Wyschnegradsky, théoricien et philosophe
p. 9-54
Dédicace
À la mémoire de Gilles Deleuze
Texte intégral
1Wyschnegradsky entreprend, avec La loi de la pansonorité, de nommer à nouveau les fondements de l’univers musical. La pansonorité est une autre manière de voir l’univers sonore dont les enjeux, animés par une profonde critique des dualismes et des hiérarchies hérités du classicisme tonal, opèrent un tournant décisif vers une libération du langage musical.
2Il s’agit, au delà du seul problème que sont les corps sonores, de constituer les fondements d’une pensée libre, d’accéder à une forme de conscience élargie : La loi de la pansonorité est l’œuvre d’une pensée hors cloisonnements. C’est le projet d’un musicien, d’un poète et d’un philosophe : penser les êtres physiques, les sons, mais aussi les couleurs, les densités, les vitesses, projeter les forces et les mouvements, reconcevoir l’espace et la distribution des corps – atomes temporels, particules vibratoires – non plus selon un système hiérarchisé, mais plutôt selon un plan d’inspiration atomistique, avec une logique nouvelle, multiple et diagrammatique.
3Il s’agit de créer une technique musicale appropriée à une conscience de la matière sonore en tant que multiplicité vibratoire, à travers laquelle un nouvel entendement musical va pouvoir établir ses fondements. Ceux-ci participent d’une conception apte à recouvrir l’approche de l’ensemble des champs vibratoires, mécaniques, acoustiques, optiques, et permettent d’accéder à une image de la pensée qui joue avec les limites de toute représentation préexistante. C’est donc un projet qui questionne à la fois l’objet et son contenu, les fondements et la méthode ainsi qu’une position éthique du sujet créateur.
4Sortant des cadres d’une question de pure technique, Wyschnegradsky confronte et synthétise, à cet effet, des moyens qui dépassent le plan purement musical, établissant une signification philosophique profonde, selon ses termes, dans une première version de La loi de la pansonorité qui avait d’ailleurs pour sous titre « Une philosophie moderne [dialectique] de l’art musical », version établie en 19361.
5Une ontologie fondatrice ne cesse en effet d’orienter les démarches, de motiver la circulation entre les divers niveaux théoriques et méthodologiques. Il s’agit d’une remise en question fondamentale de la représentation du sonore dans le domaine même de la pensée. Pour cette entreprise rigoureuse, l’auteur puise tour à tour dans les conceptions physiques, mécaniques, chimiques, incorporant à la technique musicale des outils géométriques et mathématiques, tout en établissant l’ensemble sur des fondements philosophiques à la pointe de la révolution épistémologique du début du siècle. Pensée hors cloisonnements qui renoue avec l’horizon des Renaissants, transgressant les compartimentages culturels hérités du XIXe siècle pour réaliser, dans un élan de constructivité, l’étonnante rencontre d’un matérialisme de la pensée avec une théorie de l’intuition et de la création.
6Si nous sommes devant une approche rationnelle de la matière sonore – de sa puissance même –, l’un des ressorts essentiels de La loi de la pansonorité est aussi celui de libérer l’intuition et l’esprit de création. Problématique de l’expérience et de la connaissance liée à la représentation de soi et du monde, La loi de la pansonorité pose la force créatrice de l’intuition comme moteur d’une rationalisation et d’une conceptualisation. Libérer l’esprit du carcan de sa propre représentation du monde, oser des révolutions de la conscience en visant une extériorité constitutive, tel est le thème qui hante et anime l’objectif de la pansonorité, thème du geste créateur présent dans toutes les sources et références de Wyschnegradsky, de Scriabine à Schoenberg, de Nietzsche à Bergson.
Une étude, une vie, une pensée
7La loi de la pansonorité articule l’unité des buts et des moyens, l’unité de l’idée et de la technique, plaçant en droit l’esprit créateur comme principe infini premier, sur toute consécration d’un modèle préexistant, passéiste ou naturaliste.
8L’entreprise se situe, en cela, dans un esprit d’essence révolutionnaire qui recherche l’acte de fondation, au sens où s’entendait l’idée révolutionnaire du début du siècle, revendiquant un acte de renouveau sans résonance politique précise, mais par opposition au conformisme et au poids des conventions du XIXe siècle. Il prend place dans un paysage historique et musical très dense : celui de Saint-Pétersbourg avant la Révolution d’Octobre 1917, qui est aussi celui de la révolution scriabinienne et de la musique atonale. Plus largement, il s’inscrit dans l’effervescence de l’élan fondateur du début du XXe siècle, avec la singularité de cette sensibilité russe à la fois visionnaire et rationaliste, qui allie l’utopie, la théorie et la pratique, et marque dans les arts, la force et la liberté d’esprit des écrits de Kandinsky ou de Malévitch.
9La loi de la pansonorité se présente comme une démonstration objective, à l’exemple de la démonstration d’un « naturaliste qui décrit la structure d’une plante et expose les lois de sa croissance, les exemples musicaux jouant le rôle démonstratif des dessins et des photos dans un ouvrage scientifique »2. Le choix de ce mode démonstratif sert le vœu d’inciter la naissance d’une logique et d’une conscience, d’entraîner les rouages de l’image de la pensée vers un élargissement des perceptions et des représentations, tout en s’étayant sur une démarche rationnelle.
10Nous sommes en présence d’un ouvrage syncrétique et multiple qui réunit, tout à la fois, un essai de philosophie musicale, lié à une analyse historique et à une étude théorique et technique de l’approche ultrachromatique. Pourtant, son objectif n’est pas celui de sceller un principe de certitude ou de vérité, mais au contraire, de solliciter les dispositions de la conscience afin d’en modifier « les habitudes et les scories passéistes ». Car le but de Wyschnegradsky, loin d’être didactique et d’imposer une solution ou un système fini, est bien davantage celui de stimuler, d’éveiller un type particulier de conscience ou d’aperception3 du monde sonore, de questionner l’intelligence par le mouvement croisé – dialectisé – de l’intuition et de la rationalité en renforçant cette aperception par « une formulation idéologique contribuant à éliminer tous les éléments psychologiques parasitaires, les préjugés, scories, influences et habitudes du passé »4. C’est aussi celui de proposer l’approche et l’élaboration d’une pragmatique, ou « méthode d’invention », comme nouvelle exigence du travail de création.
11Ces différents niveaux d’articulation, techniques, scientifiques, philosophiques, historiques, sont profondément indissociables dans la compréhension d’une dimension éthique de La loi de la pansonorité. Et bien qu’il soit possible de les séparer, l’entendement du texte dépend de la portée qu’ils exercent réciproquement les uns sur les autres5.
Le projet de La loi de la pansonorité
12C’est à partir du faisceau des questions véhiculées par la musique atonale – exprimées ou latentes –, que vont naître les positions de l’ultrachromatisme. Et plus particulièrement, c’est dans les années 1908-1920, situées avant la systématisation sérielle de l’école de Vienne, que l’évolution du langage musical draine une sensibilité déterminante pour l’élaboration de l’idée de pansonorité. Dès les années 1913, Wyschnegradsky, alors âgé de vingt ans et déjà conquis par Scriabine, entreprend de formuler sa vision de l’univers et commence à développer ses premières théories musicales6. La mort de Scriabine, en 1915, a sans aucun doute joué un rôle très important pour le jeune Wyschnegradsky qui découvrait sa musique depuis 1912 et venait probablement de faire sa connaissance7. Dès 1916, Wyschnegradsky concentre dans une série d’essais l’essentiel de ses positions musicales, théoriques et philosophiques8 qui constitueront les fondements développés par la suite dans La loi de la pansonorité. Au sortir de cette période, qui est aussi celle de la Révolution d’Octobre9, les perspectives ultrachromatiques et pansonores sont formulées : Wyschnegradsky note dans ses Carnets : « 22 Janvier 1919. Je conçois les possibilités d’un système en sixièmes de ton et d’une synthèse des quarts et des sixièmes de ton [dans un système] en douzièmes de ton. Premier projet de notation pour les douzièmes de ton ».
13Les thèses de l’ultrachromatisme seront présentées par Strelnikov dans « Musique du futur », La vie de l’art (Saint-Pétersbourg, 25 décembre 1919), puis suivront deux articles de Moellendorf dans la revue Neue Musikzeitung (Stuttgart et Leipzig, 20 avril et 1er juin 1922). De son côté, Wyschnegradsky publie « Révolution en musique » dans la revue Nakanounié (Berlin, 9 décembre 1922), ultérieurement traduit et édité sous le titre « La musique à quarts de ton » (La Revue Musicale, Paris, octobre 1924), suivi de « La libération du son » (Nakanounié, Berlin, 7 janvier 1923) et de « La libération du rythme », (Nakanounié, Berlin, 18 et 25 mars 1923). Quant au projet de La loi de la pansonorité à proprement parler, il débutera en 1924 et s’étendra par phases successives jusqu’à la version finale de 195310. Une première version théorique sera établie en 1927-192811, qui sera remaniée plus tard, en 1943. En 1933, une nouvelle phase importante débouche sur un manuscrit élargi, terminé en 1936, ayant pour titre La loi de la pansonorité, une philosophie moderne [dialectique] de l’art musical12. Cette version sera remise, la même année, aux éditions Denoël et Steel qui en refuseront la publication. C’est ensuite, pendant les années de la Deuxième Guerre mondiale, que Wyschnegradsky reprendra, en 1943-1944, la rédaction de La loi de la pansonorité13, poussant l’analyse technique de l’étude systématique des intervalles, des systèmes divisionnaires et des continuums, et achevant les derniers chapitres de l’ultrachromatisme rythmique.
L’ultrachromatisme dans le contexte de la musique atonale des années 1910-1920
14L’atonalité est le ferment de bien des renouvellements, et le souci de Wyschnegradsky est d’en extraire une ligne décisive, à la fois rationnelle et créatrice, synthétique et historique, afin d’en dégager les enjeux essentiels et d’en déployer toute la portée, faute de quoi « celles-ci risqueraient de se voir réduites ».
15Wyschnegradsky considère son époque comme atonale dans son sens large, comprenant l’ensemble des tendances innovatrices précédant la Première Guerre mondiale, où selon ses termes, « un nombre considérable de compositeurs, réunissent en son sein les tendances esthétiques les plus diverses ». Ces courants, animés par le sentiment d’une puissance du sonore qui s’exerce dans le langage musical dès l’époque postbeethovenienne, chez Wagner et Debussy, mais que l’on retrouve développée chez les harmonistes russes et en particulier chez Scriabine, stimulent en ce début du siècle, les aspirations et les ressources d’un langage nouveau. Il s’agit de prendre acte de toutes les conséquences qui découlent du dépassement du système tonal et d’entreprendre de penser, d’extraire un plan à partir duquel les oppositions et les dualismes vont se résoudre et produire une réalité nouvelle.
16Pour Wyschnegradsky, les positions réellement novatrices, avant guerre, sont les approches de Schoenberg vers le dodécaphonisme, ainsi que la révolution harmonique des quatorze derniers opus de Scriabine (années 1913-1915). Après la guerre, ce seront essentiellement le dodécaphonisme sériel et polyphonique de l’école de Vienne ainsi que les diverses approches dodécaphonistes, dont celle de Obouhov dans la filiation de Scriabine. On peut considérer que l’ultrachromatisme puise ses sources dans le premier atonalisme dont il retient un principe général, opposant à « la prédominance hiérarchique d’un seul son central sur tous les autres, la tendance à dissoudre cette hiérarchie et à lui substituer l’équilibre des sons entre eux ». Chez Wyschnegradsky, cette acception large du principe sériel, dans la mesure où la « série » élargie peut comprendre « n’importe quel nombre de sons qui peuvent être de n’importe quelle hauteur », débouche sur une conception antihiérarchique « en dehors de tout système sonore préétabli ». La référence sérielle de l’ultrachromatisme s’écarte et se distingue du sérialisme viennois d’après guerre, en posant trois principes d’extension sérielle, ou plus précisément de spatialisation utrachromatique : en premier lieu à l’ensemble de toutes les hauteurs, deuxièmement à un principe harmonique autonome, et enfin à la déclinaison de toutes les qualités sonores.
17En effet, le principe de spatialisation sur lequel repose l’idée générale de série joue un rôle majeur dans l’élaboration des positions ultrachromatiques. Que la spatialisation sérielle établisse un équilibre sonore de façon essentiellement horizontale ou polyphonique, comme chez Schoenberg, ou bien essentiellement harmonique, comme chez Obouhov, le point de vue ultrachromatique implique qu’elle s’étende à l’ensemble de tous les sons audibles. C’est ici que s’établit une première distinction à l’encontre de la limitation du dodécaphonisme en général et, plus particulièrement, du sérialisme dodécaphonique institué par Schoenberg, qui « fonde sa théorie sur la conception de l’équilibre de douze sons chromatiques,... ce qui n’est qu’un cas particulier du principe général d’équilibre non hiérarchique de l’ensemble de tous les sons »14. Cette première objection sera déterminante pour l’élaboration de l’idée de pansonorité.
18Wyschnegradsky reconnaît chez Schoenberg le mérite d’avoir posé les bases de la notion d’espace : celle d’un espace unifié15 dans lequel l’élément va pouvoir acquérir une logique sérielle radicalement nouvelle. Le principe de spatialité ainsi obtenu n’en reste cependant pas moins partiel du point de vue ultrachromatique, car la limitation aux douze sons de la série dodécaphonique gèle en quelque sorte tout le potentiel harmonique du phénomène sonore. Cette spatialisation supérieure applique une structure rigide à l’espace fluide propre au sonore. Elle lui impose un ordre structurel arbitraire, une superstructure qui ne conserve pas la potentialité moléculaire du phénomène sonore. En faisant objection à cette limitation, Wyschnegradsky reproche au sérialisme schoenbergien d’avoir évacué la dimension d’une réelle révolution harmonique, susceptible de s’étendre à tous les rapports sonores audibles et d’avoir reconduit, avec la série des douze demi-tons, une base harmonique réductrice issue du système tonal.
19Schoenberg avait pressenti dès les années 1911 que l’avenir ne pouvait se cantonner dans une représentation simplifiée du son et envisageait comme inéluctable la nécessité de gagner « la totalité du phénomène sonore »16, bien que ce niveau de la potentialité du sonore n’ait pas eu, à proprement parler, de conséquences dans son œuvre musicale et théorique. En effet, si la question insistante des sonorités nouvelles se présente à plusieurs reprises dans ses propos, elle est néanmoins reléguée « dans ce que les rêves nous font miroiter »17 ou comme tâche « qui incombera par nécessité au futur ». Si Schoenberg jugea préférable, dans ces années 1911, d’évacuer la problématique de la puissance du phénomène sonore, Wyschnegradsky en relèvera le défi dès 1916 et en fera précisément le projet de l’ultrachromatisme.
20La seconde distinction qui oppose l’ultrachromatisme au sérialisme viennois des années vingt réside dans le fait que les douze sons chromatiques de la série reconduisent une structuration fréquentielle d’ordre naturel. L’introduction des fonctions sérielles ne remet pas en cause la distribution des hauteurs héritées du système tonal, série des douze demi-tons chromatiques fondée sur la hiérarchie de la résonance naturelle. Il s’agit en quelque sorte d’un modèle « naturel » non remis en question, reporté sur un espace « détonalisé ». Wyschnegradsky remet en question le sens et la valeur du « naturel » et considère que Schoenberg évacue non seulement le phénomène sonore en tant que tel, mais « ne présente même pas une tentative de créer une nouvelle conception harmonique ». Il lui reproche d’abandonner les fonctions tonales « au prix du renoncement à l’harmonie comme élément autonome de l’art musical », l’harmonie restant fonction de la polyphonie, puis il conclut que « faute de conception spatiale profonde, cet atonalisme porte un cachet fait d’un mélange d’audace et de conservatisme ».
