Notices sur les œuvres
p. 205-278
Texte intégral
Partita
1pour violoncelle et clavecin (1954)
2J’ai écrit la Partita pour violoncelle et clavecin en 1954, pour ainsi dire en guise d’adieu au « néobaroque zurichois ». C’est la première œuvre à laquelle j’attribue une certaine importance, notamment en relation avec mon développement compositionnel ultérieur. Elle me paraît néanmoins aujourd’hui démodée, au sens où elle se rallie de façon assez évidente à la musique de mon professeur le plus important, qui était aussi ami de mon père, Willy Burckhard (mort en 1955), pour ensuite, mouvement après mouvement et pas à pas, quitter une telle position. Elle est la première composition où j’ai développé des techniques sérielles, bâties de façon assez obstinée à partir de mon étude de Webern et surtout de l’œuvre tardif de Stravinski. Un des mouvements présente une forme symétrique stricte en miroir.
3La Partita fut également la toute première de mes compositions que je pus entendre dans un concert public, jouée de façon à peu près satisfaisante : cette création eut lieu lors d’une rencontre internationale d’étudiants en musique à la Staatliche Hochschule für Musik de Berlin en 1954 et prépara ainsi, en un certain sens, mes études au sein de cette institution auprès de Boris Blacher.
4(1991)
Oratio Mechtildis
5pour alto et orchestre de chambre (1956-1957)
6Oratio Mechtildis fait directement suite à ma première œuvre d’orchestre, Inventionen und Choral, que j’avais achevée à Berlin. À cette époque, je n’avais guère conscience de la contradiction entre mes préoccupations, mes buts en matière de composition et la conception alors dominante dans l’avant-garde d’une musique aussi objective que possible. Je composais de façon introvertie, sans trop regarder ailleurs. Ma seule préoccupation était de fixer et d’élaborer de la manière la plus fidèle possible les visions musicales qui me poursuivaient sans relâche. Je n’avais alors pratiquement aucune image préconçue et tentais de répondre à une nécessité intérieure sur le plan de la composition. Il en est dérivé, pour autant que je puisse en juger rétrospectivement, une musique liée à l’émotion qui, d’une part, présentait sur le plan stylistique beaucoup plus de points communs avec la tradition que ce n’était le cas pour l’avant-garde, et de l’autre tentait, en toute indépendance, de créer un univers de sons neuf, qui ne serait adopté en matière de composition musicale que des années plus tard par certains courants avant-gardistes. Le fait que j’aie privilégié essentiellement sur le plan formel des conceptions statiques conduit à penser que certaines possibilités formelles du gothique (Pérotin) ont pu jouer un rôle déterminant (et ce, particulièrement vers la fin de la troisième partie et dans l’épilogue).
7Oratio Mechtildis est, de mes œuvres, l’une de celles auxquelles je suis, aujourd’hui encore, le plus attaché. J’y ai exploré pour la première fois des possibilités qui, à l’heure actuelle, sont encore des traits essentiels de mon langage musical. C’est ainsi que l’œuvre annonce à beaucoup d’égards l’oratorio Soliloquia ; par ailleurs, l’on trouve également dans Alveare vernat une citation du motif staccato chromatique de la première partie d’Oratio.
8L’œuvre se compose de trois parties principales et d’un bref épilogue, séparé de la troisième partie par un interlude, « Velum ». Dans chaque partie s’ajoute aux instruments une voix d’alto dont le chant a pour fondement quelques vers en allemand médiéval, empruntés à l’œuvre mystique de Mechtild von Magdeburg. Dans l’alternance répétée de deux mouvements, l’un de caractère andante, et l’autre de type allegro, la voix chantée intervient dans le premier. La seconde partie est purement instrumentale, à l’exception des mesures finales, chantées pratiquement sans accompagnement. Dans la troisième partie, la voix d’alto débute au point culminant. Si les deux premières parties ont un contenu musical largement indépendant, la troisième les rassemble et les fait s’interpénétrer, de sorte que dans l’épilogue ils apparaissent complètement liés. Le début de cette troisième partie est encore dominé par une technique de développement traditionnelle ; mais la forme se modifie et devient statique avec l’introduction de la voix d’alto. Le très bref interlude, « Velum », que l’on pourrait nommer « rideau mystique », récapitule ces éléments qui sont ici à la frontière de l’audible.
9(1967)
Noctes intelligibilis lucis
10pour hautbois et clavecin (1961)
11Les Noctes pour hautbois et clavecin ont été composés durant les mois de janvier à juin 1961 et sont dédiés à l’extraordinaire hautboïste Heinz Holliger.
12L’œuvre est précédée d’une brève section en apesanteur intitulée « motto », qui se réfère, pour ainsi dire dans le sens de la musique syllabique, aux paroles suivantes des psaumes de David : « In terra deserta et invia et inaquosa, sic in sancto apparui tibi, ut viderem virtutem tuam et gloriam tuam » [Dans une terre aride, desséchée, sans eau, ainsi je te contemple dans le sanctuaire, pour voir ta puissance et ta gloire (Psaumes, 63, 3-4)].
13Le mystique espagnol Jean de la Croix cite cette même source pour rendre compte de ce qu’il sait de sa profonde découverte lors de ces nuits que son âme a dû endurer sur son chemin vers la purification : de la « nuit des sens » et de la « nuit des esprits ».
14Ma conception de l’œuvre s’orienta dès le début vers la plus haute différenciation des phénomènes sonores : et ceci, comme j’ai pu m’en rendre compte après coup, pour satisfaire selon mes forces aux exigences du « motto » en exergue.
15Les possibilités sonores et expressives éminentes que possède le hautbois ne m’ont nullement paru être l’occasion d’expérimenter librement – j’aimerais explicitement insister là-dessus ! –, mais elle m’ont bien plutôt rendu la tâche plus facile pour fixer ma représentation sonore de façon précise.
16Au niveau de la conception, je me sentis forcé d’intégrer aussi les possibilités sonores du clavecin de façon extrêmement différenciée. Trésors insondables d’un instrument magique, qui ne sont que partiellement découverts à ce jour !
17La composition s’articule en deux parties : la première est une forme ouverte qui, dans ses différents centres de gravité, tend au silence, à l’arrêt. Elle est parfois enrichie d’éléments improvisés et utilise, dans un état de densification temporelle, une suite variable de sections, avant que le hautbois ne se confronte à la pleine sonorité du clavecin dans une écriture de type cadentiel. La seconde partie part du silence pour revenir à lui. Conçue de manière explicitement statique, elle se présente partiellement sous la forme d’une symétrie axiale et globalement sous la forme d’une symétrie centrale.
18Les deux parties sont séparées l’une de l’autre par une « vexatio » [visitation] d’une durée de cinquante secondes, basée sur trois progressions rythmiques différentes qui mènent à une condensation maximale. Cette « vexatio » apparaît en inversion à la suite de la deuxième partie en tant que « eductio » [sortie], donc se volatilisant toujours plus, sous un aspect fantomatique et irréel qui ne dépasse guère le seuil de l’audible.
19Le bref « motto » qui précède les Noctes peut aussi être placé en guise de fin.
Moteti-Cantiones
20pour quatuor à cordes (1962-1963)
21J’ai écrit Moteti-Cantiones, mon premier quatuor à cordes, dans les années 1962-1963, en réponse à la commande de la Tonhallegesellschaft Zürich. Il s’agit d’une œuvre exigeante, très différenciée, composée de plusieurs parties et de couches multiples, et cherchant à exploiter pleinement les possibilités sonores et techniques du quatuor à cordes dans le sens d’une grande ampleur du message musical.
22L’œuvre est dédiée à la mémoire de Stefi Geyer. Une première exécution partielle eut lieu dans le cadre des Juni-Festwochen en 1963 à Zurich (avec le quatuor de la Tonhalle), la première intégrale en 1964 (« Neue Musik aus Deutschland und der Schweiz ») à Bâle (avec la Società Cameristica Italiana).
23Moteti-Cantiones a obtenu le premier prix du Concours de composition de la Ville de Bâle en 1964.
24(1965)
Cantio – Moteti – Interventiones
25pour orchestre à cordes (1963)
26Quand peu de temps après l’achèvement du quatuor, en été 1963, Edmond de Stoutz m’a exprimé le souhait d’obtenir de ma part une œuvre pour le Zürcher Kammerorchester, je lui ai proposé un arrangement de certaines parties de mes Moteti – Cantiones. Le remaniement n’était pas simple du fait que certaines parties du quatuor, qui doivent être jouées librement, ne se prêtaient pas à un traitement pour une grande formation. J’ai donc décidé de renoncer à toute la première partie du quatuor et de me limiter à la deuxième, qui commence avec la grande Cantio lyrique, faisant subir avant tout un remaniement approfondi aux deux Interventiones (Interventio sinistra et Interventio ignis). Je crois que ces parties justement gagnent en sonorité dans la version pour cordes.
27Les parties sont donc : Cantio – (Intonatio – Cantio – Conclusio) – Interventio sinistra – Motetus I – Motetus II – Interventio ignis – Recordatio cantionis – Silentium cantionis.
28Cantio, un « chant » polyphonique et polyrythmique des cordes, dont la partie centrale amène un premier sommet expressif, utilise, à côté des séries d’intervalles, des séries rythmiques et leurs dérivations (quatre formes sérielles : original, rétrograde, addition et soustraction). Cette Cantio est englobée dans les parties extrêmes, Intonatio et Conclusio, lesquelles sont construites en trois sections extrêmement calmes en utilisant nommément la technique du cantus firmus. (Conclusio est le renversement de Intonatio – axé sur si – par sections rétrogrades. À chaque fois, une section de Intonatio forme, en rétrograde, le cadre de Recordatio cantionis).
29Les Interventiones sont les pôles extrêmes opposés de Cantio.
30Interventio sinistra, une partie agitato dure et agressive, se développe sur trois niveaux (temporels et sonores) dans une progression stricte, ce qui provoque pour ainsi dire une intensification dramatique, conduite par les violons, accompagnée et amenée à la conclusion à travers des traces de Interventio sinistra.
31Motetus II est par contre pensé comme préparation de Interventio ignis. Formé de deux parties, il se développe vers un sommet dynamique rompu brutalement. Des interventions à la limite de l’audible colorent la « pause générale » qui suit.
32Interventio ignis se déchaîne avec une force maximale, aussitôt réduite par une succession stricte pour se perdre dans des couleurs irréelles.
33Recordatio cantionis rappelle le souvenir de la lyrique Cantio, et à travers Silentium cantionis l’œuvre retourne au silence.
La chace
34pour clavecin seul (1963)
35La chace a été écrite en 1963 sur une commande d’Antoinette Vischer de Bâle, à qui cette petite œuvre est également dédiée.
36Edith Picht-Axenfeld s’est chargée de sa création en 1965 à Erlangen. Avec Heinz Holliger, elle avait déjà joué en création mes Noctes intelligibilis lucis à Darmstadt en 1961. (Madame Vischer, qui avait les mains particulièrement petites, était expressément d’accord avec cette solution.)
37Je me souviens qu’à l’époque une parole de saint Augustin me préoccupait, que je cite ici de mémoire : « Toutes les créatures aspirent à l’être ; mais plus elles se dépêchent d’être, plus vite elles s’approchent de leur mort ». (Une telle ambivalence entre « affirmation de vie » et « caractère éphémère » me paraissait s’appliquer aussi à une avant-garde musicale au comportement bien arrogant et qui se positionnait comme « absolue » et « légitime ».)
38Le clavecin et sa sonorité « furtive », l’étude des formes précoces du canon et d’un style fugué chez Machaut et ses contemporains (« la chace »), m’ont amené sur la voie d’un procédé en parodie vers une musique « furtive » que j’écrivis en quelques jours. Elle est liée à maints égards à Noctes intelligibilis lucis, mais tente de pousser encore plus loin l’écriture non traditionnelle pour un instrument en soi historique.
39(1991)
Soliloquia
40pour voix solistes, 2 chœurs et orchestre (1959/1964)
41Vers 1952, je suis tombé par hasard sur la reproduction d’un tableau médiéval du sud de la France, Le Couronnement de Marie. Il donnait une représentation de « l’image du monde » paléo-chrétienne – avec le Golgotha au centre de la terre, de chaque côté Rome et Jérusalem, l’enfer sous la surface de la terre, et au-dessus, vers le haut, les sept hiérarchies célestes. Tout de suite après, j’ai commencé à lire saint Augustin avec le plus vif enthousiasme.
42À partir de ses Confessions, j’en suis venu à La Cité de Dieu (le fondement intellectuel de toute représentation du monde au Moyen Âge). Finalement, je parvins à sa prière aussi humble que sublime dans le premier livre de ses Soliloquia, dont l’invocation, la glorification et la sollicitation se combinent et, au-delà, intègrent tout le cosmos dans une vision qui cherche son équivalent.
43J’étais fasciné non seulement par la vision d’un monde parfaitement centré sur l’esprit, mais aussi par la grande beauté du texte, dans la mesure où je devais chercher à prendre celui-ci comme base d’une composition dont les dimensions seraient à peu près correspondantes.
44La prière ne montre aucun déroulement extérieur. Elle s’élève pour ainsi dire en forme de spirale : les mêmes contenus y reviennent sous un nouvel habillage.
45J’ai donc essayé, dans la concentration et l’articulation du texte, et finalement dans la composition elle-même, de rendre ce principe clair : d’un côté, par une polarisation des parties, et d’un autre, par une transformation continuelle de ce qui se ressemble. Ainsi, je dus planifier un cycle en trois parties dont la première trouverait son essence dans l’invocation, la deuxième dans la glorification, et la troisième dans la sollicitation1. De la sorte, Soliloquia apparaît – dans l’ensemble comme dans le détail – quasiment ordonnée en forme d’anneaux concentriques.
46Une courte « Intonatio », dans l’esprit de la musique de chambre, est placée au début de l’œuvre. La première partie principale commence avec l’« Invocatio », une invocation au Créateur (« Deus ») répétée sept fois, qui se croise avec le propos septuple du Père (« Pater »), débouchant sur le « Te invoco » (comme une forme ouverte intensifiée sur deux plans – les solistes alternent avec les deux chœurs – qui s’achève en une forme d’arche concentrique).
47La partie suivante, « Deus veritas » [Dieu est vérité], est une contemplation méditative de Dieu, contemplation qui repose fortement, sans dissimulation, sur l’apparition triple de chaque attribut divin. La troisième partie est conçue comme contre-proposition par rapport à la deuxième, statique et d’un tissu sonore aussi transparent que possible : pendant que le grand chœur apparaît seul en fin de verset (pianissimo), la musique se déploie dans une instrumentation différenciée avec les trois voix d’homme solistes (auxquelles s’ajoute l’alto solo).
48« Cuius Regnum » est pensé comme milieu de la première partie principale. Cette section est d’une brièveté extrême et forme un nouveau pôle opposé à la troisième partie, répondant à la deuxième et simultanément annonçant la deuxième grande partie (les deux chœurs alternent avec les solistes, tous les instruments sont à l’œuvre).
49« Sancte Deus », une cinquième partie en soi immobile, est à beaucoup d’égards apparentée à la troisième. L’indépendance des structures polyphoniques est poussée le plus loin possible. Les cinq « Sancti » s’étendent – tels des éventails sonores – entre ces parties polymorphes. Le mouvement aboutit à l’appel « Te deprecor » (cinq solistes) et se calme dans les linéaments des deux chœurs : « Adveni mihi propitius ».
50« Exclamatio », sixième partie, montre des liens de parenté avec les deuxième et quatrième parties. La basse soliste toute seule commence par une invocation qui émerge du vide comme un hymne. La forme s’intensifie par des sons statiques fortement contrastés qui s’organisent les uns contre les autres. Les contrastes dynamiques sont accentués et élargissent l’espace sonore dans le sens de la résonance. Cette partie s’achève dans une progression qui – proche ici de la quatrième partie – résulte de la superposition de différentes progressions temporelles.
51Dans la septième partie, « Cuius legibus rotantur poli » [dont les lois règlent la rotation des pôles], qui est la seconde partie principale du cycle, la prière de saint Augustin atteint son point culminant, puissant et hymnique, dans une glorification graduelle du Tout. Comme la musique veut être ici le « cœur » du cycle – en soi-même placée au « milieu le plus intérieur » –, j’ai cherché à mettre en évidence l’orientation vers le centre qu’on trouve dans les termes mêmes de saint Augustin, et ce en arrangeant le texte de façon rétrograde et en interpolant (en plus) les mots « Deus de Deo – Deus – Deus de Deo ». Lors de la composition, j’ai cherché à introduire, dans l’élaboration structurelle, tout le spectre sonore (pour autant qu’il soit perceptible pour l’oreille humaine et qu’il soit réalisable par l’effectif de l’orchestre !). Cela m’a conduit à élaborer des structures circulaires ou des séquences en spirale. Augmentation de la densité vers le centre, la « Culminatio » résulte de cette construction globale.
52J’aimerais affirmer mon entière conviction que Soliloquia constitue un cycle ouvert dont les parties (même après achèvement de toute l’œuvre) peuvent être exécutées individuellement ou par deux. Soliloquia n’est en aucun cas un « work in progress », une œuvre qui s’établit à vue d’œil dans sa conception sous la plume du compositeur – autant la composition globale que les dimensions de l’œuvre m’étaient tout à fait présentes à l’esprit en 1959, au début de la composition. Malgré cela, je dois souligner que la conception de cet oratorio comme un cycle fermé, indivisible, lui convient tout aussi peu.
53La disposition comme cycle dont les parties individuelles peuvent revendiquer une certaine autonomie est aussi justifiée de la part du texte. C’est surtout le trait caractéristique statique du cycle qui devait m’entraîner vers cette idée formelle. Je suis loin de vouloir irriter l’auditeur par une exécution d’une ou deux parties de n’importe quelle manière. Je crois bien plus que « l’absolu d’une œuvre indivisible » qui, pour ainsi dire, serait élevée sur un piédestal, est incompatible avec ma musique. Les trois grandes parties de ce cycle – séparées, par deux, ou ensemble – voudraient, c’est du moins ce que j’espère, amener à la réalité sonore quelque chose de l’« objet » mental irréel-insaisissable de ma musique, « objet » qui ne peut pas non plus être compris comme monumental. On n’enferme pas des « contenus » transcendants dans des cycles fermés.
Alveare vernat
54pour flûte et 12 cordes solistes (1965)
55Les microstructures d’Alveare vernat sont soumises – comme dans mes compositions antérieures Moteti-Cantiones et Soliloquia – à des techniques sérielles très ramifiées, en fréquente transformation, amplifiées à certains endroits par l’introduction de quarts et de tiers de ton. En revanche, la macrostructure de l’œuvre tend à explorer des possibilités qui laissent une plus grande place à l’irrationnel.
56Je suis parti d’une esquisse temporelle élaborée minutieusement ; elle articule la durée totale de l’œuvre de manière complexe par un recours à tout un ensemble de proportions, de progressions diverses, ainsi qu’à leurs interférences. La division en deux parties perceptibles est une conséquence de la forme adoptée, et non pas son but. Mon intention était avant tout de créer à partir d’un matériau fixé de manière relative une musique qui évoque un sentiment de devenir et d’écoulement du temps. Je souhaitais donner à l’œuvre un double sens avec le titre énigmatique de « on sent le printemps dans la ruche ».
57Les arts semblent aujourd’hui saisis de furie, d’impatience, d’excitation fiévreuse. Demeure l’espoir que ces signes nous amènent un « nouveau printemps ». L’œuvre est composée en souvenir du grand croyant du Monte Alverna, saint François d’Assise. C’est la raison pour laquelle le titre évoque le nom de cette montagne.
Askese
58pour flûte, voix parlée et bande magnétique, sur un texte de Günter Grass (1966)
59L’œuvre a été écrite sur une suggestion d’Aurèle Nicolet pour la fondation suisse Alte Kirche Boswil et y a été jouée en création lors d’une « soirée lyrique » avec Nicolet et Günter Grass.
