vers le passé, elle se présente à nous comme l’incarnation même du principe naturel, et c’est ainsi que nous l’avons vue dans notre étude précédente. Mais si on la regarde avec les yeux du passé dirigés vers l’avenir, c’est-à-dire du point de vue du Moyen Âge, elle se présentera au contraire comme incarnation du principe spatial. En effet, si on la compare à l’époque modale, purement polyphonique, elle se présentera comme réalisant la conception harmonique consciente d’elle-même, et comme introduisant le principe spatial de l’uniformité dans le système sonore.
36Ce double aspect de l’époque classique, qu’on la regarde du passé ou de l’avenir, est l’explication partielle de la duplicité et de la contradiction interne propre au système classique. Mais ceci est juste par rapport à n’importe quel moment de l’histoire de la musique, qui est toujours tourné, d’une part vers le passé naturel et d’autre part vers l’avenir pansonore. Même l’époque du bas Moyen Âge (Xe siècle), c’est-à-dire celle de l’organum primitif, se présente sous des caractéristiques spatiales si on la compare à l’époque qui la précède, qui ne connaissait que la pure monodie et ignorait toute altération chromatique d’aucuns des sept degrés de l’échelle diatonique. Par contre, l’organum connaît déjà la simultanéité sonore bien que de deux voix seulement et aussi la première altération chromatique (si – si b) qui, fait sans précédent dans l’histoire, fut réalisé instrumentalement par l’application du principe de simultanéité (ajout sur le clavier de l’orgue, à côté de la touche si, d’une nouvelle touche supplémentaire : si b, donnant ainsi la possibilité d’emploi simultané de ces deux notes, qui ne sera exploitée que bien plus tard). Mais d’autre part, l’époque de l’organum se présente sous les traits d’une époque naturelle si on la compare à l’époque qui la suit immédiatement. C’est cette nouvelle époque qui se présente comme incarnant le principe spatial avec ses polyphonies à 3 et 4 voix (plus tard à 5, 6 voix, etc.) et son assimilation progressive de nouveaux sons chromatiques (fa ♯, puis do ♯, mi b et sol ♯), toujours par ajout de nouvelles touches chromatiques au claviere.
37La dualité du naturel et du pansonore acquiert un aspect temporel : le premier représente en quelque sorte le passé, le second l’avenir. S’il en est ainsi, cela ne veut-il pas dire que notre conception est purement relative ? Quelle est la valeur dans ce cas de toute notre analyse ? Peut-on considérer réellement le XVIIIe siècle comme l’âge d’or de la conception naturelle si ce siècle se présente comme réalisant tantôt la conception naturelle, tantôt la conception spatiale ? La loi de la pansonorité elle-même n’est-elle pas aussi sujette à la relativité historique ? Ne se présentera-t-elle pas aux yeux des générations futures comme la loi naturelle ?
38Je pense qu’il existe néanmoins des considérations objectives qui nous permettent de croire que nous ne sommes pas victimes d’une illusion d’optique historique. Le système classique repose sur les lois de la nature et se distingue non seulement de la conception pansonore du XXe siècle mais aussi de la conception modale du Moyen Âge, qui dans un certain sens peut être considérée comme une conception naturelle en puissance et qui se cherche. En effet, la doctrine des intervalles consonants et dissonants existait déjà au Moyen Âge, bien que la tierce n’était pas reconnue encore comme consonance, la force attractive s’exerçait également, bien que d’une façon faible et comme encore répartie entre les sept sons diatoniques. Nous avons déjà comparé le système tonal à un petit système planétaire dans un espace vide dans lequel les sons gravitent autour d’un son central18. On peut donc dire par rapport à cet état incomplet, que la conception sonore de l’époque classique se présente comme un achèvement définitif, comme l’éclosion d’une chrysalide. Elle peut par conséquent être nommée naturelle, indépendamment du point de vue sous lequel on se place, du point de vue de l’avenir ou du point de vue du passé. Elle est d’ailleurs parfaitement consciente de ce fait : c’est l’ouvrage de Rameau « Traité d’harmonie réduite à ses principes naturels » paru en 1722, qui est la prise de conscience définitive du principe naturel ; Zarlino, Mersenne, Sauveur19 et autres savants et musiciens parachèvent la formation du monde chromatique des douze tonalités enfermées dans le cycle du tempérament égal. D’autre part, cette conception est objectivement naturelle car elle base ses lois fondamentales sur celles de la nature. On peut dire qu’à ce moment de l’histoire le principe naturel se confond avec le principe spatial et que c’est cette concordance qui est le trait caractéristique de ce moment dialectique de l’histoire (l’image de la résonance naturelle, phénomène naturel et en même temps harmonique car simultané, résume parfaitement cette concordance). Ce n’est qu’au XIXe siècle que se révélera la contradiction qui existe entre les deux principes.
39De la même manière, le système spatial [moderne], à l’opposé du système classique, n’est pas entièrement sujet à la relativité historique, mais présente l’incarnation objective du principe spatial, indépendamment du point de vue sur lequel on se place. Pourquoi en est-il ainsi ? Cela nous sera plus clair par la suite quand nous aborderons le sujet de l’histoire de la musique dans sa totalité. Nous verrons alors que cette vision spatiale totale est en quelque sorte le but de l’art musical même. Pour le moment, il suffira d’indiquer que la prise de conscience du principe spatial à notre époque est significative à ce sujet, de même que ce fut le cas du principe naturel au XVIIIe siècle.
APERÇU HISTORIQUE II. Du plain-chant au XVIIIe siècle. La révolution millénaire
40La question du tempérament égal nous a conduit à une conception plus large de l’histoire de la musique et à des vues plus profondes. Nous sommes remontés aux sources du Moyen Âge et avons pu constater que la révolution spatiale ne se borne pas aux deux derniers siècles, mais s’étend du début du Moyen Âge à nos jours. Passons en revue les principales étapes de cette révolution.
41Au début du Moyen Âge, nous avons un sens spatial rudimentaire qui s’exprime dans une conception monodique de la musique ne connaissant que la succession des sons et ignorant encore leur simultanéité. C’est un sens linéaire, uni-dimensionnel et pour ainsi dire aveugle qui avance à tâtons d’un point de l’espace à un autre, ces points eux-mêmes se limitent aux sept sons diatoniques, le chromatisme n’existant pas encore. Mais voilà qu’à un certain moment les yeux commencent à s’entrouvrir et la conscience musicale commence à voir simultanément. Le point de départ de cette évolution est le chant collectif populaire, à l’unisson ou à l’octave, pratiqué à l’église. Un tel chant, comme on le sait, a souvent tendance à dégénérer spontanément en un chant par quartes parallèles (les basses et les altos ayant une autre tessiture que les ténors et les sopranos chantant parfois la même mélodie à distance d’une quinte – en l’occurrence une quarte inférieure sans même s’en rendre compte. Il se forme ainsi un chant à deux voix strictement parallèles. C’est ce qu’on appelle communément organum primitif, qu’il serait plus juste d’appeler organum instinctif. Passée inaperçue par tous les temps et chez tous les peuples, cette pratique instinctive fut « aperçue » en Europe. C’est justement l’évolution harmonique (c’est-à-dire spatiale) naissante qui détermina cette prise de conscience. Et cette prise de conscience fut en même temps une prise de conscience des diverses possibilités qu’ouvrait le principe de simultanéité de deux mélodies. L’idée vint de briser la monotonie de ce parallélisme, de faire vivre la deuxième voix (vox organalis, comme on l’appelait à l’époque) d’une vie indépendante de la première voix (vox principalis). Ainsi naquit la polyphonie. Les documents nous manquent pour pouvoir dire avec précision quand et comment cette évolution a eu lieu. Le premier document qui donne un exemple de polyphonie (à deux voix et très rudimentaire) est la « musica enchoriadis » qui date de la fin du IXe siècle. Au Xe siècle, nous avons déjà une polyphonie à deux voix et apparaît la première touche chromatique – le si b qui reçu sur l’orgue une touche supplémentaire entre le la et le sif.
42Cet ajout d’une touche supplémentaire, fait apparemment insignifiant, est en réalité d’une énorme importance. Les constructeurs d’orgues, en agissant ainsi, accomplirent un acte profondément révolutionnaire, en rompant avec toutes les traditions du passé et en posant la base d’une nouvelle tradition. Cet acte témoignait d’une conception totalement nouvelle qui peut être résumée comme application au clavier du principe spatial de simultanéité chromatique, inconnue dans l’antiquité grecque et chez tous les autres peuples dont les instruments musicaux n’offrent que la possibilité de succession chromatique, mais jamais de simultanéité (ainsi sur la cithare antique grecque, les sons chromatiques s’obtenaient en désaccordant les cordes diatoniques, et non par ajout de nouvelles cordes).
43Dans les siècles qui suivent, la polyphonie se complique, s’enrichit et devient d’abord à trois voix puis à quatre voix. Par ce dernier pas, fut atteinte une certaine norme correspondant à la nature vocale humaine (les quatre types vocaux humains principaux sont : basse, ténor, contralto, soprano). En même temps apparaissent de nouveaux sons chromatiques auxquels les constructeurs d’orgues fidèles à la nouvelle tradition, consacrent de nouvelles touches supplémentaires. Nous sommes au XIIIe siècle – le clavier chromatique est formé, la polyphonie est à quatre voix et la notation fait place à la notation sur cinq lignes dite franconienne. Mais dans cette polyphonie, les agrégations simultanées n’obéissent encore à aucune loi constructive précise ; tantôt elles tendent vers des constructions par tierces, tantôt vers des constructions par quartes superposéesg.
44Ce n’est que vers le XIVe siècle que s’affirme nettement la tendance vers les constructions par tierces qui finalement vont éliminer totalement les constructions par quartes. Cette victoire de la tierce sur la quarte aura comme résultat : premièrement le dégagement et l’affirmation de la dualité du majeur et du mineur, ce qui est la suite inévitable de l’existence de deux genres de tierces et par conséquent de deux genres d’accord : le majeur (tierce majeure au grave, tierce mineure à l’aigu) et le mineur (tierce mineure au grave, tierce majeure à l’aigu) – deuxièmement, elle a comme résultat la naissance de la notion d’accord et l’affirmation du principe naturel comme base de toute harmonie. Le principe des quartes superposées ignore la dualité du majeur et du mineur (puisqu’il n’existe pas de quarte majeure et mineure), et la notion de l’accord comme phénomène enraciné dans la résonance naturelle lui est étrangère. Ainsi l’évolution du langage musical, telle qu’elle a eu lieu aux XIIIe et XIVe siècles se trouve justifiée du point de vue de la nécessité historique. Il fallait que la musique adopte le principe constructif des tierces et non pas celui des quartes superposées, car autrement elle aurait difficilement pu développer une conscience spatiale. Le mouvement historique était pointé vers le principe naturel, qui, à ce moment historique (paradoxalement pour nous) représentait le principe spatial [ainsi que nous l’avons déjà mentionné]. Avant d’atteindre le stade de la pansonorité, la conscience musicale devait passer par l’étape de la conscience harmonique dans le sens tonal et naturel de ce terme.
45L’influence de la dualité majeur-mineur et la possibilité des altérations chromatiques mènent à une transformation du système modal. Les altérations que subissent certaines notes des modes les transforment soit en [échelle] majeure soit en [échelle] mineure (ainsi le si b transforme le tritus authentique ou mode lydien en fa majeur et le protus authentique – mode dorien en ré mineur mélodique descendant, le fa ♯ transforme le tetradus authentique – mode mixolydien en sol majeur, etc.). Ainsi à côté de la future tonalité do majeur apparaissent les futures tonalités fa majeur et sol majeur, préfigurées déjà dans la théorie des hexacordes. Ce sont les débuts des deux branches tendues dans la direction des dièses et des bémols qui vont par la suite s’étendre et croître pour se rejoindre finalement dans la tonalité antipodale – celle des 6 bémols (sol b majeur), enharmoniquement égale à celle des six dièses (fa ♯ majeur), refermant ainsi le cycle des quintes, ce qui sera l’œuvre du tempérament égal. Mais pour le moment il ne s’agit encore au XIVe siècle, ni de majeur, ni de mineur, ni à plus forte raison de tonalité. Ce sont toujours les anciens modes, mais déformés. Les contours de l’ordre naturel commencent seulement à se profiler et il faudra attendre encore deux siècles pour qu’il émerge définitivement des débris de l’ancien ordre modal.