21Cette objection stigmatise chez Wyschnegradsky une prise de position en faveur d’une abstraction de la matière par opposition à l’idéalisme de l’ordre naturel. Sa critique de l’ordre naturel, dans le système tonal, se situe non seulement au niveau des fonctions mais aussi au niveau de la représentation du matériau sonore, dans la mesure où l’ordre naturel qui est induit dans la série dodécaphonique, impose déjà une conduite au matériau. Cette contradiction – qui avait d’ailleurs été soulevée par Adorno en ces termes : « ainsi [dans la musique de douze sons], le matériau se voit réduit à ses principes naturels, aux relations physiques entre les sons »18 –, pose plus largement la question de la représentation, de la référence aux modèles naturels par opposition à l’indépendance d’un nouvel art, qui entend sortir du naturalisme et de la figuration19. C’est dans le contexte de ce débat esthétique que Wyschnegradsky rejettera catégoriquement l’appui de l’acoustique issue de la fin du XIXe, telle qu’elle s’appliquait à la théorie musicale, pour justifier une « raison » de la nature, principe transcendant et étouffant la raison créatrice. Cela ne s’oppose en rien, par ailleurs, à l’élaboration, aussi scrupuleuse qu’innovatrice chez Wyschnegradsky, d’une analyse acoustique ultrachromatique et d’une systématique des rapports numériques qui caractérisent les vibrations.
22L’ultrachromatisme, en se fondant sur un concept d’espace, entend lever les limitations et préserver la représentation du sonore de tout modèle et de toute transcendance. Le continuum sonore, ou plan abstrait, vient en quelque sorte conjurer tout formalisme supérieur. Car ce qui intéresse Wyschnegradsky, c’est d’introduire l’idée d’un plan a-structural du matériau sonore, plan « démagnétisé » et « détonalisé » dans lequel agit un principe spatial de libre structuration (champ d’action). Logique d’un plan uniforme, dans lequel l’élément ne se référera qu’au type d’espace qui le produit, indépendamment d’un plan global. À l’idéal d’un système centré et stable, dicté par une organisation hiérarchique des tensions et des résolutions (système tonal), il oppose une impondérabilité idéelle, supposant une matière pure (potentialité des rapports sonores), et des fonctions pures (fonctions non préétablies20). La question ainsi posée est celle d’une libre production des rapports sonores, une production du divers, plus proche d’un système de génération des qualités sonores que d’une approche structuraliste a priori. C’est sur le fond de cette problématique que se dresse la question inaugurale de La loi de la pansonorité : est-il possible de dégager, en musique, un principe objectif fondamental autre que celui du phénomène acoustique ?
23La troisième distinction concerne une conception spatiale étendue à un principe harmonique autonome. Celle-ci s’ancre dans la proposition amorcée par Scriabine, qui esquisse, avec ses échelles-harmonies ou milieux sonores spécifiques, une autonomie de l’harmonie. Scriabine aborde une conception spatiale et simultanée dans laquelle « l’équilibre de chaque milieu sonore n’est pas relié hiérarchiquement à un centre, mais tend à embrasser la totalité de l’espace harmonique ». Il en résulte deux conséquences : la conception simultanée de l’ensemble de tous les sons d’une échelle-harmonie s’ouvre sur l’idée d’espace, de milieu sonore spécifique, ou de réseau sonore, dans lesquels tout peut sonner ensemble sans exclusive ni hiérarchie, défaisant le dualisme consonance-dissonance et permettant ainsi, dans sa seconde conséquence, de libérer une conception qualitative des intervalles. Scriabine « fut le premier dont on puisse dire vraiment, qu’en lui, les notions de consonance et de dissonance perdent leur signification première, de sorte que tous les intervalles... ne se distinguent les uns des autres qu’en tant que qualités sonores »21.
24Le passage d’une conception successive de l’échelle sonore à une notion harmonique spatiale-simultanée préfigure la possibilité d’organiser librement l’harmonie. Cependant, la conception scriabinienne se maintient dans l’univers clos des fonctions et des sons appartenant aux échelles-harmonies. L’ultrachromatisme entend pousser le principe de spatialisation harmonique jusqu’à un terme d’extériorité : l’axe de la simultanéité (verticalité) et l’axe de la succession (horizontalité) sont au plus proche. Ils se rejoignent, en quelque sorte, en un point qui est tantôt d’immersion (simultanéité), tantôt d’émergence (successivité) et qui ne dépend plus d’aucune appartenance a priori. C’est sur ce principe que l’ultrachromatisme va développer le déploiement d’une infinité de qualités sonores nouvelles, espaces spécifiques et qualitatifs obtenus par une logique différentielle à partir d’un plan continu.
25Ainsi, c’est par la spécificité de sa conception spatiale que la particularité de l’ultrachromatisme se dégage du contexte de la musique atonale-sérielle des années vingt. C’est en effet autour de la notion d’espace que vont se concentrer les positions ultrachromatiques, visant son autonomie et son extension maximales. C’est à partir de l’extension et de la généralisation du principe de spatialité à l’ensemble de tous les sons audibles et à tous les rapports sonores que s’établissent les conditions d’une révolution harmonique ultrachromatique, basée sur une conception qualitative des intervalles et une conception harmonique spatiale-simultanée. Cette révolution s’étend aussi aux rapports rythmiques. Les conditions de cette révolution reposent sur la proposition d’un plan préstructurel ou préformel (champ d’action), qui garantit une libre recomposition des rapports sonores, permettant le développement de la spatialité comme principe fondamental organisateur de la matière sonore, non afférent à un modèle structurel ou naturel. Ici réside certainement une caractéristique très originale de la pansonorité.
26En généralisant le principe de spatialité à l’ensemble de tous les sons audibles, et à l’ensemble des rapports rythmiques, l’ultrachromatisme tente de développer une conception syncrétique du phénomène sonore, de rejoindre la puissance et l’infini des systèmes de liaison. C’est sur la base de cette spécificité que La loi de la pansonorité développe une approche du multiple dans laquelle une pluralité quasi infinie de qualités vibratoires et d’espaces coexistent, se déplient et se croisent. La coexistence de milieux différents participe donc d’un plan qui ne les organise pas, celui du continuum, plan infini à partir duquel émergent des rapports sonores qui se distribuent dans toute une variété d’espaces spécifiques et qualitatifs. À une composition sérielle, fondée sur la structuration préétablie du sonore, elle oppose une technique de composition par structuration d’espaces intervalliques, liée à un principe illimité de divisibilité du continuum sonore absolu. La divisibilité n’est pas tant voulue pour obtenir l’infiniment petit, ni pour obtenir une plus grande quantité de sons, mais pour ouvrir l’accès à une plus grande subtilité des rapports sonores. On découvre ici les prémisses d’une reconnaissance du phénomène du sonore, celles d’une autre « nature » plus riche, bien qu’encore entièrement « à créer ». Car en jetant un « filet » sur le continuum sonore, un des objectifs de l’approche a-structurelle et qualitative de l’ultrachromatisme est de faire apparaître les dimensions d’une autre « nature », celle de rapports harmoniques et rythmiques complexes22.
27Wyschnegradsky a introduit les nouveaux concepts d’espace, de simultanéité et de continuum dans le champ musical. Ces termes, qui n’ont pas de précédents dans le domaine de la théorie musicale, relèvent cependant d’un fond composite, que l’on retrouve en philosophie, en mathématiques et en physique et qui, plus largement, est repris dans le contexte artistique et esthétique du renouvellement des arts au début du siècle.
28Avant d’entrer plus avant dans notre étude, il nous semble important de mettre en évidence, au fur et à mesure de l’exposé des aspects techniques du système spatial pansonore, l’épistémè qui préside à la pansonorité.
LE SYSTEME SPATIAL PANSONORE
DONNÉES ÉPISTÉMOLOGIQUES DE LA PANSONORITÉ (I)
Au-delà des dualismes : le plan d’élémentarité et la logique différentielle
29Un des objectifs essentiels de La loi de la pansonorité est de proposer les fondements d’une théorie qui dépasse radicalement les dualismes hérités de la construction hiérarchique du système tonal. Il s’agit par ailleurs de faire une analyse critique de ces dualismes et d’en évacuer les scories que la musique atonale risquerait de conserver. C’est à cet effet que la recherche de Wyschnegradsky prend appui sur des concepts scientifiques, esthétiques et philosophiques. La question de la représentation du matériau et de son organisation par éléments, composantes, variétés, continuités discrètes et le dépassement des dualismes dans son rapport à l’extériorité de la connaissance, est par ailleurs une problématique héritée du XIXe siècle qui traverse tous les domaines des arts et de la connaissance du début du siècle. Déplacer les centres et les dualités, au profit de qualités et intensités valables pour elles-mêmes, s’exprime par la tendance à introduire une logique différentielle, liée à un plan d’élémentarité : ce sont les systèmes de liaison et les relations qu’ils produisent qui priment sur la représentation classique, « normée », du matériau23. Rapports d’engendrement, coexistence d’une pluralité de milieux, toute une logique de la puissance du matériau est en jeu, que l’on retrouve aussi bien dans les approches des impressionnistes, des cubistes ou des formalistes russes que – pour ce qui entre en résonance avec le concept de spatialité pansonore – dans la théorie des surfaces multiples de Riemann, les mathématiques de Poincaré ou de Lobatchevsky en Russie, les classifications de substances chimiques de Mendeleiev, ainsi que les concepts de spatialité et de simultanéité chez un philosophe tel que Bergson.
30C’est donc à partir d’un plan qui ne présente aucune hiérarchie, aucune catégorie a priori, aucun pôle ou centre, que Wyschnegradsky entreprend de penser, premièrement les conditions d’une dé-polarisation (a-polarisation) structurale, deuxièmement la possibilité d’une coexistence de milieux, ou logique multipolaire. On doit mesurer ici la découverte de la liberté d’un fond non médiatisé, de la puissance d’un sans-fond comme matrice, qui entraîne l’intuition pure vers une rationalisation de la matière et vers une ouverture constante dans la création24.
La conscience pansonore : une extériorité dans la pensée
31La particularité du rapport plan d’élémentarité/jeu différentiel est de générer des points de vues, qualités ou espaces à partir d’un plan qui leur reste extérieur. Il devient possible de conquérir une extériorité de la conscience, un dehors de la pensée, et d’en saisir l’espace de jeu possible (ce rapport nouveau à la conscience s’exprime par ailleurs en psychanalyse, en physique, en mathématiques et dans l’ensemble des théories de la connaissance). La pansonorité, pour son compte, s’inscrit dans la prise de conscience d’un dehors du sonore, dehors de la perception ou aperception essentielle du milieu pansonore25. Ce milieu est indépendant de nous, flux à la fois « présent » où « tout sonne », dans lequel nous sommes plongés (« pansonorité venant du mot grec pan qui signifie « tout », pansonorité signifie que tout sonne et qu’il n’y a pas un seul point où il n’y ait de sonorité »), bien qu’il soit « seulement remarquable par nous, plus ou moins bien,... tel l’air que l’on respire ». C’est en ceci qu’apparaît la spécificité de la conscience pansonore, en ce qu’elle se situe au niveau d’une conscience-univers, liée à l’intuition d’un espace et d’un temps qui excèdent nécessairement la dichotomie de la pensée finie, intuition d’un continuum simultané qui pose le principe d’une extériorité dans la pensée.
32Les concepts philosophiques bergsonniens d’intuition, de simultanéité et de spatialisation, et plus particulièrement ceux de continu et de discontinu, occupent une position méthodologique importante dans l’élaboration du système pansonore. La loi de la pansonorité s’inscrit dans la théorie de la simultanéité et des flux, qui postule le travail constant de la conscience sur des niveaux différents d’aperception, et le passage d’un niveau virtuel à un niveau actuel d’effectuation : passage du continu au discontinu. Wyschnegradsky reconnaît en Bergson le grand théoricien de la problématique du continu et du discontinu, problématique qu’il considère lui-même (dès 1922) comme spécifiquement musicale : « Le problème qui se pose à nous, et qui me semble être le problème principal de la musique, est l’antithèse du continu et du discontinu, antithèse qui ne se manifeste nulle part (excepté peut être dans les mathématiques supérieures), avec plus de netteté et de relief que dans l’art musical »26. Le mouvement dialectique qui se dégage de la problématique du continu et du discontinu étant d’une part celui du jeu des potentialités et des virtualités, puissance du continu dans les matières préformelles et d’autre part, celui des méthodes d’actualisation et des formalismes qui définissent fondamentalement l’approche du réel comme création. Ces deux niveaux ne cesseront de répartir les notions théoriques de la pansonorité selon deux séries : d’un côté sur un plan abstrait et idéel (plan virtuel), niveau ontologique de la conscience pansonore et de l’autre, sur un plan concret ou plan d’actualisation du système spatial pansonore.
LA PROBLÉMATIQUE DU CONTINU ET DU DISCONTINU
Le plan préformel ou niveau virtuel
33On rencontre, une première fois, ce niveau abstrait ou niveau virtuel avec le milieu pansonore, défini dans la version de 1936 comme plan préformel « ne présentant aucune discontinuité, aucun fragment, aucune division catégorielle, donc continu ; par ailleurs il ne présente aucun principe hiérarchique, aucune propriété distributive ; il est en cela régulier, et illimité dans la pensée »27. Il en sera de même pour les termes de continuum, continuum sonore simultané, continuum absolu, ainsi que ceux d’espace pansonore, espace plénitude et espace musical, qui relèvent du fondement ontologique de La loi de la pansonorité, soit la conscience-univers ou conscience pansonore. Il faut remarquer que le terme de conscience ne revêt ici aucune connotation de principe supérieur, mais pose au contraire une puissance infinie dans la pensée, puissance qui reste à actualiser et à produire28.
34Le passage du milieu pansonore (intuition ou conscience pansonore) aux principes pansonores (principe de spatialisation, de simultanéité), est sous-tendu par les notions du virtuel et de l’actuel de la théorie bergsonienne. Il nous semble préférable de situer certains points essentiels de la conception spatiale pansonore qui font référence à la théorie du continu et du discontinu chez Bergson, afin d’éviter les risques de contresens quant à l’usage de ces termes.
Du virtuel à l’actuel ; l’espace comme schème de la matière
35La notion de virtuel est chez Bergson, tout à fait spécifique29 : le continuum instantané est indéfiniment divisible, et le continu n’a rien à voir avec ce que l’on nomme communément continuité, ou succession. Le virtuel n’est pas donné tout en étant réel : il concerne l’activité du cerveau, capable de contracter des perceptions pures (niveau virtuel) et de produire des schèmes sensibles (niveau actuel) ; on passera nécessairement par le discontinu, par la discrétisation au niveau des systèmes sonores. Le continuum est la condition dans la pensée pour une opération de différenciation, un processus d’individuation par extension, qui suppose toujours un passage à l’existence de l’être physique, un processus de production en acte depuis un non-encore-produit ou un produire en train de se faire. Des mots, des signes, des sons, des pensées ne sont pas encore là, des qualités ne sont pas encore sensibles, mais sont en même temps toujours à venir : en passe d’actualisation, d’un virtuel à un actuel. Non point qu’ils reviennent, parce qu’ils auraient été oubliés quelque part : si l’image de la pensée gagne à introduire un non-encore-produit, c’est pour éviter de mettre l’image connue d’un déjà-produit ou d’un produit-préexistant à la place d’un « à produire » ; et c’est bien là que réside la capacité de liberté dans la pensée. Le continuum sonore simultané joue cette part d’inconnu « à connaître » dans le système spatial pansonore.