60J’ai tenté de remodeler le poème de Grass avec les moyens de la musique. Un mélodrame me semblait exclu, ne serait-ce qu’en raison de l’impossibilité de relier la voix épaisse et élastique du poète à la sonorité d’une flûte.
61La bande magnétique, composée uniquement d’extraits séparés de Nicolet (flûte, piccolo, flûte alto) et de Grass (mots et citations du poème), sert de lien entre la flûte et le récitant et accroît ainsi, par cette synthèse, la force de l’expression.
To Ask the Flutist
62pour flûte seule (1966)
63La pièce a été conçue en rapport avec ma composition Askese pour flûte, récitant et bande magnétique, que j’avais écrite pour une soirée musicale et littéraire de la fondation suisse Alte Kirche Boswil sur une suggestion d’Aurèle Nicolet et sur un texte du même nom de Günter Grass, lequel s’est d’ailleurs chargé de la partie parlée lors de la création.
64La bande magnétique accompagnatrice, que j’avais mise au point en premier, utilisait uniquement des extraits d’enregistrement de Nicolet (flûte, piccolo, flûte alto) et de Grass (citations du poème). Il me restait alors à travailler sur la partie pour flûte. Pour me rendre ce travail plus attractif, mais aussi plus difficile, je me décidai à écrire cette voix de façon à ce qu’elle puisse également faire sens en tant que composition indépendante pour flûte seule… Ainsi naquit un bref cycle à jouer attacca : après une brève entrée suit une partie cantabile, dont les éléments peuvent être joués en alternance ou en interpolation. La troisième partie est caractérisée par une condensation formelle continue sur trois niveaux temporels distincts. En clôture, une codetta traite tous les éléments des parties précédentes.
65Le titre « To Ask the Flutist » [Demander au flûtiste] veut dire d’une part « appartenant à Askese », et indique d’autre part que c’est à l’interprète de cette pièce virtuose de prendre des décisions à propos de certains de ses aspects formels et sonores.
66(1966/1988)
James Joyce Chamber Music
67pour harpe, cor et orchestre de chambre (1966-1967)
68J’ai composé cette œuvre entre l’été 1966 et l’été 1967 sur une commande de la Radio suisse. Elle est dédiée à la harpiste Ursula Holliger.
69Le titre est une référence à cette œuvre de jeunesse absolument étonnante du grand poète irlandais, un cycle de trente-six poèmes auquel Joyce a lui-même donné le titre de Chamber Music. Le lien entre ma composition et la Chamber Music de Joyce est à la fois subjectif et maintes fois rompu. J’ai reflété la poésie de Joyce d’une manière qui écartait l’idée de « mise en musique » du cycle ou des parties du cycle poétique. J’ai plutôt tenté d’utiliser comme un tout le processus spirituel bouleversant que reflètent ces poèmes, et d’en faire ainsi le point de départ d’une composition. En d’autres termes : j’ai médité, en tant que compositeur, sur le cycle lyrique de Joyce, sans prendre possession de lui. Les liens immédiats avec le texte sont par conséquent très rares. Les allusions à certains poèmes (par exemple « The bridal wind is blowing… » [Le vent nuptial souffle] ou « My dove, my beautiful one, Arise, arise… » [Ma colombe, ma belle, lève-toi, lève-toi !]2) n’ont d’autre intention que d’ouvrir des fenêtres sur l’intériorité du texte ; une poésie qui témoigne d’ailleurs d’une proximité presque stupéfiante avec la résonance mystique du Cantique des Cantiques de Salomon. Les parties formelles isolées de la James Joyce Chamber Music doivent être jouées sans interruption. Cela signifie que je voudrais laisser les formes d’audition osciller entre les tendances formelles contrastées et celles qui permettent à l’œuvre de se déployer.
70Il est difficile d’esquisser succinctement les principes et les techniques de composition à la base de cette œuvre. En bref, les microstructures forment un arc partant de l’utilisation de hauteurs et de segments rythmiques fixés dans des combinaisons très ramifiées et aboutissant à l’emploi de diverses progressions et prolations sous l’influence de complexes de quarts de ton, d’une rythmique individuelle, de processus aléatoires discrets et d’une composante sonore différenciée.
71Les « Pastoral rotas », une partie formelle fermée sur elle-même, ne sont pas si éloignées d’un scherzo classique (Introduction – Tutti – Agitato – Tutti – Lento – Agitato – Tutti), avec une transformation qui se propage de façon croissante. La « Second Chamber Music » combine la harpe, le cor, la flûte alto, le cor anglais et la clarinette en la et mène directement à une recomposition du lento de « Pastoral rotas » (« The bridal wind is blowing »). La « Third Chamber Music » est caractérisée par des notes élevées de la harpe, par des lyrismes du cor et un enchaînement en filigrane de cordes solistes (dix violons, cinq altos).
72Cette dernière comporte d’ailleurs trois parties : molto tranquillo (harpe, cor et cordes solo), ensuite la véritable « Third Chamber Music » (harpe, cor, piccolo, flûte alto, clarinette) avec une sorte de cadence des deux instruments solistes faisant la transition vers une recomposition du molto tranquillo (ici dix violons, cinq altos et cinq violoncelles).
73La brève « partie finale » amène de façon continue de nouvelles formulations de toute la matière musicale. Elle est caractérisée par une dynamique et une densité augmentant progressivement, par une extrême multitude de couches que l’on pourrait appeler une « polyphonie de groupes », et finalement par des processus aléatoires discrets et des tempos individuels, à savoir dépendants de chaque interprète. Il se crée ainsi un contraste par rapport au lyrisme prononcé des parties principales.
74Quant à la forme interne, je voudrais que ma musique ne révèle pas le mystère sur lequel elle médite, mais le préserve au contraire comme une totalité, qu’elle éclaire cet élément énigmatique, qu’elle résonne par lui (ou se taise), mais qu’elle ne dissolve jamais l’élément sacré…
Tenebrae
75pour orchestre (1966-1967)
76L’œuvre a été écrite entre le printemps 1966 et l’automne 1967 ; elle est dédiée à Paul Sacher qui en avait fait la commande. Le titre évoque l’éclipse de soleil – l’obscurcissement de la vie – le Golgotha… L’œuvre comporte trois parties principales qui s’enchaînent sans interruption. La seconde et la troisième sont reliées par une « transitio » en deux parties. Alors que dans la première partie les couleurs claires dominent, la deuxième est marquée par les ténèbres et l’agonie. Après la « transitio », la troisième partie acquiert un caractère rayonnant et aboutit finalement à l’éclat de tout l’orchestre.
77Dans la deuxième partie, le cœur de l’œuvre, j’ai tenté d’élaborer de nouvelles structures rigoureusement polyphoniques en quarts de ton (un canon proportionnel à dix-huit voix constitue le point culminant de ce travail contrapuntique). La rythmique de la deuxième partie n’est pas dérivée des proportions traditionnelles (1:2:3:4…), mais se fonde exclusivement sur des rapports temporels logarithmiques, qui jouent également un rôle important dans les autres parties. De même, les relations formelles micro-et macroscopiques, qui se chevauchent l’une l’autre, sont articulées à l’aide de ces rapports logarithmiques et de la section d’or.
78Lorsqu’en été 1964, Paul Sacher me demanda si je voulais lui écrire une œuvre orchestrale importante, j’eus aussitôt à l’esprit qu’elle allait être confrontée avec toutes les œuvres qu’il avait suscitées. Au sentiment de joie se mêlait une angoisse croissante devant la grandeur de la tâche que je m’étais fixée. Je choisis le thème de « l’éclipse de soleil » non pas dans le sens d’une description à la Stifter par les moyens de la musique, mais plutôt au sens intemporel et général d’un symbole : victoire de l’imagination centrée sur la figure spirituelle de l’homme aujourd’hui, dont le domaine le plus intime est traversé avec une force irrésistible par ce qui n’est pas du ressort de l’homme et reste insaisissable. On pourra peut-être me pardonner d’être resté dans les marges de ce que l’on appelle habituellement « musique d’orchestre ». Je crois que les instruments que j’ai utilisés sont pour ainsi dire soumis à la même pression que celle que je supportais lors de la composition de Tenebrae.
79L’œuvre, créée par Mario di Bonaventura à la tête de l’orchestre de la Radio de Katovice à l’Automne de Varsovie en septembre 1968, a reçu le prix Beethoven de la Ville de Bonn en 1970.
Sabeth
80pour flûte alto, cor anglais ou alto et harpe (1966-1967)
81J’ai écrit ce petit trio sur une suggestion de Franz Wurm pour une émission de Radio Zurich à l’occasion du soixantième anniversaire de Günter Eich.
82L’œuvre s’inspire d’une pièce radiophonique profonde de Eich, Sabeth, sans qu’il soit question de la considérer sous une forme ou une autre comme de la musique pour pièce radiophonique. C’est bien plutôt l’univers irrationnel et magique de cette pièce littéraire qui, dans ses aspects principaux, vit de silence, que j’ai voulu rendre audible dans ma musique.
83Sabeth appartient – aux cotés de Tenebrae, Psalm of Christ et Tempora – à ces compositions des années soixante où je cherchais à rompre avec une rythmique quantitative par la négation des unités de durée (rapports de durées logarithmiques représentés en notation spatiale), et par ailleurs je cherchais aussi des structures d’intervalles en quarts de ton et de l’aléatoire « à petite échelle » (Lutosławski).
Psalm of Christ
84pour baryton et 8 instruments (1967)
85L’œuvre est une commande du Brighton Festival et y a été créée le 29 avril 1967 par le jeune soliste Michael Rippon sous la direction de John Aldis. Elle est basée sur les versets du Psaume 22 dans la version anglaise de King-James. Bien qu’il s’agisse d’une musique expressive, compréhensible de façon immédiate par l’auditeur, je me permets d’attirer l’attention sur son aspect rationnel.
86Deux éléments compositionnels sont essentiels : premièrement, la fragmentation et la riche articulation du temps musical, tout en maintenant la plus grande unité du tout ; deuxièmement, l’utilisation et le développement polyphonique strict d’une structure en quarts de ton. L’articulation du temps, qui débouche sur des relations formelles petites, moyennes et grandes, repose tout au long de la pièce sur la base du nombre d’or, ainsi que sur des relations temporelles logarithmiques qui se recoupent de façons multiples. Non seulement les données formelles, mais aussi toute la rythmique repose sur des relations logarithmiques en lieu et place des traditionnelles proportions de nombres entiers. Les structures en quarts de ton utilisées dans Psalm of Christ sont déduites de l’ordre sériel des hauteurs par des diminutions. Leur utilisation devient de plus en plus dense et, au fur et à mesure du déroulement de la pièce, elles prennent le dessus, ensemble avec des modifications colorées de timbres dans l’extrait du texte qui se rapproche de l’agonie. Par contre, l’épilogue (The meek shall eat… [Les malheureux mangeront]), chanté par le baryton seul, est exempt d’une organisation en quarts de ton. L’écriture mélodique atteint alors un caractère chanté proche du diatonisme, qui fait contraste.
Ascensus (1969)
87pour flûte, violoncelle et piano
88Ascensus a été composé en 1969. C’était une sorte de travail de circonstance dont l’incitation provenait d’un ami pianiste, après une interruption de plus d’un an de mon activité de compositeur. Le morceau traite de la folie qui s’empara de l’homme à l’époque où les Américains s’apprêtaient à marcher sur la lune… (« Bienheureux les pauvres, car ils posséderont la lune », Ernesto Cardenal : Oráculo sobre Managua). J’introduisis ainsi dans la première partie une page de partition graphique qui n’était rien d’autre que la « transcription » d’une carte de la lune, dont les trois instruments se partagent la mise en musique (selon le quartier de lune présent le jour du concert). Une note de bas de page ajoute cette précision : « Dès que la face cachée de la planète aura été suffisamment explorée, cette feuille devra être remplacée »). La deuxième partie offre un reflet de la « lune comme principe moral », tel qu’il apparaît dans les mythes de la plupart des civilisations. Mais si, dans la première partie (et pas seulement dans la carte lunaire), les moyens et les méthodes de composition tendent vers l’irrationnel, dans la seconde partie, je les ai utilisés de manière délibérément rationnelle et compréhensible. Il m’est depuis clairement apparu qu’Ascensus était en fait un premier essai sur la nouvelle conception de la vie suscitée par le mouvement de 1968.
89(1982)
Tempora
90Concerto pour violon et petit orchestre (1969-1970)
91Je me suis ici passablement éloigné de l’idée traditionnelle du concerto, selon laquelle l’instrument soliste doit dominer, briller, parfois accompagner ou alors se taire. J’avais bien plutôt à l’esprit une sorte de symbiose musicale dont l’équilibre serait soumis à des déplacements continuels. Une domination pure du violon solo n’est voulue qu’en peu d’endroits – néanmoins décisifs.
92Par ailleurs, il m’importait beaucoup de garder ouvert pour la composition un large spectre de possibilités sonores propres à la technique du violon. C’est dire que je ne voulais être limité ni par le noyau traditionnel, ni par des techniques de jeu dénaturées, périphériques, proches du bruit.
93À ces réflexions concernant l’instrument soliste firent face, dès le début, des visions musicales irrévocables qui déterminèrent l’effectif peu usuel de l’orchestre et provoquèrent des approches et des méthodes compositionnelles bien définies.
94Je tenterai au moins de toucher à l’essentiel des trois parties principales, jouées sans interruption.
« Genesis »
95Le phénomène sonore naît à partir d’un bruit originel. J’ai essayé de composer non pas en un sens illustratif, mais plutôt à partir du rien. Ceci veut dire que mes moyens compositionnels se mettent en place successivement et comme par hasard, bien qu’une combinatoire stricte règle leur apparition. Une fois présents, ils engendrent leur propre conséquence… (Une triple superposition d’ondes temporelles conçue de façon continue produit des transformations constantes, des mutations, en interprétant de nouvelles constellations comme point de départ pour des similitudes et/ou des oppositions.)
96J’ai tenté de m’en tenir au principe de l’autogenèse tout au long de « Genesis », donc aussi lorsque l’interprétation compositionnelle de ce principe me menait vers des subjectivations toujours plus prononcées (de l’extérieur à l’intérieur).
« De natura »
97Une fenêtre est ouverte vers l’intériorité. Le monde intérieur résonnant est impossible à embrasser du regard. Ses limites échappent à l’oreille – une comparaison serait-elle utile ici ? Si l’on pouvait cerner toute la population de notre planète d’un seul coup d’œil, elle nous apparaîtrait comme une structure cohérente, raisonnablement déterminée. Mais dans le petit découpage de notre horizon quotidien, elle se montre accidentelle, insaisissable.
98Contrairement à « Genesis », les moyens compositionnels n’ont ici aucune conséquence propre, immanente. Ils apparaissent et disparaissent, ceci n’importe quand et dans une portion de temps fortuite. (Tendance contraire : à partir d’un ensemble d’échantillons aléatoires, j’ai choisi un modèle – par hasard – et l’ai cependant considéré de façon si absolue qu’il se laissa différencier jusque dans les moindres détails par des processus pseudo-sériels.)
99La désignation « De natura » ne renvoie donc pas à une description de la nature, mais sous-entend que je cherchais à objectiver un psychogramme par des processus apparemment rationnels (« De natura animae … » – de l’intérieur vers l’extérieur).
« Quod libet – quod facet – quod nescitur »
100Afin d’accentuer le caractère de l’instrument soliste du point de vue discursif, d’autres caractères instrumentaux apparentés ou contrastants s’allient au violon, individuellement, par paires ou en petits groupes. Chacun de ces instruments se meut au sein de sa propre sphère privée (hybris super-individualiste ! ?). Seul le violon solo est sujet à des transformations en imitant ou en anticipant successivement la guitare, l’alto, la mandoline et le cor. Par la superposition ultérieure et toujours plus dense de ces groupes, auxquels s’ajoutent, de nouveau peu à peu, tous les instruments isolés avec leur propre sphère privée, se développe une intensification exaltée (super-reprise monumentale…). Ici mon imagination ne devait s’enflammer pour aucun principe préétabli, si ce n’est l’idée insaisissable du point de vue rationnel, mais néanmoins profonde, d’une conjunctio oppositorum.
101Nota bene : « Quod libet » – ce qui plaît – montre bien certaines caractéristiques du collage. Mais ma principale préoccupation était de transcender, dans un processus d’embrasement ininterrompu, tous les contenus encore tangibles dans « quod tacet… quod nescitur…. » [ce qui est tu… ce qui n’est pas su]. La pièce se clôt sur une musique funèbre en forme de conduit (conductus).
…Inwendig voller Figur…
102pour chœur, bande magnétique et orchestre (1970-1971)
103L’œuvre respecte la disposition sonore suivante :
- Voix de chœur divisées en différents groupes (il faut un minimum de cinquante choristes, femmes et hommes).
- Une bande magnétique à quatre pistes, élaborée exclusivement à partir d’enregistrements des voix du chœur, des trombones et des percussions. Elle est diffusée en trois parties et passe par l’intermédiaire de quatre groupes de haut-parleurs puissants au fond et au milieu de la salle.
- La sonorité du chœur et la bande magnétique sont confrontés à un grand ensemble orchestral, qui regroupe un nombre relativement important d’instruments à vent (bois et surtout cuivres), un nombre tout à fait limité d’instruments de percussion (en deux groupes, sur les côtés de l’orchestre), deux harpes et, pour ce qui concerne les cordes, dix altos et huit contrebasses.
- Un nombre relativement important de voix isolées issues du chœur – dont sept utilisent aussi des microphones – assument des tâches essentielles, qui sont pour la plupart solistiques. L’amplification de ces voix par haut-parleurs est conçue comme un lien acoustique avec les modifications sonores et les phénomènes de dénaturation de la bande magnétique.
- Les voix isolées, diffusées par un groupe de haut-parleurs indépendant (des deux côtés de l’estrade), tout comme les enregistrements magnétiques à quatre pistes, sont réglés par une table de mixage située au milieu de la salle. Comme il ressort de ce que j’ai dit, l’évocation d’effets spatiaux quadriphoniques et polyphoniques constitue un élément essentiel de cette œuvre. Dans une restitution enregistrée, la pluralité du son spatial est malheureusement réduite à un unique niveau acoustique, à la seule stéréophonie.
104Le travail très intensif sur l’Apocalypse selon saint Jean, considérée comme un tout – dans la perspective d’une analyse formelle et morphologique de la vision –, a considérablement marqué la forme de l’œuvre. Au début, la morphologie temporelle de cette vision m’a intéressé d’une manière très générale, je n’y incluais pas encore ses contenus ou ses messages. Je suis ainsi parvenu à un cas-modèle – extrêmement central, pour ainsi dire – capable, je le pense, de dire des choses importantes sur la manière dont les visions en général surgissent dans la conscience humaine. J’ai ainsi pu me faire une idée sur la problématique de l’expérience du temps dans une conscience élargie. Je n’ai trouvé que récemment une confirmation de cette expérience, en la comparant avec les résultats obtenus par Henri Michaux – les tentatives d’élargissement de la conscience qu’il avait menées sur lui-même (voir L’Infini turbulent, 1957).
105C’est précisément le caractère général de ces découvertes formelles qui m’a permis d’ordonner tous les extraits de textes comme une « structure temporelle » neuve et ouverte, qui reste et doit rester inachevée. Ces extraits ont tous été choisis selon des critères divers et sont liés les uns aux autres de manière pluraliste : aucune succession temporelle ne les maintient plus en cohésion. L’Apocalypse, en tant que totalité, se dérobe à toute maîtrise artistique. À la fin de ma partition se trouvent – inéluctablement – les mots NON FINIS.
Hiob 19
106pour chœur et 9 instruments (1971)
107La théologienne allemande Dorothee Sölle a écrit un jour qu’une souffrance muette est une souffrance inutile. Inutile parce qu’elle ne donne pas l’impulsion pour changer ce qui l’a provoquée. La souffrance humaine doit s’exprimer, trouver une parole, pour être à même de provoquer un changement.