46Au XIVe siècle s’amorçait déjà une conception harmonique de l’univers sonore (l’ars nova, opposée à l’ars antiqua du XIIIe siècle). Mais la musique va connaître dans la deuxième moitié du XVe siècle une réaction polyphonique. C’est la période dite flamande qui va durer plus d’un siècle et qui va, vers sa fin, s’étendre en Italie et pousser l’art polyphonique à une perfection jamais encore atteinte : le nombre des voix dans les compositions augmente jusqu’à douze et même davantage. C’est à cette époque que se développent tous les procédés typiques de la polyphonie : imitation, renversement, récurrence, diminution, augmentation. Mais cette polyphonie, qui tient compte des altérations chromatiques, se distingue profondément de celle de l’ars antiqua : les altérations n’étaient même pas notées dans les manuscrits et leur exécution étaient laissée aux soins du chanteur. Cette pratique était nommée à l’époque musica ficta ou musica falsa (musique fictive ou fausse) – désignation qui indiquait que, malgré la présence sur le clavier de touches spéciales pour les sons chromatiques, l’esprit ne les avait pas encore assimilé, et que seuls les sons diatoniques étaient considérés comme des sons réels. Ce fut la nouvelle notation de l’ars nova dite mesurée qui introduisit le chromatisme dans l’écriture : le bémol qui est la lettre b arrondie – b mollis pour l’altération descendante et le bécarre qui est la même lettre, mais sous une forme carrée pour l’altération montante. Le signe du dièse n’apparaîtra que plus tard et sera la déformation du signe bécarre. Les polyphonistes du XVe siècle et du XVIe siècle en profitèrent pour leur emploi conscient, bien que jamais au détriment du diatonisme. Ce n’étaient plus des sons faux et fictifs, mais des sons officiellement admis dans le vocabulaire musical, bien que secondaires – l’arrière plan nécessaire de l’ordre diatonique. Une autre particularité de la polyphonie flamande est l’absence totale d’agrégations par quartes superposées, ce qui confère à cette polyphonie une allure harmonique. L’école italo-flamande prépare la naissance de la conscience harmonique. L’accord est toujours considéré non pas comme une entité musicale autonome, mais comme une agrégation résultant de la rencontre des voix dans la polyphonie. À côté de cette conception ancienne, prend naissance la notion d’accord, qui permettra l’invention de la basse chiffrée au début du XVIIe siècle (la basse est notée munie d’un chiffre, indiquant le genre d’accord qu’il faut échafauder sur cette basse, sans référence aucune quant au nombre de sons et à leur disposition). La basse chiffrée, qui témoigne d’une indifférence complète quant à la marche des parties signifie l’abandon du principe polyphonique en faveur du principe harmonique. C’est une réaction de la nouvelle conscience contre les complexités polyphoniques de l’époque précédente ; mais cette réaction, ce retour à la simplicité révèle un autre danger – celui de l’abandon de l’effort créateur en faveur d’une routine facile, s’appuyant sur des accords catalogués d’avance. L’évolution de la conscience musicale dans son ensemble ira dans le sens de l’alliance de la polyphonie avec le nouveau principe harmonique, en créant un nouveau type de polyphonie qui peut être nommé polyphonie tonale majeure-mineure et qui trouvera son achèvement dans l’œuvre de Jean-Sébastien Bach. Il faut préciser que cette alliance de l’harmonie (conception verticale de l’univers sonore) et de la polyphonie (conception horizontale de plusieurs mouvements simultanés dans l’espace) est une alliance naturelle et que la déficience d’un de ces éléments mène à une rupture d’équilibre. L’élément harmonique est directement perçu par la sensibilité humaine ; c’est le facteur humain par excellence à défaut duquel l’art musical peut facilement devenir abstrait et inhumain, se complaisant dans des artifices polyphoniques pratiqués pour eux-mêmes, sans référence à la sensibilité humaine. On en voit des exemples chez maints polyphonistes de l’époque flamande et dans la musique moderne également, il existe de pareilles tendances. Par contre, l’élément polyphonique est le facteur attaché à l’effort créateur, à défaut duquel l’art musical peut facilement tomber dans l’extrême opposé et devenir un art facile, où l’effort créateur est réduit au minimum, un art qui se complaît dans l’immédiatement agréable. Nous en voyons des exemples dans toute musique facile, dite « légère », pratiquant un style « accordique » – suite d’accords accompagnant une mélodie. La basse chiffrée était justement appropriée à une telle conception. On peut dire que dans son ensemble et jusqu’à aujourd’hui, la musique s’est maintenue dans la ligne de cette alliance et que tous les grands artistes-créateurs de tout temps y ont été fidèles, que ce soit Palestrina (XVIe siècle), Bach (XVIIIe siècle), Wagner (XIXe siècle) et autres – chacun a sa manière et selon la conception que son temps avait de ces deux facteurs. Quant à notre époque, il faut remarquer que le développement extraordinaire de l’harmonie a complètement changé l’aspect de ce facteur. Il ne s’agit plus d’accords catalogués d’avance puisque le nombre d’accords possibles est quasi-infini et que l’accord lui-même est le fruit de l’effort créateur. D’autre part, la conception de la polyphonie au sein d’une conception pansonore se distingue essentiellement de l’ancienne conception, étant donné la qualité « explosive » du son. Mais on reparlera de cela plus tard.
47Ainsi la conception naturelle est née au monde. Nous avons vu comment cette conception, au fur et à mesure de son développement engendrait le besoin de modulation, et comment ce besoin s’étendait sur des tonalités de plus en plus éloignées jusqu’à les étreindre toutes en les comprimant dans un cycle unique (par quintes ou par demi-tons). La liberté de mouvement dans le monde chromatique, voilà ce qu’exigeait du système sonore la pensée musicale tonale et ce que le système sonore de l’époque ne pouvait satisfaire. De la nécessité de refermer le système sonore, de rechercher un nouveau principe organisateur du monde sonore.
48Les premières tentatives dans ce sens remontent au XVIe siècle et concernaient les tempéraments inégaux (Schlick, Aaron, Fogliani20 et autres). [Un genre de tempérament de compromis était pratiqué qui donnait neuf tonalités d’une façon assez pure (six majeures et trois mineures), quant aux quinze tonalités restantes elles étaient impraticables]. Certains chercheurs pensèrent résoudre le problème en réformant le clavier lui-même en augmentant le nombre de touches, c’est-à-dire en étant sur la voie de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui l’ultrachromatisme (bien qu’il existe une différence fondamentale entre ces essais et l’ultrachromatisme moderne). Il y avait des projets de claviers à 17, 19, même 31 touches à l’octave (Fabio Colonna21, G. Zarlino, N. Vicentino et autres). Mersenne dans son Harmonie Universelle donne la description de maints claviers. Mais que ce soit les tempéraments inégaux où les claviers réformés, tous ces projets étaient également imparfaits car au lieu de résoudre le problème d’une façon simple et radicale, ils ne faisaient que reporter le problème plus loin. Leur défaut est qu’ils n’avaient pas l’audace de rompre avec la conception rectiligne et d’introduire la conception cyclique. Pour cela, il fallait accepter le principe antiacoustique de l’enharmonisme (équivalence des dièses et des bémols ; do♯ équivalent à ré b, ré♯ à mi b, fa♯ à sol b, sol♯ à la b, la♯ à si b). C’est ce qu’accomplit le tempérament égal en établissant l’équivalence de la tonalité de sol bémol (la sixième dans la direction des bémols) et de fa♯ (la sixième dans la direction des dièses), par quoi le cycle des quintes se trouve clos.
49L’idée du tempérament égal est bien antérieure au XVIIIe siècle. Le premier qui en parle est l’espagnol Ramos de Pareja22 à la fin du XVe siècle. Mais ce n’est qu’au XVIIIe siècle que le temps fut suffisamment mûr pour l’adopter. Ce fut Werkmeister23 qui le formula théoriquement de la façon la plus complète dans son ouvrage théorique paru en 1691 et Bach qui le mis en application dans son Clavier bien tempéré où à chacune des vingt-quatre tonalités (douze majeures et douze mineures) sont consacrées deux préludes et deux fugues et dont le premier cahier parut en 1722. Il faut dire que Bach ne fut pas le premier à employer les tonalités lointaines et qu’il a eu des précurseurs (l’anglais John Bull24, les allemands Mattheson, B.-Chr. Weber et d’autres). Mais c’est lui qui l’a fait avec le plus de conséquence et de génie.
50En parlant de l’époque qui précède le tempérament égal, il est nécessaire de mentionner les essais de création de style chromatique. Il y a eu en Italie tout un mouvement en faveur du chromatisme, dont l’instigateur et le chef fut Nicola Vicentino qui vécut au XVIe siècle (c’est à lui également qu’appartient le projet d’un archicembalo25 et plus tard d’un archiorgano à 31 touches à l’octave). Il faut mentionner également les noms de Cyprien de Rore, de Luca Marenzio et de Gesualdo, Duc de Venosa26, ce précurseur du chromatisme du XIXe siècle. Mais ce mouvement était prématuré et sans lendemain, faute de s’appuyer sur un système chromatique cyclique et complet, c’est à dire sur le tempérament égal. La musique avant de s’engager sur la voie du chromatisme devait encore atteindre l’apogée de l’ordre tonal, ce qu’elle fit au XVIIIe siècle. Au XVIIIe siècle, le chromatisme avait pénétré dans la pratique courante, mais il était restreint et ne s’exerçait jamais au détriment ni de l’ordre tonal ni de la structure diatonique.
APERÇU HISTORIQUE III. Le millénaire révolutionnaire. Du XVIIIe au XXe siècle
51Voilà comment au cours des siècles, la structure de la conscience musicale a subie une profonde transformation. De monodique unidimensionnelle, possédant un sens rudimentaire de l’espace, ne pouvant se mouvoir que dans un monde diatonique restreint, limité au grave comme à l’aigu par la tessiture des voix humaines, elle est devenue polyphonique, puis harmonique et a acquis la capacité de se mouvoir librement dans l’espace qui, lui aussi, fut transformé en profondeur (de purement diatonique, il est devenu chromatique) ainsi qu’en largeur (la musique devenue instrumentale a considérablement débordée les limites imposées par la tessiture des voix humaines. Au XIXe siècle, elle atteindra les limites de la perceptibilité humaine).
52La suite, c’est-à-dire l’histoire de la transformation de la conscience musicale à partir du XVIIIe siècle à nos jours nous est déjà connue. Examinons-la maintenant d’une façon un peu plus détaillée.
53Jusqu’au XVIIIe siècle, aucun conflit n’existait entre le principe naturel et le principe spatial. Comme nous l’avons dit, le mouvement historique était pointé vers le principe naturel qui en ce moment historique représentait un stade supérieur dans le développement spatial. Mais l’apogée de l’époque classique une fois dépassé, la situation change radicalement. L’unité du naturel et du spatial, si caractéristique pour la conception classique commence à se désagréger et un mouvement vers le dégagement du principe spatial de toute attache naturelle, vers la pureté de la vision pansonore commence à se dessiner27.