36Tout est donc production, qu’il s’agisse d’une qualité, d’un signe, d’un son, il s’agit toujours d’une virtualité en train de s’actualiser en se différenciant30. Produit de rapports, composition de rapports, le système spatial pansonore repose par ailleurs sur une propriété spatiale ou nature explosive du son, cause interne du processus de spatialisation. Cette force explosive que l’on retrouve aussi comme cause interne dans le processus de différenciation de la théorie bergsonienne31 est proche d’un modèle tourbillonnaire ou de tensions thermodynamiques. Le processus de spatialisation est généré par l’activité d’une force interne explosive ou force centrifuge, qui se différencie d’après la matérialité qu’elle traverse, d’après le genre d’extension qu’elle contracte. Dans le principe de spatialité pansonore, la nature explosive du son s’exprime dans sa tendance à l’expansion, qui détermine sa divisibilité harmonique et polyphonique. L’harmonie spatiale-simultanée repose sur l’immanence d’un continuum instantané, indéfiniment divisible (dans la matière et dans la pensée), qui se déploie et se différencie d’après le genre d’extension qu’elle contracte : diversité des qualités sonores, des systèmes sonores et des espaces spécifiques, infinité de continuums partiels.... Ce principe de spatialisation, étendu à toute la simultanéité harmonique virtuellement pensable, se déploie en degrés d’extension (ou de contraction du continuum sonore), le son étant lui-même un degré d’extension (c’est à dire de contraction ou de condensation du continuum sonore). On entrevoit ici toute la mesure du rôle que joue l’espace comme schème de la matière dans le système spatial pansonore, comme principe organisateur fondamental : en prenant appui sur la propriété spatiale du son, l’ultrachromatisme écarte les grammaires fondées sur des modèles de parentés entre les sons (tonale, atonales, sérielles32), entraînant du même coup toute la production harmonique sur des coordonnées spatiales.
37On peut encore suivre l’alliance méthodologique de Wyschnegradsky avec Bergson dans la nécessité de défaire l’amalgame que le son entretient avec l’espace : Bergson dénonçait le « mixte du temps et de l’espace » et faisait apparaître que seule leur distinction est réelle33. Contre l’espace que l’on se donne tout fait, Bergson soutient que l’espace est nécessairement à penser et conserve un rapport direct avec la nature de ce qu’il divise. Wyschnegradsky opère une dissociation du son et de l’espace, et radicalise l’autonomie de l’espace en spatialisant le temps sonore. Le continuum instantané, indéfiniment divisible, permet de se donner une table idéelle à laquelle n’adhère aucune représentation a priori, un plan d’action initial sur lequel l’espace agit comme schème de la matière.
Une conception qualitative de la spatialité
38C’est à partir du plan infini qu’émergent les rapports sonores qui se distribuent dans toute une variété d’espaces spécifiques et qualitatifs. Nous passons dans l’ordre du discontinu, c’est-à-dire celui des continuités réenchaînées à partir de sons séparés, de façons plus ou moins denses. Cependant, ces continuums actuels ne se réduisent pas à l’ordre de la succession, mais emportent une qualité verticale-simultanée : les qualités intervalliques dont ils se composent changent à chaque pas de la division, et témoignent en quelque sorte, selon une fonction spatiale à chaque fois différente, de leur propre capacité qualitative spatiale34.
39En effet le passage de l’infini en puissance au fini en pratique ne serait d’aucune conséquence si les systèmes divisionnaires n’étaient que des opérations numériques destinées à une combinatoire quantitative. La divisibilité infinie du continuum absolu engage une pensée harmonique qualitative, par opposition à une logique seulement quantitative, en ce que ce sont des changements de nature qui sont emportés selon les systèmes divisionnaires : la spatialisation du matériau sonore suppose que l’unité ou élément « son » n’existe pas pour lui même, mais reste toujours à définir, dans le contexte divisionnaire d’un système particulier. L’unité spatiale résulte d’un produit de rapports dans une logique intervallaire libre et produira des qualités spécifiques à chaque nouvelle définition d’un espace. Les espaces seront donc qualitativement différenciés. Comme nous le verrons par la suite, ce sont des « qualités sonores autonomes », qualités différentielles, qui dépendent du rapport numérique des vibrations sonores caractéristiques de chaque intervalle. Selon les systèmes divisionnaires, de nouveaux intervalles apparaissent, comme autant de nouvelles qualités sonores, toutes les qualités intervallaires étant saisies comme fait brut, indépendamment de toute référence naturelle ou acoustique. Par ailleurs, chaque espace intervallaire emporte une qualité spatiale-simultanée, liée à sa densité et à son volume et exprimant son degré d’appartenance au continuum absolu. Il en résulte un principe harmonique différentiel et qualitatif qui fonde toute la théorie de l’harmonie spatiale-simultanée.
LE CONCEPT D’ESPACE DANS LE SYSTÈME SPATIAL PANSONORE
40Wyschnegradsky ouvre la théorie et la philosophie musicales à un concept d’espace entièrement nouveau. Nous comprenons maintenant qu’il ne s’agit pas de l’espace physique, géométrique ou acoustique, mais d’une spatialisation de la matière sonore et d’un plan spatial de la pensée du sonore. L’espace est en quelque sorte fondé sur un tenseur : la spatialisation par le temps, spatialisation du sonore et de la durée.
41Wyschnegradsky propose un espace constructiviste, un espace de composition des rapports qui reçoit ses règles de striage et de sérialité à partir de principes constructifs. Ceux-ci reposent sur les trois propriétés d’infinité, de continuité et d’uniformité qui sont attribuées à l’espace musical. Comme nous l’avons vu avec la distinction d’un plan virtuel et d’un plan actuel, nous rencontrons, dans le système pansonore, deux moments de l’espace très distincts, qui vont se reproduire au niveau de l’espace musical : on aura d’une part celui de l’espace (musical) pansonore, espace virtuel de tous les rapports vibratoires et d’autre part le principe d’actualisation, espace matérialisé des rapports sonores ou espace musical physique. Le premier est idéel, abstrait et non représentable, alors que le second est exprimé par des sonorités concrètes. Le passage de l’espace (ou milieu) pansonore à l’espace musical physique est aussi le moment de la méthode où les trois propriétés de l’espace pansonore se rapportent aux principes constructifs du système spatial. L’espace musical possède donc deux moments : on le retrouvera à la fois comme espace d’une représentation ouverte du potentiel sonore « considéré comme illimité », et comme espace limité par un ensemble de règles qui conditionnent sa réalité physique actuelle, c’est à dire sur une base de conventions liées à la perception et à l’ensemble des limitations d’ordre pratique, instrumental et compositionnel.
Les trois propriétés de l’espace pansonore : infinité, continuité, uniformité
42Infinité. L’espace se présente comme le plan d’instauration d’un infini dans la pensée et dans la perception (ainsi que dans une extériorité de la conscience). Il s’agit de se donner toute la liberté du sonore, du moins sur le plan d’instauration de la pensée. Notre perception étant physiologiquement limitée, nous ne sommes donc pas à même de percevoir « tout le réel sonore ». Les rapports de vitesses et de lenteurs se produisent en dehors et au-delà de notre perception et ne sont pas limités : c’est le plan illimité du continuum sonore ou espace plénitude, fluide continu des rapports virtuels d’énergie, de vitesses et de lenteurs. Le planomène comme donnée abstraite des liaisons préindividuelles ou préformelles ne saurait être accessible à la perception finie. Mais pour que notre représentation ne se borne pas par avance à cette limitation, il est possible de tenir compte d’un non-encore perçu : la perception finie de l’espace sonore devra pouvoir être élargie grâce à une perception percevante, capable de sensibiliser de nouveaux territoires audibles. C’est à ce titre que le surgissement d’une infinité d’intervalles et de qualités nouvelles est rendu possible.
43Continuité. Wyschnegradsky oppose à l’espace vacuum, qui juxtapose les sons dans le vide et ne pose pas le problème de la production, de l’engendrement et du lien, l’espace illimité, qui est aussi l’espace continu des relations virtuelles : l’espace plénitude prend appui sur l’idée d’un continuum potentiel de relations, fluide continu de tous les rapports sonores. On est, au départ, dans une définition physico-chimique proche du monde de la thermodynamique, dans lequel Wyschnegradsky introduit l’idée d’une nature explosive du son apparentant la matière sonore aux échanges de chaleur accompagnés de forces rotatives ou tourbillonnaires35.
44C’est un espace plein, rempli de « vie ». L’expression d’espace plénitude signifie que seules des relations ou des rapports peuvent produire des sons (rapports qui actualisent le sonore en se spatialisant). En effet, dans cet espace abstrait, les corps ne préexistent pas et tout corps sonore ne peut être que le produit de rapports : c’est un espace de composition des rapports dans lequel le principe générateur est nécessairement relationnel.
45Cette conception relationnelle renvoie à l’espace qui se trouve entre les sons36 (logique intervallaire), grandeur spatiale pleine et active, moment (degré) du processus de production. Ce niveau du principe pansonore détermine une conception de l’espace comme puissance du matériau, comme puissance du continu dans la matière, à laquelle se rapporte une conception pluraliste et qualitative des intervalles. Dans la conception harmonique spatiale-simultanée, la conception pluraliste des intervalles et des qualités sonores s’exprime en terme de densités et se rapporte à la propriété de continuité de l’espace relationnel.
46Uniformité. Le principe d’uniformité repose sur un espace idéel d’impondérabilité dans lequel les forces d’attractivité sont corrigées, annulées, pour obtenir un principe d’apesanteur initiale. Le principe d’uniformité est traversé par une analogie de base avec la physique mécaniste et « pose à la place du jeu des forces centripètes dans un espace vide, les idées d’impondérabilité, de masses égales, de plénitude spatiale et de décentralisation totale »37. Il souligne le refus de toute circulation préorganisée des tensions, l’idée étant d’écarter a priori toute attractivité, toute hiérarchie, toute loi extérieure, afin de poser une égalité de principe entre tous les corps sonores. Chaque corps (son, système,....) s’y présente en tant que masse (nombre d’unités) dans le rapport avec la densité du milieu dans lequel il est saisi. C’est sur cette propriété que s’établit le principe de répartition non hiérarchique qui gouverne les règles de disposition des sons et l’analyse mathématique des systèmes divisionnaires.
DONNÉES ÉPISTÉMOLOGIQUES DE LA PANSONORITÉ (II)
Entre physique et chimie, une approche intermatérialiste
47C’est dans un contexte physico-chimique que s’élaborent les fondements épistémologiques du système spatial de la pansonorité. En effet, de nombreuses notions, reprises par Wyschnegradsky, sont communes à la physique et à la chimie38 : masses, volumes, force attractive et force répulsive, uniformité, expansion etc. Ces notions découlent de la physique gravitationnelle et introduisent le jeu de forces attractives ou répulsives qui agissent à distance dans l’univers rationnel de la mécanique. Le système spatial pansonore incorpore la théorie de l’attraction gravitationnelle dont le premier attribut est l’uniformité (c’est la même force qui joue entre la pomme et la terre, la lune et la terre, la terre et le soleil). De même, l’hypothèse de la force d’expansion (qui s’accélère en sortant de la sphère d’attraction) témoigne d’une puissance répulsive qui commence à agir là où la force attractive vient à cesser. Ces notions ne sont pas seulement des métaphores mais jouent le rôle d’un dispositif en regard des fonctions spatiales. Ces forces, responsables de cohérences, vont s’exprimer à deux niveaux dans La loi de la pansonorité : au niveau microphysique, harmonique et polyphonique de « tendances à » l’expansion et à la résorption (la force centrifuge est moteur du principe de spatialisation et de la pluralité des voix, la force centripète du principe de raréfaction, résolution et fusion à l’unisson), et au niveau de la macro-organisation du système, fondé sur les principes d’équilibre et d’uniformité qui régissent la distribution des éléments et des milieux sonores dans un système général ouvert et non hiérarchisé.
Systématiser l’espace
48Wyschnegradsky intègre ce plan atomistique et mécaniste à un projet de systématique des éléments, des qualités et des combinaisons vibratoires, de leur identification, caractérisation arithmétique et d’une classification selon une loi d’ordre. Ce contexte physico-chimique représente bien davantage qu’une simple analogie : il s’agit de l’application d’un principe organisateur, à la base du principe de spatialisation. Wyschnegradsky entreprend, à l’exemple de la méthode chimique, un projet d’arithmétisation de la matière qui s’opère autour d’une fonction ordinale-cardinale (principe d’ordre général à la base de la pensée structurale). Ce principe constitue en toute légitimité le principe d’une ordination et d’une déclinaison des propriétés arithmétiques (a priori abstraites), applicable à toute matière dans le cadre d’une pensée et d’une méthode d’organisation, et qui se trouve reporté ici sur l’univers sonore. De cette approche systématique des éléments, de leur caractérisation et de la formation de combinaisons, découlent des êtres physiques – sonores – nouveaux, les espaces ultrachromatiques, qui répondent au projet de rendre sensible la puissance harmonique du phénomène sonore.
49La méthode générale d’investigation des espaces sonores ultrachromatiques procède d’une mathématisation de la matière, dressant par divisions et relations successives, un schème des qualités d’espaces sonores réguliers, irréguliers, semi-réguliers, périodiques composés, non octaviants. Chaque espace est caractérisé, selon ses propriétés, d’après le cycle qu’opèrent les intervalles et le volume qu’ils occupent, les types de périodicités qui s’y réalisent. Wyschnegradsky a supprimé toute hiérarchie naturelle, ouvrant la voie à une étude de la « nature » des qualités sonores, « nature » dégagée des modèles naturels : « le procédé divisionnaire, qui est un procédé spatial, est comme nous l’avons déjà vu, étranger aux rapports” naturels” entre les sons »39. Systématiser l’espace sera donc construire une topologie libre de tout modèle supérieur : géographie des qualités sonores, distribuées sur une carte qualitative-spatialisée.
50Une recherche des affinités permettra dans un premier temps d’analyser les parentés, les appartenances multiples et de conclure, dans un deuxième temps, des règles du point de vue des rapports de densités et de volumes. Tout un réseau de qualités structurelles apparaît, ordonnant par types, groupes, séries, les spécificités issues de l’arithmétisation des corps qui tisse et strie l’espace musical de parentés et degrés de puissance. Le terrain des espaces ultrachromatiques est un plan abstrait, un plan de composition de rapports. C’est à l’analyse que les espaces révèlent les qualités structurelles qui les traversent, les relient ou les distinguent : plan de lisibilité, plan rationnel d’information topologique des qualités et des comportements, stable et permanent (mais non exhaustif), qui n’obéit pour le moment à aucune règle musicale, mais dresse une à une les pièces d’une cartographie destinée à être organisée musicalement.
51Wyschnegradsky déclare n’en avoir exploré qu’une partie, celle de la base de 12, par choix musical et par nécessité pratique40. Cependant, le principe spatial pansonore est un système ouvert et libre, qui ne saurait intégrer l’infini, la porte restant ouverte à d’autres explorations, selon d’autres méthodes.
LE SYSTÈME ULTRACHROMATIQUE
L’espace musical physique
52L’espace musical physique reprend les propriétés d’infinité, de continuité et d’uniformité de l’espace pansonore, mais à un niveau différent : celui que lui impose la spatialisation sonore, le passage dans l’ordre du discontinu. Les trois propriétés seront rapportées dans les principes caractéristiques du procédé de spatialisation, au niveau des systèmes de division, de la distribution des grandeurs spatiales et de la disposition des sons dans les espaces.
53L’espace musical physique se cristallise dans l’espace total (maximal), tempéré au 1/12e de ton. Chaque division du ton engendre son propre espace total et la division ultime en 1/12e de ton, engendre l’espace total dit maximal, voile discontinu de 505 points qui s’étend du grave à l’aigu sur sept octaves. Ce système divisionnaire est élu en regard de ses possibilités instrumentales, musicales et perceptives. Outre les limites grave-aigu, l’espace musical reçoit un certain nombre de limites par convention qui vont permettre la structuration des systèmes sonores (le mi b 311 Hz comme point médian de l’espace, une densité minimale de six sons pour la pertinence des continuums, le volume maximal de trois octaves et demie pour le renouvellement des périodes, etc.). C’est à l’intérieur de ce système que vont s’élaborer les différenciations et les structurations d’espaces : l’espace total se décompose en espaces partiels (ou espaces spécifiques), ils s’y emboîtent, s’y entrecroisent et coexistent à des degrés divers.