108La souffrance des faibles et des offensés a été de tout temps – et elle l’est encore aujourd’hui bien trop souvent – une souffrance muette, sans la force suffisante pour s’exprimer par une plainte, et à plus forte raison par une protestation.
109Je vois dans certains textes du livre de Job (auxquels Ernst Bloch a plusieurs fois fait référence dans le même sens) l’un des premiers signes d’un soulèvement fort et ostensible.
110La musique, en tant que langage émotionnel, a la possibilité et, comme je le crois, la mission de porter à l’expression la souffrance muette de millions d’êtres humains aujourd’hui. C’est pour moi avant tout le cri capable de donner la parole à cette souffrance anonyme. Avec ma musique, j’aimerais contribuer modestement à ouvrir les oreilles sourdes ainsi que les cœurs.
Ein Hauch von Unzeit
111pour une formation variable (1972)
112Ein Hauch von Unzeit [Un souffle d’intemporalité] a tout d’abord été conçu dans une version pour flûte seule et est dédié à Aurèle Nicolet.
113Le sous-titre, « Plainte sur la perte de la réflexion musicale – quelques madrigaux pour flûte seule ou flûte avec des instruments à choix… », tout à la fois indication de jeu et programme « inactuel » – signale également l’origine de ce motif initial plaintif qui sort du temps et chemine dans l’intemporel : la chaconne tirée de l’opéra Didon et Énée de Purcell, qui porte le titre de « plainte ».
114J’en ai presque simultanément écrit une deuxième version pour piano (pour piano à une main et demie…), qui parfait déjà la formulation des ébauches indiquées dans le « programme » d’une version quasi canonique de la pièce.
115La version multiple – Ein Hauch von Unzeit III – réalise un état en suspens entre le canon strict et l’aléatoire, où chaque musicien disposé dans l’espace apporte à l’ensemble sa « transposition idiomatique » de la partie pour flûte. L’omniprésence de la musique, de ses motifs, ne se réalise pas seulement dans l’espace, mais aussi dans une « simultanéité fluctuante ».
116J’ai ainsi concrétisé ma demande explicite aux interprètes potentiels d’élaborer leurs propres arrangements de l’œuvre. Plusieurs musiciens donnèrent suite à cette demande. Ainsi sont nées entretemps des versions pour guitare (Cornelius Schwehr, Günther Schneider), pour accordéon (Hugo Noth), pour contrebasse (Fernando Grillo), pour violon (Hansheinz Schneeberger), pour alto, violoncelle et contrebasse (Trio Basso, Cologne) et par moi-même pour voix chantée et alto (sur des paroles de Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Max Bense).
Schattenblätter
117pour clarinette basse, violoncelle et piano (1975)
118Ces Feuilles d’ombre (Schattenblätter) furent composées en 1975 pour les « Due Bœmi », Josef Horák et Emma Kovárnová, qui en assurèrent la création à Prague dans une version pour clarinette basse et piano. L’œuvre est dédiée à mon ami tchèque Marek Kopelent. En exergue de la partition, j’ai noté : « Feuilles d’ombre… Feuilles caduques dont la constitution anatomique témoigne d’une forte dépendance par rapport à l’exposition à la lumière. Situées au cœur du feuillage ou sur la face nord des arbres, les feuilles d’ombre sont sensiblement plus tendres, plus fines, mais aussi plus grandes que les feuilles exposées au soleil » (Brockhaus, Wiesbaden, 1973).
119Par-dessus une partition de piano fortement charpentée et structurée, dont la plus grande partie des harmonies est disposée symétriquement autour des sons do dièse et mi bémol – ces derniers reviennent fréquemment sous forme d’harmoniques –, s’élèvent deux voix, telles des ombres, largement indépendantes de la partition de piano, et dont la substance sonore est très douce. Exception faite de quatre éclats (ou cris) distincts, répartis sur toute la durée du morceau.
120La matière sonore des deux instruments graves, qui tend à s’épanouir progressivement en mouvements facilement identifiables, a été constamment morcelée et redistribuée de manière délibérément mécanique sur l’ensemble du morceau. Cela crée une sensation de temps qui confère une expressivité sonore à l’extrême isolement, à l’extrême solitude. Cette musique voudrait rappeler le sort de tous ceux qui sont prisonniers pour des raisons de conscience.
Transpositio ad infinitum
121pour violoncelle solo (1976)
122Composée sur la suggestion de Mstislav Rostropovitch, en hommage à Paul Sacher pour son soixante-dixième anniversaire, l’œuvre est basée sur la suite des hauteurs fournie par le nom du mécène bâlois (eS A C H E Re = mi bémol, la, do, si, mi, ré). J’y ai développé un certain nombre de spéculations et j’y ai trouvé des réponses musicales à des questions quasi économiques sur le problème de la croissance. Depuis le milieu des années soixante-dix, l’idée de produire une « sémantique structurelle » (voir Senfkorn ou Schattenblätter) n’a cessé de me préoccuper ; j’ai donc trouvé un procédé permettant de multiplier les six hauteurs tirées du nom de Sacher, en utilisant des méthodes de transposition en spirale relativement sophistiquées, susceptibles en principe d’être poursuivies à l’infini (transpositio ad infinitum). Ayant atteint un « capital » de 1 111 hauteurs, je me suis arrêté. J’ai divisé ce total en huit séries à peu près identiques, à partir desquelles j’ai composé huit « séquences » qu’il faut jouer « le plus rapidement possible ». D’un côté, la virtuosité de Rostropovitch, de l’autre, son désir de conserver à cette contribution musicale la plus grande brièveté possible, et troisièmement, ma volonté d’atteindre autant que possible « à court terme » l’« objectif de croissance » que je m’étais fixé : tout cela a débouché sur une pièce solo d’une très grande difficulté, tant sur le plan technique que musical, alliant les possibilités d’un jeu de la main gauche développé et d’une technique d’archet virtuose et différenciée. Y interviennent sept formes d’articulation et six manières diverses d’exécuter l’œuvre, moyennant toutes les combinaisons possibles qui musicalement se traduisent par huit vitesses rythmiques différentes (4:5:6:7:8:9:10:11). Les motifs rythmiques résultent de procédures complexes de distribution déjà développées dans Senfkorn. Le résultat final donne pour chacune des séquences I-VIII des durées d’exécution variables pour un même tempo, bien que la série des sons ait toujours été sensiblement identique. Avec tout cela, le fait que mon Hommage à Paul Sacher ait exclu, en raison des procédés compositionnels employés, l’aspect plus privé de mes rapports avec ce grand mécène, me gênait. Aussi y ai-je associé, à partir des lettres du prénom « Paul », une thématique poétique de six fragments (intermèdes) qui mettent au premier plan un élément lyrique (P/L) ou un timbre particulier (A/U), et qui sont, partant, plus personnalisés, composés avec une plus grande liberté.
123(P signifie Piano dolce, con espressione ; A, Aliquote ; U, Untertöne [harmoniques inférieurs] ; L, Lento, molto espressivo.)
Erinnere Dich an G…
124pour contrebasse et 18 instruments (1976-1977)
125C’est à Fernando Grillo que revient le mérite de m’avoir ouvert des horizons insoupçonnés sur les possibilités de son instrument. Aussi ai-je tenté de créer une musique à partir de sa sonorité. Quelles préférences peut bien avoir un contrebassiste en matière de timbres ? Grillo m’a parlé de cors, de clarinettes, d’altos, de timbales, d’une scie musicale… Bien entendu, je n’ai pas suivi sa proposition à la lettre ; pourtant, l’ensemble retenu est nettement dominé par la présence de trois clarinettes (dont deux clarinettes basses), des cors et des altos. Pour la totalité de l’œuvre, la contrebasse est accordée de manière inhabituelle (mi bémol – si – mi – si bémol). Il découle des trois intervalles différents un large éventail d’harmoniques et de doubles harmoniques naturels.
126Le contenu de cette œuvre est pour moi très précis et très concret. Je suis parti d’un poème de la théologienne Dorothee Sölle, dont voici un extrait :
« Souviens-toi de Gotama, jeune homme de bonne famille
qui fut si bien gardé, si bien protégé,
qu’en faisant une promenade dans le parc
à l’âge de dix-huit ans, il prit peur
en voyant quatre personnages
que l’on te cache volontiers à toi aussi
la maladie, la faim, la vieillesse, la mort…
Celui dont je vais te raconter l’histoire
lui aussi les a rencontrés
tandis qu’il parcourait son pays…
Il les rencontra tous
mais il ne se retira pas sur le mont de la sagesse
non, il les invita à manger
ils ont pris place à sa table…
ils ont parcouru avec lui les chemins poussiéreux… ».
127Fidèle à l’esprit de ce poème, je n’ai pas interprété G… comme signifiant « Gotama », mais plutôt le « Crucifié » (« Gekreuzigte »), le « Torturé » (« Gefolterte »), le « Camarade » (« Genosse »), et enfin le « Golgotha ». Notre problème est en effet que nous ne parvenons pas à nous situer par rapport à la souffrance des centaines de milliers d’êtres humains qui vivent dans les prisons et qui sont torturés. Quand quelque chose d’indicible se produit à grande échelle intervient un blocage psychologique, un refus d’en prendre acte. En ce sens, le titre de mon œuvre invite à se souvenir de quelqu’un de précis, à se solidariser avec une personne déterminée. Pour surmonter l’abandon total, une chose surtout est nécessaire : le souvenir. C’est en lui également que réside l’une des chances de la musique contemporaine.
128J’ai articulé l’œuvre en quatre parties. Une brève introduction présente, comprimée au maximum, la forme générale du tout : quatre entrées de la contrebasse, dans un style furioso, comportant chacune l’une des quatre cordes à vide en son centre. Chacun des « mouvements », ensuite, repose sur un principe de composition particulier et bien défini :
- « Invention sur les glissandos » – plusieurs niveaux, articulation irrégulière du temps.
- « Invention sur les accords et les bruits » – articulation symétrique du temps.
- « Invention sur les harmoniques et les sonorités spectrales » – articulation symétrique du temps, la plus grande densité étant située au centre.
- « Invention sur les pizzicatos » (tombeau de celui qui mourut sous la torture) – les cordes à vide de la contrebasse sont exposées à nu, l’articulation du temps se résorbant jusqu’à la dissolution et l’agonie.
129Dans chacune des parties, l’idée centrale de la suivante est évoquée, à la manière d’une citation anticipée. D’une partie à l’autre, la musique se transforme en une sorte de désert sonore ; l’un des procédés principaux consiste à multiplier les silences. La musique subit le sort du sujet qui l’a inspirée : elle se meurt. La mort marque une coupure, mais l’homme a appris à atténuer l’impact de celle-ci ; pour ce faire, il se souvient… La mise à nu des cordes à vide de la contrebasse tend, dans la quatrième partie, vers la tonalité de mi bémol. Celle-ci appelle ainsi la citation d’une pièce baroque pour luth, le début d’un « tombeau » de Sylvius Leopold Weiss.
130Nota Bene : Pour la version révisée avec live electronics, Erinnere dich an Golgatha [rappelle-toi Golgotha] (2010), voir plus loin à la fin des Notices.
…Ohne Grenze und Rand…
131pour alto et petit orchestre (1976-1977)
132…Ohne Grenze und Rand… […Sans limite ni contour…] fut composé en réponse à une commande de la Radio sarroise. Le titre est emprunté à une parole de Hui-Nemg (678-713), le fondateur du bouddhisme zen chinois, au sujet du cœur (terme qui ne doit pas être compris ici comme il l’est dans le monde occidental, à savoir un synonyme de l’âme, mais comme représentant plutôt la dimension de l’Espace existentiel) : « Le cœur est aussi large et vaste que les royaumes vides de l’espace ; il est sans limite ni contour. […] Il n’existe dans le cœur aucune grandeur mesurable » (cité d’Hisamatsu, L’Abondance du Vide). Par opposition à cela, la socialiste (et mystique !) française Simone Weil définit l’espace existentiel comme pénétration de la solitude de l’individu : « Parmi les êtres humains, on ne confère d’existence complète qu’à ceux qu’on aime. […] Croire à l’existence d’autres êtres humains en tant que tels : voilà l’amour. » (Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce).
133Dans cette œuvre qui peut être considérée d’une certaine manière comme le dernier mouvement d’Erinnere Dich an G… composé juste avant, j’ai tenté de soumettre une musique structurée jusque dans ses moindres détails à divers processus de transformation et de superposition, tels que le résultat sonore produise, sous des aspects continuellement nouveaux, une « beauté » semblable à quelque chose « qui coule ». Sa substance émotionnelle, de ce fait, est seulement suggérée. L’essentiel du développement est basé sur les cinq premières mesures, que l’on peut considérer comme un exergue. Il n’y a pas de contours précis, le son apparaît puis disparaît. Aucun des instruments ne domine. L’alto est certes responsable de la couleur de l’œuvre – tout naît pour ainsi dire de son timbre –, mais il ne s’impose absolument pas. Au contraire, l’orchestre l’entoure comme un cocon, et l’instrument soliste se fond dans sa sonorité jusqu’à se faire oublier. La musique se développe par petits cercles augmentant constamment leur diamètre ; elle ignore les oppositions et les subdivisions trop marquées, évoluant très lentement, imperceptiblement, comme si elle naissait d’elle-même. J’ai ainsi essayé de créer une musique de résistance intérieure, une musique pleine de vie en un temps où s’accroît l’érosion du domaine de l’esprit, sans m’abandonner à une esthétique nostalgique, tournée vers le passé.
Oiseaux d’argent
134pour une à trois flûtes (1977)
135J’ai écrit Oiseaux d’argent, à l’origine, pour flûte seule ou pour trois flûtes, sur une suggestion de Pierre-Yves Artaud. Cette petite œuvre, qui devrait être considérée avant tout comme une contribution pédagogique au répertoire de la flûte, lui est dédiée ainsi qu’à ses élèves.
136À côté d’une profusion de musique nouvelle pour flûte (Aurèle Nicolet a parlé d’épidémie), dont la plus grande part n’est accessible qu’aux flûtistes professionnels (et même souvent aux seuls spécialistes), il existe de nos jours quelques études destinées aux étudiants. Mais même ces études spéciales sont trop difficiles pour des jeunes de niveau moyen et pour les nombreux flûtistes amateurs intéressés. Pourquoi donc un jeune devrait-il attendre des années pour pouvoir aborder la musique de notre époque ?
137Pierre-Yves Artaud a tenté de combler cette lacune en stimulant plusieurs compositeurs à écrire des pièces courtes, informatives, « faciles ». (On les trouvera auprès des Éditions musicales Transatlantiques.)
138Oiseaux d’argent est composé de manière à ce que les trois « séquences », dont chacune présente sa propre physionomie riche de contrastes tant au niveau flûtistique que musical, puissent être jouées aussi bien, et dans n’importe quel ordre, l’une après l’autre (flûte seule) que simultanément sous forme de trio (éventuellement aussi de duo). L’option simultanée laisse à chaque interprète un certain espace de liberté agogique ; l’exercice n’implique donc pas une soumission rigoureuse, mais une écoute et une réaction mutuelles attentives. L’esprit de cette musique fonctionnelle permet tout à fait à un musicien intéressé d’arranger sa propre version pour d’autres instruments.
139(1979)
Lazarus
140Miettes pour violoncelle et piano (1978)
141Lazarus pour violoncelle et piano tente de briser de façon radicale la conception traditionnelle du duo pour instruments à cordes et à clavier et de le reconcrétiser. Par la limitation à un matériau traité traditionnellement de « pauvre » et « sans noblesse » (avec des modes de jeu dénaturés et bruiteux) et à une miniature en tant que forme, la plus tendre poésie se déploie à la lisière de ce qui est encore audible. (Voir aussi le texte d’Ernesto Cardenal, « Pauvreté », que j’aimerais donner à lire à la place de l’habituelle notice de programme.)
142En un sens moderne, l’histoire du pauvre Lazare qui, recouvert d’ulcères léchés par les chiens, mange les miettes des riches afin de ne pas mourir de faim, est réinterprétée comme éloignement de la plénitude sonore belle et soutenue (et pourtant encore aujourd’hui si souvent « fausse ») des instruments.
143Dans la deuxième et tout aussi brève partie, les interprètes se rejoignent dans une nouvelle forme de plénitude sonore, douce et atmosphérique, qui, comme dépassement vers la clarté de la lumière, ne renferme plus que des fragments et des souvenirs voilés de « l’être-là affamé » de la première partie.
Beati Pauperes I
144pour flûte, alto, piano et petite percussion (1979)
145L’œuvre fut conçue en 1979 sur une suggestion d’Urs Peter Schneider et d’Erika Radermacher et elle est dédiée à Susanne Huber-Bitter pour son cinquantième anniversaire. Il s’agit d’une composition pensée de façon personnelle pour deux couples d’amis et nous l’avons jouée en création à Pentecôte 1979 dans l’église de la Nydeck à Berne. J’y ai moi-même joué l’alto. La même année, j’en ai composé une contrafacture de Roland de Lassus portant le titre de Beati Pauperes II pour petit orchestre et sept voix individuelles ad libitum.
146Dans Beati Pauperes I, j’ai tenté de faire se déployer une musique « pauvre » et extrêmement calme à partir de pulsations se superposant de façons toujours nouvelles et différentes ; le flux temporel présente un processus harmonique au piano se transformant doucement, comme la lumière qui augmente et diminue en intensité durant le cours d’un jour. Il est parsemé comme par hasard d’événements tendres, « naturels » (en particulier à la percussion et à l’alto). Ils présentent toutes sortes d’effets sonores jusqu’au simple et petit cri d’oiseau (à la flûte et au piano, en hommage à Messiaen).
Beati Pauperes II
147Contrafacture pour petit orchestre et sept voix individuelles (1979)
148Beati Pauperes II a été conçu en octobre et novembre 1979 sur une suggestion de Hans Zender et à la demande du Bayerischer Rundfunk pour un concert de musique sacrée de L’Union européenne de radiodiffusion où a été joué, à côtés d’arrangements de Lassus, mon oratorio Soliloquia de 1959-1964. L’œuvre est dédiée à la mémoire de mon père.
149Dans une version pour petit orchestre, sept voix individuelles et chœur a cappella (séparé), elle a été jouée en création le 17 décembre 1979 sous la direction de Hans Zender et de Josef Schmidhuber par le chœur et l’orchestre symphonique du Bayerischer Rundfunk dans l’Herkulessaal de Munich.
150Je qualifie cette œuvre de contrafacture parce qu’il s’agit là d’une recomposition des deux motets à quatre voix de Lassus, Beati pauperes et Beati pacifici (redécouverts et transcrits de façon moderne par Wolfgang Boetticher).
151Dans la première partie de ma composition, toutes les hauteurs (absolues !) apparaissant successivement dans Beati pauperes ont été réparties en trois accords de huit sons et un accord de neuf sons formant avec leurs renversements une chaîne de huit accords s’interpénétrant dans un registre relativement serré. Cette suite d’accords, élargis dans des registres extrêmes, est simultanément superposée à leur rétrograde. Dans la deuxième partie, j’ai procédé de façon analogue avec le matériau de hauteurs du Beati pacifici.
152Ce matériau forme le fond quasi atmosphérique et en transformation progressive sur lequel des modifications de timbre s’effectuent rythmiquement sous forme de prolations de durées (par exemple 3, 5, 7, 11, 13, 17).
153Sur ces champs sonores en fluctuation continuelle est jeté un réseau de bruits différenciés et de sons bruités à densité discontinue, comme un « quotidien » bien plus concret qui vivifie la pulsation atmosphérique et la fluctuation par interventions répétées d’actions individuelles. Quelques citations rythmiques de cris d’oiseaux provenant exclusivement de l’Amérique centrale sont assignés au piccolo et au piano comme un hommage à Olivier Messiaen.