54Beethoven fut le premier a ébranler l’ordre classique et fut en même temps le premier à tirer les conséquences de l’introduction du tempérament égal et à exploiter les possibilités qu’il offrait et qui résultaient du fait qu’une égalité rigoureuse régnait désormais entre les douze tonalités. Certes les précurseurs de Beethoven ont aussi exploité ces possibilités, mais pour la plupart du temps très timidement, en se bornant à écrire des pièces dans des tonalités lointaines, sans jamais toutefois confronter ces tonalités (un exemple typique d’une telle conception est le Clavier bien tempéré de Bach) et ce n’est qu’exceptionnellement que chez Bach et plus tard chez Mozart, on peut trouver de pareilles confrontations. Chez Beethoven, elles ne sont pas accidentelles, mais font partie de son style et sont typiques comme le sont aussi les modulations inattendues, les brusques irruptions de notes étrangères à la tonalité et d’autres « étrangetés ».
55Il faut mentionner aussi l’emploi relativement fréquent par Beethoven de l’accord de septième diminuée (employé pour la première fois par Monteverdi au XVIIe siècle), accord spatial par excellence (octave divisée en quatre parties égales) et même parfois des moments de pertes de l’équilibre tonal. Mais il existe encore une autre particularité très intéressante, propre à la conception sonore de Beethoven, particularité moins évidente et moins spectaculaire que celles dont nous avons parlé. Elle a été en somme très peu étudiée et il convient de nous y arrêter. J’ai en vue l’utilisation particulière du paradoxe enharmonique faite par Beethoven, c’est-à-dire l’équivalence du dièse et du bémol. L’enharmonisme a été certes utilisé par les précurseurs de Beethoven, entre autres par Bach et par Mozart. Mais l’emploi qu’ils en font se distingue radicalement de celui qu’en fait Beethoven. Chez eux ce n’est qu’une question de simplification d’écriture, quand ils s’écartent trop dans la direction des dièses ou dans la direction des bémols ; après s’être ainsi écartés, ils reviennent en arrière au moyen d’un second enharmonisme inverse annulant le premier (si la première fois ils passent des dièses aux bémols, la seconde fois ils passent des bémols aux dièses) réintégrant la tonalité initiale. Chez Beethoven, c’est tout autre chose : après avoir utilisé l’enharmonisme il ne revient pas en arrière mais continue à avancer soit dans la direction des dièses, soit des la direction des bémols (sans passer nécessairement par les douze tonalités), et c’est ainsi qu’il atteint de nouveau la tonalité initiale. Du point de vue de la conception naturelle28, cette tonalité finale ne coïncide pas avec la tonalité initiale, mais lui est seulement enharmoniquement équivalente (ainsi dans la première partie de la sonate n° 23 « Appassionata » opus 57, Beethoven, après avoir utilisé deux fois l’enharmonisme en passant des bémols aux dièses, arrive finalement à la tonalité initiale fa mineur, qui acoustiquement parlant n’est pas fa mineur mais la bbbb mineur !). Tout cela veut dire que pour Beethoven, l’enharmonisme n’est pas un simple moyen pour simplifier l’écriture comme il l’était pour ses prédécesseurs, mais qu’il l’incorpore dans la structure même de l’œuvre, probablement sans bien s’en rendre compte, étant guidé en cela exclusivement par son instinct créateur, par son instinct pansonore. Mais avec l’enharmonisme, c’est le tempérament égal, c’est-à-dire le principe spatial lui-même qu’il incorpore dans la structure de l’œuvre29.
56L’étape historique suivante est liée au nom de Richard Wagner qui est la figure la plus représentative de ce XIXe siècle romantique. Certes, il y a eu après Beethoven tout une pléiade de compositeurs remarquables (Schumann, Chopin, Mendelssohn, Brahms et d’autres), qui tous prolongèrent plus ou moins la révolution beethovénienne, étant tous ses enfants spirituels, même ceux qui, comme Chopin, furent à ses antipodes du point de vue du tempérament artistique. Mais ce fut Wagner qui le fit de la façon la plus complète et la plus radicale. Au nom de Wagner il faut associer celui de Liszt qui fut moins révolutionnaire que Wagner, et dont l’œuvre artistique n’a ni la plénitude, ni le fini de l’œuvre wagnérienne.
57Ce qu’il faut surtout retenir dans le langage musical de Wagner, c’est le développement extraordinaire du chromatisme. Contrairement au chromatisme du XVIIIe siècle qui fleurit sur un fond diatonique et tonal sans le toucher profondément, celui de Wagner tend justement à la destruction du tonalisme et du diatonisme. On peut dire que Wagner accomplit ce qu’en son temps Vicentino, Gesualdo et les autres chromatistes du XVIe et XVIIe siècles ne purent accomplir. Une autre particularité du langage musical wagnérien est la grande richesse et la variété des constructions harmoniques. Toutes sortes d’accords de septièmes et de neuvièmes altérées ou non altérées entrent dans le vocabulaire musical. La confrontation d’accords étrangers qui chez Beethoven était plutôt exceptionnelle devient chez Wagner, considérablement plus fréquente. Il se crée ainsi des chaînes d’accords, pour la plupart dissonants, chacun appartenant à une tonalité différente, qui aboutit à une sorte de désarroi tonal. Chaque nouvel accord indique une autre tonalité et parfois même plusieurs, dans le cas d’équivoques tonales et en définitive, pendant que dure cette chaîne modulante, il n’y en a aucune. Particulièrement intéressante est la confrontation des antipodes sonores, c’est-à-dire de notes, accords ou tonalités se trouvant à distance d’une demi-octave (ce qui est la définition spatiale de la quarte augmentée enharmoniquement équivalente à la quinte diminuée, par exemple do et fa♯ (ou sol b), ré b (ou do♯) et sol etc. S’il arrive parfois à Beethoven de faire succéder (par exemple l’accord de sixte de ré majeur et l’accord sol♯ septième de dominante, dans le cadre de la tonalité de do♯ mineur), en confrontant ainsi deux accords à distance d’une demi-octave, Wagner les confronte encore plus intimement en introduisant le principe de la simultanéité (par exemple un accord de do majeur sur une basse de fa♯ ou un accord de sol b majeur sur une basse de do et autres). Il emploie aussi fréquemment l’accord de septième diminuée, accord équivoque, à multiples sens, ainsi que l’accord de quinte augmentée qui est lui aussi un accord spatial par excellence (octave divisée en trois parties égales). Il faut reconnaître à ce propos que Liszt fut le premier à employer l’échelle à tons entiers directement issue de l’accord de quinte augmentée (division de l’octave en six parties égales).
58Il est intéressant d’observer chez Wagner les oscillations de sa conscience musicale créatrice entre le pôle naturel et le pôle pansonore. Tristan et Yseult est le point culminant d’une longue étape créatrice orientée du naturel vers le pansonore, étape qui comprend toutes les œuvres précédentes : Le hollandais volant, Tannhäuser, Lohengrin, l’Or du Rhin, la Walkyrie, Siegfried (les deux premiers actes). Ce point culminant une fois atteint, il se produit comme une sorte de réaction qui engendre un certain mouvement de recul, comme si un degré de super-saturation était atteint. Après l’excès chromatique de Tristan, voici l’excès diatonique des Maîtres chanteurs de Nuremberg. Dans les œuvres suivantes, Siegfried (troisième acte), le Crépuscule des dieux, et Parsifal, Wagner rétablit de nouveau l’équilibre entre ces deux forces qui étaient en lui – force révolutionnaire, pansonore, dirigée vers l’avenir et force conservatrice, naturelle, enracinée dans le passé. Il est curieux de constater que dans sa dernière œuvre Parsifal, l’élément chromatique pansonore symbolise le Mal (musique de Klingsor) et l’élément diatonique naturel symbolise le Bien (musique du Graal). Si l’on pense au fait que l’intervalle pansonore, par exemple le triton, était considéré comme le « diabolus in musica », une certaine lumière sera jetée sur la révolution qui s’accomplit.
59C’est ainsi que progressivement s’accomplit la transformation de la conscience musicale. De même que dans le passé, que ce soit au temps de la musica ficta, de l’Ars nova, ou au temps de Beethoven et de tous les révolutionnaires qui le précédèrent, les innovations choquantes au début entrent par la suite dans le vocabulaire musical. C’est ainsi que le chromatisme wagnérien, ses dissonances, ses chaînes modulantes, bref tous les éléments spatiaux de son langage musical, deviennent bientôt patrimoine commun30. Pendant que s’accomplit l’assimilation du patrimoine wagnéro-lisztien une nouvelle étape s’annonce.
60Elle coïncide avec le début du XXe siècle. La nouvelle école française (Debussy, Ravel et autres) d’une part, Scriabine en Russie d’autre part, approfondissent la révolution musicale du XIXe siècle. Ce qui caractérise cette étape, c’est l’élargissement des possibilités harmoniques – après les accords de neuvièmes, ce sont maintenant les accords de onzièmes et même de treizièmes qui font leur apparition. De plus, un nouveau principe harmonique constructif tend à se manifester, notamment celui des quartes superposées (Scriabine, Satie) pressenti déjà au XIXe siècle (Liszt, Wagner, Borodine) celui-là même qui n’a pu se manifester au XIIIe siècle. Mais l’esprit dans lequel il est traité au XXe siècle n’a naturellement rien de commun avec l’esprit médiéval et se distingue profondément de celui dont la nature est essentiellement spatiale et antiacoustique. [Il faut aussi mentionner l’utilisation de nouvelles échelles sonores, dites artificielles. L’une d’elles est l’échelle à tons entiers, particulièrement appréciée par la nouvelle école française (il y a chez Debussy des pièces entièrement basées sur cette échelle). Une autre est l’échelle de huit sons, alternant tons entiers et demi-tons. De même que la première est attachée à l’accord de quinte augmentée, la deuxième est attachée à l’accord de septième diminuée (elle peut être considérée comme l’entrecroisement de deux accords de septième diminuée)]. L’emploi des accords spatiaux de quinte augmentée et de septième diminuée au XIXe siècle préparera la voie à ces deux échelles. Il est à remarquer que ces échelles ont été assez largement utilisées au XIXe siècle par la jeune école russe. L’échelle à tons entiers le fut par Glinka, Dargomyjski, Borodine ; plus tard Rimski-Korsakov et Tchaïkovski utilisèrent les deux échelles : celle à tons entiers et celle à huit sons. De nos jours, ces échelles et d’autres ont été codifiées et utilisées par Olivier Messiaen qui les appelle « modes à transpositions limitées »31.