La méthode d’investigation ultrachromatique
54Wyschnegradsky a préalablement procédé à une analyse (acoustique et numérique) systématique des intervalles produits par les systèmes divisionnaires. La nature de chaque intervalle ultrachromatique se révèle à l’analyse acoustique (ses qualités dépendent du rapport numérique des vibrations sonores qui le caractérisent, lequel détermine son appartenance soit à un nombre entier, soit de la formen √ā). Un premier niveau de caractérisation élémentaire fait apparaître la nature de « l’océan de rapports sonores » qui se meuvent dans l’espace musical. L’étude caractéristique s’étendra à toutes les grandeurs spatiales (espaces, cycles, continuums, unités spatiales) à la façon d’un programme expérimental de caractérisation arithmétique des corps, divisant, subdivisant, subdivisant encore : il en résulte une multiplication des corps qui nécessitent, à chaque stade de l’identification et de l’analyse, des classifications et des règles d’ordre. Différencier, identifier, analyser, classer, sera le mouvement constant de l’investigation ultrachromatique, rappelant en cela les méthodes employées en chimie structurale et organique.
55Wyschnegradsky s’attache ensuite à l’étude de cette population d’espaces partiels (ou espaces spécifiques), issus de la décomposition de l’espace total à 1/12e de ton, différenciés selon le type de disposition, régulière ou irrégulière, des fréquences qui les occupent. Chaque espace spécifique est un cas particulier par rapport à l’espace total maximal. Les espaces réguliers (treize espaces distancés de 1/12e à 13/12e de ton) sont uniformes (leurs sons disposés à distances égales), et ne présentent pas de particularités structurelles. Les espaces irréguliers (semi-réguliers, périodiques et composés), disposés à distances irrégulières (densités fractionnaires), présentent chacun des comportements remarquables. Il s’agira dès lors d’une identification des singularités propres à chaque espace. Les espaces non octaviants le sont en vertu de leur structure cyclique qui ne repasse pas par l’octave ; ils peuvent être réguliers ou irréguliers.
56Vient ensuite l’analyse de leurs caractéristiques, rendant lisible le tissu de qualités structurelles qui les traverse, tant du point de vue de leur nature cyclique que de leurs densités relatives, ou encore des types de périodicités intervalliques qu’ils accueillent (car, comme nous le verrons par la suite, ces qualités ne sont pas premières mais apparaissent à l’analyse numérique41). En effet, chaque intervalle ultrachromatique, engendré par un système divisionnaire, développe un cycle total qui se répartit sur l’ensemble fréquentiel (à l’exemple du cycle des quintes). L’étude des structurations cycliques que peuvent jouer les intervalles dans les systèmes, selon qu’ils sont caractéristiques d’un système ou qu’ils y sont seulement présents (de manière incomplète), fait apparaître l’ensemble d’une activité cyclique qui coexiste à des degrés divers dans chaque système. Trois types de systèmes partiels vont se distinguer : les quatre grands systèmes, denses et complets, riches en possibilités musicales, dont les unités spatiales sont le 1/3, le 1/4, le 1/6e et le 1/12e de ton. Deux systèmes moyens, moins généreux, dont les unités spatiales sont les 3/4 de ton et les 2/3 de ton, quatre petits systèmes plus raréfiés dont les unités spatiales sont la quarte, la tierce majeure, la tierce mineure et la seconde majeure.
57L’analyse technique des systèmes ultrachromatiques serait trop longue à réaliser dans le cadre du présent ouvrage42. Ce qu’il nous faut comprendre, c’est que le schème structurel des qualités se tisse par composition de rapports (cycliques, périodiques, de densités et de volumes). Ce sont des mises en relation, des compositions de rapports abstraits, objets de la connaissance qui ne préexistent pas et qui relèvent à chaque fois de critères d’intelligibilité. Il s’agit de découvrir les liens de parenté, les indices de filiation. La recherche des affinités procède par relations arithmétiques : tantôt Wyschnegradsky part du nombre pour trouver la singularité, puis construire des typologies : c’est le cas de la classification opérée du point de vue des densités relatives : remonter les parentés et les groupes fait apparaître des réseaux de cohérence (groupes-triades), caractérisés par leur capacité à produire des espaces dilatés et des espaces contractés. Tantôt, selon les stades de genèse du système, l’analyse part, à l’inverse, du constat d’une caractéristique propre à une grandeur (à une unité, à un groupe intervallique structurant), et en recherche toute la résonance dans l’espace musical en remontant tout ce que ces « angles de pliages » détiennent de capacité spatiale. Tel est le cas de l’analyse des suites périodiques (suites d’intervalles qui se répètent). À chaque fois, il s’agit de chiffrer les rapports, produire une entre-mesure des rapports qui les caractérise les uns les autres. Le terrain des affinités doit être exploré de manière exhaustive et méthodique. La recherche se fait tantôt par comparaison et proximité, tantôt en retraversant des régions de relations des systèmes déjà feuilletées, selon leurs positions, densités, volumes, et appartenances multiples.
58La recherche d’une production de qualités procède, dans le système ultrachromatique, à la façon d’une science des rapports : de même que dans la méthode chimique, la matière doit être comprise au niveau de la relation (et peut être explorée à partir des possibilités de création des relations), de même l’architecture interne des composés ultrachromatiques n’est pas réaliste, mais se conçoit sur la base de compositions de rapports. Wyschnegradsky s’attachera prioritairement à la relation entre les corps pour construire ses typologies, niveaux de regroupements et classifications. La construction d’un schème taxonomique ne cesse de se manifester par analogies, par homologies, par recoupements ou degrés d’appartenance. Les groupements ou arrangements de qualités font eux-mêmes apparaître d’autres niveaux du schème de structuration, qui vont à leur tour faire entrer de nouvelles qualités dans les systèmes de liaisons. Ainsi, le statut des qualités a cessé d’être premier ou substantiel et ce sont les arrangements ou groupements qui deviennent responsables de nouvelles qualités, qui entraînent la création de corps nouveaux.
59Qu’il s’agisse des structurations de cycles, des rapports de densité ou des suites périodiques, les schèmes de structuration jouent, en dépit de leur abstraction première, un rôle bien réel. La période, comme les suites irrégulières qui se répètent dans un système, jouent le rôle de cellules structurales43. Au niveau de cycles de modulations spécifiques, les suites tissent dans la structuration harmonique une cohésion de point remarquable à point remarquable. L’idée de Wyschnegradsky est d’accéder à une libre production du divers : il ne s’agit pas de ramener l’ensemble de la diversité des structurations qualitatives sur des invariants. Son mouvement, au contraire, cherche à garantir une hétérogénéité structurelle des qualités. C’est pourquoi les liens de parentés sont toujours recherchés en tant que cas particuliers, ce sont toujours les spécificités et les points remarquables, enrichissants au regard des possibilités musicales, qui seront retenus et valorisés.
Une théorie harmonique spatiale-simultanée
60C’est sur la base d’une indépendance de l’élément que l’ultrachromatisme acquiert une logique propre : chaque grandeur spatiale (espace, unité, cycle, continuums) est un composé qui dépend de ses conditions de production. L’élément est « en puissance », infiniment renouvelable, lié au continuum simultané, qu’il exprime à des degrés divers de densité. Cette conception pose le son comme multiplicité, toujours engendrée par un type de rapport : son émergeant-évanouissant issu d’une série en puissance et non d’un ordre de succession. L’espace pansonore est toute l’harmonie « en puissance », détenant tous les rapports de simultanéité, que le principe de spatialisation vient à actualiser, en distribuant le potentiel harmonique à des degrés divers de densité : ce que sont les composés sonores ou continuums actuels.
61Nous devons nous arrêter sur le sens que prend le terme continuum dans l’ordre du discontinu, une fois défini dans l’espace musical physique. Nous avons vu précédemment le passage qui s’opère de l’espace musical pansonore à l’espace musical total, décomposé en espaces partiels (spécifiques) ; de même nous retrouvons ici le passage du continuum pansonore (absolu), au continuum (relatif) total et aux continuums partiels. Le terme « continuum » est conservé sur les deux niveaux, actuel et virtuel, et devra être compris soit sous le signe du continu (plan virtuel), soit sous le signe du discontinu (plan actuel).
62Le continuum relatif total ou continuum de la totalité des sons audibles discrétisés à 1/12e de ton se réfère à l’espace total, et une infinité de continuums partiels (définis eux aussi selon leur densité) se réfèrent aux espaces spécifiques (partiels ou qualitatifs). Cette fois ci, la propriété de l’espace qui rapporte les deux niveaux l’un à l’autre est celle de continuité, liée au principe de tension que Wyschnegradsky introduit avec la nature explosive du son, cause interne du principe de spatialisation.
63Les continuums actuels sont des combinaisons sonores libres (spatiales-simultanées), dont la composition structurelle est lisible sur la carte des espaces qualitatifs. Ils peuvent avoir toutes les dimensions (volume, densité, masse et positions dans l’espace) et n’obéissent à la logique du schème spatial qu’en tant qu’ils l’appliquent, lui donnent « vie » (en tant que la nature explosive du son est « mise en situation spatiale »).
64En effet, la cartographie des espaces prend une dimension harmonique du point de vue de la notion des continuums. Si les espaces constituent un schème de structuration stable, permanent, qui n’obéit qu’à des développements abstraits, les continuums vont, quant à eux, répondre à des règles d’écriture et d’organisation musicale du son (mobilité) que n’ont pas les espaces.
65Les continuums reçoivent des règles de liaisons et suivent des procédés de distribution (augmentation-diminution), d’organisation mobile de proportions et de progressions (marche des parties) ; par contre les règles de combinaisons (harmonie) restent absolument libres. Les continuums peuvent appliquer toutes les qualifications et caractérisations développées par les espaces sonores, c’est pourquoi l’on retrouvera la génération de continuums réguliers, irréguliers, semi-réguliers, périodiques et composés, ainsi que l’utilisation de toute la codification du matériau ultrachromatique.
66L’objectif d’une théorie harmonique spatiale-simultanée est de libérer un principe musical autonome. Son agencement écarte toute conception hiérarchisante a priori : les systèmes divisionnaires ne sont rien d’autre que ce qu’ils produisent, que le schème spatial qui impose une conduite à une pure matière44, et les continuums ne sont rien d’autre que la conservation ponctuelle de ce potentiel, à des degrés divers, gérés par des fonctions spatio-temporelles. C’est à dire que le principe d’expansion harmonique peut surgir ou retourner au continuum pansonore sans jamais se rapporter à une origine ou à une médiation. Ou bien inversement, on peut considérer que le continuum sonore affleure à chaque production d’une limite, en l’occurrence celle d’un continuum partiel : c’est un système de coupe qui se distribue par ordre de densité. Il en résulte une conception monadique de la consonance : les consonances ne se résolvent qu’en elles-mêmes et ne se rapportent en aucun cas à des résolutions de dépendances latérales (les parentés établies au niveau des espaces ne dictent aucune règle), évitant ainsi la formation des systèmes hiérarchisés, centrés, dépendants les uns des autres. Seules des résolutions relatives peuvent remonter verticalement le long des densités partielles d’un continuum total. On obtient ainsi une logique diagrammatique libre, qui résonne comme autant d’espaces-potentiels harmoniques, indépendants. C’est ainsi que l’ultrachromatisme opère en quelque sorte par coupes géométriques sur un plan vibratoire supposé infini, fourmillement vibratoire complexe, fluide pansonore animé de tensions et de dynamismes virtuels. La particularité de cette approche réside dans une conscience aigue de la virtualité des qualités sonores et tente de rendre accessible un fractionnement infiniment renouvelable de l’espace sonore.
67Chaque combinaison (spatiale-simultanée) mérite donc d’être appelée continuum, tant qu’elle emporte une part suffisante de simultanéité (en l’occurrence une densité minimale de six sons). Cette multiplicité harmonique « en puissance » déterminera, dans la théorie musicale pansonore, un axe indissociable, à la fois simultané et extensif. Les continuums actuels sont saisis comme des synthèses harmoniques qui ne se rapportent verticalement qu’à elles-mêmes, telles des monades, et qui entrent, sur le plan horizontal, en relation avec d’autres composés selon des règles qui ne touchent qu’à une logique partitive de mécanisme des mouvements.
68Il s’agit de régler les passages entre les différentes densités. Wyschnegradsky introduit l’idée de mouvements progressifs qui régulent les flux selon des degrés imperceptibles, par fractions progressives. La marche des parties repose sur la divisibilité ou propriété spatiale du son (de se diviser ou de se résorber), et traite la densité de façon polyphonique. Les passages sont gérés en fonction des notes communes et peuvent faire l’objet d’une libre structuration par variation graduelle. Cette variation s’applique aux autres paramètres : structurations dynamiques, structurations de timbres, structurations des durées. L’ultrachromatisme introduit l’idée générale de divisibilité et de structuration numérique de la mesure : celle-ci s’applique à tous les « points-accès » du matériau sonore.
L’ultrachromatisme rythmique
69Le projet de l’ultrachromatisme rythmique avait déjà fait l’objet d’une publication dès 1923 (« Libération du rythme », Berlin, Nakanounie, 1923). L’approfondissement de l’analyse technique et la rédaction des derniers chapitres se situe en 1944-1945 dans les conditions très tendues de la guerre.
70Le principe du schème de structuration de l’espace sonore se reporte sur l’espace temporel, domaine de la durée et des rythmes. On retrouve la distinction du plan virtuel au niveau du plan illimité d’un temps continu, et du plan actuel au niveau de l’espace temporel discontinu des suites modulantes. De même que c’est à partir d’un principe d’uniformité (continuum temporel inarticulé ou préformel) qu’un principe de divisibilité se développe dans l’ordre de la durée. L’élément « en puissance » n’a plus cette fois pour référence la densité, mais la vitesse : c’est un point-vitesse, émergeant-évanouissant, issu d’une série « en puissance » et non d’un ordre de succession.
71L’ultrachromatisme rythmique a pour objectif de libérer le langage rythmique afin de rejoindre une nature plus subtile, de gagner un assouplissement qui permette de réguler les progressions rythmiques les plus fines. Cette complexité nouvelle « exige l’introduction de rapports numériques plus complexes », afin de sortir de la rigidité des rapports binaires et ternaires. Wyschnegradsky procède à la systématisation numérique des rapports présents dans les treize premiers nombres et obtient 115 fractions allant de 1/13e à 12/13e, qui constitueront la base des rapports numériques de l’ultrachromatisme rythmique.
72C’est en appliquant une méthode à maints égards similaire à celle employée pour la systématisation des espaces sonores (toutes proportions gardées, car le principe harmonique engage des dimensions plus complexes) que Wyschnegradsky réalise une mathématisation de l’espace temporel. Une première analyse caractéristique des grandeurs et des rapports mutuels permettra de comparer les différentes façons de diviser l’unité.
73Wyschnegradsky propose d’appliquer une définition exacte (rapports numériques) des coefficients de modulation rythmique à la place de la métrique approximative traditionnelle. C’est en introduisant l’idée de modulation rythmique, sur la base de 115 fractions numériques ultrachromatiques, qu’il envisage de gérer la structuration morphologique des mouvements et des vitesses. Toute une population de suites modulantes à coefficients de ralentissement et d’accélération (mixtes, alternants, réguliers, irréguliers etc.) réalisent un schème qui structure le mouvement dans le temps, sur la base de vitesses régulées.
74On retrouve dans la méthode rythmique les stades de divisibilité (décomposition en éléments premiers), suivis de l’identification et de l’analyse qui débouchent sur des règles d’ordre général, puis des classifications catégorielles et des règles d’application. L’analyse porte tout d’abord sur les notions de coefficients d’accélération et de ralentissement qui vont réguler différents types de mouvement. Les coefficients relatifs feront apparaître, dans le passage d’un mouvement à un autre, les différences graduelles et subtiles des modulations rythmiques. Les règles d’ordre qui en découlent concerneront les compositions de rapports (qui sont aussi des compositions de mouvements) et le classement des qualités propres aux diverses suites modulantes (régularités, irrégularités).