154Sept voix individuelles dont les textes proviennent du Sermon sur la montagne selon Matthieu, chapitre 5, versets 3-8 et du poème « Oracle sur Managua » du prêtre-poète nicaraguayen Ernesto Cardinal, sont insérées dans la sonorité de l’orchestre. Elles ne possèdent pas de fonction indépendante, à l’exception du point d’intersection entre le Beati pauperes et le Beati pacifici où elles se libèrent pour un instant (textes de Cardenal). C’est pourquoi des exécutions purement instrumentales de l’œuvre sont également possibles.
155Par le choix et la concentration des textes du Sermon sur la montagne et leur concrétisation dans les fragments de textes d’Ernesto Cardenal, j’aimerais rappeler l’existence de tous les pauvres, les affamés, les humiliés qui ont « faim et soif de justice » et qui auraient le droit de vivre « sous le ciel bleu », dans une nouvelle société et dans un monde pacifique.
156À propos des différentes versions :
Beati pauperes II, contrafacture pour petit orchestre et sept voix individuelles.
Beati pauperes II, contrafacture pour petit orchestre. L’omission des voix individuelles implique une modification : le point d’orgue à la mesure 57 doit être bref et suivi immédiatement du tempo primo.
Beati pauperes II, contrafacture pour petit orchestre, sept voix individuelles et chœur a cappella (séparé). La partition de cette version reproduit en annexe les motets complets de Lassus, Beati pauperes et Beati pacifici, ainsi que leur division et leur intégration dans le déroulement global de la pièce. Des références dans la partition indiquent où le chœur a cappella doit attaquer (le second motet est chanté d’un bout à l’autre).
157Il s’agit absolument de veiller à ce que les motets originaux de Lassus soient chantés dans un style d’interprétation « historique », à savoir sans romantisme (mais de façon dynamique !). C’est pourquoi l’effectif du chœur ne devrait en aucun cas être trop grand.
158Le chœur chante sous la direction de son chef, pour l’essentiel indépendamment du chef d’orchestre. Au sujet de la disposition du chœur : elle doit être choisie de façon à ce que les deux plans sonores (contrafacture et motets de Lassus) se détachent bien l’un de l’autre ; ils devraient se toucher en quelque sorte par la tangente. Le chœur devrait donc être placé au mieux derrière le public, si possible sur une galerie, éventuellement une galerie latérale. Les plans sonores doivent être équilibrés dans leur dynamique de telle façon qu’aucun ne couvre l’autre.
159J’ai écrit Beati pauperes I pour flûte, alto, piano et petite percussion selon un procédé de contrafacture analogue.
Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet [Humiliés – Asservis – Abandonnés – Méprisés]
160pour voix solos, chœur, orchestre et bande magnétique (1975/1978 – 1981/1982)
« Tout ce que je fais, tout ce que j’exprime est dirigé contre la surface lisse. C’est inconfortable, sans le fini séduisant des choses reproductibles, sans le poli facile de l’adhésion. […]
Une défense de tous ceux dont on n’entend pas la voix, dont la langue se tait. […]
La conscience d’une époque consiste en la conscience de ceux qui ne sont pas prêts à céder. »
(Klaus Huber, L’Art comme bouteille à la mer)
161Au début de mon œuvre, des balbutiements qui tendent vers le silence total s’opposent directement à un cri déchirant. C’est pour moi la seule manière possible de parvenir à une expression musicale acceptable des premiers mots du Psaume 12 : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Le choc brutal entre l’extrême pianissimo (à la limite de l’audible) et l’extrême fortissimo (à la limite du supportable) reste un élément central dans toute l’œuvre : il définit l’espace qui sépare let cri et l’impossibilité de parler, il indique la signification de cette musique, qui est une passion de l’homme exploité et humilié de notre temps.
162En tête, j’ai placé un prologue (« muet », car il se déroule sur écrans vidéo), qui devient, lui aussi, un thème essentiel : l’oppression. « Et après avoir domestiqué les animaux, l’homme inventa la domestication de l’homme. Ne pas tuer l’ennemi : le faire travailler. L’esclavage, fondement de l’industrie et de l’accumulation du capital. »
I. « Au nom des opprimés… »
163J’ai donc pris le texte du psaume qui, dans l’élaboration poétique de Cardenal, est ouvertement lié à notre époque (« Des mitraillettes sont braquées sur moi… On m’a marqué au fer rouge d’un numéro… On m’a poussé nu dans la chambre à gaz… ») et j’y ai encore inséré les quatre mots qui composent le titre de l’œuvre et qui reviennent constamment : « humiliés – asservis – abandonnés – méprisés ». Cette tranche de texte traverse toute la première partie de l’œuvre, sous forme de fragments plus ou moins brefs en allemand, anglais et espagnol : elle est chantée exclusivement par le grand chœur, que son chef dirige de manière largement indépendante, à plusieurs voix et dans un style homophone. Elle constitue pour ainsi dire l’arrière-plan historique, objectif, sur lequel se déroule la passion de Knobloch, ouvrier dans une fonderie. Souvent couvertes ou presque par les événements turbulents qui ont lieu au premier plan, les interventions du chœur sont en permanence reliées entre elles par des enregistrements de voix chantées et parlées, enregistrements qui, quant à leur effet sonore, se rapprochent de plus en plus des bruits d’une aciérie (les bandes ayant été traitées par le vocoder). De la sorte, l’arrière-plan objectivant prend le caractère d’un cantus firmus qui, tout en s’enchaînant à lui-même comme dans une passacaille, semble être constamment menacé d’étouffement.
164Sous sa forme musicale, le récit de l’ouvrier-fondeur évoque une machinerie monstrueuse, réalisée par la répartition de tous les autres exécutants en sept groupes « mixtes », à la fois vocaux et instrumentaux. Ces groupes « travaillent » sous la direction de quatre chefs différents, et aussi à des « rythmes » qui diffèrent et changent constamment. Cela donne une interdépendance au sein de laquelle nul n’a d’égards pour les autres (« plus l’équipe avance… ») et dans laquelle le cri suppliant de Knobloch (« Croyez-moi, les gars… ») risque de se perdre. Bref, devant la toile de fond de la dimension historique (chœur), on assiste à la passion de l’ouvrier exploité jusqu’à la destruction de son moi physique : « On me jettera comme on jette un vieux chiffon… ». C’est la mise en musique d’une condition sociale inhumaine et fondée sur la violence, avec le stress qui en résulte. Ces notions sont exprimées concrètement par la fébrilité constante de la musique et jusque dans la manière dont les voix et les instruments sont traités : tous courent vers l’épuisement et l’effondrement.
165Puis le message change du tout au tout : émergeant à nouveau du fond, le chœur prend la direction de l’action en proclamant la libération ultime de tous les humiliés : « Au nom des opprimés, et parce que les exploités élèvent la voix, j’interviendrai… Je leur procurerai la liberté. ». À ce chant d’espoir d’une libération qui, musicalement, n’est pas autre chose que la répétition sans intervalles des fragments choraux précédemment entendus, succèdent progressivement tous les instruments et les seize voix solistes qui se joignent au chœur pour dire : « Freedom… die Freiheit… la libertad ». Nous avons là une allusion anticipée au tutti en forme d’hymne de la dernière section (VII).
II. « Pauvreté, faim, faim »
166Si la première partie avait pour thème l’exploitation au cœur du pouvoir économique et industriel, avec son hybris tendant vers la névrose, la deuxième section est consacrée à la lutte d’une mère noire des favelas du Brésil pour la survie. Ici, l’accent est mis sur le journal de Carolina, qui décrit la passion de la femme déshéritée dans son combat quotidien contre la faim, la soif, l’injustice et la peur constante que ses enfants ne survivent pas ; c’est une accusation inlassable : « Ce n’est quand même pas possible, dans un pays aussi fertile que le nôtre ! ». J’ai laissé en brésilien les phrases prononcées par Carolina. Elle est entourée de quatre femmes qui commentent et « traduisent » (en allemand) ses accusations.
167Sur un second plan, on assiste à une reconstitution/description objectivante des bidonvilles. Elle est formée d’extraits d’un poème de Cardenal, dans lequel il arpente les ruelles d’Acahualinca, un quartier misérable du Nicaragua. Les images accusatrices, d’une dureté insupportable (« des enfants aux yeux vitreux, des enfants maladifs, chétifs, misérables, n’ayant plus que la peau sur les os… La lune fait miroiter la merde… »), débouchent sur le cri répétitif : « La injusticia / Die Ungerechligkeit ! ». La musicalisation de ce second niveau de texte est assumée par des ensembles variables composés de voix solistes (en espagnol et en allemand).
168Divisés en cinq groupes variables, les instruments forment un troisième plan d’interprétation qui, d’une certaine manière, sert de lien entre les deux niveaux du texte. À côté d’instruments populaires, très bruyants, ce sont les registres les plus aigus et les plus graves, et les timbres correspondants, qui dominent ; le corps sonore reste vide, creux, bien qu’il ne cesse de se « torturer ». Contraction – dépression ; agression – vide (bruits d’air), telles seraient quelques oppositions tentant, maladroitement, de définir le thème de cette partie. Carolina : « Ici, dans la favela, un nouvel enfant est mort. S’il vivait, il aurait faim. ».
III. « Prisonniers, torturés… »
169Cette section expose, à partir de l’exemple de Jackson, les conséquences d’un isolement total pendant onze années d’incarcération. Son monologue (en anglais, confié à la basse), à mi-chemin entre le cri de révolte et la perte de la parole, semble au bord de l’étouffement ; seuls émergent des fragments qui reviennent constamment à la surface : fragments d’une scène de torture éloignée derrière un mur (textes tirés de deux poèmes de Cardenal). Ces événements s’inscrivent dans la « cage temporelle » que représentent les accords implacables de l’orchestre.
IV. « Levez-vous tous, même les morts ! »
170Dans cette partie intervient la confrontation entre le peuple qui cherche à sortir de l’oppression et des ténèbres, et la répression brutale de l’armée (ici, j’ai pensé très précisément à la Garde Nationale de Somoza). Tous les exécutants sont répartis en deux groupes principaux : les piccolos, les cuivres, un piano de plus en plus préparé, la percussion et quelques rares cordes (pratiquement sacrifiées, condamnées à ne pas être entendues !) constituent le « groupe massif de la répression », qui n’hésite pas à s’y reprendre à neuf fois pour écraser brutalement tous les efforts de la musique voulant exprimer la libération. Cette musique de répression, dans le style des marches militaires, est introduite par des « troupes en marche » diffusées sur bande magnétique, et au pas desquelles les musiciens doivent se plier servilement sur le plan rythmique ; les soldats en marche sont ici une « marchandise d’importation ».
171L’autre groupe principal commence par balbutier et gémir comme si on l’entendait à travers des gravats (« nunca… muere… »), puis s’affirme de plus en plus clairement (« patria libre o morir ! – La tierra comun ! ») et, finalement, explose (« Renversez les barrières ! Levez-vous tous ! La terre à tous en commun ! ») et se révolte (« Levez-vous tous, même les morts ! – La grande pâte lève »). Pour finir, ce groupe s’unit pour déclamer des cantilènes promettant la liberté (musique syllabique des instruments), dans les registres les plus aigus et avec les sons les plus éclatants.
172Un troisième niveau de texte (à nouveau le niveau historique et objectif) se surajoute aux deux groupes principaux ; ce sont des extraits d’un poème de Cardenal, « Les paysannes de Cuá », qui fait état du terrorisme pratiqué par la Garde Nationale à l’encontre de la population rurale : on y entend des témoignages de femmes de tous âges sur le chantage, le viol, les enlèvements et les massacres (« Nombreux sont ceux qui ont entendu les cris de Cuá – les gémissements de la patrie qui enfantait »). J’ai réservé ce niveau de texte au chœur exclusivement ; vers la fin, il cesse progressivement de chanter pour se mettre à parler, ce qui prend ici une valeur expressive : « Nous ne savons rien d’eux ! – Mais vous les avez quand même vus – leurs rêves sont subversifs… ».
V. Senfkorn [Grain de sénevé]
173Cette section, qui suit sans interruption, est le point de départ, mais aussi le but et le centre de toute la conception de l’œuvre : la prophétie utopiqe d’un monde pacifié. C’est ici que, serti dans l’ensemble de l’œuvre, telle une fenêtre donnant sur une espérance absolue, se situe le point culminant de la libération de l’espèce humaine, le règne de la paix, le « Royaume de Dieu sur terre » de Cardenal. Il est proclamé par la voix d’un petit garçon (Isaïe : « Et un petit enfant les conduira… »).
174D’un autre côté, le poème de Cardenal, inspiré du Psaume 26, évite tout angélisme ; il contient, au contraire, des affirmations dures et concrètes, que le petit garçon dit (et non pas chante) dans la langue du pays, indépendamment d’une musique extrêmement douce et introvertie : « Ne perds pas patience quand tu vois qu’ils gagnent des millions… Leurs billets de banque sont comme le foin dans les prés. ».
175Senfkorn a été écrit en mai 1975, quatre ans avant que j’aie entrepris de travailler à l’oratorio ; il a été composé pour un petit ensemble. C’est ma première composition sur un texte de Cardenal, dont je lisais cependant les livres depuis quelques années déjà. Bien qu’à l’époque je n’aie pas vu de liens précis avec mon futur oratorio, les contours généraux de celui-ci apparaissent déjà entièrement dans Senfkorn.
VI. « Amanecer » [« L’aube »]
176Dans cette partie qui, elle aussi, fait directement suite à celle qui la précède, l’utopie d’un royaume de paix, après avoir germé dans le lointain le plus inaccessible, se concrétise enfin : l’humanité s’éveille à l’aube (« La nuit est devenue plus noire encore, mais c’était parce que le jour allait poindre »), dans un pays qui, n’en pouvant plus d’attendre, entrevoit la possibilité d’un avenir de la paix.
177Le poème de Cardenal utilisé ici est étonnamment proche des chants des matines de saint Ambroise (« Déjà, les coqs chantent… Levez-vous de vos lits, de vos nattes… ») ; simultanément, il dévoile des intentions politiques on ne peut plus claires à travers des gestes quotidiens : « Les rêves nous séparaient les uns des autres, mais le réveil nous unit… Lève-toi, Pancho Nicaragua, prends ta machette, il y a beaucoup de mauvaise herbe à couper, prends ta machette et ta guitare ! ».
178J’ai utilisé un matériau composé d’une succession de trois accords seulement, mais réunissant de nombreuses notes. Ce matériau se modifie de façon insensible mais continue sur une longue durée ; il respire à la fois par sa pulsation subtile sur plusieurs plans temporels et par une instrumentation qui change, elle aussi, en permanence : « La terre – le lac – le ciel » : autant de symboles de la liberté qui sont évoqués par le texte de la section VII et qui referment le cercle.
179Au-dessus de tout cela (à un niveau indépendant, qui est pour ainsi dire celui des activités humaines) s’étend une sorte de filet fait de cris d’animaux réalistes, de bruits, de gouttes de sons. Leur densité, comme aussi celle des voix solistes, augmente vers la partie centrale (« Je chante un pays qui naîtra bientôt »). Il s’agit surtout de bruits de bois, de métaux et de pierre, à quoi s’ajoutent des manipulations de vaisselle, des « chants d’oiseaux », des « rugissements », le tout étant aussi réaliste que possible.
180Dans cette masse sonore fluctuante, qui évoque « le réveil », j’ai inséré des voix humaines qui « s’appellent » mutuellement et qui sont liées à l’aube ainsi qu’aux gestes du matin (« Il est temps de réveiller le feu… Apportez une lampe à huile, afin que nous voyions nos visages »).
181(Ici, je dois signaler que les sections IV et VI avaient été composées avant les autres, plus précisément entre l’automne et le printemps 1978, mais dans une version exclusivement instrumentale pour quinze exécutants. Elles « doivent », dans cette version primitive, leur existence à un événement très concret : l’écrasement sauvage et, on a pu le constater plus tard, inefficace, du mouvement de libération nicaraguayen par la Garde Nationale, le massacre du peuple, et plus particulièrement des jeunes, avaient suscité en moi la colère et l’indignation. Je laissai d’autres travaux en plan et j’écrivis pour Arturo Tamayo et quelques étudiants de Freiburg ces deux pièces instrumentales en signe de protestation. L’ouvrage est intitulé Je chante un pays qui naîtra bientôt. Il est dédié à Ernesto Cardenal et au peuple du Nicaragua. Alors que la section « Levez-vous tous, même les morts » a été fortement remaniée et développée (en fait il faudrait parler d’une réécriture), j’ai repris la section VI pratiquement telle quelle, à l’exception des voix solistes, que j’ai surajoutées.)
VII. « Le peuple ne meurt jamais »
182En une explosion de toutes les forces réunies, le chœur et les voix solistes se fondent en une sorte d’hymne. Soutenus par Knobloch, Carolina et Jackson, ils scandent en espagnol les phrases lapidaires de Cardenal : « Le peuple est immortel / Souriant, il sort de la morgue / Je chante un pays qui naîtra bientôt / Le peuple ne meurt jamais ». Et pour finir : « Le lac, bleu par endroits, d’argent et d’or ailleurs / Au ciel volent les hérons. ». Au-dessus de ces phrases du chœur, l’ensemble de l’orchestre est distribué en quatre groupes (en comptant le chœur et les voix solistes, au total sept groupes, comme dans la section 1 ; ici, cependant, contrairement à ce qui se passait au début de l’ouvrage, où la plus grande dispersion régnait, tout est fondu dans une homogénéité puissante).
183Chacun des groupes instrumentaux contribue à sa manière à l’« hymne du peuple » : le premier, composé d’accords statiques, déploie sous forme de clusters le matériau sonore de base de toutes les sections ; le second y apporte des modifications rythmiques ; le troisième, qui est le plus important, en développe la série d’intervalles dans une écriture monodique ostinato, comme de longs sons de cloche ; le quatrième, enfin, superpose les phrases du choral de la résurrection Christ lag in Todesbanden, dans l’une des harmonisations de Bach (quatre cuivres et contrebasse), à celles chantées par le chœur.
184J’ai tiré de cette citation tout le matériau de cette section en ce qui concerne les hauteurs : c’est l’espérance de résurrection exprimée par le choral, transposée dans la réalité de notre temps et sécularisée par l’intervention des sons de cloche.
185Les combinaisons formant les groupes sont modifiées sans cesse, elle se répètent en étant constamment mises dans un ordre différent, et, par là, chaque groupe est conduit à sa conclusion, l’un après l’autre, jusqu’au moment où il ne reste plus que le son de cloche qui s’affirme avec insistance (quasi ostinato, percussion seule). Le « Chant de l’espoir de libération », autre hymne qui conclut la première partie de mon œuvre, est repris dans cette dernière partie : il y accomplit sa promesse et devient réalité. Pendant que ce chant se déroule, on entend en « surimpression strophique », un double play-back de la bande magnétique qui répète, prolonge et diffuse dans l’espace le « choral cyclique » de toute l’œuvre : « Le peuple ne meurt jamais ».
Seht den Boden, blutgetränkt… Ich singe ein Land, dass bald geboren wird
186Deux mouvements pour ensemble (1983/1978-1979)
187J’ai écrit Seht den Boden, blutgetränkt… [Voyez le sol, gorgé de sang…], dont le titre est tiré d’un poème de Pablo Neruda, en août 1983 pour le Festival dell’Unità de Bologne, où était rappelés par nombre de différentes manifestations le putsch militaire de Pinochet contre Allende et l’oppression du peuple chilien par la dictature militaire. Le parti communiste italien avait pour l’occasion invité vingt compositeurs du monde entier à écrire de brèves pièces pour des effectifs modestes, dans le but de les jouer en création, en alternance avec des lectures littéraires, lors de deux concerts.
188Ma musique partage dès le début les quatorze interprètes en deux groupes : un « groupe de la résistance » et un « groupe de la répression ». Alors que le premier s’agrandit en nombre, le second diminue de plus en plus (vers la fin il ne reste que le basson, le piano et la contrebasse). En tant que cellule germinative rythmique de la musique de résistance, j’ai fait appel au rythme principal de la fameuse chanson populaire de Sergio Ortegas El pueblo unido jamás será vencido [Le peuple uni ne sera jamais vaincu]. Les deux mesures finales de la pièce (subito molto largo) présentent un cryptogramme : C-H- (i)-L (a)-E.