61En parlant de cette époque, il est nécessaire de s’arrêter spécialement sur Scriabine, étant donné qu’il a été profondément méconnu jusqu’à présent. Son nom n’est pas inconnu, certes, mais on le connaît principalement par ses œuvres de sa première manière qui manquent encore de maturité, et l’on a très peu mesuré l’ampleur de la révolution qui se manifeste dans ses dernières œuvres – les derniers 14 opus (à partir de l’opus 60) qui englobent les années 1913-1915 et qui comprennent « Prométhée, poème du feu » pour grand orchestre, les cinq dernières de ses dix sonates pour piano et nombre de pièces pour piano de moindre importance. Mort prématurément, en plein essor créateur et à la veille de grands accomplissements, Scriabine nous laisse dans ses dernières œuvres un legs spirituel de première importance. Et ce legs spirituel témoigne d’une transformation de conscience musicale plus radicale et plus profonde que n’importe lequel de ses contemporains. Ainsi il fut le premier dont on puisse dire vraiment qu’en lui les notions de consonance et de dissonance perdent leur signification première, de sorte que tous les intervalles et par conséquent les accords aussi deviennent consonants (ou dissonants selon le point de vue adopté) ; on pourrait dire que chez Scriabine, les intervalles ne se distinguent les uns des autres qu’en tant que qualités sonores, comme c’est le cas des couleurs de l’arc-en-ciel. En même temps il se produit chez lui une rupture radicale avec la conception tonale classique et avec la base diatonique qui lui sert de support – rupture qui se préparait depuis Wagner, mais qui n’avait jamais encore pris forme. Scriabine, il est vrai, ne plonge pas dans le chromatisme uniforme et sa musique est toujours basée sur certaines échelles sonores – toutes hexatones – qui diffèrent profondément des échelles dites artificielles par le fait qu’elles sont irrégulières comme l’échelle diatonique. De cette dernière, elles diffèrent non seulement par leur structure mais également par l’esprit dans lequel elles sont traitées. La particularité de leur structure tient à ce que, bien qu’irrégulières, elles ne possèdent pas de tonique, de sorte qu’aucun de leurs six sons n’exerce aucune attraction particulière sur les cinq autres. En résumé, il n’y a pas de hiérarchie, mais il n’y a pas non plus égalité, chacun des six sons, étant donné l’irrégularité de leur succession, possède une certaine fonction spéciale qui n’est pas une fonction tonale. Ce qui est particulièrement significatif, c’est la nouvelle conception que Scriabine avait de ces échelles. C’était une conception simultanée, ce qui veut dire en règle générale que dans l’harmonie scriabinienne, les six sons de l’échelle redoublés ou non redoublés par octaves et disposés soit par tierces soit par quartes, soit même par secondes superposées, sont présents simultanément. Tout ceci est contraire à la conception classique pour laquelle la norme est la présence simultanée de trois seulement des sept sons diatoniques, choisis de façon qu’ils puissent se disposer par tierces superposées32. La notion d’échelle se confond avec celle d’accord et une nouvelle notion d’échelle-harmonie prend naissance ou mieux d’espace, de milieu sonore spécifique [ou simplement de réseau sonore]. Cette conception est une révolution de la notion d’échelle ; elle est aussi une révolution de la structure de l’accord. Cette terminologie a son importance car le terme d’échelle, faisant allusion aux marches de l’échelle qu’on gravit successivement implique une conception successive, tandis que les termes d’espace, de milieu ou de réseau indiquent la notion de simultanéité. Ainsi chaque accord, bien que comprenant tous les sons de l’espace spécifique doit, contrairement à la doctrine classique, être considéré comme consonant, c’est-à-dire comme réalisant un équilibre. Mais cet équilibre n’est plus l’ancien équilibre tonal qui gravite autour d’un centre, mais le nouvel équilibre spatial qui tend à embrasser la totalité de l’espace33. Étant donné que chaque accord représente la totalité de l’espace, il ne peut y avoir à l’intérieur de chaque sphère harmonique aucun discours musical, aucun mouvement proprement dit, excepté une sorte de mouvement rotatoire ; le mouvement proprement dit se constitue par la succession34 de différentes positions du même espace spécifique. Mais chaque changement d’accord, chaque nouvelle position constitue en quelque sorte une modulation. Le discours musical se forme comme une chaîne de modulations perpétuelles qui se distingue de celle de Wagner. Chez Wagner, la chaîne est plutôt une exception tandis que chez Scriabine, elle porte un caractère permanent et normal. Chez Wagner, chaque accord est emprunté au vocabulaire classique et indique une autre tonalité, tandis que chez Scriabine, l’accord est formé [librement] des notes de l’espace spécifique et représente, sous une forme plus ou moins raréfiée mais totale, une des douze positions de cet espace.
62Il faut remarquer que pour aucun des grands artistes-créateurs, aucun de ceux qui ont été responsables des changements survenus dans le langage musical, la révolution de ce langage n’a jamais été un but recherché pour lui-même, mais fut le résultat de conceptions artistiques personnelles, plus larges et plus humaines. Tel fut Beethoven, tel fut Wagner. Ce dernier avoue d’ailleurs dans sa « Communication à mes amis » qu’il n’a jamais cherché à transformer le langage musical, mais que son but a été de s’exprimer avec le plus d’énergie possible. Tel fut également Scriabine. C’est en cela justement que réside la profondeur de ce processus historique révolutionnaire, qu’il n’y a rien d’arbitraire. Pareils aux constructeurs d’orgue du Moyen Âge qui ajoutaient de nouvelles touches aux anciennes touches diatoniques exclusivement pour des raisons pratiques, pareils aux inventeurs du tempérament égal qui ne cherchaient dans ce système que le meilleur et le plus simple moyen d’accorder le clavier, les grands artistes-créateurs ne cherchaient qu’à exprimer dans leurs œuvres leurs propres conceptions personnelles de l’univers sonore et en quelque sorte ne se rendaient pas compte qu’ils participaient à une œuvre commune. Si leurs efforts conjugués étaient quand même orientés vers un but unique et constituaient un unique mouvement, c’est parce qu’ils étaient tous en quelque sorte des réalisateurs de la dialectique historique qui les portait à leur propre insu vers ce but unique.
63La transformation chez Scriabine de l’échelle sonore en espace spécifique est une manifestation directe de l’esprit pansonore et c’est en cela que réside la profondeur de sa révolution. Regardé de ce point de vue Debussy qui fut la figure la plus représentative de la nouvelle école française et qui sous beaucoup de rapports ressemble à Scriabine, est bien moins révolutionnaire que ce dernier. Il connaît aussi ces plongées dans des sphères harmoniques où tous les sons de l’échelle sont présents simultanément et où aucun son n’exerce d’attraction sur les autres (chez Debussy, ce ne sont pas les échelles irrégulières, mais l’échelle hexatone elle aussi, régulière à tons entiers). Contrairement aux « espaces spécifiques » de Scriabine, ces plongées sont exceptionnelles et sont plutôt dictées par des intentions poétiques que par les nécessités implacables d’une nouvelle logique musicale. En règle générale, Debussy reste attaché à l’ancienne échelle diatonique (qu’il traite d’ailleurs souvent dans un esprit modal) de sorte qu’on ne peut parler chez lui d’un changement essentiel dans la structure de la conscience musicale, mais d’envolées vers la pansonorité.
APERÇU HISTORIQUE IV. Du début du XXe siècle à nos jours
64Après Scriabine et l’école française, il ne restait qu’un seul pas à accomplir : c’était de reconnaître l’échelle des douze demi-tons comme échelle fondamentale en passant ainsi de l’échelle hexatone à l’échelle dodécatone et de concevoir cette échelle comme espace qui en l’occurrence doit être appelé non pas espace spécifique mais espace total, étant donné que les douze sons chromatiques (redoublés dans toutes les octaves) embrassent la totalité des sons disponibles.
65Ce pas fut partiellement accompli par Arnold Schoenberg pour qui l’échelle sonore fondamentale est constituée des douze sons chromatiques, tous uniformes et ayant même valeur intrinsèque. Toutefois, cette échelle il la conçoit et la traite à l’ancienne manière, c’est-à-dire comme une échelle et non comme un espace. Chez Schoenberg, la structure de la conscience musicale subit une transformation unilatérale. Schoenberg est plus révolutionnaire que Scriabine car ce n’est pas sur une échelle partielle à six sons mais sur la totalité des douze sons qu’il se base ; mais sous un autre rapport il est moins révolutionnaire puisque les douze sons sont pour lui une échelle et non un espace. En généralisant, on pourrait dire que l’espace musical, bien que démagnétisé et « détonalisé » reste pour lui quand même un espace vide et donné.
66Schoenberg et son école (ses deux élèves qui comme créateurs l’égalent en importance sont A. Berg et A. Webern) c’est l’incarnation du principe atonal. Mais faute de conception spatiale profonde, cet atonalisme porte un cachet tout à fait particulier qui est un mélange d’audace et de conservatisme. Ce qui caractérise l’atonalisme schoenbergien, c’est la conception essentiellement polyphonique du tissu sonore. Le principe naturel une fois supprimé, il semble qu’avec lui soit supprimé le principe harmonique lui-même, comme si « naturel » et « harmonique » se confondaient, ce qui relève d’une mentalité « pré-tonale ». L’harmonie est la résultante de la marche des parties comme à l’époque modale. Cette conception polyphonique ne va d’ailleurs s’affirmer pleinement chez Schoenberg que par la suite, quand l’atonalisme schoenbergien entrera dans sa phase « dodécaphonique sérielle ». Quelques mots doivent être dit sur l’évolution de cet atonalisme.
67Les premiers essais atonaux de Schoenberg datent d’avant la Première Guerre mondiale et sont même quelque peu antérieurs à la révolution scriabinienne (ceci est une indication sur la rapidité du mouvement historique au XXe siècle). Mais chez Schoenberg ces essais portent le caractère d’expériences et de tâtonnements. Par la suite, son style atonal mûrit et s’affermit mais en même temps se prépare une crise de conscience artistique. Il se rend compte de plus en plus que la structure uniforme et « a-structurale » de l’échelle chromatique ne donne aucun point d’appui constructif concret et mène directement à l’arbitraire. Schoenberg cherche un nouveau principe constructif qui le « libérerait de cette liberté » sans toutefois le ramener en arrière vers les principes dépassés de la conception naturelle. Cette recherche de structure aboutit à la cristallisation et à la prise de conscience du principe dit dodécaphonique sériel qui est une sorte de structure dans la non structure, une sorte de forme dans l’uniformité. Ce n’est plus l’échelle chromatique qui est à la base avec sa succession par demi-tons ascendants et descendants mais les douze sons chromatiques disposés d’une façon particulière, faisant alterner différents intervalles. Cet arrangement particulier des douze sons c’est la série et chaque œuvre musicale est caractérisée par sa propre série qui joue un rôle unificateur, analogue à celui du thème dans la musique tonale.
68Il est nécessaire de dire quelques mots sur Stravinski, étant donné l’énorme influence qu’il a eu entre les deux guerres, bien que cette influence ait été complètement négative pour la conquête de la conscience pansonore. Cette influence négative est très caractéristique et témoigne d’une réaction antipansonore analogue à celle qui s’empara de Wagner après Tristan, mais cette fois, non plus à l’échelle individuelle mais à l’échelle collective et historique. Cette réaction est en réalité révélatrice des forces cachées au sein de la musique moderne. Vis-à-vis de la destruction de l’ancien ordre naturel, à la veille de l’accomplissement de la révolution spatiale et de la naissance du nouvel ordre pansonore, la conscience musicale (c’est-à-dire une partie, un certain aspect de cette conscience, certes non pas le plus lucide ni le plus courageux) est saisie d’une crainte instinctive et se demande, où allons-nous ? Cette destruction de toutes les conventions sur lesquelles repose notre musique ne signifie-t-elle pas anarchie et décadence ?35 À cet appel, la vie répondit par la personnalité paradoxale et à double face de Stravinski dont l’œuvre créatrice peut être définie comme révolution dans la révolution, c’est-à-dire comme une réaction contre ce processus révolutionnaire ininterrompu qui possède la musique depuis le Moyen Âge, plus exactement contre le dernier tronçon de ce processus.
69L’énorme influence stravinskienne commence avec le Sacre du printemps dont l’apparition au monde fut saluée comme la révolution la plus radicale de l’époque (écrite en 1911-1913, première exécution en 1913). Mais il s’avéra par la suite que cette œuvre est au fond moins révolutionnaire qu’elle ne le semblait au début. Toute les audaces du Sacre se réduisent à des superpositions d’éléments anciens, c’est-à-dire d’accords classiques construits par tierces superposées, mais appartenant à des tonalités différentes. De plus, cette œuvre est franchement tonale et il n’est question en elle ni de suppression de l’attraction tonale ni de conception spatiale, si l’on excepte le fait de la superposition d’éléments qui anciennement se succédaient. Mais à ce moment de l’histoire, la vie exigeait une transformation plus radicale de la conscience musicale. L’œuvre de Scriabine était en marche et celle de Schoenberg s’amorçait ; vis-à-vis d’elles le Sacre du printemps apparaît comme appartenant à l’ancien monde36.
70L’évolution future de Stravinski confirma la nature réactionnaire de son œuvre37. Après le Sacre, Stravinski alla vers un dépouillement progressif de tout élément pansonore. Finalement il devint le chef de file du courant réactionnaire, dit néo-classique de la musique moderne.