75Un second niveau de complexité apparaît avec l’étude des combinaisons (réalisées par marche des numérateurs et des dénominateurs) et des contrepoints rythmiques de mouvements modulants (réguliers, irréguliers) à plusieurs parties. Les analyses des coefficients de rapports contrepoints/forme de mouvement, débouchent sur des formules accélérantes et ralentissantes sur la base de coefficients absolus ou relatifs.
76Le schème spatio-temporel des suites modulantes rend lisible une structuration fine et variable de la durée, expression de l’ensemble d’une variété de qualités qui apparaissent selon les types de composition du mouvement en fonction de leur vitesse, contrôlable par des rapports numériques précis.
À propos de la méthode : un matérialisme rationnel
77La méthode d’investigation de Wyschnegradsky ouvre accès à un plan ou loi de composition des corps, plan de composition de rapports. C’est par une démonstration objective qu’il entreprend d’exposer les conditions nécessaires pour une nouvelle image de la pensée et la possibilité d’une méthodologie concrète capable de produire l’univers de la pansonorité. Wyschnegradsky y tend en constituant une méthode à la fois conceptuelle (une pensée de la méthode sur elle même) et une technique appliquée.
78La démarche de la pansonorité s’inscrit dans le projet d’une rationalisation de la matière, avec la formation d’une systématique dans laquelle on retrouve les grandes lignes philosophiques de ce que Bachelard nomme un « matérialisme rationnel » (qui s’est développé pendant tout le XIXe siècle), et fonde la pensée scientifique du XXe siècle. Le matérialisme rationnel est en opposition avec toute référence naturelle ou sensible : c’est une systématique de la matière qui engage une connaissance « en première position » (une constatation et non une explication), faisant apparaître un renversement des rapports de la substance et de la qualité. L’objet de la connaissance ne pouvant être donné mais seulement constitué, il n’y a donc pas de modèle a priori pour une systématique de la matière, mais bien un objet à créer45.
79Le fonds épistémologique commun aux méthodes du projet de l’ultrachromatisme et du rationalisme matériel des sciences du début du XXe siècle est de se démarquer des modèles de représentation hiérarchique ou naturelle de la pensée. Pour cela, il est nécessaire de mettre en place un plan d’organisation et de représentation qui pose la question de l’existence à la fois actuelle et potentielle des éléments, ce qui se résoudra en fait dans l’expression des qualités, issues des rapports dans les composés.
80D’autre part, la recherche des qualités reposera sur la conception créationniste d’une « matière humainement artificialisée »46. Le projet de faire apparaître des êtres, des corporéifications nouvelles, est bien celui du système spatial pansonore qui adopte une démarche structurale de composés, combinaisons, à la façon des édifices moléculaires. On retrouve ici le concept d’élément indépendant, essentiel à la chimie47 et qui le sera tout autant dans la formation des combinaisons sonores ultrachromatiques : c’est à partir d’un élément indépendant que se composent et se recomposent des rapports sonores artificiels et que se constituent de nouveaux schèmes de structuration48.
81Le troisième aspect méthodologique qui relève d’un matérialisme rationnel est la géométrisation des qualités, la constitution d’un schème taxonomique qui devient surface : ce que le système spatial pansonore génère et caractérise arithmétiquement, ce sont des systèmes sonores, des espaces, des continuums, des modules aux qualités sonores spécifiques, aux propriétés structurelles propres. Wyschnegradsky procède à la manière d’un géomètre : après la formation d’une systématique des éléments, suivie de l’identification des caractéristiques et de leur analyse, c’est au tour des systèmes de filiation constitués par affinités numériques de générer des séries aux propriétés spatiales particulières. L’étude des affinités repose sur un principe de corrélations entre l’arithmétique des relations et des analogies de propriétés qui fait apparaître des catégories et sert à construire une sorte de cartographie. Toute une taxonomie devient surface, topos, accès : ce sont les qualités qui deviennent surface49.
82Comment arpenter cette vaste cartographie qualitative ? C’est pour répondre à cette productivité différentielle que Wyschnegradsky envisageait, à l’heure ou la synthèse numérique n’existait pas encore, une mécanisation de l’émission sonore, sur la base d’un système de points (carte perforée) ou selon le principe logique du clavier.
83La logique taxonomique préfigure en quelque sorte les méthodes de synthèse. Il ne s’agit pas d’une science des modèles, mais au contraire de la production de substances nouvelles, d’où l’importance d’une conception positive de la loi. C’est ainsi que peut se comprendre un des sens du terme de « loi » dans La loi de la pansonorité : celle que l’on se donne comme instrument même de l’investigation, celle qui est relative à l’extériorité constitutive d’un matérialisme rationnel dans l’élaboration d’une pragmatique ou méthode d’invention.
LA PANSONORITÉ ET LA SENSIBILITÉ ARTISTIQUE RUSSE DES ANNÉES 1910-1920
Une nouvelle vision du monde
84L’idée de pansonorité s’inscrit dans cet élan fondateur du début du XXe siècle, marqué par l’entrecroisement des domaines de la connaissance, dans la circulation d’idées allant des théories naissantes d’une science de l’art à celles de la relativité et des multiplicités en mathématiques. Wyschnegradsky, porté par un contexte culturel et artistique très informé50, tient compte des formidables révolutions qui s’engageaient dans le domaine des sciences et des arts, et qui l’incitèrent à refonder la conscience du sonore.
85La fécondité des idées véhiculées en ce début de siècle, en particulier à Saint-Pétersbourg dans les années qui précédèrent la Révolution de 1917, mais plus généralement dans l’ensemble du mouvement international des arts et des sciences, a sans aucun doute stimulé les aspirations de cette génération à secouer les académismes et les cloisonnements du XIXe siècle. Les fondements d’un art nouveau apparaissent, tant en musique que dans les arts plastiques, de la musique atonale à la naissance du cubisme et de l’abstraction en peinture.
86La spécificité de l’esprit russe se manifeste dans une sensibilité à la fois visionnaire et rationaliste51, qui marque dans cette période de nombreuses tentatives de rationalisation du sensible et suscite, en particulier dans les arts, de nombreux écrits théoriques tels que ceux de Kandinsky, de Malévitch ou de Klebnikov. On retrouve en cela les sources d’une tradition profondément ancrée dans la pensée russe, irriguée par les philosophies de l’immédiat et de l’immanence, dans lesquelles le rôle de l’intuition et du spirituel reste en accord avec une exigence créatrice et rationalisante. En effet, la coexistence d’une théorie de l’intuition avec une mathématisation de la matière telle qu’elle est développée dans La loi de la pansonorité doit être perçue dans l’esprit de cette tradition. Volonté issue d’une tradition ancienne, alliant une règle rigoureuse appliquée à la conquête de territoires sensibles, que l’on retrouve au début du XXe siècle, augmentée et élevée sur un terrain plus complexe, nourri de sciences exactes.
Une approche cosmique du matériau
87La culture russe n’a cessé de développer, dans les arts comme dans les sciences, ainsi que dans les domaines de l’esthétique et des théories de la connaissance, une affinité particulière avec un plan de composition espace-temps, qui relève d’un « cosmisme » de l’esprit et de la matière. Sur les bases d’une longue tradition nourrie d’Orient et d’Extrême-Orient, cette sensibilité apparaît une nouvelle fois au début du siècle, revendiquée comme spécificité par de nombreux artistes et intellectuels russes. Pour la plupart, les créateurs de cette période sont animés par un monisme cosmique, tel celui qui traverse l’ontologie du temps de Mandelstam, les flux de mots-matières de Klebnikov, le point immatériel de Kandinsky, l’espace infini de Malévitch, les mathématiques et géométries non euclidiennes de Lobatcheswski : c’est toujours la question du passage d’un plan préformelimmatériel à un plan de composition de l’élément et de la forme qui revient. Chez Wyschnegradsky l’idée de pansonorité relève de cette préoccupation, qui trouve son expression dans le passage du continuum simultané aux espaces sonores discrétisés.
88La pensée et les arts russes revendiquent la dimension d’une « connaissance autre », d’une différence non réductible au rationalisme de l’Occident. La polémique est d’ailleurs vive dans le contexte de l’échange international des arts et des sciences qui se déroule à Saint-Pétersbourg dans les années 1910-191452 et qui accompagnent précisément les prémisses du projet du jeune Wyschnegradsky. Face à une Europe qui prône la libération des formes et du matériau – telle que la montrent les grandes expositions organisées en 1910 à Saint-Pétersbourg53 – les artistes russes réactualisent leur propre approche du matériau : conception individuante de l’élément qui se compose par jeux de rapports et de proportions comme ceux de cellules organiques, poursuivant leur devenir en se morcelant ou en s’élargissant, plan de composition « atomistique » ou « élémentaire » très répandu en Russie dans l’art populaire et traditionnel du vitrail et de la mosaïque54. Wyschnegradsky est familier de cette très ancienne conception byzantine de l’espace de représentation dont on retrouve l’idée présente dès ses premiers écrits : « L’élément matériel de l’art musical consiste en un système organisé d’unités détachées, les sons musicaux, unités qui n’existent pas dans la nature mais qui sont artificiellement créées par l’homme au moyen de sa raison. Avec ce système, le compositeur ressemble à un « mosaïste » qui opère avec un certain nombre de cellules conventionnelles, étant libre de les combiner, mais ne pouvant ni les briser, ni augmenter leur quantité. »55 Cette affirmation, très proche des remarques de Bénédikt Livchits sur l’obsession de la matière qui caractérise les jeunes artistes russes, confirme leur originalité du point de vue de l’essence de l’élément naturel cosmique, si bien « qu’au lieu de la représentation des objets, se manifeste une tendance à représenter les éléments dont ils se composent ». Esthétique davantage tournée vers la relation et l’intervalle, vers l’implicite et l’immatériel, que vers la forme exprimée. On ne peut que se souvenir de cette autre affirmation de Wyschnegradsky : « la question qui se pose concerne non pas les sons qui remplissent l’espace, mais les intervalles qui les séparent » ou encore « le langage musical, ce n’est pas les sons musicaux... mais c’est la manière de les rassembler »56 : l’ensemble de la démarche analytique de La loi de la pansonorité, l’élaboration d’une systématique des éléments de l’espace sonore ainsi que les procédés de recherche des qualités vibratoires recueillies par le jeu de décomposition et de recomposition des rapports, relèvent d’une esthétique de l’individuation et de l’infinitisation.
89C’est ainsi que l’élément prend, dans l’art russe, un sens qualitatif particulier, scandant une infinité d’états et de positions dans la matière, support d’un lien intuition-rationalisation, d’une relation matière-esprit revendiquée comme spécificité par le milieu futuriste : « Notre secrète affinité avec le matériau même, dans l’état où on l’appelle encore la substance du monde, nous permet de bâtir notre art sur des principes cosmiques »57. L’approche spatialisée du temps, la découverte d’un plan d’élémentarité indépendant et illimité, s’inscrivent dans un désir de renouveau et d’invention qui irriguent Saint-Pétersbourg, et si Wyschnegradsky n’apparaît pas comme personnellement impliqué dans les mouvements futuristes (d’après ses Carnets biographiques, il n’en fréquentera les conférences qu’en 1918), il ne s’en trouve pas moins placé en plein cœur de ce fonds historique, brassé par la fermentation culturelle qui règne à cette époque58.
La synergie des sciences et des arts
90Le concept d’espace dans la pansonorité est en résonance avec les thèmes récurrents qui traversent les sciences et les arts. Il s’agit de générer un nouvel espace-temps. L’espace géométrisable, visuel ou spécifiquement pictural ne peut se réduire à une représentation euclidienne. Il faut faire passer le temps dans l’espace et gagner les figures du mouvement, le feuilletage des surfaces simultanées. C’est le temps que Kandinsky fait éclater dans la résonance des couleurs, celui que les surfaces multiples et imbriquées des cubistes font coexister ou que Nijinsky suspend en bonds prodigieux. C’est le temps diffracté par rotation de spectres lumineux que déploie Yakoulov, le temps parcellisé que Klebnikov applique au langage. C’est une nouvelle vision du monde, « une nouvelle philosophie de l’art » : les systèmes, les hiérarchies et les fonctions sont en question et les approches d’une réalité organisable font apparaître de nouvelles relations entre l’élément, la structuration et la méthode, entre l’unité discontinue, la formation de continuités et le continuum59.
91Les notions d’infini et de limite, de continuité et de coupure, travaillent en vue de nouveaux systèmes d’organisation et de représentation : cette nouvelle approche de la spatialité, dont on a vu le rôle essentiel dans La loi de la pansonorité est celle d’un espace pluraliste, multicentré, introduisant la simultanéité et la discontinuité, ainsi qu’une logique différentielle de l’élément sur la base d’un plan de composition libre.
92Plus généralement, la thématique de la cohérence interne et des lois de composition des rapports est une préoccupation constante de l’approche de l’abstraction, entraînant tout le problème du fond et de la forme et de son renouvellement. Le contenu problématique de la pansonorité pose fondamentalement ces questions : comment extraire le son, le signe, l’espace et le mouvement ? Quantum, Qualitas, Spatium, quelles logiques de l’élément et pour quels types de rapports ?
93Dans cet affrontement avec les forces de l’indifférencié et du chaos, on retrouve dans l’élan d’un art nouveau, l’assimilation particulièrement fréquente de formalismes scientifiques, en particulier le recours au principe de tension de la physique mécaniste (équilibre des forces centripètes et des forces centrifuges), pour résoudre les problèmes de cohérence sur un plan de composition libre. Le rationalisme scientifique participe de l’élaboration d’une science de l’art, animée par le projet de constituer une grammaire élémentaire des matériaux sensibles et de leurs correspondances. L’objectif d’une science de l’art inspire les nombreuses approches théoriques d’une rationalisation du sensible60, des futuristes aux suprématistes, des formalistes aux constructivistes, projet dont La loi de la pansonorité, à l’exemple de la théorie des formes et des couleurs de Kandinsky, est certainement un exemple lumineux.
94Le projet méthodique d’une systématique des éléments telle qu’elle est développée dans la théorie spatiale-simultanée de La loi de la pansonorité présente d’ailleurs bien des analogies avec la théorie des formes que Kandinsky expose dans Point et ligne sur plan.
95Le son, défini comme point de condensation du continuum dans la théorie harmonique pansonore est un point émergeant-évanouissant qui passe du continuum simultané aux continuums actualisés, de même que le point géométrique de la théorie des formes est un « être invisible » défini comme point immatériel, qui « en se matérialisant, doit atteindre une certaine dimension, occupant une certaine surface sur le plan de base ». Nous rencontrons ici les deux niveaux, virtuels et actuels, qui passent d’un plan abstrait ou immatériel à un plan d’actualisation de formes et de sonorités. Le point est, dans les deux théories, condition de passage à l’existence (des continuums ou accords dans le principe spatial-simultané de la pansonorité et de la ligne dans la théorie des formes de Kandinsky) : point « en puissance » qui se spatialise par densification et par limitations sur le plan de base (champs d’action).
96Par ailleurs, nous retrouvons de part et d’autre, le phénomène de tension (nature explosive du son ou force centrifuge du point géométrique), comme cause interne du processus de spatialisation sur un plan qui les accueille (espace sonore ou champ d’action chez Wyschnegradsky et Gründflache ou plan de base chez Kandinsky). Respectivement, dans les deux théories, le point est animé d’une force centrifuge – cause interne –, et rencontrera des forces contraires – causes externes ou forces de résistances centripètes.