189Plus tard, j’ai eu l’intention d’ajouter un deuxième mouvement dans le but de ne pas laisser seule cette petite pièce, également au niveau du contenu, mais je ne pus réaliser mon plan. Une musique que j’avais déjà écrite s’imposa alors comme un « complément polaire ». Elle provient d’un stade de travail préliminaire pour mon oratorio Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet… et en est la « version primitive » de la sixième partie, « Amanecer », dont le titre originel était « Ich singe ein Land, dass bald geboren wird… » [Je chante un pays qui naîtra bientôt]. Trois accords de dix-sept notes se transforment note par note, presque imperceptiblement (« La terre – le lac – le ciel »). Je me permets de faire remarquer qu’il s’agit là de quelque chose comme ma première musique « spectrale ». La métrique et la rythmique de ce mouvement servent le même but, celui d’un processus de transformation extrêmement lent : des macro-mètres qui ne coïncident pas avec la mesure s’étendent et se contractent – ils « respirent » –, alors qu’il sont constamment traversés par des pulsations différentes et superposées de densité rythmique toujours changeante.
190Sur toute la durée de la pièce s’étend un réseau temporel d’impulsions discontinues dont la densité augmente vers le milieu. Elles sont concrétisées en différents bruits (monde vécu), en cris d’animaux (rugissement de lions) et chants d’oiseaux, un hommage à Messiaen pour piccolo et piano comparable à ce que l’on trouve dans Beati pauperes I et Beati pauperes II.
191La « dimension statique » de cette musique, avec sa respiration propre, a entre autres pour conséquence que le temps vécu paraît considérablement étendu, malgré la brièveté du mouvement.
192J’émets le désir que les deux mouvements, Seht den Boden, blutgetränkt… et Ich singe ein Land, dass bald geboren wird soient joués quasi attacca, ce qui permet de rendre explicite leur complémentarité.
Ñudo que ansí juntais
193pour 16 voix solistes en trois groupes sur des textes de Thérèse d’Avila et Pablo Neruda (1984)
194L’œuvre que j’ai composée entre mars et août 1984, commandée par le Ministère français de la culture, part de deux textes espagnols de provenances différentes. Je n’ai pas simplement confronté, mais carrément « jumelé » le poème fermé, presque concentrique et en même temps vibrant d’élan mystique de Thérèse d’Avila avec des vers chargés d’émotion du grand poète chilien Pablo Neruda – ils proviennent de sa première période expressionniste et surréaliste. Il me semble que dans cette mise en regard les textes de Thérèse d’Avila gagnent en sensualité, tandis que dans ceux de Neruda apparaît un cœur mystique caché.
195L’hermétisme des trois fois cinq vers du poème de Thérèse d’Avila n’est pas dépassé par leur enchevêtrement rétrograde, mais accentué, ce qui amplifie considérablement sa dimension existentielle et fait ressortir son actualité. La fin de son poème est ainsi entrecroisée avec son début : la confrontation de « Du vergrösserst unser Nichts » [Tu agrandis notre rien] (dernière ligne) avec « O Schönheit, die alle Schönheit übertrifft » [Ô beauté qui surpasse toutes les beautés] (première ligne) devient à mes yeux un paradigme pour l’art de notre époque. Le « Nicht-wissen-warum » (No sé porqué) [Ne pas savoir pourquoi] est exactement le point culminant des trois strophes.
196Les fragments du poème d’amour de Neruda apparaissent entrecroisés dans une couche supplémentaire – en partie aussi simultanément – et interpolés avec les strophes de Thérèse d’Avila.
197Le chiffre cinq, à côté du chiffre trois (les deux dans le poème de Thérèse), fut déterminant au sens strict pour toute la technique compositionnelle et avant tout pour la forme. Sans vouloir entrer dans les détails, je souhaite ici seulement faire remarquer que – aussi dans la construction très différenciée en arrière-plan du travail compositionnel – l’apparition des relations musicales qui en découlent m’importe bien plus que l’exposition de la structure ainsi obtenue. La volonté de mettre en évidence des structures dans l’œuvre d’art me devient de plus en plus problématique, car elle cache trop facilement des commodités positivistes. Il m’importe au contraire plutôt de faire fondre dans l’œuvre résonante toutes les « aides à la construction » qui, en effet, ont stimulé de manière déterminante ma conscience musicale, de façon à ce qu’elles disparaissent en elle.
198On trouve ainsi dans les constructions romanes les proportions de leurs fondations développées de temps en temps à partir d’un canevas de pentagones réguliers (couvent cistercien d’Eberbach, XIIe siècle), sans qu’apparaisse – sauf pour la fontaine dans la cour – le moindre pentagone dans la construction. À partir d’une proportion « ronde », celle d’un chiffre rond, on a obtenu, par la voie de déviations géométriques, toutes les autres proportions qui au départ présentaient des rapports irrationnels. Il devient clair que dans le canevas pentagonique d’Eberbach, la forme d’une figure géométrique ébauchée ne doit en aucune manière se refléter dans la forme du bâtiment. (Les figures géométriques ne servaient pas seulement à proportionner la forme architecturale, mais étaient aussi nécessaires à la transmission du projet au chantier.)
199Notons pour terminer, mais sans aucune insistance particulière, que les dispositions temporelles de mes compositions et ses formes diversifiées sont déduites des prolations provenant du pentagone régulier. Par là, avais-je l’intention de construire, à partir des peurs de mon inconscient liées à notre époque, un monde alternatif contre la violence d’un autre « Pentagone » qui prétend dominer le monde ? Peut-être n’était-ce rien d’autre qu’une confiance dans la force qui se trouve dans la fleur (pentagonale). (Neruda : « Canción, sueño, destino. Flor mia, flor de mi alma… » [Chant, rêve, destin. Ma fleur, fleur de mon âme…).
…Von Zeit zu Zeit…
200Deuxième quatuor à cordes (1984-1985)
201Dans sa version actuelle, …Von Zeit zu Zeit… […De temps en temps…] a été conçu en 1984 et 1985 ; mais il reprend aussi des esquisses conceptuelles que j’avais toujours remises à plus tard, en particulier parce que ma concentration sur l’oratorio Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet (1975/1978-1983) ne me laissait ni le temps ni la force de m’organiser en vue d’un projet délicat de musique de chambre.
202À propos du quatuor à cordes lui-même, je me bornerai à dire que le thème le plus profond de mon travail consistait à explorer la problématique de la structure et de la réception temporelles en musique, et ceci aux niveaux et dans les espaces des plus différenciés.
203Dans les esquisses pour cette œuvre, j’ai noté en été 1984 : « Cet effort de saisie n’est pas accessoire mais essentiel. Écarter, étendre les bras – embrasser : voilà l’acte créateur proprement dit. Effort jusqu’à la rupture, à tout instant (possible), à chaque MAINTENANT… Le processus créateur serait-il donc, vu sous cet angle, tout à la fois une ouverture la plus large et une tension ? Serait-ce cela, justement, qui lui conférerait la possibilité d’anticiper quelque chose comme “l’avenir” ? Le travail créatif ne pourrait, ne devrait-il pas dès lors “éclairer par avance” l’être social, dans un sens tout à fait déterminé ?3 »
Cantiones de Circulo Gyrante
204pour récitant, contrebasse solo, voix solistes, chœur et deux groupes instrumentaux (1985)
205Entretien entre Max Nyffeler et Klaus Huber (21 septembre 1985)
206– Comment as-tu eu l’idée de prendre un texte de Heinrich Böll, et comment s’est déroulée la collaboration avec cet auteur ?
207Il était entendu que la première audition de mon œuvre aurait lieu dans une église romane de Cologne détruite lors de la guerre et reconstruite depuis. Mon intention, presque une idée fixe, était donc de faire entrer dans la composition l’idée de destruction et la cause de la destruction. Au départ, je voulais trouver dans les œuvres de Böll quelques passages en prose appropriés. Puis j’eus l’idée de lui demander d’écrire un texte inédit. J’étais gêné de lui poser la question, et je remettais constamment cette démarche, quand madame von Rautenstrauch, de la Société Bach de Cologne, nous mit en relations. Je téléphonai à Böll, et il accepta aussitôt.
208– As-tu remanié le texte, ou bien l’a-t-il fait lui-même à ta demande ?
209Quelque temps après m’avoir envoyé son texte, Böll me téléphona et me demanda s’il était utilisable. Je lui répondis que les textes étaient parfaits, mais qu’ils me semblaient très difficilement utilisables tels quels dans une église, et que je souhaitais les remanier. Böll me répondit : « Faites ce que vous voulez, utilisez mes textes comme un architecte utilise une carrière ». Cette générosité était merveilleuse ! Je lui envoyai une esquisse mais il semble qu’il l’ait égarée. Nous nous rencontrâmes après un second envoi, je crois que c’était en mai ; nous avons parlé de tout sauf de ces textes. Plus tard, il m’écrivit à nouveau, se déclarant d’accord avec mes suggestions. Toutefois, il tenait beaucoup à conserver un certain passage, les derniers vers du morceau :
« Cachés dans la graisse de leur lâcheté
ceux qui proclamaient
mille ans de bonheur
ont pesé l’or des dents de leurs victimes
l’or
plus mobile que la terre plus durable que le sang ».
210Il précisait qu’il serait heureux, si c’était possible, de répéter les trois derniers vers. Il avait en effet constaté, à l’occasion de ses recherches en vue de son dernier roman, que durant la Seconde Guerre mondiale, cette histoire d’or avait été d’une importance primordiale, beaucoup plus qu’on ne l’avait imaginé. Bien entendu, j’étais décidé à en tenir compte et à réintroduire les vers en question. En outre, lui dis-je, je ne ferai pas chanter ces paroles-là.
211– D’un côté, tu as donc abrégé le texte de Böll, et de l’autre, tu l’as remanié quant à sa structure…
212Pour commencer, j’ai sélectionné les idées et les formules que je voulais utiliser. J’ai laissé dans l’ordre original ces formules qui, participes ou épithètes, décrivent toutes une situation, un état : « plongé – brisé – dépeuplé – exposé – seul survivant – détruit – versé – vide – apathique », etc. Ces mots sont ceux que, dans mon projet, j’avais déjà mis en avant. Ensuite, j’ai mêlé ces idées en procédant à des permutations et à une réduction de plus en plus poussée, de sorte que leur ordre de succession change constamment. De même, j’ai de plus en plus raccourci les textes. Au bout de ces divers processus, on n’a donc plus que des mots qui, tels des vestiges, décrivent des situations : « poussière – vide – le cœur prolétarien de la ville – des années – apathique – seul survivant », etc. J’ai essayé ensuite de grouper ces éléments de texte en trois cycles de sept vers chacun, puis de répartir ces cycles sur l’ensemble de l’œuvre, et j’ai alors lu le tout, chronomètre en main, afin d’avoir un « timing ». Là où les vers sont courts, des trous sont constamment ménagés entre eux. À l’origine, je voulais écrire sur la totalité du texte de Böll une page de musique de chambre pour ténor, basse, violoncelle et contrebasse, que j’aurais ensuite découpée et montée. J’ai renoncé à ce projet et ce niveau de l’œuvre est simplement confié à une contrebasse solo et à un récitant. C’est pourquoi je peux maintenant utiliser davantage de texte.
213– Donc, le texte de Böll est exploité avec des moyens réduits à l’extrême ?
214Pourtant, ce niveau est très présent. C’est lui qui est le plus proche de l’auditeur.
215– Est-ce, dans le plan de distribution des exécutants, le groupe qui se trouve à gauche, devant le jubé ?
216Oui, directement face au public. Ce niveau de texte est intégré à un plan concret, composé de bruits et de notes de trombone. Cela lui confère un poids considérable, bien qu’il soit simplement jeté, tel un filet, sur la composition, et c’est à travers les mailles de ce filet que l’on entend les textes visionnaires de Hildegard von Bingen ; ils sont en latin, de sorte que la plupart de nos contemporains ne les comprennent pas : c’est pourquoi je n’ai pas privilégié leur intelligibilité.
217– Il est évident que tu utilises largement les timbres en leur attribuant une signification symbolique. Par exemple, les voix solistes de soprano et d’alto sont associées à une combinaison instrumentale bien précise : alto, guitare et hautbois d’amour. Ces instruments renvoient à une certaine intimité, une attitude d’intériorité. Il me semble qu’ils sont là pour évoquer un pôle opposé à l’univers de destruction décrit par le texte de Böll, un monde caractérisé par une sensibilité spécifiquement féminine.
218Il est certain que j’ai tenté cela. Les visions de Hildegard ne sont pas si simples à saisir. Le sci vias [sache les voies] se compose de je ne sais combien de visions ; s’y ajoutent les miniatures qui illustrent les textes ; c’est là l’œuvre de toute une vie, et elle est incroyablement féconde. On y trouve absolument de tout, y compris des diables et des tourments. D’un côté, c’est le Moyen Âge le plus typique, de l’autre, Hildegard est une femme étonnamment moderne : elle s’occupait de médecine et on trouve chez elle des idées proches de celles du Tao. Tout cela est très surprenant. D’un côté, elle a imaginé cette vision complexe du monde, de l’autre, elle s’est violemment opposée aux gens d’Église et même à l’Église en tant que telle. Et on sait qu’elle a composé de la musique. Plus je me suis plongé dans son œuvre, plus sa pensée m’a fasciné, par sa manière d’être aux prises avec la vie réelle. On rencontre par exemple constamment l’expression « materia » ou « prima materia », et cela représente, pour Hildegard, quelque chose de typiquement féminin : materia – mater – matrice. Pour elle, le vert symbolise la vie, elle en parle tout le temps : « Marie rayonne dans la verdure », etc. La femme incarne aussi la vie. Songeant à certaines remarques de l’écrivain Kurt Marti sur le problème de la paix, je suis fasciné de constater qu’au XIIe siècle déjà, une femme a mis en place une conception globale du monde comportant un aspect apocalyptique. Chez elle, toutefois, l’apocalypse n’intervient pas à la fin ; ses visions dépassent largement l’horreur apocalyptique. Constamment, elle revient sur la notion du cercle : le temps tourne en rond, les points cardinaux forment un cercle. Par parenthèse, le diable est toujours au nord. J’ai transposé cela dans mon ouvrage en procédant par associations : le diable est dans l’absidiole nord, où un escalier mène à la crypte ; cela sonne très bien du fond de ce trou.
219Du reste, l’idée de tourner en rond est intéressante en soi. Hildegard ne pense pas que les évolutions se font en ligne droite, comme par exemple Jean de la Croix dans « Le chemin du mont Carmel » ; elle ne conçoit pas que l’âme avance linéairement vers le salut ou le paradis. Elle écrit une histoire du salut qui concerne la création tout entière, dans laquelle l’homme est encore un élément parmi les autres, comme dans le taoïsme, et où la fin du monde débouche indéfiniment sur un nouveau commencement. Elle envisage donc l’évolution du monde comme un phénomène cyclique.
220– Tu as certainement retrouvé là des notions que tu avais rencontrées autrefois, quand tu t’occupais de mystique médiévale ?
221Je dois avouer qu’en un certain sens, je ne me sens pas proche de ces textes de Hildegard. Ce qui m’impressionne, en revanche, c’est le fait qu’elle et les mystiques ont peut-être été les seuls Européens à ne pas dissocier l’intellect et la vie spirituelle, l’histoire et l’existence intérieure de l’homme. Cela m’a toujours préoccupé et, aujourd’hui, cette idée est d’une grande actualité. Dès l’instant où l’homme croit qu’il peut laisser de côté sa vie intérieure et dominer ou manipuler le monde par le seul calcul, la situation est des plus dangereuses. C’est le moment de l’absence de cœur et d’amour, le moment du mensonge aux autres et à soi-même.
222Toutefois, l’idée d’écrire cette œuvre m’est tout d’abord venue par la rencontre avec l’intérieur de cette église romane dont l’acoustique devait être l’écrin de son exécution. C’est après coup que j’ai commencé à me pencher sur les textes. J’ai fouillé dans Duns Scot et Albert le Grand, ainsi que dans un mouvement communiste de Cologne très ancien, mais je n’ai pas trouvé ce que je cherchais (Böll m’a indiqué l’abbaye de Maria Laach, mais je n’ai pas vraiment progressé). C’est alors que je suis tombé sur Hildegard.
223– À partir de l’acoustique de Sainte-Marie-du-Capitole, tu as créé une conception spatiale de la musique qui s’efforce de coller exactement aux contenus des textes de Böll et de Hildegard…
224Fidèle aux intentions de cette dernière, j’ai abordé le problème de manière très concrète, à partir de la sonorité, de l’acoustique du lieu : comment situer un texte bien précis dans le cadre acoustique qui lui convient ? C’est pourquoi le chœur est placé dans l’abside, un trombone dans l’absidiole sud, et le petit ensemble de musique de chambre là où il bénéficie d’un maximum de transparence, à savoir sur le jubé. De là-haut, il y a aussi des choix symboliques, y compris dans le plan formel de l’œuvre. Le texte se compose en effet d’un très grand nombre de fragments brefs qu’il faut relier les uns aux autres. J’ai jeté sur eux un filet de temps parsemé de notes ponctuelles qui découpent l’espace chaque fois différemment et entre lesquelles le texte de Böll est inséré comme un fil dans une trame.
225Ainsi, une partie de l’espace sonore est structurée par cette sphère de Hildegard : d’un côté par le chœur et les instruments (harpe, trompette, orgue positif, contrebasse, clarinette basse) qui sont dans l’abside, derrière le jubé, donc exactement face au public, et de l’autre par les voix solistes et le groupe instrumental qui lui est associé (hautbois, alto, guitare), placés en haut sur le jubé. Autrement dit, la sphère de Hildegard provient de la profondeur de l’édifice, de l’arrière-plan et d’en haut, et n’est pas exactement localisable ; c’est une sonorité que l’on ne peut pas situer dans l’espace et qui, même acoustiquement parlant, agit sur le public à la manière d’une vision. S’y ajoute encore le baryton, seule voix masculine appartenant à la sphère de Hildegard, et qui chante les « annonces »…
226– Comme une sorte de récitant ou d’évangéliste, qui guide l’auditeur à travers l’ouvrage ?
227Oui, sauf qu’il n’est pas mis aussi clairement et unilatéralement en relation avec le chœur. Souvent, il chante seul, comme une sorte de prophète. Sa voix est, elle aussi, très lointaine. Je désire pour lui un très long temps de réverbération, de sorte que sa partie, qui procède souvent par degrés très disjoints, puisse presque être perçue comme formée d’accords. De même, pour les groupes de musique de chambre, j’ai souvent travaillé sur un matériau préformé constitué d’un certain nombre de fréquences et qui a un certain caractère statique. Grâce à la réverbération, j’obtiens, là encore, une sorte de plénitude harmonique.
228Face à cet « ensemble Hildegard » qui est largement distribué dans l’espace, le groupe qui déclame le texte de Böll est localisable avec précision : il se trouve devant le jubé, et le texte est prononcé de manière à être compris le mieux possible ; sur le plan sonore, il introduit un élément réaliste. Toutefois, ce « groupe Böll » ne doit pas être mis en avant au point de donner l’impression d’un soliste accompagné de très loin. Cela susciterait des associations d’idées fâcheuses. Du fait que je découpe et réduis le texte de Böll (ce qui va d’ailleurs dans le sens de ce qu’il dit), il ne se présente pas comme un plan continu sur lequel on pourrait s’abandonner. En outre, il est interrompu par des bruitages : grosse caisse, chaînes agitées, marteaux, instruments de percussion en bois. Enfin, la petite apocalypse est très compacte et, elle aussi, détourne momentanément l’attention des textes de Böll.