71En parlant de Schoenberg et de son système dodécaphonique sériel, il est nécessaire de parler de Nicolas Obouhov (né en 1892, actuellement habite Paris)38 qui procède du même équilibre des douze sons, mais dans un esprit tout différent de celui de Schoenberg : un principe dodécaphonique, mais harmonique et non sériel. Chez Schoenberg, la série est essentiellement un ordre logique et successif (bien qu’en principe les intervalles successifs de la série peuvent se disposer aussi verticalement) ; chez Obouhov, l’équilibre dodécaphonique se réalise dans la simultanéité avec des dispositions différentes pour chaque accord. L’harmonie à douze sons sans redoublement par octaves, c’est-à-dire embrassant tous les sons de l’échelle chromatique, voilà ce qu’est le principe constructif obouhovien tel qu’il le donne en 1915 et qui n’est pas sans analogies avec la sphère harmonique scriabinienne. Mais cette dernière se base sur une échelle partielle de six sons, tandis que l’harmonie obouhovienne se base sur l’échelle totale des douze sons ; autrement dit, les douze sons traités par Schoenberg en échelle sont traités par Obouhov en espace. Nous avons donc là une véritable échelle-harmonie à douze sons. En résumé, on peut définir le principe obouhovien comme l’équilibre des douze sons dans l’espace, le principe schoenbergien comme le même équilibre dans le temps. La série schoenbergienne est caractérisée exclusivement par l’ordre logique de la succession des sons et non par leur position dans l’espace (puisque selon la technique schoenbergienne, chaque son de la série peut être transposé dans n’importe quelle octave) tandis que l’harmonie obouhovienne est caractérisée exclusivement par la position des sons dans l’espace. Il s’ensuit qu’on peut avec la même série, en la tournant « verticalement » et en appliquant la règle de transposition, construire n’importe quel accord de douze sons ; on peut du même accord, en le tournant « horizontalement » et en appliquant la même règle de transposition, extraire n’importe quelle série.
72Il nous faut dire encore quelques mots sur le courant ultrachromatique de la musique moderne qui prit naissance après la Première Guerre mondiale et qui propose d’utiliser systématiquement les intervalles plus petits que le demi-ton, quarts, sixièmes de ton, etc. Il s’agit en l’occurrence non pas d’inflexions expressives, ni d’ornements raffinés, ni de quasi-glissandos, mais de nouveaux sons indépendants venant s’intercaler entre les anciens sons en formant avec eux de nouveaux systèmes sonores – à 24 sons (quarts de tons), à 36 sons (tiers de ton), etc. Cette tendance a pour point de départ la saturation maximum de l’espace musical par les douze sons chromatiques et doit être comprise comme le résultat du cheminement vers la pansonorité, c’est-à-dire vers le continuum sonore simultané. Mais évidemment la seule présence des sons ultrachromatiques ne garantit pas encore la spatialité de la conception. Autrement dit, les 24 quarts de ton, les 36 sixièmes de ton, etc., peuvent également être conçus soit comme des échelles, soit comme des espaces, tout comme les douze demi-tons.
73Voici le tableau succinct de la situation actuelle de la musique. Pour compléter ce tableau nous devons remarquer que malgré le fait que nous sommes à la veille de la naissance du nouvel ordre pansonore, le tempérament égal n’est toujours pas reconnu « de jure », ce qui prouve encore une fois l’extraordinaire retard de la pensée théorique sur la vie, comme cela a souvent été le cas dans le passé. Ainsi, le tempérament égal est toujours considéré comme un compromis, comme un système « pas vrai », comme une déformation utile, bien que déplorable, du système naturel, seul reconnu comme légitime. Uniforme de fait, il n’est toujours pas reconnu comme tel de droit. Et ceci non seulement par les réactionnaires musicaux, mais même par les personnalités les plus révolutionnaires. Ainsi Schoenberg lui-même se refuse de reconnaître le tempérament égal, interprétant l’échelle chromatique comme maquillage d’harmoniques supérieures (voir son article « Problem of Harmony » dans la revue Modern Music, New York, XI, n° 4, 1934). Sous ce rapport, Obouhov, avec la profonde intuition qui lui est propre, est plus proche de la vérité quand il invente un nouveau système de notation simplifiée supprimant la différence entre le dièse et le bémol, en codifiant ainsi l’enharmonisme et le tempérament égal à douze sons.
HISTOIRE TOTALE. [Cycle dialectique]39
74Nous avons passé en revue les principaux événements de cette révolution millénaire [du langage musical] qui s’étend du début du Moyen Âge à nos jours. Il nous reste à élargir notre vision historique et à situer cette révolution dans l’histoire totale [générale] de la musique englobant tous les temps et tous les peuples. C’est alors seulement que nous pourrons apprécier à sa juste valeur la particularité de cette ère historique et voir pourquoi le surnom de révolutionnaire la caractérise pleinement. En effet, dans aucune des civilisations petites ou grandes du passé, la musique n’a pu franchir le stade de l’homophonie pure et les rares tentatives de polyphonie qu’on y trouve restèrent toujours infructueuses et n’aboutirent pas au développement du sens harmonique. Tel fut l’art musical de la Chine, de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce antique, etc. Tel est aujourd’hui encore l’art musical des peuples non touchés par l’influence de la musique occidentale. Tout le passé antérieur au Moyen Âge présente un état statique où les siècles successifs n’apportent rien d’essentiellement nouveau. Une lente évolution s’est tout de même poursuivie pendant ce temps et le degré de culture musicale auquel ont finalement aboutit toutes les civilisations est néanmoins assez élevé et on ne peut plus y accéder d’un seul bond. Mais ce degré lui-même semble marquer une limite fatale, un point mort où toutes les civilisations se sont arrêtées dans leur développement. Pour le franchir, un effort créateur et révolutionnaire était nécessaire et cet effort, seule la civilisation occidentale a été capable de le fournir.
75Du point de vue de l’échelle sonore, ce point mort est caractérisé par l’échelle heptatone (à sept sons) précédée sans doute par l’échelle pentatone (à cinq sons). Mais avant de se cristalliser dans sa forme diatonique, telle que nous la connaissons, chacun de ces sept sons connut maintes variations de hauteur ; sans que toutefois il n’y eut jamais plus de sept sons par octave. Le chromatisme et même l’ultrachromatisme furent pratiqués [soit sous forme d’ornements, soit sous forme d’altérations de degrés de l’échelle], mais, sous une forme purement mélodique. Dans cette pratique, chacune des grandes civilisations antiques manifesta des particularités conformes à son esprit propre. Enfin, advint un certain moment de maturité historique et une nouvelle civilisation, celle qu’on appelle communément occidentale, reprenant la tradition gréco-romaine, s’engagea sur un chemin totalement nouveau et accomplit en mille ans une révolution qu’on peut appeler la révolution millénaire spatiale ou pansonore, et dont le dernier terme est la vision totale de l’espace musical comme plénitude et réalité autonome. Si nous voulions maintenant pénétrer encore davantage les profondeurs du passé jusqu’aux temps préhistoriques, sur lesquels aucun document ne nous renseigne, je pense que nous y trouverions des échelles sonores dont les degrés n’ont rien de fixe, mais ne sont que des assemblages empiriques de hauteurs différentes et desquels se dégageront par la suite les intervalles fondamentaux de l’octave, de la quinte et de la quarte. Des bruits rythmés où la musicalité du son, c’est-à-dire sa hauteur se dégage à peine du fond purement bruiteur, des mélopées qui ne sont au fond que des variations sur la même note, avec toutes sortes de « glissandi » – voilà ce que fut probablement la musique préhistorique.
76En remontant ainsi le cours du temps, nous touchons à la question de l’origine de l’art musical, qui n’est que l’autre face de la question du terme de cet art. Ces deux questions sont étroitement liées et notre exposé ne serait pas complet si nous négligions de les examiner, ne fût-ce que sommairement. En ce qui concerne la question de l’origine, il faut avouer qu’il nous est impossible de la considérer du point de vue des faits matériels, car les données nous manquent totalement et nous sommes réduits à des conjectures hypothétiques. Mais nous pouvons, négligeant l’aspect extérieur, considérer la question exclusivement sous son angle intérieur, c’est-à-dire comme un état de conscience. L’origine de la musique, c’est-à-dire l’état initial d’où elle est sortie, se présentera alors à nous comme un chaos naturellement antihiérarchique, du sein duquel aucune forme ne s’est encore détachée. Cet état est un continuum, mais caractérisé par l’inconscience totale ; on ne peut même pas parler de conscience musicale puisque la notion de son musical fixe d’une hauteur précise ne s’est pas encore dégagée du sein de cette continuité amorphe et inarticulée et qui contient à l’état latent toutes les possibilités futures. Le terme final de l’évolution du langage musical tel qu’il se dégage de toute notre analyse précédente est la pansonorité. Mais la pansonorité, c’est également le continuum antihiérarchique, qui se distingue d’elle du fait que ce n’est plus un état d’inconscience totale puisque on y accède par le son musical et que c’est en quelque sorte le point futur d’une évolution musicale sonore, mais une vision de la totalité de l’espace comme plénitude où les sons musicaux le départagent selon un principe rationnel [et purement spatial], ce en quoi consiste à proprement parler sa prise de conscience. C’est dans un sens la conscience absolue qui s’oppose à l’état initial d’inconscience absolue comme la lumière à l’obscurité, comme l’éveil le plus complet au sommeil le plus profond.
77Nous sommes là en présence d’une triade dialectique classique dans le sens hégélien : thèse, antithèse, synthèse. Si l’on prend le continuum primitif [qui caractérise l’état initial] comme thèse, l’antithèse sera caractérisée par le contraire de ce qui est continu c’est-à-dire le discontinu, les sons et les systèmes sonores. Le discontinu en musique, c’est les sons musicaux rassemblés en systèmes sonores40. C’est à partir de l’antithèse, c’est-à-dire du discontinu qu’on peut dire qu’à ce moment se termine la préhistoire et commence l’histoire proprement dite. Autant dire que la notion de son musical fixe, d’une hauteur précise, absente auparavant, fait son apparition. À partir de ce moment, le mouvement dialectique sera pointé vers la pureté d’une conception purement sonore, vers un dépouillement de plus en plus complet des restes du continuum primitif, autrement dit vers la pureté antithétique, et le mouvement qui va lui succéder et qui sera pointé vers la synthèse, ne pourra s’amorcer avant que le mouvement antithétique ne se développe jusqu’au bout. L’évolution de l’art musical de toutes les civilisations antiques sera caractérisé par ce mouvement antithétique et toutes atteindront plus ou moins la pureté purement sonore, en particulier la Chine, mais surtout la Grèce antique. Mais tandis que la Chine ne pourra transmettre son héritage spirituel musical à aucune autre civilisation plus jeune, la Grèce pourra transmettre le sien à la civilisation occidentale.
78Les étapes principales de cette lente évolution peuvent être fixées approximativement ainsi : ayant conçu le son musical fixe, l’homme établit d’abord le rapport entre deux sons seulement, ce qui naturellement est un rapport successif et non simultané (certaines mélopées orientales antiques conservées jusqu’à nos jours ne comportent que deux notes), puis plus tard trois sons, etc. Enfin, arrive le moment décisif où la conscience musicale conçoit le rapport acoustique de l’octave. Cela signifie aussi la possibilité de transposition à l’octave, par quoi la vision spatiale, limitée jusque là à deux, trois ou quatre sons s’élargit considérablement, puisque n’importe quelle note peut être transposée à une autre octave. C’est à partir de ce moment aussi qu’on peut dire que commence la lutte entre l’élément chromatique et ultrachromatique antique représentant l’influence du passé, c’est-à-dire du continuum primitif, et l’élément diatonique représentant l’avenir et s’appuyant sur l’instinct des rapports acoustiques les plus simples. Mais le chromatisme ou l’ultrachromatisme est à cette époque tout simplement l’instabilité des degrés de l’échelle. L’octave se trouve remplie d’abord par cinq (échelle pentatonique antique), puis plus tard par sept sons ; mais ce sont des dispositions fortuites qui ne connaissent aucune règle précise, de sorte qu’aucune ne peut être considérée comme principale ou comme étant l’altération d’une autre. Pour nous, habitués à l’échelle sonore diatonique avec ses degrés fixes, considérés comme degrés standards et pour qui chaque changement de disposition signifie une altération, il est difficile de comprendre un pareil état. Néanmoins, il faut reconnaître que l’homme ne pouvait, faute de point d’appui, avoir aucune notion d’altération, ni distinguer entre le chromatisme et l’ultrachromatisme (toujours à base de sept sons à l’octave) ni même distinguer entre ces deux derniers et le diatonisme, puisque ce dernier n’était pas encore formulé. La découverte de la quinte et de la quarte doivent suivre de près celle de l’octave, sinon la précède ; ce n’est que bien plus tard que la théorie codifia la distinction entre les genres diatonique, chromatique et enharmonique.