97De la spatialisation du point géométrique naîtra chez Kandinsky la ligne : « forme la plus concise de l’infinité des possibilités de mouvements » qui, selon son point d’inflexion, produira avec le plan une infinité de qualités formelles. De même, chez Wyschnegradsky, le point de condensation pansonore déploie, en se spatialisant, une infinité de qualités vibratoires et structurelles recueillies sur le plan des espaces sonores. Nous voyons dans les deux approches que le plan de composition est récepteur du choc d’un point-vecteur et de son individuation à la surface du plan, selon une infinité de qualités, de formes et de mouvements.
98C’est encore au niveau de la méthode de rationalisation employée dans les deux théories que l’on relève de frappantes parentés : après la mise en place du principe d’élémentarité et d’une logique différentielle, les deux pragmatiques procèdent à une identification et à une systématique des éléments, suivies d’une analyse minutieuse des qualités qui apparaissent sur le plan, à chaque modification des coordonnées. Il s’ensuivra le même principe de codification topologique, par groupements, classifications et loi d’ordre. Le principe d’autonomie et de déclinaison de l’élément est soutenu de façon d’autant plus imperturbable que ces deux auteurs ont aiguisé leur discours aux armes de leur formation en droit ! Plaidoyers pour la libération du langage, appliquant une logique scrupuleuse pour dire d’un côté, le droit de l’espace sonore à s’émanciper du son et de l’autre le droit de la ligne à s’émanciper du point, plaidoyers pour libérer le jeu inépuisable des figures et des combinaisons sonores.
99Les parentés entre les deux théories sont bien trop nombreuses pour que nous épuisions ici leurs correspondances. Il est cependant important de mesurer encore une fois leur affinité au niveau d’un troisième objet, celui d’une science de l’art qui se donne pour tâche l’analyse historique de l’évolution de l’art61 du point de vue de sa logique propre. De même, Wyschnegradsky développe dans La loi de la pansonorité une analyse historique dans laquelle le processus de spatialisation du son est désigné comme horizon de progrès et d’évolution dans le langage musical. C’est, chez les deux théoriciens russes, suivant une logique propre que l’art réalise sa mission, à travers les âges et les civilisations, tendu vers la révolution de l’Esprit créateur, qui a pour objet la libération des facultés créatrices.
VERS UNE PENSÉE DES MULTIPLICITÉS
100Nous pouvons mesurer, avec l’édition de cet ouvrage, l’étonnante modernité et la clairvoyance des positions ultrachromatiques dans le contexte de cette première moitié du XXe siècle. Rédigée au fil de trois versions, essentiellement entre 1924 et 194462, La loi de la pansonorité, en ce qui concerne sa conception globale, se situe avant la fin de la Seconde Guerre mondiale.
101La singularité de l’approche ultrachromatique réside dans l’autonomie du concept d’espace et dans son développement systématisé. L’idée d’un principe de spatialisation abstrait-concret substitue au réalisme sonore un plan de composition des rapports sonores mathématiquement contrôlables. Par ses positions résolument orientées vers une conception diagrammatique, la méthode d’investigation du système spatial pansonore préfigure en quelque sorte une approche informatique et synthétique du son.
102Quelque chose s’affirme dans l’idée spatiale pansonore. En effet, un champs de force ou de tension préside aux coupes d’un spatium63 qui n’en sont qu’un moment, un degré d’intensité. Ce que le spatium déploie est de l’ordre des multiplicités et non des matières préformées, multiplicités composées d’éléments susceptibles de passer d’une dimension à l’autre de l’espace, selon des valeurs différentes à chaque position.
103En effet, chaque grandeur est à la fois finie et fluente, expression d’un système instable (instabilité du système des tensions), et peut à chaque instant passer par tout point, par toutes relations d’un point à un autre : le processus de production est premier sur l’a priori de la forme, qui n’est que le résultat ponctuel d’une conduite, d’une déclinaison de rapports. Chaque agencement concret effectue le plan diagrammatique infini (c’est-à-dire le continuum sonore) à un degré particulier, coextensif à tout le champ sonore.
104Le plan de composition ultrachromatique ne fonctionne pas pour représenter un monde, mais pour produire un nouveau type de réalité. Plan arithmétisé qui entend délibérément produire des rapports sonores à partir d’informations (rapports numériques) ; c’est en quelque sorte un plan de synthèse avant la lettre. Si la méthode d’investigation ultrachromatique s’est vue réalisée dans une perspective acoustique et instrumentale, elle n’en précède pas moins, dans le concept et la méthode d’une information numérique, l’outil électronique ainsi que la synthèse numérique et l’idée de synthèse instrumentale64.
105L’approche des multiplicités spatio-temporelles reste d’une grande actualité, dans la mesure où elle écarte tout principe de supériorité ou d’extériorité sur la capacité de produire du divers, du non encore connu. En effet, le système spatial pansonore ne relève pas d’une pensée structurale, ni d’une combinatoire. Il s’agit plutôt d’un processus de production dans lequel ni la forme, ni l’élément ne préexistent65. De plus, le produit des rapports apportera toujours une différence, un point de fuite infini. Les conséquences et les orientations possibles d’un renouvellement de la problématique du continuum – du continu et du discontinu -, se dégagent aujourd’hui au regard des nouveaux paradigmes méthodologiques et scientifiques qui concernent le domaine musical, de l’acoustique à l’analyse, des modes de description des signaux sonores à la synthèse et à la composition. Certaines méthodes concernant l’approche et l’organisation de systèmes tendent aujourd’hui à intégrer des conceptions topologiques et une spatialisation des données.
106L’actualité de Wyschnegradsky serait donc d’avoir pressenti la puissance de la notion d’espace en tant que principe organisateur et générateur du sonore entraînant la libération de l’idée de modèle préexistant. Faisant réponse à la question inaugurale de la pansonorité : Est-il possible de dégager, en musique, un principe objectif fondamental autre que celui du phénomène acoustique ? il affirme en retour la puissance de la création comme principe infini, dans ses possibilités d’exploration et d’investigation. Conquérir un espace sensible, prospecter l’océan des rapports sonores par une logique différentielle, s’adresse à l’intuition et à la responsabilité du musicien qui devient le fabriquant de sa propre relation au sonore.
107Paris, automne 1995
Notes de bas de page
1 La loi de la pansonorité, une philosophie moderne [dialectique] de l’art musical, p. 2a.
Version rédigée entre 1933 et 1936. Manuscrit achevé en janvier 1936. Trois versions, rédigées au cours de trois phases essentielles : 1924-1928, 1933-1936 et 1943-1945, ont précédé la version de La loi de la pansonorité, datée de 1953 et publiée dans ce volume. La complémentarité et donc la comparaison entre les deux versions disponibles (1936 et 1953), offre un éclairage différent sur les mêmes propos, les fondements théoriques et philosophiques étant parfois plus explicites dans la version de 1936, alors que l’analyse technique est largement plus développée dans la version finale (voir note 13).
2 Ivan Wyschnegradsky, Cahier jaune-orangé, (manuscrit non daté), p. 2.
3 Ivan Wyschnegradsky emploie à plusieurs reprises le terme d’aperception : « Le principe pansonore repose sur une condition première qui consiste en une certaine aperception de l’espace musical. » Ce terme se réfère, dans la philosophie de Kant, à une forme de représentation ou d’intuition qui précède toute pensée, tout en la constituant : « Je la nomme aperception pure, ou encore aperception originaire pour la distinguer de l’aperception empirique... » (E. Kant, Critique de la raison pure, 2e éd., 1917 [traduction française de Tremesaygues et Pacaud, « Analytique transcendantale », L. I, ch. II, § 16, De l’unité originairement synthétique de l’aperception, Paris, PUF, 1980, p. 110]).
4 La loi de la pansonorité, une philosophie moderne [dialectique] de l’art musical, op. cit., p. 5. Ce thème de l’aperception, lié à la notion de conscience pansonore, est traité dans La loi de la pansonorité, en particulier pp. 68-73 et note 15, p. 74.
5 On retrouve cette dimension éthique de l’unité de la spiritualité et du sujet créateur dans le principe de nécessité intérieure, essentiel à la théorie esthétique de Kandinsky (voir : Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier [1912], Paris, Denoël, 1969), ou encore, d’une autre façon, dans La lettre à un jeune poète de R. M. Rilke (1929).
6 Wyschnegradsky entreprend dès les années 1913-1916 les prémices de son approche musicale et esthétique. Il note en russe dans ses Carnets biographiques (manuscrit inédit, traduction française D. Vicheney pour les années 1893-1920), journal reconstitué a posteriori par l’auteur : « 1913. Début de mes théories musicales... Je travaille sur la théorie des gammes enharmoniques (nouvelle appellation, nouvelle notation)... Je commence à écrire des œuvres. Premières auditions publiques à Pavlosk ; 1914-1915. Essais pour formuler ma vision de l’univers. 1916. Je commence le cycle des 24 préludes ; prélude en si mineur (qui sera édité en 1921 chez Belaieff). Premier projet (utopique) d’instrument et de notation en 1/4 de ton », que suivront de nombreux essais théoriques (voir note 8).
7 Wyschnegradsky note dans ses Carnets biographiques, op. cit. : « 1912. Je commence à comprendre et à aimer la musique de Scriabine. 1915. Déjeuner chez Miklachevsky en l’honneur de Scriabine. Mon émoi d’avoir à le rencontrer. Deux derniers concerts de Scriabine à Saint-Pétersbourg. 15 mars, mort de Scriabine ».
8 En effet, la période 1916-1918 marque un second pas, tourmenté et décisif, dans les options de Wyschnegradsky : l’année qui suit la mort de Scriabine annonce une période extrêmement intense, qui le conduit à une exaltation croissante : « Novembre 1916. Arrive une illumination.... Pendant deux mois, je reste dans la « zone de l’éternité ». Cette période est ponctuée par la rédaction d’essais théoriques et musicaux demeurés non édités : « À propos de l’art nouveau et de l’art ancien », « Cortège de la vie », « De Bach à nos jours », « De l’amour et de la haine », « Livre du voyageur ayant atteint le sommet de la montagne », « De la grande compréhension synthétique », « De la journée de Brahma et de la synthèse des paroles et de la musique », « Le monde comme forme et comme entité ». On comprend que durant ces années de jeunesse, l’essentiel des fondements de son projet, tant musical que théorique, ainsi que sa position philosophique, se mettent en place. Wyschnegradsky mentionne sa lecture intense de Nietzsche (qui ne cessera de le motiver tout au long de sa vie et s’impose dès ses premiers opus, dans le cycle de chants Le soleil décline, L’Automne (1917) puis la symphonie Ainsi parlait Zarathoustra (1929)). Il souligne aussi l’importance de sa découverte de la philosophie de Bergson, son étude assidue des œuvres de Scriabine (mais il rejette le cercle des antroposophes autour de celui-ci). Ces choix déterminants nourrissent, dans l’élan et les bouleversements de la Révolution d’Octobre, cette période intense dont il note les pas dans son Journal 1917-1918 (manuscrit inédit). Au lendemain de la Révolution, Wyschnegradsky, âgé de vingt-quatre ans est encore habité par « le désir de se réaliser dans tous les arts ». Il fréquente les conférences futuristes, prend des cours de dessin, s’intéresse à l’acoustique. C’est en 1918 qu’il termine La Journée de Brahma qui deviendra par la suite La Journée de l’Existence, lorsqu’une seconde illumination intervient en 1918, à propos de laquelle Wyschnegradsky relate : « 9 novembre, jour culminant, joie illimitée. Je dessine le cosmos. Mais aussi peur illimitée. Impression de renaissance. Je prends toutes les mesures pour que « cela » ne revienne plus... » (Carnets biographiques, op. cit.). Par la suite, Wyschnegradsky décide d’accorder ses deux pianos à distance de 1/4 de ton et de réaliser techniquement et musicalement la synthèse ultrachromatique dont il a conçu le projet essentiel dès cette fin 1918.
9 Wyschnegradsky entrera en 1919 à la Section Musicale du Commissariat populaire et enseignera à la 11e école musicale. Intellectuellement solidaire des idées bolcheviques de cette époque, en faveur desquelles il se positionne au sein d’un conflit familial, il renouvellera par la suite son passeport soviétique jusqu’en 1929.
10 C’est en 1924 que Wyschnegradsky relate sa « première tentative d’exposer la philosophie musicale de la pansonorité ». On peut considérer qu’à cette date, l’essentiel du noyau de sa pensée théorique est déjà constitué, tant du point de vue de la philosophie musicale que de ses applications harmoniques et rythmiques : « 1924. J’élabore un tableau des rapports rythmiques... 1927. Je travaille assidûment, tachant de formuler la doctrine de la pansonorité » (Carnets biographiques, op. cit.).
11 Pendant ces années qui voient l’établissement de cette première version théorique (1927-1928), l’auteur publie les résultats de sa première approche technique de l’espace des quarts de ton dans différents articles : « Quelques considérations sur l’emploi des quarts de ton en musique », Le Monde Musical, Paris, juin 1927, « Quartertonal music, its possibilities and organic sources », Pro Musica Quarterly, New York, octobre 1927, pp. 19-31 ; « Musique et Pansonorité », La Revue Musicale n° 9, Paris, décembre 1927 (réédité dans le Premier Cahier Ivan Wyschnegradsky, Paris, Ass. Wyschnegradsky, 1985). Par ailleurs, ses travaux sont présentés par Boris de Schloezer dans Le chaînon (Zveno), Paris, septembre 1924 et par E. Borel dans le Guide Musical, Paris, juin 1929, ainsi que dans un article du New York Herald Tribune, Paris, août 1929.
12 En 1933, Wyschnegradsky publie son Manuel d’harmonie à quart de ton aux éditions La Sirène Musicale (réédité chez Max Eschig, Paris, 1980). Cette version développe, au cours des années 1934-1935, les thèses philosophiques et historiques, et débouche sur un projet en trois volumes : I – Fondement général de la loi de la pansonorité, II – Fondement théorique de la loi de la pansonorité, III – Fondement historique de la loi de la pansonorité. Cet ouvrage, finalement divisé par chapitres, remanié et élargi, sera terminé en 1936, tapé et traduit du russe, sous le titre de La loi de la pansonorité, une philosophie moderne [dialectique] de l’art musical. En 1936, Wyschnegradsky en remet un exemplaire à Boris de Schloezer et Raymond Petit, et entreprend de le faire éditer.
13 Il faudra ensuite attendre les années de guerre pour qu’un nouvel aspect de La loi de la pansonorité voie le jour. Dans cette troisième phase de rédaction, Wyschnegradsky a pour projet de « posséder les continuums entièrement ». Il s’attachera à l’analyse technique minutieuse des espaces ultrachromatiques, développant l’étude systématique des intervalles, des espaces divisionnaires et des continuums. « Octobre 1943. Toute la série des tableaux des intervalles est terminée. J’établis définitivement le « filet sonore », avec analyse des continuums en remaniant le manuscrit de 1933 ». Puis en 1944 : « Je termine l’analyse technique de La loi de la pansonorité... ». Cette étape se clôt en décembre 1945, avec le remaniement de l’ultrachromatisme rythmique qui se voit augmenté des derniers chapitres « contrepoint de rythmes réguliers avec des rythmes accélérants et retardants, et des rythmes modulants ». Au sortir de la guerre, les travaux de Wyschnegradsky sont ralentis par les années de sanatorium que lui impose la tuberculose. Cette version déjà très avancée sera augmentée des espaces non octaviants dans la version finale de 1953 et manuscrite en son état actuel de publication sous le titre de « La loi de la pansonorité ».
14 La loi de la pansonorité, p. 62 (c’est nous qui soulignons).
15 Arnold Schoenberg : « L’espace bidimensionnel (ou pluridimensionnel), dans lequel sont exposées les idées musicales, constitue un tout ». Et à propos de la loi de l’unité de l’espace musical : « l’unité de l’espace musical exige une perception absolue et unitaire » (Le Style et l’idée, traduction française par Christiane de Lisle, Paris, Buchet-Chastel, 1977, p. 167 et p. 170).