229– Outre Böll et Hildegard, il y a également, du moins sous forme d’allusions, une troisième source littéraire : des fragments de Requiem.
230Quand je me suis mis au travail, Böll m’a dit : « Ah, je comprends, vous voulez écrire une sorte de Requiem ! ». Il a dit cela plusieurs fois, bien que ce ne fût pas du tout mon intention. Presque sans y prendre garde, j’ai quand même finalement introduit des passages tels que le « Requiem aeternam », le « Dona eis », le « Domine » et le « Et lux perpetua », qui traversent l’ouvrage un peu comme un fil dans une trame. Quand j’ai appris la mort de Böll, ces éléments de Requiem sont tout d’un coup passés pour moi au premier plan. C’est pourquoi j’ai alors conçu la partie qui comporte la petite apocalypse comme un « Dies irae » et ailleurs, j’ai modifié le texte ainsi : « Requiem aeternam dona ei (= lui), Domine », ce qui n’est peut-être pas précisément orthodoxe, surtout s’agissant de Böll… Ainsi, l’ouvrage est devenu malgré tout une sorte de Requiem, et j’entends du reste le dédier à la mémoire de Böll. En outre, j’ai le projet de tirer de la partition telle qu’elle est actuellement un tout petit Requiem pour Heinrich Böll, qui durera environ sept minutes et se chantera presque entièrement a cappella.
231Il y a encore beaucoup d’autres coïncidences involontaires et des rapprochements voilés dans cette œuvre. Il y a par exemple un passage de Hildegard qui dit : « Tout au tréfonds de mon âme, je suis comme de la cendre et de la boue de cendre, et comme une poussière que le vent disperse ». La cendre et la saleté reviennent fréquemment sous sa plume. Chez Böll aussi, le thème de la poussière et de la saleté est chose courante, en relation avec le bombardement de Cologne. Entre ces deux textes, il y a indiscutablement des correspondances profondes, peut-être de nature intuitive.
Protuberanzen
232Trois petites pièces pour orchestre (1985-1986)
233En lieu et place du texte d’introduction habituel qui tente de porter les ambitions du compositeur jusqu’à l’auditeur, j’aimerais noter quelques pensées à la marge qui me sont passées par la tête avant et pendant le travail. « Une pièce aussi courte que possible pour grand orchestre » : telle était la demande qui titillait ma fantaisie. Reste-t-il encore un espace pour la production musicale contemporaine, s’il nous manque le temps pour la programmer et peut-être surtout la disponibilité pour l’écouter ? (Die Enge des Marktes [L’étroitesse du marché]).
234Je m’imposai donc la tâche d’écrire une œuvre pour orchestre dont la durée – selon le contexte du programme – pourrait être plus ou moins longue. Je partis de l’idée de trois pièces extrêmement courtes, extrêmement contrastées, avec des formations complémentaires, que l’on pourrait exécuter l’une après l’autre ou simultanément, c’est-à-dire superposées l’une à l’autre. En plus du point de vue technique, j’étais fasciné par cette question difficile – une des questions fondamentales de la musique de cette seconde moitié de siècle : que se passe-t-il dans l’expérience d’écoute lorsque des contenus musicaux opposés sont joués simultanément et se superposent ? Qu’en est-il de la transparence, des phénomènes de recouvrement ? (Les protubérances de la couronne solaire ne sont observables que lors des éclipses de soleil.) Le résultat d’une exécution simultanée est-il comme la somme des exécutions partielles, ou au contraire assiste-t-on à quelque chose de qualitativement autre, nouveau, sur le plan musical ?
235Au sujet du titre de la deuxième pièce : nous sommes avertis des menaces d’une explosion globale qui planent sur notre monde au bord de l’abîme. Le plus dangereux me semble être l’implosion croissante de la dimension temporelle : une puissance de destruction toujours plus grande en un temps toujours plus petit. (Pour l’allumage d’une bombe atomique aussi, il faut provoquer une implosion…) Étant compositeur aujourd’hui, il me tardait d’imaginer une sorte d’implosion qui, tout en étant dirigée vers l’intérieur, pourrait créer quelque chose comme une libération.
236Lueurs d’espoir – Stäubchen von Licht – et aussi, se heurter à un portail de fer4.
237J’ajouterai en note et pour mémoire à Die Enge des Marktes la citation de Kurt Marti :
komfort mein trost
komm fort und fort
wie käm ich fort
kämst du mir fort
confort ma consolation
avance et avance encore
comment avancerais-je
si tu me quittais5
Petite pièce
238pour trois cors de basset (1986)
239J’ai composé cette Petite pièce en réponse à une commande du Westdeutscher Rundfunk pour le trio de clarinettes suisse Thomas Friedli, Stephan Siegenthaler et Ernesto Molinari, qui ont joué la pièce en création à Gelsenkirchen.
240Invité par l’organisateur à concevoir un programme de musique de chambre qui, en plus de ma musique, devait comporter un compositeur m’étant particulièrement cher, je me décidai pour Mozart et mis au programme son Quintette pour clarinette ainsi que de magnifiques pièces écrites manifestement en hâte et sans ordre particulier sous le titre de Petites pièces pour trois cors de basset (KV 439b) ; ce n’est qu’après sa mort qu’elles furent rassemblées en Six divertimenti, bien que l’autographe de Mozart ait été perdu… (La question de l’authenticité d’une œuvre musicale sans « preuve autographe » se pose.)
241Dans ma Petite pièce, je me réfère explicitement à deux mesures de l’adagio du troisième Divertimento : elles sont modifiées en tant que « cellule rythmique » selon un processus génératif, et elles marquent de leur empreinte la forme métrico-rythmique de cette petite œuvre. Il en va de même pour les intervalles mélodiques et harmoniques et l’organisation motivique. En un seul endroit, discrètement, est citée la première mesure de Mozart, mais transposée.
242Ma composition ressemble à un « miroir déformant » qui nous renverrait des facettes toujours autres et toujours nouvelles de la musique de Mozart, à la fois si proche et en même temps si éloignée de notre époque…
Fragmente aus Frühling
243pour mezzo-soprano, alto et piano (1987)
244in memoriam Karol Szymanovski et Bruno Schulz
245Des amis polonais m’avaient demandé si, pour le cinquantième anniversaire de la mort de Karol Szymanovski, je serais disposé à composer une petite musique de chambre avec ou sans voix, s’inspirant si possible de sa toute dernière œuvre, une Mazurka pour piano (opus 62 n° 2, 1934). J’ai accepté avec plaisir, ce grand compositeur ayant toujours suscité mon intérêt, et par la même occasion, j’ai voulu rappeler au souvenir l’extraordinaire poète et dessinateur polonais que fut Bruno Schulz, proche de Kafka, exécuté sans raison par les SS. De l’une de ses plus belles nouvelles, Le printemps, j’ai choisi quelques brefs fragments que j’ai incorporés à une suite de séquences liées du point de vue des intervalles à un passage harmonique de la Mazurka en question.
246La succession harmonique de Szymanovski forme une sorte de foyer. Le processus harmonique de ma pièce est conçu de sorte qu’il se rapproche petit à petit de Szymanovski, le traverse (la suite d’accords originale n’apparaît qu’une seule fois) pour finalement s’en éloigner fortement… (Transitio).
247Du point de vue métrico-rythmique, j’ai cherché des solutions nouvelles au problème de la simultanéité de pulsations complexes. Ce qu’il en résulte a procuré les fondements du deuxième mouvement de mon oratorio de chambre, La Terre des hommes (1987-1989), « Sept fragments sur la pauvreté à travers vingt et une fenêtres ». Les pulsations polyrythmiques sont capturées à travers des « fenêtres » polymétriques. Je pense qu’ainsi, les fragments de Bruno Schulz peuvent déployer une face cachée de leur poétique réellesurréelle dans un contexte nouveau.
248L’œuvre est dédiée à la mémoire de Karol Szymanovski et Bruno Schulz.
Des Dichters Pflug
249pour trio à cordes (1989)
250Mon premier trio à cordes – Des Dichters Pflug [La Charrue du poète] – est dédié à la mémoire d’Ossip Mandelstam. Avec sa pensée intempestivement humaniste, européenne, orientée vers les grands événements de la dignité individuelle, Mandelstam fut très tôt dans la littérature soviétique un corps étranger, de plus en plus isolé, refoulé, et finalement éliminé. Condamné aux travaux forcés en Sibérie, il mourut en décembre 1938 dans un camp de transit près de Vladivostok.
251Voilà des années que je ne puis me soustraire à la fascination exercée par Mandelstam, en particulier par ses poèmes tardifs de la période d’exil dans le camp sibérien de Voronej. Je pourrais citer deux raisons à ce phénomène : la force de sa résistance à la simple idée que l’on puisse lui imposer de se taire – « Oui, je suis enterré, pourtant mes lèvres bougent, Et tout mioche apprendra ce que je dis ici6 »; et l’impossibilité absolue d’adapter sa poésie aux « conditions » d’une vie publique encore possible. Mais surtout, cette langue continue-discontinue dans laquelle il savait, malgré la plus oppressante étroitesse, créer un espace intérieur en perpétuel accroissement qui le rapprochait intimement de tout ce qui vit. Il y gagna une ampleur et une ouverture que peu d’individus ont le privilège d’atteindre, même dans des conditions de vie apparemment optimales…
252Je me suis penché sur le thème récurrent, chez Mandelstam, de la plaine dont l’horizon est perçu comme une frontière entre l’intérieur et l’extérieur. L’horizon est toujours à la hauteur des yeux de celui qui regarde au loin. Il apparaît ainsi clairement que c’est notre œil qui recrée l’espace apparemment infini. Dans la musique, l’oreille crée un espace infini comparable, qui transcende la frontière entre ce qui est audible et ce qui ne l’est plus… Cette ligne de démarcation me paraît liée à la réalité concrète de la vie et de la mort, du souvenir et de l’oubli…
253Dans mon trio à cordes, j’ai cherché non pas tant à faire sentir l’« éloignement » ou la « proximité » acoustiques au niveau de la dynamique – les variations de volume sonore ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’ensemble du morceau –, mais plutôt à les faire entendre au niveau de l’intonation, du timbre et de la durée perpétuellement fluctuante de la pulsation rythmique. J’ai développé ainsi toute l’organisation des intervalles à partir de deux modes en tiers de ton se complétant symétriquement et dont chacun comporte sept niveaux.
254L’extrême délicatesse de l’analogie formelle avec deux des poèmes de Mandelstam montre une fois de plus comment les deux niveaux de réflexion se rejoignent et s’interpénètrent. Les neuf mots des deux vers centraux d’un poème tiré des Cahiers de Voronej – « Mais faites plutôt que mon cœur se fende En éclats du carillon bleu…7 » – sont répartis dans les cinq séquences éminemment paisibles du trio, des séquences qui évoluent dans un espace de hauteurs extrêmement réduit, mais ample du point de vue sonore. Ces mots doivent être prononcés tout doucement par le violoncelliste, de manière à passer inaperçus : rien ne doit souligner leur présence acoustique. Aux quatre vers d’un autre poème composé durant la même année 1937, et dans lequel Mandelstam compare la poésie au labour – plus exactement au labour du temps ! – correspondent dans le trio à cordes quatre versets qui s’intercalent entre les séquences. Comme des cryptogrammes, ces vers forment – à partir du rythme oral du poème – la structure rythmique de chacun des versets, sans pour autant retentir eux-mêmes : la langue de Mandelstam est passée dans la musique.
255Des Dichters Pflug est dédié à Wilfried Brennecke pour son jubilé à Witten en 1989. Il y fut joué en création par le Trio recherche.
Die umgepflügte Zeit [Le temps labouré]
256musique spatialisée pour viole d’amour, mezzo-soprano, ténor élevé, récitante, deux ensembles mixtes, voix chorales et instruments distribués dans la salle (1990)
257Mon œuvre a été conçue comme une composition spatiotemporelle à travers laquelle j’ai essayé de suivre dans sa dimension profonde la grande poésie du poète russe Ossip Mandelstam.
258Les trois poèmes que j’ai pris comme point de départ proviennent de son exil à Voronej, de la dernière année avant sa déportation pour la Sibérie où il mourut à l’âge de quarante-sept ans dans un camp de transit près de Vladivostok. J’ai utilisé les poèmes dans leur langue originale ; je les ai moins « mis en musique » que pour ainsi dire fait éclater en leur multiples facettes. La grande poésie lyrique ne me semble guère traduisible, mais elle peut éventuellement être mise en musique à partir de ses propres sonorités.
259Die umgepflügte Zeit est dédié à la mémoire de Luigi Nono, dont l’amitié m’est enlevée à jamais. Par ailleurs, l’œuvre vise aussi à raviver la mémoire de l’un des grands poètes « sacrifiés » de notre siècle.
260J’ai osé cette association étroite parce que je crois que l’œuvre des deux artistes a ses racines dans « l’esthétique de la résistance » et que tous deux avaient la force de la supporter imperturbablement. Ils résistèrent à la résignation qui assombrit l’art, et ceci pour Mandelstam malgré le fait d’être proscrit et poursuivi.
261Le premier poème « Je suis égaré dans le ciel… Que faire ? » (récitante) est tissé dans Plainte, jouée par la viole d’amour à sept cordes. Ses vers centraux sont ensuite repris et portés plus loin par les deux voix chantées du premier ensemble. « Ne posez pas, ne me posez pas sur les tempes la caresse du laurier épineux8 ». La musique de l’ensemble ainsi que de la viole d’amour se déploie selon différents modes en tiers de ton ; elle reste « douce », évitant la dureté du chromatisme tempéré.
262Dans Plainte jaillit un tissu temporel figé sur l’instant – pour ainsi dire un raccourcissement extrême du grand réseau temporel qui s’étendra sur toute la durée de la deuxième partie de l’œuvre. Cet instant éblouissant (métaphore de la mort ?) déclenche ensuite la musique d’un second ensemble plus grand, où cinq voix chantées entament le deuxième poème de Mandelstam dans une sonorité tranchante qui atteint le superchromatisme des quarts de ton. Le bref jaillissement des trois groupes de percussion représente simultanément la première spatialisation d’impulsions temporelles minuscules.
263Le deuxième poème de Mandelstam, central, invoque le souvenir de Prométhée : « Où le gémissement qu’on cloue et qu’on enchaîne ? » – encore un contact silencieux avec Luigi Nono – et poursuit vers la constatation apodictique : « Ceci ne sera plus, les tragédies se meurent. »9. Eschyle est devenu portefaix et Sophocle bûcheron. Mandelstam voit en cela quelque chose d’absolument positif. Toute manière antisocialiste lui est étrangère.
264Une antiphonie entre les deux ensembles se développe en se condensant de plus en plus, c’est-à-dire que les deux niveaux temporels s’interpénètrent jusqu’au réel point cathartique de l’œuvre. Qu’est-ce que la poésie ? (Qu’est-ce que la musique ?). Chez Mandelstam elle est « … l’écho, le jalon – plutôt la charrue…10 ».
265À propos du titre : la métaphore de la charrue est tout à fait centrale dans les dernières œuvres de Mandelstam. Par le tchernoziom de Voronej qui l’entoure à perte de vue, elle est omniprésente. Tout comme la charrue brise la terre, ainsi la poésie (la musique) doit briser le temps du présent, afin que ses couches plus profondes parviennent à la lumière et deviennent fécondes. Ce travail est le sens de l’art et le devoir constant de l’artiste. Le soc de la charrue devient reluisant par le labour ; ainsi en est-il du poème par le travail constant et patient de l’écriture : « Et le travail silencieux rend argenté, finement argenté la charrue d’acier, le son de la voix du poète.11 »
266Puis cet étonnant regard de Mandelstam qui dépasse son époque. Il n’y aura plus de séparation entre interprètes et spectateurs, entre musiciens et auditeurs ! « Tout le monde se lève et veut avoir tout vu12 ».
267Dans cette œuvre comme dans plusieurs de mes œuvres récentes, j’insiste sur le fait que le musicien n’a pas à fournir la preuve de sa nécessité par une suractivité constante : il produit également un travail de pionnier important comme auditeur. Plutôt qu’un désavantage, je vois un avantage considérable pour l’interprète dans la possibilité qu’il a, non pas de constamment devoir faire preuve de son activité, mais… d’écouter surtout. Nous ne devrions pas oublier que l’écoute imaginative est le début de toute musique.
268De ce point de vue, le réseau temporel qui se déploie de plus en plus englobe pour ainsi dire le « théâtre d’air13 » dont parle Mandelstam. Il n’y a alors plus de protagonistes…
269Le dernier des trois poèmes de Mandelstam, un quatrain, apparaît dans son humilité et sa foi transcendante en l’avenir telle une fenêtre pour des temps meilleurs. Avec l’espoir de résurrection exprimé par Mandelstam s’ouvre un nouvel « éventail temporel » : récitante, plusieurs voix parlées dispersées, voix chorales, instruments. La voix grave masculine qui chante le poème ressemble à la voix du poète réprouvé. Elle s’élèvera malgré tout à l’oreille d’un futur ouvert.
Plainte – Die umgepflügte Zeit I
270pour viole d’amour en tiers de ton et 13 instruments (1990)
271L’œuvre est dédiée à la mémoire de Luigi Nono, dont l’amitié m’est enlevée à jamais. Par ailleurs elle vise aussi à remémorer un des grands poètes sacrifiés du XXe siècle : Ossip Mandelstam.
272À propos de la création : après la mort de Nono, j’ai composé une Plainte pour viole d’amour à sept cordes accordée en tiers de ton, puis je l’ai peu après insérée dans une œuvre de grande dimension, Die umgepflügte Zeit [Le temps labouré]. J’y ai tenté de suivre le lyrisme de Mandelstam jusque dans ses dimensions profondes. (Je m’en suis bien évidemment tenu à l’original russe.)
273Cette œuvre est devenue l’une de mes réflexions les plus différenciées sur les perspectives de la spatialisation du son et de ses paramètres. La musique provient de dix-sept endroits différents dans l’espace.
274À propos de la composition : Plainte – Die umgepflügte Zeit I est une réduction radicale. Deux des dix-sept composants originels mènent, tels des jalons, hors du réseau de la version originale vers une concentration extrême.
275La musique de l’ensemble se déploie à partir de différents modes en tiers de ton et leur miroir, qui se réfèrent directement à celle de … Plainte… pour viole d’amour. Le rythme, le mètre, mais aussi le tempo évitent les principes quantitatifs. Ils s’interpénètrent plutôt dans des « processus de pulsations ». La trace de la « profondeur » se poursuit, le « réseau » devient « antiphonie ». Des éléments rythmico-sonores tirés du poème de Mandelstam sont attribués à la partie instrumentale (guitare, percussion).
276Je n’aimerais pas utiliser ici le terme d’intériorisation. Qu’est-ce qui relève de l’intériorité et de l’extériorité dans la réalité de la musique ? L’écoute relève de l’intériorité ; c’est de cela qu’il s’agit. (Comment sinon une communication peut-elle avoir lieu ?) L’écoute ne peut être complètement extériorisée que si elle reste à la surface.
277À propos du titre : la métaphore de la charrue est tout à fait centrale dans les dernières œuvres de Mandelstam. Par le tchernoziom de Voronej qui l’entoure à perte de vue, elle est omniprésente. Tout comme la charrue brise la terre, ainsi la poésie (la musique) doit briser le temps du présent, afin que ses couches plus profondes parviennent à la lumière et deviennent fécondes. Ce travail est le sens de l’art et le devoir constant de l’artiste. Le soc de la charrue devient reluisant par le labour ; ainsi en est-il du poème par le travail constant et patient de l’écriture : « Et le travail silencieux rend argenté, finement argenté la charrue d’acier, le son de la voix du poète14 ».
Agnus Dei cum Recordatione
278Hommage à Johannes Ockeghem pour contre-ténor, 2 ténors, baryton, basse, luth et deux vièles (1990-1991)
279La pièce résulte d’une commande de la Fondation Royaumont et a été composée pour les Jeunes solistes et Rachid Safir.