79Cette instabilité des degrés de l’échelle qui présume qu’à chaque point de l’espace il peut y avoir un son est de toute évidence un reflet de l’état primitif, un reste de cet « état de continuum » préhistorique [de cette mentalité préhistorique] qui sera combattue par la nouvelle mentalité « naturelle ». C’est seulement quand l’instinct acoustique de l’homme découvre le rapport de la quinte et de la quarte que commence la stabilité des degrés de l’échelle, qui d’empirique et de relative deviendra absolue. Il est intéressant d’observer comment certaines civilisations, n’ayant put dégager la quinte des échelles pentatones et heptatones, s’engagèrent sur des « voies de garage » sans issue. Ainsi la musique siamoise, au lieu de dégager la quinte dans l’échelle heptatone, s’appliqua à égaliser les rapports des sept sons et parvint ainsi à un genre de tempérament égal à sept sons. La musique javanaise accomplit la même opération avec l’échelle pentatone et aboutit à un tempérament égal à cinq sons. Mais il est particulièrement instructif d’observer en Grèce antique, la lutte entre le diatonisme conçu comme élément viril et essentiellement grec et le chromatisme conçu comme élément sensuel, d’origine orientale. Dans cette conception, il faut voir la manifestation d’un profond instinct dialectique dirigé dans la juste direction.
80Le mouvement antithétique trouve son achèvement dans la civilisation gréco-latine et c’est après elle que s’amorce le mouvement vers la synthèse. Il est significatif à cet effet que ce fut en Grèce que l’échelle diatonique reçut sa justification théorique et scientifique. C’est la doctrine acoustique de Pythagore qui était à la base de cette interprétation. Pythagore ne reconnaissait comme consonances que l’octave et la quinte, et l’échelle diatonique devrait être déterminée comme une suite de six quintes successives rassemblées dans l’espace d’une octave, en assumant ainsi à chacun de ses degrés une place fixe et pour ainsi dire absolue car basée sur des rapports numériques exacts ; à cette époque, l’instinct acoustique n’avait pas encore assimilé le rapport de la tierce qui théoriquement était considérée comme une dissonance. Ce n’est que bien plus tard, à la fin du Moyen Âge, que la tierce sera assimilée et que l’échelle diatonique recevra une autre interprétation qui est l’interprétation naturelle proprement dite, notamment comme entrecroisement de trois accords majeurs : ceux de tonique, de dominante et de sous-dominante. Il faut observer également que la Grèce antique a connu le principe du tempérament égal. Mais cette connaissance était purement théorique et ne pouvait avoir aucune application pratique puisque le chromatisme des douze sons n’était pas pratiqué. C’était une spéculation purement théorique ne répondant à aucune nécessité (comme ce sera le cas au XVIIIe siècle), et qui doit être comprise comme une anticipation du chemin à suivre, comme une indication de la juste direction. D’ailleurs, d’autres anticipations ne manquent pas ; ainsi la théorie pythagoricienne de la musique des sphères, reprise et modifiée par la suite par Boèce, dans sa théorie de la « musica mundana » doit être comprise comme anticipation du concept de pansonorité, mais adaptée à l’esprit de l’époque, profondément enracinée dans la notion de son musical et ignorant totalement celle de continuum. Il est curieux de trouver de pareils pressentiments en Chine qui a connu la théorie du tempérament égal, notion purement théorique, comme en Grèce d’ailleurs. Mais, comme nous venons de l’observer, la civilisation chinoise n’a pu transmettre son legs spirituel à aucune autre civilisation et s’est terminée en branche morte. En règle générale, on peut dire que dans toutes les civilisations antiques, il y a eu divorce entre la théorie musicale très élaborée et raffinée, et la pratique musicale populaire qui se développait sans contact avec la théorie.
81Ainsi le mouvement antithétique dirigé du continuum vers le son musical se trouve parachevé à peu près vers l’an mil de l’ère chrétienne alors que s’amorce la deuxième partie du mouvement historique caractérisée par le mouvement dirigé vers la pansonorité. Cette ère historique que nous avons désignée comme la révolution millénaire pansonore s’intègre maintenant à l’histoire générale de la musique et reçoit son interprétation dialectique comme deuxième mouvement dont l’achèvement est caractérisé par le troisième terme dialectique, c’est-à-dire la synthèse du continu et du discontinu dans la pansonorité. Car la pansonorité regardée non pas dans la perspective historique d’un regard dirigé du passé vers l’avenir, mais comme sommet du mouvement dialectique, n’est pas simplement le continuum simultané comme nous l’avons défini, mais le continuum rendu conscient, [évident, articulé] par le son musical c’est-à-dire par un réseau sonore le plus serré possible et néanmoins discontinu, jeté comme un voile sur la surface du continuum. Ôtons dans cette synthèse indissoluble le continuum et nous aurons le système sonore seul qui tendra alors à s’organiser selon les principes naturels. Ôtons le voile sonore et nous sombrerons dans l’inconscience où le continuum primitif amorphe et inarticulé nous engloutira.
82Durant ce deuxième mouvement dialectique, on aura longtemps l’impression que nous ne sommes pas sortis du mouvement antithétique, car l’histoire, comme nous le savons, sera jusqu’au XVIIIe siècle pointée vers une affirmation de plus en plus profonde de la conception naturelle de l’univers. Mais nous savons aussi que toute cette période historique est en même temps caractérisée par un accroissement constant du sens spatial qui se manifeste dans le développement de la polyphonie qui aboutira à l’harmonie, à la naissance et à l’organisation du monde chromatique. Il y a donc une équivoque durant toute cette période qui ne sera dissipée qu’à partir du XIXe siècle quand le mouvement historique sera franchement orienté vers la dissolution de l’univers naturel et la complétion de la vision terminale de l’espace musical comme plénitude et réalité authentique.
83Cette vision terminale dont nous parlons, il est presque inutile de le souligner, n’est pas une vision intellectuelle et théorique comme sont celles qui se dégagent des analyses historiques ou celles qui se manifestent dans les théories antiques sur la musique (musique des sphères ou « musica mundana »). C’est avant tout une vision créatrice, c’est-à-dire active et non passive, ce qui signifie que cette vision est en même temps possession. Elle est la possession créatrice de la totalité de l’espace musical et non seulement de l’espace mais aussi de la totalité du temps musical car dans le phénomène artistique musical, l’espace et le temps sont indissolubles. Et le temps musical lui-même doit être compris, ainsi que l’espace, comme continu (le terme totalité du temps signifie également continuité temporelle)41. Les grands chefs-d’œuvre de l’art musical, voilà les jalons de cette route glorieuse, et pas seulement les traités de Glarean, de Werckmeister ou de Rameau42 qui ne font que codifier ce que la vie avait conquis. Le présent ouvrage n’est pas autre chose43 qu’une prise de conscience qui a certes son importance, car elle nous rend conscient du processus historique et situe exactement notre position dans le cycle dialectique total, mais ne constitue pas encore une victoire de la conscience créatrice vers la voie de la pansonorité. Elle engendre en nous la notion de l’espace musical et de la pansonorité mais ce n’est pas de notion qu’il s’agit mais d’action créatrice.
84Ainsi nous sommes parvenus à constater l’unité de l’histoire de la musique. Cet immense cycle dialectique allant du continuum au continuum et coïncidant avec l’histoire de l’humanité se présente à nous comme un souffle créateur unique, comme une irrésistible poussée, obéissant à ses propres lois de croissance et qui malgré toute l’apparence illogique du mouvement, malgré tous les zigzags de la route, réalise en fin de compte un cycle dialectique parfait qui est la préfiguration d’une œuvre d’art parfaite, simple et complexe, logique et illogique, nécessaire et libre à la fois. Ainsi notre vision historique s’est considérablement élargie. Et maintenant une considération de grande importance s’impose. Nous avions débuté notre ouvrage en affirmant la pansonorité comme terme du mouvement historique allant du XVIIIe siècle à nos jours. Maintenant notre vision historique s’est élargie et a embrassé l’histoire totale de la musique. La pansonorité n’est pas seulement l’époque relativement courte des deux derniers siècles ; elle couronne toute l’histoire de la musique. Elle est le terme supérieur qui vient clore le cycle dialectique et parachever le processus historique en lui révélant son sens.
85Contre une telle conception, les objections ne manqueront pas. Premièrement, nous ne sommes pas habitués à considérer la musique « en soi », comme un phénomène se développant selon ses propres lois de croissance et on la rattache toujours, ainsi que tous les autres arts, à l’histoire d’un peuple ou d’une civilisation dont elle est une des manifestations créatrices. Ceci est parfaitement juste, mais il est inexact de croire que la musique n’est que cela. Mais il est indubitable que les différentes étapes de cette marche dialectique vers la pansonorité s’incarnent successivement dans les différents peuples et civilisations. Successivement, car la force créatrice d’aucune civilisation, sans parler d’un peuple, n’est suffisante pour mener d’un bout à l’autre la tâche énorme de l’accomplissement du cycle dialectique. La civilisation occidentale a accomplie à elle seule la deuxième partie de ce cycle, celle qui va de l’antithèse à la synthèse, et nous a amenées au seuil de cette dernière, encore qu’on ne voit pas très bien comment elle va clore le cycle, si grande est, en elle, la résistance interne contre cet achèvement final. Mais dans cette marche vers la synthèse, il est indubitable que ce sont les différents peuples qui forment les composantes de cette civilisation, qui assumèrent successivement la mission pansonore : France, Pays-Bas, Italie, puis ce fut l’Allemagne qui de Bach à Wagner assuma la mission pansonore. Mais après Wagner, il semble que les forces créatrices de ce peuple soient en déclin. D’ailleurs, il est peu important de savoir quel peuple assumera la tâche de l’accomplissement final et cette question ne doit pas être prétexte à un nationalisme malsain. Ce qui importe c’est que cette tâche soit accomplie et non pas qui va l’accomplir.
86La deuxième objection concerne la notion de terme. Nous ne sommes pas non plus habitués à penser à un terme. Dans notre vie individuelle, nous savons qu’un terme existe, bien que nous chassions toujours cette idée et préférions ne pas y penser. Dans les phénomènes collectifs, comme l’histoire de la musique par exemple, la notion de terme nous semble complètement inapplicable. À cette considération vient s’ajouter la conception de la musique comme produit de la force créatrice des peuples et des civilisations. « Tant qu’il y aura des peuples et des civilisations, il y aura de la musique et partant, une production musicale » – tel est le raisonnement ordinaire. Mais si la notion de terme définitif n’est pas applicable à un processus historique, elle est en revanche applicable à un processus dialectique qui ne peut se poursuivre indéfiniment. Le troisième terme de ce processus une fois atteint, le cycle se trouve parachevé. Mais il serait injuste d’en conclure que cela signifie nécessairement la fin de la musique. Cela peut être la fin ou une nouvelle ère d’épanouissement créateur ou autre chose, de toute façon cela doit être quelque chose de tout à fait nouveau.
87Pour nous d’ailleurs, il ne s’agit pas de faire des prédictions mais de prendre conscience de la tâche qui se pose aujourd’hui à notre conscience et de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une œuvre personnelle mais de l’œuvre de la vie même devant laquelle nous sommes tous plus ou moins responsables. Cette tâche, en plus de l’œuvre créatrice immédiate (qui est primordiale, mais qui par définition sort des cadres d’une étude analytique) comprend une prise de conscience historique et théorique. Les bases de la première viennent d’être exposées plus haut. En réalité, toute l’histoire de la musique devrait être repensée et révisée sous cet angle. Quant à la prise de conscience théorique, elle est l’objet d’une étude séparée.