16 L’idée de phénomène sonore comme infinité de possibles, recelant des principes structurels et des lois d’organisation n’est pas indifférente à Schoenberg, qui remarque en 1911 dans le Traité d’harmonie : « Tout dépend seulement de la faculté croissante de l’oreille analytique de se familiariser avec la perception des sons harmoniques lointains et d’élargir ainsi, dans sa potentialité artistique, le concept de consonance afin qu’y trouve place un jour la totalité du phénomène sonore donné par la nature » (p. 39). Schoenberg prend appui sur la théorie des harmoniques, et s’interroge sur l’ensemble des rapports harmoniques, remettant en cause la justification absolue des rapports d’octave. Puis il se heurte au compromis « logiquement inacceptable du tempérament égal », à propos duquel, en prenant appui sur les hypothèses de Robert von Neumann (qui préconise « la possibilité d’une liberté dans l’emploi généralisé de tous les intervalles imaginables, et éventuellement aussi des rapports de vibrations » [p. 45]). Schoenberg commente : « le fameux compromis nommé système tempéré représente comme une trêve dont le délai d’expiration reste indéterminé. Mais l’évolution ne pourra guère supporter longtemps que les rapports instaurés par la nature soient réduits à de pures commodités. L’oreille devra s’occuper de ces problèmes, elle l’exige. C’est alors que notre gamme effectuera une mutation à un niveau plus élevé... Assistera-t-on ensuite à l’avènement des quarts, des huitièmes, des tiers et des sixièmes de tons... ou passera-t-on directement à une gamme de 53 sons... Il est possible que cette nouvelle division de l’octave ne soit peut-être même pas tempérée et n’ait plus alors que peu de points communs avec notre gamme. » (Arnold Schoenberg, Traité d’harmonie, traduction française par G. Gubisch, Paris, Lattès, 1983, pp. 45-46).
17 Almanach du Blaue Reiter, Paris, Klincksieck, p. 281, p. 223, cité par Dora Vallier, « La rencontre Kandinsky-Schoenberg », Genève, Contrechamps, 2, 1984, p. 145.
18 T. W. Adorno poursuit : « Et c’est surtout cette réduction qui soumet la musique dodécaphonique à la contrainte naturelle ». Et plus loin, « Les accords tendent l’un vers l’autre aussi peu qu’ils tendent vers le tout qui représente le monde. Dans leur côte à côte, disparaît cette profondeur de l’espace musical que venait justement d’ouvrir l’harmonie complémentaire. » (Philosophie de la nouvelle musique, traduction française par H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1979, p. 95).
19 Un important débat esthétique porte, au début du siècle, sur la question de l’indépendance de l’art au regard des modèles de la nature. Ce sujet est abordé par Th. Lipps dans : Aesthetik. Psychologie des Schπnen und der Kunst, tome I : Grundlegung der Aesthetik, Hambourg, Voss, 1903. Tome II : Die Æsthetische Betrachtung und die bildende Kunst, Leipzig, Voss, 1906 ; puis repris par W. Worringer dans : Abstraktion und Einfühlung, Munich, Piper, 1911 (traduction française par E. Martineau, Abstraction et Einfühlung, Paris, Klincksieck, 1978).
20 « Du point de vue pansonore, concevant l’espace musical comme plénitude, détruisant la hiérarchie sonore et l’exercice des lois physiques de l’acoustique, aucun son ne tend plus nulle part ou, ce qui est la même chose, chaque son tend partout... Il est donc naturel que dans cet océan uniforme de rapports sonores, il n’existe aucun principe extérieur pour les distinguer les uns des autres et les classer », La loi de la pansonorité, une philosophie moderne [dialectique] de l’art musical, version 1936, op. cit., p. 28. Se rapporter à ce propos aux chapitres « Espace vacuum, espace plénitude » et « La nature explosive du son », La loi de la pansonorité, pp. 68-73 et pp. 124-126.
21 Wyschnegradsky poursuit : « Et par conséquent les accords aussi, deviennent consonants ou dissonants... Chacun des six sons de l’échelle-harmonie possède une fonction spéciale, qui n’est pas une fonction tonale », La loi de la pansonorité, pp. 26-27. À propos de l’harmonie scriabinienne, voir : Ivan Wyschnegradsky, « L’énigme de la musique moderne », Revue d’Esthétique, Paris, janvier/mars 1949, t. II, fasc. I, p. 67, et les analyses de Manfred Kelkel dans : Alexandre Scriabine, L. III, ch. VIII, « L’harmonie et les échelles dans les dernières œuvres », Paris, Champion, 1984.
22 « Il est tout naturel qu’en cette période critique de l’art musical, où toutes les règles adoptées comme immuables à l’époque précédente, soient sinon abolies, du moins devenues relatives, où se manifeste un sérieux effort pour instaurer un système sonore plus fin et plus riche que l’actuel. » (I. Wyschnegradsky, « Musique et pansonorité », La Revue Musicale n° 9, Paris, 1927, réédité dans le Premier Cahier Ivan Wyschnegradsky, Paris, 1985, p. 41).
23 Sur les multiplicités et la logique différentielle, voir Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, pp. 24-30. Et sur les révolutions propres aux représentations physico-mathématiques, Gilles Chatelet, Les Enjeux du mobile, Paris, Le Seuil, 1993, pp. 115-124.
24 Thème d’inspiration nietzschéenne, essentiel pour Scriabine comme pour Wyschnegradsky, l’acte créateur apparaît de façon constante dans L’Acte Préalable de Scriabine, ainsi que sous l’affirmation d’une puissance infinie dans l’esprit de la création, qui règne dans la plupart de ses écrits : « Nous ne pouvons affirmer que nos propres sensations qui sont l’activité de notre conscience, sa création. Tout état de conscience (sensations) est interrompu par le conscient. Ainsi tout, tout l’univers sensible est un acte créateur. Il est mon acte créateur, unique, libre, ma volonté. », Alexandre Scriabine, Notes et réflexions, traduction française par Marina Scriabine, cahier II (1904-1905), Paris, Klinksieck, 1979, p. 26. Cette dimension esthétique, par ailleurs fréquente dans la culture russe, fut déterminante pour Wyschnegradsky, voir : Les antinomies de l’acte créateur absolu qui est l’état final parfait, fragment édité dans le Premier Cahier Ivan Wyschnegradsky, op. cit., p. 147.
25 « Le principe pansonore repose sur une première aperception, [...] c’est la condition première fondamentale qui consiste en une certaine aperception de l’espace musical dans lequel vivent et se meuvent les sons musicaux », La loi de la pansonorité, une philosophie moderne [dialectique] de l’art musical, version de 1936, op. cit., p. 2. En ce qui concerne le terme d’aperception, se reporter à la note 3. Dans La loi de la pansonorité, le principe pansonore est abordé sous l’angle de l’intuition et de ses conséquences harmoniques : « Le propre d’une conscience pansonore est d’être placée directement devant l’absolu et l’infini, c’est à dire devant le continuum absolu... », « Points de vues absolus et relatifs », p. 127.
26 « Musique et pansonorité », op. cit., p. 44.
27 La loi de la pansonorité, une philosophie moderne [dialectique] de l’art musical, version de 1936, op. cit., p. 47. Ce plan se rapporte à la « notion d’espace musical pansonore » dans La loi de la pansonorité, pp. 67-68 et pp. 69-71.
28 Lorsque Wyschnegradsky explique que « la conscience pansonore transcende la réalité physique du son », nous devons comprendre qu’il s’agit d’un plan transcendantal d’expérimentation et non d’un rapport de transcendance avec un principe supérieur (La loi de la pansonorité, p. 104).
29 Il ne s’agit pas de l’une des acceptions récentes de la virtualité, au sens de simulation de possibles, mais du rapport incessant du virtuel avec l’individuation, avec son actualisation. À ce sujet, voir : Gilles Deleuze, L’actuel et le virtuel, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, pp. 179-185.
30 Le thème de la différenciation tenait déjà une place essentielle dans l’esthétique de Scriabine : « Le processus de l’univers se réalise en se différenciant. Le processus en tant qu’activité est différenciation et à cause de cela suppose le multiple. Le multiple est la forme du temps et de l’espace et à cause de cela est multiplicité infinie. Le processus ne peut qu’être l’univers. » (Notes et réflexions, cahier III (1905-1906), op. cit., p. 73).
31 Sur la force d’expansion dans la matière et la force explosive comme cause interne de la différenciation, voir : H. Bergson, L’évolution créatrice, « Tendances divergentes et complémentaires », (1re édition, 1941), Paris, PUF, 1983, pp. 99-101.
32 A. Schoenberg avait conservé une conception exclusive des parentés en annonçant sa « Méthode de composition avec douze sons qui n’ont d’autres parentés que celle de chaque son avec chaque autre » (« La composition avec douze sons I » (1941), Le Style et l’idée, op. cit., p. 166). Le projet pansonore consiste au contraire à créer un réseau d’accès potentiel, sans limitation de parentés.
33 Sur la distinction réelle entre le temps et l’espace, voir : H. Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 206, et G. Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, « jamais l’espace et le temps ne « mordent » l’un sur l’autre, ni ne « s’entrelacent », seule leur distinction est réelle », pp. 87-89.
34 Sur le rapport quantitatif-qualitatif, les changements de nature selon les pas de la divisibilité et de l’espace comme schème, voir : H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 1939, pp. 74-82 et Matière et mémoire, Paris, PUF, 1939, pp. 344-345, 235-236.
35 La loi de la pansonorité, pp. 125-126.
36 « La question qui se pose concerne non pas les sons qui remplissent l’espace mais les intervalles qui les séparent » (La loi de la pansonorité, pp. 66-67).
37 La loi de la pansonorité, une philosophie moderne [dialectique] de l’art musical, version de 1936, op. cit., p. 43. Ce principe physique anime la conception non dualiste du rapport consonance-dissonance. Se rapporter au chapitre « Consonances et dissonances » dans La loi de la pansonorité, pp. 119-128.
38 Plus précisément à la charnière d’une révolution épistémologique opérée par les méthodes développées en chimie, liées aux fondements de la physique newtonienne : « Si l’on veut avoir un bon exemple de révolution épistémologique, il suffit de suivre les efforts de la chimie pour étudier la matière au delà des apparences sensibles » (G. Bachelard, Le Matérialisme rationnel, Paris, PUF, 1990, p. 57 et plus généralement les ch. II et III).
39 Voir note 44.
40 C’est ainsi que les œuvres de Wyschnegradsky sont écrites en 1/4, 1/3, 1/6e, et 1/12e de ton ; le quart de ton ne représentant qu’un « angle de pliage », selon une expression de l’auteur, du système ultrachromatique sur la base 12.
41 Voir notes 44 et 49.
42 Ceci fait l’objet d’un travail en cours, Total chromatique, espace et continuum sonore, une problématique musicale du XXe siècle concernant l’analyse complète du système ultrachromatique de Wyschnegradsky, analyse théorique, technique et musicale et de ses champs d’ouvertures (à paraître).
43 Cette méthode rappelle le classement périodique des éléments de Mendeleiev. La loi périodique permet de classer tous les éléments connus (et d’en prévoir d’autres), du point de vue de l’individualité et de la pluralité, voir G. Bachelard, Le Matérialisme rationnel, op. cit., pp. 91-97. Mendeleiev, chimiste russe dont on mesure toujours l’ampleur de la recherche, enseignait à Saint-Pétersbourg avant 1900. Il est hautement probable que Wyschnegradsky, s’intéressant lui-même à la chimie, ait pris connaissance de ses travaux et ait pu s’en entretenir avec Danilov, philosophe des sciences spécialiste de Mendeleiev, que l’auteur fréquentait en 1913 (voir les Carnets biographiques, op. cit.).
44 « Le procédé divisionnaire, qui est un procédé spatial, est étranger aux rapports « naturels » entre les sons. » « La caractéristique du procédé divisionnaire est la densité qu’il implique », obtenue par divisions régulières, en dehors de toute référence acoustique : « depuis les formations simples et raréfiées à densité 2, ou 3, ou 4 sons jusqu’aux systèmes les plus denses, au 1/12e de ton. » « Chaque procédé divisionnaire produit des intervalles spécifiques que l’on peut analyser ». Se rapporter au ch. « Espace », La loi de la pansonorité, pp. 138-187.
45 Le projet de faire apparaître des êtres, des corporéifications nouvelles est celui de la chimie organique ou chimie structurale du début du XXe siècle : « La chimie crée son objet. Cette faculté créatrice, semblable à celle de l’art lui-même, la distingue essentiellement des sciences naturelles et historiques. » (Berthelot, dans : I. Stengers, B. Bensaude-Vincent, Histoire de la chimie, Paris, La Découverte, 1993, p. 186, et plus généralement pp. 175-204).
46 G. Bachelard met ainsi en valeur cette artificialité matérielle : « Le matérialisme chimique s’instruit en désertant la matière naturelle au profit de la matière humainement artificialisée. » (p. 50) et « Les objets de l’esprit s’annoncent comme des occasions de pensées prospectives et constructives... L’esprit scientifique accroit la pluralité des matières naturelles. » (G. Bachelard, Le Matérialisme rationnel, op. cit., pp. 56-57). Wyschnegradsky, de même, se situe du point de vue de l’artificialité : « L’élément matériel de l’art musical consiste en un système organisé d’unités détachées, les sons musicaux, unités qui n’existent pas dans la nature mais qui sont artificiellement créés par l’homme au moyen de sa raison. » (« Musique et pansonorité », op. cit. p. 43).
47 Bernadette Bensaude-Vincent et Isabelle Stengers soulignent l’importance du concept d’élément dans le projet d’une systématique des éléments comme le classement périodique de Mendeleiev, avec lequel il nous semble plausible de mettre en parallèle certains procédés ultrachromatiques, en particulier le classement d’ordre d’après le comportement périodique : « L’élément n’est plus une singularité isolée au terme d’une expérience, mais une individualité définie par ses relations, par sa place dans un réseau. Aussi abstrait que le type de Gerhard, le concept d’élément chimique, qui est à la fois condition et produit de la classification périodique, a une existence bien réelle et non pas seulement théorique. L’individualité des éléments est une caractéristique objective de la nature. » (I. Stengers, B. Bensaude-Vincent, Histoire de la chimie, op. cit., p. 184).
48 C’est, pour Wyschnegradsky, sur cette notion d’élément indépendant ou de composante que l’exemple de l’approche chimique induit un principe d’ordre en musique : « Aucun principe d’ordre acoustique (consonance et dissonance) ne gouvernant plus la structure des accords, leur formation se trouve libérée de toute contrainte. Un accord devient une libre agglomération de qualités sonores, c’est à dire d’intervalles et c’est ainsi qu’il peut s’analyser. De la sorte, la sonorité d’un accord peut être comparée à un composé chimique dont les éléments constituants sont des intervalles, non seulement formés par les sons voisins, mais aussi par les sons non voisins... » (« Problèmes d’ultrachromatisme », dans : Polyphonie n° 9 et 10, Paris, 1954, réédité dans le Premier Cahier Ivan Wyschnegradsky, op. cit., p. 30.) Cette analogie avec la chimie, à propos d’une nouvelle méthode distributive des composantes sonores est aussi très présente chez Varèse, qui tend à organiser le son selon « une sorte de vie intérieure, microscopique, comme celle que l’on trouve dans certaine solutions chimiques » et qui rappelle très souvent la définition de la musique comme « corporéification de l’intelligence qui est dans les sons », d’après Hoëne Wronsky, physicien et chimiste russe (mais aussi musicologue et philosophe), de la première moitié du XXe siècle (Edgar Varèse, Écrits, Paris, Bourgois, 1983, pp. 153-154).