280Les trois Agnus Dei de la Missa prolationum d’Ockeghem en sont le point de départ. J’en ai extrait le système d’intervalles et les techniques de prolation du travail canonique et les ai développés de façon réflexive. La mémoire d’Ockeghem y est évoquée en vieux français (solo du baryton) dans un « monologue intérieur » (recordatio), sur un texte de Gösta Neuwirth.
…ruhe sanft…
281pour une voix et quatre violoncelles ayant chacun deux cordes à vide en scordatura et une voix d’homme ad libitum (1992)
282In memoriam John Cage
283Lorsque je te rencontrai à nouveau après de nombreuses années – c’était dans une énorme basilique romane après la création de tes Thirty Pieces for Five Orchestras, j’étais subjugué par l’impression qu’elles m’avaient faite – je dis : « Vous avez à nouveau gagné en grand maître un jeu avec le hasard ! »
284Tu ris aux éclats. Le son de ta voix s’étendant dans les nefs latérales semblait atteindre à une dimension immortelle…
285Si je pouvais te dire que dans …ruhe sanft… il s’agit de la résolution d’antagonismes traditionnels, donc de rien moins que d’une fusion des prétendues techniques sérielles et des méthodes de composition spectrales (deux séries d’harmoniques sur la bémol et fa dièse), microtonales (tiers de ton sur fa dièse – sol – sol – la bémol) et aléatoires (distribution aléatoire du réseau temporel), alors tu te tordrais de rire.
286Le son de ta voix…
Rauhe Pinselspitze
287pour kayagum coréen avec accompagnement d’un buk (tambour coréen) (1992)
288Versions pour violoncelle pizzicato avec ou sans buk (1992)
289Le courage, persévérance infatigable de quelqu’un qui continue à se battre. Ne s’accordant aucune pause jusqu’à ce que les racines culturelles de sa propre histoire et l’esprit éclairé de la pensée musicale occidentale soient annulés dans ce vaste humanisme qui nous lie tant…
290À mon vieil ami Isang Yun pour son soixante-quinzième anniversaire. Qu’il vive mille ans !
291Postscriptum
292La « Rauhe Pinselspitze [pointe de pinceau rugeuse] » écrit :
« Plus on crie et plus on le fait fort, plus grand devient le vide. Plus on reste calme et silencieux, plus lourd devient l’air à respirer. »
(Kim Chi-Ha, Satire ou suicide, 1970)
Winter seeds
293pour accordéon (1993)
« … cacher et tout de même transmettre notre art,
pour que naissent des matins qui chantent… »
294L’accordéon : un exécutant, deux mains (deux instruments !), un soufflet… pourquoi ne pas rendre la parole à cet « enfant réprouvé » dans la haute culture musicale ? La pièce est dédiée à Hugo Noth.
295J’ai été fasciné par l’étendue de cet orgue à main qui est bien plus proche de l’antique orgue à bouche japonais shô (sheng en chinois) que de notre roi des instruments, l’orgue.
296J’ai cherché à créer une musique idiomatique s’étendant sur de vastes espaces.
297Trois séquences déploient à travers des accords de cinq notes une harmonie statique étrangement silencieuse sur fond de matrice dodécaphonique symétrique. Un petit tempestuoso virtuose travaillé sous forme de canon rétrograde et un bicinium semblable à une sicilienne sous forme de canon renversable y sont intercalés.
298Les trois séquences sont parsemées de mots épars tirés du grand poème « Hölderlin » de Louis Aragon :
Dans cette nuit profonde où naît à chaque murmure/L’âme…
Cette flamme à transformer l’homme…
Comme tu te tais comme/Tu te tais merveilleusement jusque/Dans les choses…
299En tant que motto du tempestuoso, piuttosto piano, extrait du même poème :
Dit qu’/Il fait un vent fou/De même les paroles
300Et pour le tranquillo, molto dolce :
Il pleut des fleurs Le printemps/Est venu trop vite/Les bourgeons se sont ouverts d’erreur/…/… Ainsi toujours/Les idées
(Louis Aragon, Les Adieux et autres poèmes)
Kammerkonzert « Intarsi »
301pour piano et ensemble (1993-1994)
302Le point de départ de cette œuvre est le dernier Concerto pour piano de Mozart, auquel je pensais sans cesse. Je voulais remettre en cause le développement inflationniste de la musique pour piano d’avant-garde ; aussi me suis-je restreint consciemment à l’ambitus du piano mozartien dans une grande partie de l’œuvre. Au lieu d’une technique de sauts virtuoses, j’ai visé un maximum de polyphonie aux niveaux rythmique, sonore et linéaire.
303Dans le premier mouvement de Intarsi, qui conduit au second à travers un grand silence composé, le piano est inséré dans un mouvement d’ensemble extrêmement doux et transparent et détermine la sonorité de façon décisive. Comme de la marqueterie (intarsie), de très brèves citations du premier mouvement de Mozart émergent par-ci par-là, vers lesquelles je me dirige constamment : des trilles descendants comme un « Adieu » toujours nouveau et devenant toujours plus lourd. Ce concerto de chambre, notamment le mouvement « Intarsi », est dédié à la mémoire de Witold Lutosławski, dont la précieuse amitié reste pour moi irremplaçable. La pièce est également écrite pour András Schiff.
304Le second mouvement, « Pianto – Specchio di Memorie », est dans un certain sens une étude spectrale à huit voix, dont les hauteurs dérivent en permanence de constellations d’intervalles mozartiens (comme d’ailleurs dans la première partie). La pulsation continue, subdivisée en couches superposées fondées sur des rapports de nombres premiers, est interrompue par deux « Cadenze contrappuntistiche » qui glissent comme des ombres : il s’agit d’un contrepoint élaboré à partir des motifs intervalliques et rythmiques du Concerto de Mozart. La troisième « cadence », absorbée par les pulsations, se souvient du thème mozartien du second mouvement.
305Dans le troisième mouvement, intitulé « Unità », on retrouve une situation totalement opposée. Je me permets de développer pour ainsi dire ad absurdum un thème du dernier mouvement de l’œuvre de Mozart sous la forme de séquences, d’inversions et de rétrogradations ; il en résulte une « chasse aux sorcières » qui tend constamment à l’unité sans jamais l’atteindre…
306Dans l’épilogue, « Giardino Arabo », je reprends « l’étude spectrale » du second mouvement pour la conduire de la manière la plus douce vers son épilogue. La structure d’intervalles en trois-quarts de ton ébauchée dans le second mouvement déjà se développe vers un maqâm qui supplante de plus en plus l’image sonore tempérée du piano. Le pianoforte, véritable fondement historique de notre pensée musicale chromatique, laisse alors place à un monde sonore ouvrant d’autres horizons…
Lamentationes de fine vicesimi saeculi [Plaintes sur la fin du XXe siècle]
307pour orchestre en quatre groupes et chanteur soufi ad libitum (1992-1994)
308Les Plaintes sur la fin du XXe siècle sont devenues superflues à partir du moment où l’on a pris conscience du fait que l’on peut gagner, par des campagnes médiatiques planétaires, des guerres et des élections sur un terrain qui devient de plus en plus fictif…
309L’ère nouvelle due à l’évolution brutale des technologies du feedback (« la dernière révolution interne du capital ») permet d’atteindre aujourd’hui, dans un nombre toujours croissant de domaines, les limites du temps réel (y compris pour faire la guerre, en produisant des armes téléguidées « intelligentes ») et rend possible la manipulation intégrale de l’existence humaine.
310Derrière des coulisses fictives apparaît, monstrueuse et brutale, la Grande Idéologie, dont le présage inquiétant (mene tekel) nous est encore dissimulé. J’ose affirmer que jamais encore dans l’histoire de l’humanité cette idole qu’est le veau d’or n’a été adorée de façon aussi illimitée et absolue (Dividende et impera…).
311La guerre du Golfe, qui eut pour conséquence une remilitarisation désastreuse des modes de pensée et de perception, surtout dans les jeunes générations, a failli être fatale à ma créativité. Mais elle a également éveillé ma curiosité pour la culture arabe qui, aux yeux du nouvel ordre mondial, doit être considérée comme représentant le mal absolu, souvent mise dans le même sac que les phénomènes intégristes. Au-delà de tout intégrisme – je l’abhorre, qu’il soit islamiste, chrétien ou juif –, je commençai à étudier la culture musicale de ce nouvel « ennemi mortel » et je découvris des points de convergence dont la trace était restée dissimulée pendant des siècles. En effet, la théorie musicale arabe classique du IXe au XVe siècle a profondément marqué, si ce n’est rendu possible, l’évolution de la musique occidentale. Toutes les mentalités « de croisade » passées ou présentes ne peuvent effacer cette réalité.
312Un monde nouveau d’intervalles chromatiquement non tempérés – les érudits arabes divisaient l’octave en 53 commas – me conduisit pas à pas à une nouvelle conception de ma propre culture musicale, y compris de ma musique. J’appris à penser autrement dans bien des domaines, ce qui eut pour conséquence de m’ouvrir de nouveaux horizons productifs.
313Le travail pour une grande formation orchestrale, particulièrement marquée par la tradition, fut à la fois un aiguillon et un défi majeur. Je dus me libérer de l’emprise du grand orchestre et, en même temps, faire fructifier mes expériences vers des « rivages nouveaux »…
314J’ai articulé la formation traditionnelle en quatre groupes composés essentiellement de solistes, non pas au sens d’une polychoralité (spatiale), mais bien plutôt d’un principe « topographique » de proximités (sonores) différentes, de « symbioses » possibles.
315Dans la mesure ou j’écrivais pour l’orchestre, j’étais obligé de tenir compte de notre notation européenne des hauteurs. Cela signifiait réduire les mâqamat arabes composés de 17 degrés à une notation en quarts de ton, qui est tout de même fort proche des gammes arabes. Par ce biais, je découvris les possibilités de mondes sonores « harmoniques » totalement nouveaux, qui n’ont rien de commun avec le superchromatisme en quarts de ton élaboré jusqu’à présent chez nous. Ce fut là ma véritable découverte…
316J’ai totalement fondu la mélismatique arabe, avec ses arabesques très prononcées, dans des espaces sonores polychromes aux degrés variés, empilés (comme des coupes remplies de plaintes et de deuil) dans le système d’intervalles des modes que j’utilisais (mâqamat en diverses transpositions : saba, mâqam du deuil, hijazi, mâqam des horizons désertiques, ’awj’ara, mâqam enharmonique, très proche d’iraqi).
317Je me suis référé à la rythmique et à la métrique arabes uniquement dans les transitions. Le wazn samah que j’ai utilisé se clôt par un cycle de 36 battues. Il exprime traditionnellement le seuil (conductus – musique funèbre). J’ai certes varié ce cercle rythmique et métrique sans déroger à la tradition, mais je l’ai inséré dans une arabesque qui conduit à une prolation pouvant aller jusqu’à sept voix. (Sept vitesses sont en corrélation : 4:4, 5:4, 6:4, 7:4, 9:8, 11:8, 13:8).
318Les Lamentationes de fine vicesimi saeculi ne renvoient à aucune conception formelle traditionnelle, ni celle de la symphonie européenne, ni celle de la musique arabe classique. On pourrait plutôt les comparer avec le libre déroulement d’un mâqam dans le taqsim instrumental.
319Un seul cryptogramme de Zeit-Wellen [ondes de temps], lu et « rythmé » sous des formes toujours différentes, tissé d’innombrables sons instrumentaux… Très peu de résonance, mais chaque son est une plainte étouffée –… « ou la colère d’un ancien volcan, résidu pétrifié » (Rilke)
320Remémoré et transcendé en des durées et des couleurs toujours différentes, dans des espaces sonores prenant des formes toujours renouvelées : le travail de deuil, chargé sur nos épaules, porté, porté plus loin encore… se fondant dans la « spiritualité du petit matin ».
321(1994)
Black Plaint
322pour shô accordé en tiers de ton et petites percussions (1995)
323… une musique très douce et discrète surgissant hors de l’ombre d’arrière-plans millénaires, jetée dans la barbarie de notre siècle. Cinq séquences attribuées au shô déploient un espace sonore en tiers de ton dans des accords de cinq et six notes en transformation constante. Des percussions médiatrices et qui parfois s’interposent forment une fine enveloppe en guise de fond sonore, entre retentir et devenir muet.
324Toute voix racontant l’apocalypse d’Hiroshima doit défaillir. Des phrases et des mots épars sont inscrits, gravés dans des matériaux, pour ainsi dire comme des engrammes du non-oubli.
325Trois élégies tirées de la compilation dite manyôshu (datant de la période nara entre 710 et 784) émergent comme pôles opposés : souvenir plus profond ?
A Prayer on a Prayer
326pour dix instruments avec voix de femme ad libitum (1996)
327In memoriam Igor Stravinski
328J’ai composé A Prayer on a Prayer pour Paul Sacher à l’occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire.
329Mon point de départ fut l’œuvre tardive de Stravinski, A Sermon, a Narrative and a Prayer, qu’il avait écrite sur une commande de Paul Sacher et qu’il lui avait dédiée.
330Je l’avais entendue à Bâle en 1962 lors de son impressionnante création sous la direction de Paul Sacher, et je dois avouer que cette musique à la fois économe et extrêmement dense, témoignant d’une conscience singulièrement aiguë de l’intervalle, a fortement enrichi mon développement compositionnel.
331Pour ma contrafacture, j’ai choisi comme référence la dernière partie de l’œuvre, « A Prayer », et en particulier la technique de Stravinski utilisant des groupes de six notes transposés cycliquement, tout en la densifiant avec des intervalles en tiers de ton.
332A Prayer on a Prayer reste ainsi en rapport étroit avec son modèle au niveau des intervalles, mais dans un traitement d’un bout à l’autre en tiers de ton, à l’exception des citations.
Lamentationes sacrae et profanae ad Responsoria Iesualdi
333pour six voix solistes, théorbe et cor de basset (1993-1997)
334Mes Lamentationes doivent leur existence à l’incitation de Rachid Safir. C’est à lui et à ses Jeunes Solistes que je dédie cette œuvre. Lorsque Rachid Safir me demanda, pour compléter les Répons de Gesualdo, de composer à nouveau les lamentations chantées à la manière grégorienne dans la liturgie catholique de la Semaine Sainte, son souhait me fit l’effet d’un choc et me parut être un défi presque impossible à relever… L’œuvre tardif et monumental de Gesualdo – les Répons furent composés comme un cycle comprenant en tout vingt-sept pièces pour les trois jours de la Semaine Sainte, deux ans avant sa mort, et imprimés la même année, en 1611 – resta négligée pendant des siècles, et ce n’est que vers la moitié du XXe qu’il fut redécouvert. Il est aujourd’hui difficile de dire si cette négligence est due à l’attitude de l’Église catholique, dont on peut comprendre les difficultés à accepter une telle musica sacra de la part d’un homme qui avait assassiné sa femme, ou si la raison en est l’incompatibilité de son style tardif chromatique-enharmonique avec celui de la monodie naissante. En tout cas, au moment même de sa genèse, le maniérisme de Gesualdo était déjà dépassé par l’histoire de la musique…
335En guise de première tentative, je me suis mis en 1993 à la composition de la Lectio prima (De lamentatione Jeremiae Prophetae) que j’ai écrite pour les six mêmes voix qu’utilise Gesualdo pour ses Répons : cantus, sextus, altus, tenor, quintus, bassus (soprano, mezzo-soprano, contre-ténor, deux ténors, basse). Lorsque j’ai repris en 1996 le travail sur mes contrafactures de Gesualdo dans le contexte musical et éthique de notre siècle finissant, j’avais entretemps considérablement élargi mes connaissances et mes bases de travail.
336Le stile cromatico de Gesualdo est fondé directement sur les expériences faites par le compositeur dans le « laboratoire enharmonique » de la Cour de Ferrare où il séjourna pendant deux ans, et où l’on essayait de traiter de façon hypothétique le problème des modes enharmoniques des anciens Grecs, alors que la théorie musicale arabe les avait déjà résolus depuis longtemps à sa façon. Là, il put avoir accès à l’archicembalo (cembalo universale) construit par Nicola Vicentino, dont les touches inférieures noires (y compris celles insérées entre le mi et le fa, ainsi qu’entre le si et le do) pouvaient produire chaque demi-ton de façon différenciée : un do dièse était accordé plus bas qu’un ré bémol, etc., et il y avait dix-neuf touches par octave15. Cet instrument a vécu une nouvelle naissance il y a vingt ans au nord-ouest de l’Allemagne grâce à l’organiste et musicologue Harald Vogel. Je dois à ce dernier la possibilité d’avoir pu aborder de façon créative l’archicembalo et ses étonnantes possibilités. Il en résulta une manière tout à fait différente d’envisager le modèle gesualdien des Répons : de leurs enharmoniques « en spirales », je dérive – bien qu’indirectement – le système d’intervalles des Lamentationes sacrae et profanae. Je puis dire ainsi que l’ensemble des motifs et des intervalles, et donc l’harmonie de l’œuvre, se réfère à Gesualdo.
337Ce n’est pas en vain que l’on constate aujourd’hui à quel point le développement ultérieur du stile cromatico, cette géniale découverte du maniérisme musical, s’est brutalement interrompu avec l’œuvre tardif de Gesualdo. Tout en me rattachant aux « exigences fondamentales » de ce compositeur, j’ai essayé avec mes Lamentationes sacrae et profanae de m’inspirer de « la dette non réglée avec le passé » (Ernst Bloch) ; une façon également de libérer ma musique de l’emprise du panchromatisme qui, en ce siècle, est devenu total. Je ne prétends point par là avoir déjà trouvé une solution valable pour une question historique brûlante. J’ai toutefois ouvert une voie que j’espère poursuivre. Mon travail sur les textes de la Semaine Sainte m’a mené à remettre en question leur forme traditionnelle. Il est évident que les archaïques lamentations de Jérémie sont recouvertes d’une épaisse couche de patine historique. Elle n’en ont pas pour autant perdu leur actualité effrayante. Aucune de leurs malédictions n’est dépassée. L’ensemble de la liturgie de la Semaine Sainte, y compris les Répons, est traversée de malédictions. Ma « mise en musique » ne veut pas les aplanir, ni les amoindrir.
338Je désirais trouver un « Texte de Jérémie » provenant d’un écrivain contemporain. J’ai un jour moi-même mis par écrit quelques lignes, dont les fragments infiltrent la couche textuelle des lamentations et en aiguisent l’actualité. La composition est constituée de trois couches de texte. La base en est formée par le latin. Toutes les phrases dont je voulais souligner l’actualité ont été en plus composées en traduction française. La couche contemporaine comprend, outre des fragments de textes d’Ernesto Cardenal et de Mahmoud Doulatabadi, mes propres textes mentionnés plus haut. J’ai laissé en hébreu les lettres du comptage des vers de Jérémie telles qu’elles nous ont été transmises. Je me rattache de la sorte directement à deux magnifiques compositions de lamentations au XXe siècle : les Lamentationes Jeremiae Prophetae d’Ernst Krenek, composées pendant la Seconde Guerre mondiale, mais créées dans les années cinquante seulement, et les Threni d’Igor Stravinski, que j’ai pu entendre à Zurich peu après leur création sous la direction du compositeur. Pourquoi, à mon âge, n’oserais-je pas l’avouer ?