88Avant de passer à la théorie, je voudrais m’arrêter sur une question d’ordre général qui occupe une position centrale dans notre conception. Toute notre étude serait vaine et aurait manqué de fond humain si nous négligions de considérer cet aspect de la chose. Il faut revenir au rapport entre la conscience musicale et la conscience générale humaine, dont nous avons parlé tout au début de notre ouvrage et de l’harmonie ou dysharmonie entre ces deux sphères du moi humain. La question qui nous intéresse est justement celle de l’harmonie parfaite entre ces deux catégories. Elle peut être formulée ainsi : en supposant que la conscience musicale et la conscience générale chez le même individu sont en parfaite harmonie et manifestent les mêmes tendances, comment devons-nous définir sa conscience générale si la conscience musicale présente une forme pure de conscience naturelle et comment devons-nous la définir si la conscience musicale présente une forme pure de conscience pansonore ? Autrement dit, quels sont les corollaires dans le domaine de la conscience générale des formes naturelle et pansonore de la conscience musicale ? Nous avons abordé cette question dans le chapitre précédent et nous avons parlé de conscience humaine partielle (ou logique ou naturelle) et de conscience totale comme corollaires des fonctions naturelle et pansonore de la conscience musicale.
89Il n’est pas question de répondre d’une façon concluante dans le cadre de cet ouvrage à cette question, essayer d’y répondre nous mènerait trop loin en dehors de notre problème musical. Mais il est néanmoins nécessaire de la poser. Les deux sphères de la conscience, la sphère musicale et la sphère générale, tout en étant indépendantes ont une influence réciproque. La conscience musicale en se transformant, de naturelleh devenant pansonore, doit nécessairement influencer le domaine de la conscience générale et tendre également dans le même sens. C’est justement là que se situe le cœur de la question. Cette marche historique dont nous avons observé et étudié les étapes et qui tend à transformer la conscience naturelle en conscience pansonore ne manifeste-t-elle pas quelque chose de plus grand qu’une tendance purement musicale ? N’est-ce pas poser la question de la transformation de l’homme qui de « naturel » doit devenir « pansonore » et remplacer son point de vue partiel et pour ainsi dire « tonal » duquel il regarde le monde par une vision totale qui étreint toute la plénitude de l’être ? Et cette transformation de l’homme, c’est-à-dire de la structure essentielle de sa conscience, n’est-elle pas le but réel et caché de la vie et de toute l’existence, qui dès son origine aspire inconsciemment à cet état parfait et équilibré ? La musique ne devient-elle pas dans ce cas le guide de la vie, en quelque sorte sa devancière qui lui indique le chemin à suivre ? N’est-ce pas en cela [c’est-à-dire la transformation de l’homme], que réside la mission authentique de la musique dans le monde, mission infiniment plus profonde et plus sérieuse que toutes celles qui lui sont assignées par les banalités courantes du genre « la musique adoucit les mœurs » ou par les considérations sur la mission civilisatrice de la musique, car il ne s’agit pas de civiliser mais de transformer [radicalement]. Autrement dit : n’est-ce pas sous l’action immédiate de la musique ayant atteint son apogée pansonore que devra s’accomplir la transformation de la conscience humaine ?
90Toute cette série de questions qui viennent naturellement à l’esprit après la lecture de ce qui a été dit précédemment, je les laisse sans réponse. Chacun y répondra selon son goût qui peut être guidé soit par l’instinct du vrai, soit par d’autres considérations. D’aucun les rejettera globalement comme inutiles et n’ayant pas de rapport direct avec notre analyse technique, ce qui est d’ailleurs leur droit, puisque cette analyse peut être étudiée sans recours à des vues aussi larges et générales. Ce que je veux dire ici c’est que si nous admettons seulement ces vues générales, nous devons admettre aussi que le but de la vie que nous assigne ces vues générales ne peut être atteint de la même façon que les buts utilitaires, par la simple affirmation du but, suivie des recherches et des moyens pour l’atteindre. De même que la pansonorité transcende le son, le but de la vie transcende la vie elle-même. Et de même que la marche historique vers la pansonorité n’a jamais été un but conscient de la part de ceux qui furent ses promoteurs, l’avènement de l’ordre pansonore ne peut être posé et atteint comme un but conscient44. Étant un acte créateur, cet avènement dépasse la dualité des buts et des moyens. Cela signifie que la pansonorité, étant le but de la musique, et en même temps de tout l’univers, est en même temps le moyen de l’atteindre. Car l’intuition de la pansonorité se confond avec l’intuition créatrice. Cette qualité d’être tournée vers l’avenir (chaque événement musical est pansonore si on le regarde du passé et naturel si on le regarde de l’avenir) est justement celle de l’esprit créateur. Mais dans notre conception, le principe créateur n’est pas un principe vague et abstrait – il est lié à une certaine conception historique. Il s’incarne dans un état qui peut posséder différents degrés d’intensité et c’est en cela que réside la particularité de notre conception et en même temps sa nouveauté.
Notes de bas de page
1 Ajout en marge : « Par cela, un dualisme se trouve introduit [qui s’exprime dans l’opposition du but et des moyens] qui en réalité n’existe pas, mais qui est favorisé par la défectuosité de notre langage ». (ms p. 4)
2 Ce passage est rayé dans l’original : [On peut évidemment, dans une œuvre d’art, distinguer son aspect extérieur, composé de sons musicaux, de son aspect intérieur déterminé par le caractère de l’œuvre et la conception artistique de l’auteur, mais une telle distinction n’est qu’un point de vue : en réalité, ces deux côtés font un, et le langage est inséparable de la conception. En plus de cela, chaque artiste-créateur manifeste dans son langage musical certaines particularités qui lui sont propres]. (ms p. 4)
3 Ajout en marge : « Toutefois, le cas normal est celui d’une harmonie totale entre la sphère de l’une et de l’autre, la conscience musicale reflétant fidèlement celle de la conscience générale. Mais le langage musical, à côté d’éléments personnels propres à l’artiste-créateur, possède aussi des éléments impersonnels ».
Au même endroit, ce passage est rayé dans l’original : [Tout ceci concerne l’individu-créateur. Si de l’individuel nous passons maintenant au général, nous sommes obligés de constater que là aussi le langage musical, c’est-à-dire ses éléments impersonnels dont nous avons parlé sont également révélateurs de la structure de la conscience non pas individuelle cette fois-ci, mais en quelque sorte typique de l’époque]. (ms p. 6)
4 Le raisonnement est valable dans tous les « systèmes divisionnaires » du ton : en tiers de ton, en quarts de ton, etc. (N.d.É.)
5 Wyschnegradsky inverse la notation des rapports de fréquences : par exemple, le rapport de quinte juste est écrit 2/3 et non 3/2. Nous avons toutefois restitué sur l’ensemble de l’ouvrage la convention internationale actuelle : le son le plus élevé est placé au numérateur et le son de fréquence inférieure au dénominateur. Ainsi, le rapport acoustique de la quinte do-sol est égal à la fréquence du sol divisé par la fréquence du do. Dans les systèmes justes, ce rapport est indépendant de l’octave dans laquelle se trouve la quinte : il vaut 3/2. (N.d.É.)
6 De même, la forme musicale, en se développant, a atteint un degré de complexité considérable sans pour autant adopter un principe diamétralement opposé à l’ancien.
7 Cette phrase est rayée dans l’original : [Et ces objets solides ne sont en somme rien d’autre que des points de condensation de ce fluide sonore uniformément réparti dans l’espace, des coupes opérées dans le continuum sonore]. (ms p. 20)
8 Ajout en marge : « Car naturellement ce fluide sonore n’est pas une réalité physique et ne peut l’être. »
9 Dans son manuscrit, Wyschnegradsky écrit tantôt Pansonorité avec une majuscule, tantôt pansonorité avec une minuscule. Nous avons adopté, pour l’ensemble du texte, la seconde solution : pansonorité avec une minuscule. (N.d.É.)
10 Ajout en marge, rayé dans l’original : [On ne peut « l’entendre » dans le sens physique de ce mot, mais elle peut être l’objet d’une intuition, par une sorte d’audition interne qui ne peut et ne doit être confondue ni avec l’hallucination, ni avec le jeu d’imagination]. (ms p. 21)
11 Cette phrase est rayée dans l’original : [La pansonorité est un accord parmi d’autres accords]. (ms p. 22)
12 Anicius Boèce (480-524) distingue dans le De Institutione Musicae la musica humana, la musica instrumentalis et la musica mundana. Il appartenait à l’école des Canoniciens, disciples de Pythagore, qui s’opposaient à l’école des Harmoniciens, élèves d’Aristoxène. Le système pythagoricien a été décrit de façon détaillée par Nicomaque (Musici Scriptores Graeci, Leipzig, 1898, reprint 1962), puis a été repris par Boèce. (N.d.É.)
13 Ce passage est rayé dans l’original : [fait qui a permis au tempérament égal de s’établir et de se maintenir, ainsi la quinte juste est le rapport de 2 à 3, la quinte tempérée est un peu plus petite et s’exprime comme 1 à 12√27 spatial ou pansonore, etc.]. (ms p. 25)
14 Ce passage est rayé dans l’original : [et la cristallisation progressive du principe spatial jusqu’à la hauteur d’un principe autonome]. (ms p. 27)
15 Ce passage est rayé dans l’original : [L’image qu’on se fait généralement de cette période s’en trouve sensiblement modifiée. Passons brièvement en revue les principales étapes de cette période]. (ms p. 32)
16 Cette phrase est rayée dans le texte original : [Dans tous ces événements, nous voyons maintenant un processus interne de transformation de la conscience musicale dont la structure, naturelle au début, devient progressivement pansonore.] Dans la marge, on lit : « Tous ces événements que l’on n’arrivait pas à expliquer autrement que par la théorie de la décadence reçoivent maintenant une explication. » Plus loin : « Et toutes ces questions nous [...] à cause de l’intuition pansonore de plus en plus... Cette intuition, en d’autres mots l’aperception de l’espace musical, change pendant toute cette époque, elle devient en quelque sorte de plus en plus intense, le facteur espace joue un rôle de plus en plus important dans la pensée musicale. » (ms p. 33)
17 La phrase a été modifiée à plusieurs reprises : [Les détracteurs du tempérament égal oublient trop souvent que...] a été remplacé par : [On est trop souvent enclin à oublier que...]. Un jeu de flèches donne à penser que la phrase aurait pu commencer par : [Ce n’est pas la pureté absolue que l’oreille exige d’un intervalle...]. (ms p. 34)
18 La fin de la phrase est rayée : « Nous avons déjà comparé le système tonal [sonore] dans un espace vide à un petit système planétaire dans lequel les sons gravitent soit les uns autour des autres - système modal, soit autour d’un son central - système tonal. » (ms p. 41)
19 Gioseffo Zarlino (1517-1590) théoricien et compositeur italien. Marin Mersenne (1588-1648) théoricien français. Joseph Sauveur (1653-1716) mathématicien et acousticien français, membre de l’Académie des Sciences. (N.d.É.)
20 Arnold Schlick (1460, mort après 1521) a publié en 1511 un ouvrage intitulé « Spiegel der Orgelmacher und Organisten ». Pietro Aaron (ou Aron) (1480-90, 1545) compositeur et théoricien italien a laissé cinq traités dont le Trattato della natura (Venise, 1525). Lodovico Fogliano (fin XVe - 1539) chantre de la cathédrale Saint-Pierre de Rome est surtout connu pour ses traités théoriques (Musica theorica, Venise, 1529). (N.d.É.)