49 G. Bachelard souligne à ce propos : « Les qualités substantielles ne sont pas au-dessous, mais elles sont la surface même de l’organisation structurale. Les qualités matérielles sont des faits de composition, non des faits intimes des composants. Le réalisme s’extériorise au lieu de s’intérioriser. » (Le Matérialisme rationnel, op. cit., p. 96). Dans le même sens, la méthode de l’Analysis Situs de Poincaré procède par approche qualitative des distributions géométriques. D’ailleurs, la réception particulièrement positive des géométries non euclidiennes et de l’approche topologique de Poincaré par l’École mathématique russe du début du XXe siècle – dont le grand-père d’Ivan Wyschnegradsky était un représentant éminent – a été déterminante pour le développement d’une physique non linéaire. Voir : S. Diner, « Les voies du chaos déterministe dans l’école russe », dans : Chaos et déterminisme, Paris, Le Seuil, 1992, pp. 331 sqq.
50 Ivan Wyschnegradsky naît en 1893, dans une famille de la haute société de Saint-Pétersbourg, remarquable par sa culture artistique et scientifique ; I. A. Wyschnegradsky, grand-père d’Ivan, ingénieur mathématicien, fut un chercheur émérite, précurseur, avec Lyapounov, des théories mécaniques dissipatives. Il devint par la suite Ministre des Finances auprès du tsar. Ses oncles directs comptent des chercheurs renommés : chimiste, mathématicien, pédagogue. Il apprend tout d’abord la musique avec son père – banquier de renom international -, lui-même compositeur amateur dont les œuvres symphoniques furent jouées à Saint-Pétersbourg. Sa mère, poète d’inspiration symboliste, entretint une relation privilégiée avec Ivan et lui apporta son soutien, activement et spirituellement, tout au long de ses choix artistiques. C’est auprès de Sokolov, professeur au conservatoire de Saint-Pétersbourg, que Wyschnegradsky fera ses études de piano, d’harmonie, d’orchestration et de composition. Très vite, les éléments d’une pensée synthétique des arts et des sciences se mettent en place. Son intérêt est aussi marqué pour les sciences exactes – mathématiques, chimie, physique, acoustique – que pour les sciences de la connaissance – épistémologie, philologie, philosophie –, ainsi que la spiritualité extrême-orientale. Cela l’incite à fréquenter les facultés de mathématiques, de physique et de chimie, et suivre des cours de philosophie à l’Université de Saint-Pétersbourg. Il se passionne en même temps pour Scriabine, Mendeleiev, Dostoïevski, Nietzsche, Bergson, et les pensées d’Extrême-Orient, tout en poursuivant et terminant des études complètes de droit (d’après un entretien avec Dimitri Vicheney, et les Carnets biographiques, op. cit.).
51 Cette tendance à la fois rationnelle, créatrice et mystique qui se synthétise dans un cosmisme incarné, irrigue une tradition russe fort ancienne. Tradition spiritualiste qui refuse l’opposition entre le rationalisme abstrait et l’intuition spirituelle et qui, en s’élevant au dessus de ce dualisme, tend « à endiguer le lyrisme intuitif de la vie intérieure dans les formes de la raison créatrice » (Vladimir Jankélévitch « Thèmes mystiques dans la pensée russe contemporaine », Premières et dernières pages, Paris, Le Seuil, 1994, pp. 101-129). Depuis les temps lointains du moine Skovoroda au développement des études plotiniennes et médiévales d’inspiration mystique, au succès des philosophies de l’intuition en Russie – Schlegel, Dilthey, Bergson -, toute une sensibilité liée à une forme de constructivisme et d’immédiateté spirituelle imprègne une philosophie dans laquelle la vision et l’intuition ne se séparent pas de l’analyse critique et de la dialectisation de concepts. Il en ressort, dans les traditions de la moudrost (sagesse mystique, intérieure) et des perejivaniia (expériences de la conscience, des états psychiques), la valorisation de l’expérience-de-soi (Erlebnis), et la recherche d’une synthèse au-delà d’un dualisme entre l’expérience spirituelle et l’objectivation rationaliste dans l’esprit de Soloviev et de Lopatine. Dans un essai intitulé L’Esprit russe (manuscrit inédit en russe et non daté), Wyschnegradsky laisse entendre sa motivation pour la tradition immanentiste d’une mystique matérialisée. C’est d’ailleurs bien dans cette tradition de pensée, qui se donne pour objectif, selon Lopatine, d’adapter les « intuitions du mysticisme musical aux exigences de la Forme et de ses incarnations », que l’on reconnaît la dimension visionnaire autant qu’innovatrice de l’entreprise ultrachromatique de Wyschnegradsky comme celle des projets du Mystère et des dernières sonates de Scriabine.
52 À ce propos, dans de très belles pages, le poète Bénédikt Livchits fait la chronique des manifestes futuristes avant 1914, dont « Nous et l’Occident », Saint-Pétersbourg, 1er janvier 1914 (qui sera publié par G. Apollinaire dans Le Mercure de France du 16 avril 1914), où il présente le contexte polémique de ces années 1910-1914 et les thèses de l’esprit cosmique du matériau propre à la tradition russe, Bénédikt Livchits, L’Archer à un œil et demi, traduction française par E. Sébald, V. et J.-C. Marcadé, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1971, pp. 222-243.
53 Une première Exposition Internationale des arts se tient à Saint-Pétersbourg en 1909-1910. Cent soixante œuvres représentent les plus grandes écoles de la peinture européenne, et plus particulièrement les écoles françaises impressionniste, pointilliste, fauviste, cubiste, etc., face auxquelles les artistes russes prennent conscience de leurs richesses et valeurs nationales. De son côté, l’Union de la jeunesse de Saint-Pétersbourg, créée en 1910 par Mikhaïl Matiouchine et Elena Gouro, organise des expositions, débats, publications et spectacles stigmatisant la nouvelle génération russe. C’est au « Congrès des artistes de toute la Russie », qui eut lieu à Saint-Pétersbourg de 1911 à 1912, que le texte « Du spirituel dans l’art », de Vassili Kandinsky fût présenté par Nicolaï Koulbine et longuement commenté (ce texte parut peu après à Munich et in extenso à Pétrograd en 1914) ; par ailleurs, c’est dans le catalogue de la deuxième Exposition Internationale (Odessa, 1910-1911), que le premier texte de Kandinsky « Le contenu et la forme » avait été publié, ainsi que « Parallèles dans les quintes et les octaves » d’Arnold Schoenberg.
54 Sur le champ spatial et le processus d’infinitisation dans la mosaïque byzantine, se rapporter aux admirables pages de Henri Maldiney, Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, pp. 227-253 et pp. 201-204.
55 « Musique et pansonorité », op. cit., p. 43. Et à propos d’un plan atomistique musical : « L’art musical est le porteur vivant de l’antithèse du continu et du discontinu, et son avenir réside dans l’équilibre de ces deux forces, c’est-à-dire de la raison (qui, par la multitude des sons organisés, éclaire les profondeurs continues du sentiment vivant) et du sentiment, (qui, par la lumière de la raison, devient manifeste, « visible » et par là accessible à plusieurs personnes à la fois... Cet équilibre doit se réaliser par le maximum de continuité possible dans les conditions physiques actuelles, c’est-à-dire dans un atomisme musical qui se rapproche des limites de la perception humaine... » (ibid., pp. 50-51).
56 Se rapporter à ce propos à La loi de la pansonorité p. 58 et pp. 66-67, ainsi qu’au chapitre « Espace vacuum et espace plénitude », pp. 68-73.
57 Bénédikt Livchits, L’Archer à un œil et demi, op. cit., pp. 222-223. Et sur les sources extrêmesorientales de ce cosmisme, l’article de Georges Yakoulov, « Le soleil bleu », Almanach Alcyon, Moscou, 1914.
58 Saint-Pétersbourg est pendant cette période qui précède la Première Guerre mondiale le théâtre d’une effervescence artistique tumultueuse. Il n’est pas de jour où la presse ne fasse la rubrique d’une manifestation, dont certaines s’organisaient jusque dans les universités et les lycées. Toutes les générations y sont impliquées, ainsi que la vie culturelle de l’ensemble de la ville. Voir : Benedik Livchits, ibid. Wyschnegradsky, encore très jeune et d’un tempérament plutôt solitaire bien que très curieux, n’a probablement pas été attiré par la « loi de groupe » qui régnait dans ces mouvements, tout en étant nécessairement informé des activités des milieux de l’art à Saint-Pétersbourg au cours de ces années.
59 L’idée de continuum est présente de façon souterraine dans l’esthétique russe, idée d’un continuum espace-temps qui affleure consciemment par exemple chez O. Mandelstam ou V. Klebnikov. Cependant Wyschnegradsky pousse ce terme dans la pansonorité, jusqu’au concept et à l’idée musicale. La notion de continuum traverse la pensée grecque ancienne chez les pré-atomistes, d’Épicure à Lucrèce, chez les néo-platoniciens ainsi que dans les premières philosophies juives et chrétiennes, de Philon le Juif à Plotin et plus tard Saint Augustin. Mais elle sous-tend aussi les mathématiques baroques de Leibniz, et plus tard les espaces géométriques de Riemann, repris aujourd’hui dans l’analyse topologique et la suite des travaux de Poincaré. La problématique du continu et du discontinu est par ailleurs essentielle chez Bergson, liée aux concepts de durée et de mouvement, ainsi que dans la philosophie des multiplicités de Gilles Deleuze. Elle traverse aussi les grands poètes et penseurs romantiques allemands, de Novalis, Schelling à Nietzsche ainsi que les pensées philosophiques et mystiques russes, de Dostoïevski à Lopatine et Soloviev. Donner de tels repères ne saurait recouvrir cette filiation qu’il serait tout à fait vain de vouloir cerner, car elle est essentiellement liée à une libération de la pensée, à une immanence de l’intuition créatrice. Si cette filiation ne peut être délimitée, elle constitue cependant une orientation de pensée et de sensibilité présentes chez de nombreux auteurs qui, précisément, furent déterminants pour Wyschnegradsky.
60 La rationalisation du sensible s’enchaîne intimement à la perspective de la synthèse des arts. L’approche d’une science de l’art de Schelling et la révolution scriabinienne ont marqué la plupart des créateurs russes de cette époque. S’ils ne sont pas toujours « officiellement » polyvalents, leur intérêt tend vers une synthèse des valeurs sensibles et s’attache à établir un univers de correspondances. Voir : G. Conio, L’Avant-garde russe et la synthèse des arts, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1990. La transsubstantiation des valeurs sensibles animée par l’univers des correspondances de Scriabine traverse l’œuvre de Kandinsky, en particulier dans les chapitres sur les expériences sensibles de son traité Du spirituel dans l’art et en particulier dans la peinture, de même que le poète Ossip Mandelstam témoigne de l’héritage esthétique de Scriabine dans « Pouchkine et Scriabine » (De la poésie, Paris, Gallimard, 1990), ou que Sabaneev analyse le processus des correspondances dans « Prométhée de Scriabine » (L’Almanach du Blaue Reiter, op. cit., pp. 167-184). Les notions de rythmes, consonance-dissonance, de chromatisme et de degré d’intensité transitent de la couleur aux sons, du point aux volumes et aux surfaces. Correspondances explorées, entre autres, par le peintre compositeur lituanien Ciurlionis (Le Studio des impressionnistes, Saint-Pétersbourg, 1910), ainsi que par le peintre-compositeur Matiouchine. Notions auxquelles s’ajoute l’idée d’infinitisation micro-intervallique que suggère Nikolaï Koulbine dans son article « La musique libre » (Almanach du Blaue Reiter, op. cit., pp. 185-191) et dans lequel il analyse les possibilités d’une musique microtonale. N. Koulbine participe à Saint-Pétersbourg au groupe « Hyleïa » auquel se joindra Vincent Lourié qui exposera ses idées sur les possibilités d’une « musique d’interférence, du chromatisme suprême, et d’une chromo-acoustique », à l’occasion du manifeste Nous et l’Occident de 1914. Chez Wyschnegradsky, le fond d’une sensibilité synthétique des arts s’exprime dans son « désir de se réaliser dans tous les arts », entretenu dès son jeune âge et qu’il affirme dans ses écrits dès les années 1916. Il conservera cette dimension, liée au développement de l’ultrachromatisme, dans la réalisation d’une notation par couleurs ainsi que dans les dessins du Projet de la mosaïque lumineuse de la coupole du temple. Voir : Barbara Barthelmes, Raum und Klang. Das musikalische Schaffen Ivan Wyschnegradskys, « Das multimediale Experiment », pp. 203-252, et « Projet de la mosaïque lumineuse de la coupole du temple », annexe III, Hofheim, Wolke, 1995, pp. 378-508, ainsi que : « Musik und Religion im russischen Symbolismus », dans : De La Motte (éd.), Musik und Religion, Laaber, 1995, pp. 139-162.
61 Philippe Sers met en valeur les tâches de la science de l’art qui introduisent la théorie de Kandinsky, « Kandinsky philosophe II », préface à Point et ligne sur plan, Paris, Gallimard, 1991, pp. XXII-XXXIV. La première s’énonce ainsi : « Histoire de l’art. Une des tâches principales de cette récente science de l’art devrait être, d’une part, l’analyse approfondie de l’ensemble de l’histoire de l’art concernant les éléments, la construction et la composition aux différentes époques et chez les différents peuples, d’autre part, la constatation de l’évolution dans le champs de ces trois question : l’itinéraire méthodique (das Weg), le rythme du progrès (das Tempo) et la nécessité de l’enrichissement et du développement... » (Kandinsky, ibid, p. 18).
62 Wyschnegradsky déclare avoir établi les espaces non octaviants dans les années cinquante, bien qu’ils soient largement exposés dans L’énigme de la musique moderne en 1949, op. cit. Pour ce qui est de son développement essentiel, nous considérons l’ultrachromatisme comme abouti dans la version de 1944 (voir note 13).
63 La notion de spatium relève d’une physique concrète de référence leibnizienne. À propos d’une représentation physico-mathématique des puissances virtuelles de la matière sensible, voir : Gilles Chatelet, Les Enjeux du mobile, chap. « L’enchantement du virtuel », Paris, Le Seuil, 1993, pp. 57-68.
64 Wyschnegradsky a musicalement réalisé les synthèses ultrachromatiques avec des instruments acoustiques – pour la plupart des claviers accordés de façon décalée, bien que son idéal tendît vers le principe d’une « mécanisation de l’émission sonore » (voir : « Continuum électronique et suppression de l’interprète », dans : Cahiers d’Étude de Radio-Télévision, Paris, 1958, pp. 42-53 ; réédité dans le Premier Cahier Ivan Wyschnegradsky, op. cit., pp. 53-66). Il avait cependant pris connaissance des techniques électro-acoustiques et fréquenté les studios du GRM pendant les années 1965-1967. On peut présumer qu’en raison de son option pour un formalisme de contrôle arithmétisé, les techniques électro-acoustiques, bien qu’ouvertes à la totalité du phénomène sonore, présentaient à cette époque des procédés trop éloignés de la précision diagrammatique de l’ultrachromatisme. Il semble évident que la technique ultrachromatique concerne davantage une pensée de l’information orientée vers une idée d’intégration et de synthèse. Par ailleurs, l’utilisation du calcul de coefficients d’accélération et de ralentissement appliqués à l’écriture instrumentale acoustique rejoint, du moins en ce qui concerne les procédés, certains aspects qui se sont développés avec l’informatique musicale, dans la musique d’influence spectrale par exemple.
65 On ne pourra donc découvrir de structure référentielle stable (mais seulement des structurations ponctuelles), on ne pourra distribuer des fonctions préétablies et des éléments fixes (mais définir des fonctions et un élément pour chaque contexte spatial). À ce propos, voir : Gilles Deleuze, « Fonctifs et concepts », Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Minuit, 1986, pp. 111-127 ; et, dans le domaine d’une esthétique des multiplicités, Jean-Clet Martin, Variations, ch. Variations III, « Des variétés », Paris, Payot, 1993, pp. 178-195. Sur les diagrammes, voir : G. Chatelet, Les Enjeux du mobile, op. cit., pp. 33-37.
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