21 Fabio Colonna : La sambuca lincea, Naples, 1618. Gioseffo Zarlino : Institutioni Harmoniche, Venise, 1558 ; Dimostrazioni harmoniche, Venise, 1571 ; Sopplimenti musicali, Venise, 1588. L’ensemble des traités de Zarlino a été publié dans De tutte l’opere de R. M. Gioseffo Zarlino de Chioggia, 1589. Nicola Vicentino (1511-1576) : L’antica musica ridotta alla moderna prattica, Rome, 1555 ; Circolare descrittiva l’arciorgano, Venise, 1561. (N.d.É.)
22 Bartolomé Ramos de Pareja (1440, mort après 1491), théoricien espagnol, a laissé plusieurs traités de théorie musicale : Musica practica, Bologne, 1482 ; De Musica tractatus sive Musica Practica, Bologne, 1492, réédition 1969. (N.d.É.)
23 Andréas Werckmeister (1645-1706), compositeur et théoricien allemand. Werckmeister, qui passe pour l’inventeur du tempérament égal, a présenté plusieurs tempéraments dans son Musicalische Temperatur (Quelinburg, 1691, réédité par Rudolf Rasch, The Diapason Press, 1983) avant de se rallier au tempérament égal dans son Hypomnemata Musica (Quelinburg, réédition en fac-similé Hildesheim, 1970). (N.d.É.)
24 John Bull (1563-1628), compositeur anglais. Johann Mattheson (1681-1764), compositeur allemand. Bernhard Christian Weber (1712-1758), organiste et compositeur allemand, a écrit Das wohltemperirte Klavier oder Praeludien une Fugen durch alle Tone und Semitonia pour orgue. (N.d.É.)
25 L’archicembalo est pourvu de 132 touches disposées en 6 rangées. Il est décrit dans le cinquième livre du traité de Vicentino, L’antica musica ridotta alla moderna prattica. Par la suite, Vicentino a construit un orgue sur le même principe arciorgano. (N.d.É).
26 Cyprien de Rore (1516-1565), compositeur flamand. Luca Marenzio (1553-1599), compositeur italien. Carlo Gesualdo (1560-1613), compositeur italien. (N.d.É.)
27 Ce passage est rayé dans l’original : [On peut dire en paraphrasant Marx que le principe tonal en vertu de la contradiction interne qui lui est propre porte en soi les germes de sa propre destruction et qu’il était appelé par l’histoire à donner naissance à l’être qui va le détruire. Cet être c’est justement le monde chromatique bien tempéré] (ms p 55).
28 Le début de la phrase a été modifié : [Du point de vue naturel pour lequel l’enharmonisme est un non-sens, cette tonalité...]. (ms p 57)
29 Ajout : « (À moins d’admettre la transgression de la règle classique de l’unité tonale, selon laquelle l’œuvre doit commencer et se terminer dans la même tonalité, mais j’estime qu’une telle explication est quelque peu tirée par les cheveux ; d’ailleurs même si on l’admet, cela témoignerait d’un ébranlement de l’ordre classique par l’autre bout) ». (ms p. 57)
30 Ce passage est rayé dans le texte original : [Mais le rythme de l’évolution est au XIXe siècle plus rapide qu’aux siècles précédents.] (ms p. 60)
31 Voir Olivier Messiaen : Technique de mon langage musical, Paris, Leduc. (N.d.É.)
32 Ce passage est rayé dans l’original : [(les accords de treizièmes réalisent la présence des sept sons diatoniques, mais ils sortent déjà du cadre de l’ordre classique car avec les accords de treizièmes il n’y a plus de fonctions tonales précises, puisque tous les accords sont au fond identiques)]. (ms p. 64)
33 Ajout : « Cette conception est une révolution de la notion d’échelle, elle est aussi une révolution de la notion de structure de l’accord qui n’est plus soumise à... ». (ms p 64)
34 Ces expressions ont été rayées dans le texte original : [le mouvement harmonique se constitue par la succession de ces sphères harmoniques, de ces espaces spécifiques, c’est-à-dire...]. (ms p. 64)
35 Note en marge : « Ne faut-il pas lui opposer les anciens principes constructifs et formels. » (ms p. 72)
36 Cette phrase est rayée dans l’original : [Il n’est que dans le domaine du rythme que la révolution stravinskienne est profonde]. (ms p. 73)
37 Dans l’expression : « la nature réactionnaire du Sacre » le mot « Sacre » a été rayé ; l’expression est remplacée par : « la nature réactionnaire de son œuvre » (ms p. 73). Sur cette question (Stravinski et la réaction), voir T. W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique. (N.d.É.)
38 Compositeur russe, Nicolas Obouhov (1892-1954) a commencé à composer vers 1910 sous l’influence d’Alexandre Scriabine. Arrivé en France en 1918, il a acquis la sympathie et la reconnaissance des grands compositeurs de ce siècle, mais est resté peu connu. Inventeur de la Croix sonore, ancêtre des Ondes Martenot, Obouhov a publié un Traité d’harmonie tonale, atonale et totale, et a composé de nombreuses œuvres. Décédé en 1954, il n’a pu terminer l’orchestration de son œuvre majeure, le Livre de Vie. (N.d.É.)
39 Ce chapitre s’intitulait « Cycle dialectique ». Il a été remplacé par « Histoire totale ». Le sommaire n’a pas été modifié. Nous avons conservé les deux titres. (ms p. 77)
40 Ce passage est rayé dans l’original : [On aura beau rapprocher les sons les uns des autres, jamais ils ne formeront une ligne continue et le système sonore sera toujours discontinu par définition ; c’est dans cette opposition entre le discontinu et le continu que réside la différence essentielle entre le « naturel » et le « pansonore »]. (ms p. 81)
41 Ce passage est partiellement biffé : [Nous reviendrons sur la question du temps dans la partie de notre ouvrage consacrée au rythme. Pour le moment, je veux souligner le fait que la marche historique vers la pansonorité s’est réalisée par des œuvres d’art et non par des traités de théorie et de philosophie musicales. La Messe en si de Bach, la Neuvième symphonie de Beethoven, Parsifal de Wagner et autres chefs-d’œuvre de l’art musical, voilà...]. (ms p. 89)
42 Heinrich Loris Glareanus, dit Glarean, (1488-1563), théoricien suisse, a laissé deux traités musicaux : Isagoge in musicen, Bâle, 1516 et le Dodecachordon, Bâle, 1547. Jean-Philippe Rameau (1683-1764), compositeur, organiste et théoricien français, a écrit plusieurs traités dont le Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, Paris, 1722 ; Génération harmonique, Paris, 1737 ; Démonstration du principe harmonique servant de base à tout l’art musical, Paris, 1750. (N.d.É.)
43 Cette phrase est rayée dans l’original : [Et le présent ouvrage lui même n’est pas autre chose que de la philosophie de l’art]. (ms p. 89)
44 Ajout dans la marge et au crayon : « De ce fait, la prise de conscience que constitue le présent ouvrage pourrait être un obstacle à l’achèvement de la tâche si cette prise de conscience mène à la rationalisation. » (ms p. 97). La note en bas de page précise : « le but conscient et [voulu ou volontaire], c’est la négation de l’intuition qui est détente et liberté ». Page 98, l’auteur ajoute : « On atteint cet état créateur parfait - conscience pansonore - par un processus créateur, ou autrement par le même état moins parfait, mais qui devient progressivement de plus en plus parfait. Le moyen et le but font un. Le moyen, c’est le même but mais à un stade préalable. » Et dans la marge, on lit : « et non par des raisonnements didactiques ni par une formulation du but à atteindre. » (ms p. 98).
Notes de fin
a Actuellement, il se manifeste dans la musique moderne une tendance vers une nouvelle conception qui peut être considérée comme alliance du principe sériel avec ce qu’on pourrait nommer l’ultrachromatisme libre (nous en reparlerons par la suite). La « série » comprend n’importe quel nombre de sons qui peuvent être de n’importe quelle hauteur ; c’est en somme un entendement musical en dehors de tout système sonore préétabli. Selon cette conception, le stade atonal antihiérarchique serait dépassé, son rôle historique serait de donner naissance au principe sériel qui ne prend sa vraie valeur qu’une fois affranchi.
b L’uniformité de l’échelle chromatique - le tempérament égal-fut introduite au XVIIIe siècle pour simplifier les rapports sonores. C’était un moyen de fortune et non un acte idéologiquement conscient. Mais tout en les simplifiant, le tempérament égal les a faussés, ce qui démontre l’incompatibilité des lois de la nature avec l’uniformité sonore. Du point de vue tonal, le tempérament égal n’est que toléré pour sa commodité pratique et ne repose sur aucun fondement objectif.
c Je prends le terme « loi de la nature » dans son sens le plus matériel et le plus scientifique, c’est-à-dire dans son sens biologique et mécanique (nature organique et inorganique). Pris dans son sens le plus large, ce terme embrasse la totalité de l’être et comprend à côté de la nature proprement dite le domaine de l’esprit humain. Mais en même temps, ce terme perd de sa précision. Nous allons nous tenir à son sens le plus étroit.
d Il est intéressant de constater que dans un système sonore naturel les rapports entre les sons sont très simples et s’expriment par les nombres 1, 2, 3, 4, 5 et leurs multiples (octave 2/1, quinte 3/2, quarte 4/3, tierce majeure 5/4, etc.) ; par contre, les rapports entre les intervalles, c’est-à-dire entre les éléments spatiaux (l’intervalle étant un espace), sont d’une grande complexité ; pour en avoir une idée, il suffit de dire qu’il existe deux espèces de tons entiers : 9/8 et 10/9 et deux espèces de demi-tons : le demi-ton diatonique 16/15 et le demi-ton chromatique 25/24, et qu’aucun de ces demi-tons n’est exactement la moitié d’aucune des deux espèces de ton entier. Dans un système sonore spatial, c’est-à-dire dans le tempérament égal, c’est tout le contraire : les rapports entre les sons sont extrêmement complexes et s’expriment au moyen de nombres de la forme 12√2n (le demi-ton de rapport 12√2 ; le ton entier 12√22, la tierce mineure 12√23, etc.), tandis que les rapports entre les intervalles sont extrêmement simples ; le demi-ton étant l’unité de mesure (le ton entier = 2 demi-tons, la tierce mineure = 3 demi-tons, la tierce majeure = 4 demi-tons, etc.).
e Cela veut dire qu’au XIIIe siècle, le clavier chromatique fit son apparition et non pas que la totalité des orgues de l’époque le possédait. Les révolutions sont lentes et même au XVe siècle, il existait encore des instruments à claviers (orgues, clavecins) avec trois touches chromatiques seulement - si b, fa ♯ et do ♯ - de même que jusqu’à la fin du XIXe siècle on pouvait trouver des orgues accordés selon un tempérament inégal de compromis.
f Afin d’éviter l’intervalle de quarte augmentée ou triton – le « diabolus in musica » du moyen Âge, la théorie procédait par hexacordes en éliminant la sensible, qui formait avec la quarte l’intervalle de triton. Il existait trois hexacordes : le « mollis » : fa, sol, la, si b, do, ré, le « naturalis » : do, ré, mi, fa, sol, la et le « durum » : sol, la, si, do, ré, mi. Les notes de ces trois hexacordes, alignées dans une suite donnent la succession chromatique si b, si. Il est à noter que les trois hexacordes préfigurent les trois tonalités les plus proches : fa majeur, do majeur et sol majeur. L’apparition de la première altération chromatique est en même temps l’amorce du cycle des quintes. Le fa majeur commence à se préciser.
g C’est-à-dire des agrégations ayant à la base le principe de superposition par quartes. L’accord do-fa-sol ou do-ré-sol par exemple sont des accords par quartes superposées, bien que les intervalles entre les sons voisins soient d’une quarte et seconde. Ce sont en réalité des renversements des accords sol-do-fa et ré-sol-do, de même que les accords mi-sol-do et sol-do-mi sont des renversements de l’accord do-mi-sol.
h Je prends le terme « naturel » dans son sens le plus général, qui comprend toutes les civilisations au niveau où elles se sont [?], de même que la conscience naturelle.
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