339(1997)
L’âge de notre ombre
340pour flûte alto, viole d’amour et harpe (1998)
341In memoriam Gérard Grisey
« La poésie est un sable si sensible qu’il enregistre l’âge de notre ombre. » (Roberto Juarroz, Fragments verticaux, José Corti, Paris, 1994)
342Cette pensée de Roberto Juarroz à propos de la poésie me semble valoir davantage encore pour les potentialités de la musique, pour peu qu’elles soient prises au sérieux. Plus on y pénètre profondément, plus il apparaît que la musique ne peut être substantielle sans transcendance. Elle est et a toujours été, dans toutes les civilisations, un lieu central, existentiel, à travers lequel est remis en cause un matérialisme dogmatique et encroûté. Dans la musique, se pose de manière plus radicale encore que dans d’autres arts la question de savoir ce qui est « extérieur », c’est-à-dire matérialisable, et ce qui est « intérieur », pouvant être vécu sans être matériel. Mais dans ses racines les plus profondes, elle reste toujours représentation réelle du monde dans le médium de sa temporalité. Dans cette époque caractérisée par une réification de l’homme et de l’art, ces pensées me poursuivent constamment, en particulier lorsque je compose…
343La viole d’amour et la harpe sont accordées de façon à permettre une harmonie particulière en tiers de ton, que la flûte alto réalise au moyen de doigtés particuliers (un sixième de ton plus haut ou plus bas). J’ai développé cette harmonie en tiers de ton principalement à partir du maqâm arabe awj’Ara. Ce mode très expressif, enharmonique, déploie dans les variantes en tiers de ton que j’ai développées des espaces sonores suspendus, vibrants, auxquels les trois instruments – dont la viole d’amour, particulièrement liée à l’héritage arabe de notre culture musicale – confèrent une sonorité extrêmement transparente et riche en variations.
344L’âge de notre ombre est une commande d’État (Ministère français de la Culture). Elle est dédiée à Jean-Luc Menet et son ensemble Alternative. J’ai été profondément touché par le décès soudain de Gérard Grisey, auquel je dédie la musique qui résonnait en moi au moment de sa mort.
345(1998)
L’ombre de notre âge
346pour sept instruments (1998-1999)
347Alors que certains collègues tendent à recomposer d’anciennes œuvres en cherchant toutes sortes d’approches pour les étendre et les complexifier (Pierre Boulez le fait de façon exemplaire dans Notations), je favorise de mon côté depuis plus de vingt ans l’approche inverse. J’explore les possibilités de réduire.
348Comment se manifeste la forme d’une œuvre si je la « déshabille » ? Sera-t-elle ressentie comme quelque chose de comparable ou de tout autre ? Ceci participe du processus créateur, qui ne concerne pas seulement l’auteur, mais aussi l’auditeur, sans parler de l’interprète.
349Quelques exemples : j’ai composé Schattenblätter [Feuilles d’ombre] en 1975 sous forme de trio pour clarinette basse, violoncelle et piano, mais de façon à ce que la pièce puisse aussi être exécutée sous forme de duo dans toutes les combinaisons possibles, et finalement aussi comme pièce pour piano seul (le titre étant alors Blätterlos [Sans feuilles]). Le texte reste inchangé. Mais ce qui en résulte est très différent dans chacune des versions. J’ai suivi une voie complémentaire dans Protuberanzen, œuvre pour orchestre datant de 1985-1986 : les trois petites pièces « Die Enge des Marktes » [L’étroitesse du marché], « Implosion » et « Stäubchen von Licht » [Particules de lumière] peuvent être jouées simultanément, en se chevauchant, ou successivement. L’état jusqu’ici le plus radical de complexification possible d’une part, et de réduction progressive d’autre part, se trouve dans l’ensemble d’œuvres Die umgepflügte Zeit [Le temps labouré], écrit en 1990 à la mémoire de Luigi Nono sur des textes en russe d’Ossip Mandelstam. Prenant comme point de départ … Plainte… pour viole d’amour accordée en tiers de ton (1990), j’ai composé une musique spatialisée comprenant jusqu’à dix-sept composants : c’est l’une de mes œuvres les plus complexes. J’ai obtenu un premier degré de réduction en me restreignant au plus petit des deux ensembles antiphoniques qui, dans la version originelle déjà, est tout entier en tiers de ton : Plainte – die umgepflügte Zeit II (1990) s’en tient à une viole d’amour, treize instrumentistes et deux voix solistes (mezzo-soprano et ténor). Dans une réduction ultérieure, les voix ont disparu : les textes sont alors dits par les instrumentistes. Le troisième degré de réduction porte le titre : Plainte – Lieber spaltet mein Herz… [plutôt que mon cœur se fende]16 et date de 1990-1992 ; il est composé pour viole d’amour (ou pour alto), guitare accordée en tiers de ton et petite percussion. Lors de toutes ces formes de réduction, je n’ai rien ajouté au niveau compositionnel, mais procédé par suppression. Le dernier degré, la « réduction d’une réduction d’une réduction » parfaitement dénudée, rend audible de toutes nouvelles facettes de cette musique. L’oreille créatrice pénètre en quelque sorte derrière les coulisses.
350Dans les deux œuvres L’âge de notre ombre / L’ombre de notre âge, qui datent de 1998-1999, on retrouve une approche comparable mais sous un angle différent. Même si j’avais complètement rédigé L’âge de notre ombre en premier, la version pour septuor – quasiment un concerto grosso – avait été largement développée bien plus tôt. Je me suis donc posé le problème de reconstruire après coup la musique originelle à partir d’une réduction déjà faite…
351Il en ressort moins un concerto grosso que bien plutôt un travail rétrospectif, un travail de mémoire tel qu’il est donné à un homme vieillissant par la diminution de sa mémoire en temps réel.
352Luigi Nono a dit une fois, en marge de son quatuor à cordes, que la musique de cette œuvre devait sonner comme elle était écrite, mais qu’elle pourrait tout aussi bien être autre…
353Cela ne révèle pas seulement l’existence d’une pensée du fragmentaire dans une forme fixée par écrit, mais un questionnement fondamental concernant l’opus perfectum, comparé à l’approche d’un John Cage, toutefois dans une autre direction utopique. La remarque de Nono indique en effet que le potentiel créatif immanent d’une musique – même si celle-ci est achevée jusque dans ses ultimes différenciations – dépasse de loin ce qui une fois a été formulé de façon définitive.
Ecce homines
354pour quintette à cordes (1998)
355Cela fait plus de vingt ans que je suis préoccupé par l’idée d’écrire pour cette formation mozartienne, le Quintette à cordes en sol mineur s’érigeant, très lointain, comme une chaîne de montagnes rendue transparente par le foehn. Maintenant, alors que j’y travaille, je sombre de plus en plus dans le découragement… À quoi sert-il d’écrire un quintette à cordes aujourd’hui, alors que le marché tout-puissant des biens culturels – immense estomac global et insatiable – finit par tout engloutir, y compris les catégories les plus nobles, les broyant en un amalgame de valeurs (ou de non-valeurs) économiques, vouées finalement à la disparition ? Néanmoins, cela n’atténue pas mon obsession. Le quintette à cordes reste aujourd’hui encore un des moyens les plus sûrs de capter la beauté la plus rare et en vieillissant, j’en reviens à chercher de nouvelles formes de beauté. Par ailleurs, j’adore l’alto !
356Ecce homines est une sorte de prolifération labyrinthique de mon Deuxième Quatuor à cordes …Von Zeit zu Zeit… […De temps en temps…, 1984-1985] et de mon trio à cordes Des Dichters Pflug [La Charrue du Poète, 1989], la formation du quintette se rapprochant plutôt de celle du trio que de celle du quatuor. Le Deuxième Quatuor à cordes représente le point culminant de mon travail avec les quarts de ton, commencé au milieu des années soixante ; quant au trio à cordes, c’était la première pièce à mettre en œuvre les tiers de ton. Le Quintette à cordes m’a fourni l’occasion d’une confrontation subtile de ces deux approches : j’ai exploré les conséquences immanentes qui en découlaient. Ainsi, on pourrait décrire ce processus de confrontation et d’interpénétration de la manière suivante : « Interdipendenze I (Introduzione) – Katharsis I – Interdipendenze II – Katharsis II (Cumulazione) – Interdipendenze III – Epidipendenza », « Interdipendenze » I, II et III sont en tiers de ton ; « Katharsis » I et II confrontent de manières différentes les tiers et les trois quarts de ton « arabes » ; « Epidipendenza » développe, à partir d’oscillations intermédiaires, des structures sonores symétriques et inédites. J’ose cependant espérer que l’auditeur percevra bien plus que cette simplification presque inadmissible de la trajectoire de l’œuvre, laquelle ne se laisse évidemment pas réduire à un simple schéma de processus intervalliques et formels.
357Ce qui m’importe le plus, c’est de rendre évidente la mimesis, soit les interdépendances dans la micro-comme dans la macrostructure, et de montrer que les choses sont reliées entre elles et sont dépendantes les unes des autres (ce sont bien là les principes de toute vie et les fondements de la Création, confirmés notamment par les recherches en biochimie). Cette approche exclut évidemment toute pensée déductive, quels qu’en soient les paramètres. Je suis fasciné par les chaînes et les entrelacs d’interdépendances, lesquels amènent à des substitutions continuelles. Cela permet, entre autres choses, d’obtenir une grande variété de pulsations (par exemple, dix-sept vitesses différentes dans un tempo de base).
358Les intervalles (et donc aussi les accords) qui sont à la base d’une musique ne déterminent pas seulement la mélodie et l’harmonie au sens le plus large – comme nous aimons à le croire –, mais de la manière la plus globale aussi, sa sonorité, sa structure rythmique et temporelle, l’agogique, et même les timbres. Si l’émancipation de la tonalité classico-romantique fut déterminée par l’élévation au niveau d’un principe absolu du chromatisme fondé sur le tempérament égal et sur le demi-ton unitaire comme élément de base, comment, dès lors, nous libérer de leur étreinte omniprésente (et omnipotente) ? Deux voies diamétralement opposées s’offrent à nous : soit nous considérons les structures intervalliques en tant que telles comme n’étant plus pertinentes pour le processus compositionnel, et nous les remplaçons par des intervalles de bruit, etc., soit nous devons chercher à explorer des rapports de hauteurs étendus et affinés. À la fin des années soixante, c’est cette dernière voie que j’ai suivie.
Die Seele muss vom Reittier steigen… [L’âme doit descendre de sa monture]
359pour contre-ténor, violoncelle, baryton et ensemble (2002)
Notre regard sur le monde est déplacé.
Nous louchons tous. L’œil louche. L’oreille louche.
Et notre pensée est détournée à cause d’un aimant puissant.
Croissance, la croissance d’abord. Le marché totalitaire.
(Klaus Huber, 29.4.2002)
360Il y a six ans, j’écrivais à l’occasion de la commémoration du 75e annniversaire des Journées musicales de Donaueschingen :
« Selon les sociologues, plus de 60 % de la reproduction musicale et culturelle des sociétés d’aujourd’hui se fait de façon virtuelle, indirecte, numérique et sous une forme perpétuellement manipulée. Ceci implique une croyance absolue dans le caractère quantifiable de toutes les valeurs – y compris humaines. La statistique est souveraine et laisse tout, ou presque, disparaître dans la gueule de la consommation, avec des bénéfices considérables pour trop peu de gens … La “disparition de la réalité”, réalité qui, à l’époque des multimédias, est de plus en plus échangée avec des réalités virtuelles, ne conduit paradoxalement pas à la liberté “super-individuelle” tant proclamée, mais directement à des potentiels de manipulation toujours plus puissants. Résultat : la tendance des hommes au matérialisme, et par conséquent, à celui de leur art, progresse inexorablement.
Plus nous pénétrons dans le potentiel de la musique en tant qu’art, plus il est évident que la musique n’a pas de persistance sans transcendance. De manière encore plus radicale que dans d’autres arts se pose la question : qu’est-ce qui est “externe”, et donc matérialisable ; et qu’est-ce qui est “interne”, sans être matériel ? Dans ses racines plus profondes, la musique reste néanmoins une manière de représentation réelle du monde dans le médium de sa temporalité. »
361Ce type de pensée m’accompagne constamment, notamment lorsque je compose.
362En douze ans de travail sur la musique arabe, et en particulier sur sa théorie musicale classique, la prise en compte du soufisme a accompagné mon chemin. C’est ainsi que j’ai découvert une ode de l’érudit Ibn Siná-Avicenne dans laquelle il représente le chemin et le destin de l’âme humaine sous la forme de tableaux mystiques, argumentés philosophiquement. Il faut tenir compte du fait qu’Avicenne, premier esprit éclairé au tournant du premier millénaire, n’avait trouvé aucune contradiction dans le fait de chanter l’expérience soufi de la création dans une ode qui décrit le chemin existentiel de l’âme humaine.
363Ernst Bloch a repris les interrogations d’Avicenne comme point de départ pour un texte de 1952 dans lequel il analyse également la signification que les philosophies d’Avicenne et d’Averroès offraient pour le déploiement de la pensée occidentale (Avicenna und die Aristotelische Linke, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1963).
364Si je considère que nous, les artistes occidentaux, devrions agir contre une vague dominante de réification non seulement dans notre esthétique mais aussi dans notre existence tout entière, alors se pose la question : comment fournir une opposition ancrée dans la rationalité et dans une esthétique qui ne soit pas totalement inefficace ?
365Dans son discours à Francfort lors de la remise du Prix Theodor W. Adorno en 2001, Jacques Derrida a formulé une surprenante revalorisation de la pensée propre au rêve. Derrida reconnaît au rêve une grande rationalité, surpassant celle de la conscience éveillée, et cela à l’aide d’un enchaînement de pensées dont avait rêvé Walter Benjamin et qu’il a soigneusement reformulé. Ne serait-il pas temps de reconnaître l’existence intérieure et globale des hommes, c’est-à-dire l’âme, comme une réalité rapportée rationnellement au monde au même titre que les autres réalités ? Derrida a fait un premier pas dans cette direction.
366L’ode d’Avicenne ne m’a jamais quitté, elle m’a accompagné depuis le concept original d’un concerto pour violoncelle jusqu’à l’œuvre définitive.
367Alors que je me trouvais toujours dans la proximité de l’ode d’Avicenne et que j’avais déjà élargi l’effectif de solistes, le présent m’interrompit. Je lus en avril 2002 un poème qui devait m’émouvoir au point de me conduire d’Avicenne, base conceptuelle de ma composition, au présent. Il s’agissait d’un poème inédit du poète palestinien Mahmoud Darwich, écrit en janvier de la même année dans la ville assiégée de Ramallah. Son poème m’a tellement touché qu’il m’a éloigné de l’ode d’Avicenne, restée à l’arrière-plan conceptuel de ma composition.
368De façon étonnante et confirmée à mes yeux, Darwich, consciemment ou pas, rejoint sans équivoque dans une strophe centrale de son poème la profondeur mystique d’Avicenne mille ans plus tard : « À l’âme de descendre de sa monture et de marcher sur ses pieds de soie ».
369Ne pouvant pas faire autrement que de réagir au présent, j’espère fournir avec mon travail une contribution modeste contre la réification croissante des hommes (y compris de leur âme), pour venir au secours de tout ce qui touche à l’« humain », à une époque qui s’est fixé d’autres objectifs. Et cela dans la totale conscience d’un présent extrêmement brutal, et pas seulement en Palestine.
370Un autre monde est possible17.
371Sur ce point, Mahmoud Darwich est pour moi aussi bien un modèle que mon exact contraire, mon image en miroir.
372Que peuvent offrir la poésie et l’art dans un tel cas de conflit extrême ? Que ne peuvent-ils pas offrir ? À ce propos, Darwich dit :
« La défense d’un monde, d’une période qui est sur le point de mourir, s’apparente à la riposte des petites créatures lorsqu’elles sont menacées par la tempête. Elles se cachent entre deux pierres, dans les failles, dans les trous, dans l’écorce d’un arbre. La poésie est exactement cela, rien d’autre que cela. Elle est cette petite créature qui n’a pas la force qu’on lui supposait. Sa force, c’est son extrême fragilité. La poésie peut être d’une efficacité peu commune, mais sa force provient de la reconnaissance de la fragilité humaine. J’ai brandi pour ma part l’arme de ma propre fragilité pour tenir tête aux tempêtes de l’Histoire.
La langue du désespoir est plus forte poétiquement que celle de l’espoir. Le désespoir constitue le territoire poétique, psychologique et linguistique qui rapproche le poète de Dieu, de l’essence des choses, du premier dit poétique… comme si le poète était renvoyé à la genèse du premier poète.
La poésie est toujours une quête de ce qui n’a pas encore été dit. »
(Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, entretiens traduits de l’arabe par Elias Sanbar et de l’hébreu par Simone Bitton, Actes Sud/Sindbad, 1997.)
A Voice from… Guernica
373pour baryton et mandole/mandoloncelle, tous deux en scordatura (2004)
374Composé sur le poème d’Ariel Dorfman : « Pablo Picasso has words for Colin Powell from the other side of death. Slaughter of innocents. » [Pablo Picasso a des choses à dire à Colin Powell depuis l’autre côté de la mort. Massacre d’innocents.]
375Des images furtives passaient à la télévision en relation avec le discours que tint le ministre des affaires étrangères des États-Unis le 5 mars 2003 devant l’assemblée générale de l’ONU. Il parlait de la nécessité et de l’urgence d’une guerre préventive contre l’Irak – planifiée depuis longtemps et minutieusement préparée. Auparavant, le Guernica de Picasso, dont une copie prêtée par la famille Rockefeller est suspendue à l’ONU, avait été dissimulé. Cette séquence a été éliminée dans les reprises de l’émission, ce qui en dit long. Voilà une double provocation vis-à-vis de la sensibilité humaine, consternante dans sa dialectique. D’une part, on masque une forme notoirement connue de terreur d’État, d’autre part, on reconnaît ne pas pouvoir simplement ignorer une œuvre d’art paradigmatique et de premier rang : respect – bien que pervers – de son message et de son efficacité.
376Cela me donna aussitôt un coup au cœur : on ne peut se taire devant cela. Les artistes en particulier n’ont pas le droit de se taire.
377Peu après, je découvris dans un journal italien (L’Unità) le poème par lequel Ariel Dorfman répondait à ce scandale. Je sus immédiatement que je devais le mettre en musique. Soit je suivais le poème à la lettre, soit j’abandonnais la chose. Ces derniers vingt ans, je n’avais cependant plus créé de musique en suivant strictement des textes, des poèmes. Ils avaient toujours précédé le processus de composition et, en parallèle, j’avais recomposé le modèle littéraire en le fragmentant, en le réduisant, en utilisant une nouvelle rythmique, etc. Un procédé semblable était exclu ici. Ce que j’ai développé comme une monodie dans A Voice from Guernica ne peut cependant pas non plus être assimilé à la tradition du Kunstlied, mais plutôt à celle du chant politique, des chants de protestation.
378J’ai tout d’abord analysé le poème au niveau structurel et morphologique, puis je l’ai inscrit dans la rythmique spatiale de la composition du Guernica de Picasso comme des engrammes, des éraflures, des crevasses. C’est sur cette base que j’ai développé toutes les dimensions temporelles avec leur dramaturgie.
379En accompagnement de la voix soliste (baryton-basse allant jusqu’au registre de fausset), j’ai choisi un instrument sans équivalent, mais assez peu connu de nos jours : la mandole, grande sœur de la mandoline, et le mandoloncelle, qui a une tessiture encore plus grave. Il me paraissait ainsi possible de créer un rapport optique avec Picasso, lequel faisait souvent apparaître une mandoline dans les œuvres de sa période cubiste.
380Toute la rythmique et la métrique de la composition provient a priori de la prosodie du langage de Dorfman, et ce, par le biais de plusieurs réseaux de variantes génératives. Les intervalles, les mélodies et les harmonies sont développés à partir de modes arabes contrastants (maquâmat) sous forme soit de tiers de ton (mandole), soit de quarts et de trois-quarts de ton. L’instrument se charge également de soutenir l’intonation du chanteur.
381La poétique de cette monodie s’étend du cri accusateur, de l’effroi, jusqu’aux gestes parlés les plus divers, et même au-delà, en passant par les mélismes madrigalesques. La mandole et le mandoloncelle produisent une étendue de métaphores sonores comparable.
382J’espère que l’auditeur comprendra quelque chose de la sémantique structurelle par laquelle j’ai été capable de concrétiser musicalement mon ardente colère. Et de même, à la lumière aveuglante de la lightbulb still hanging like an eye [l’ampoule encore suspendue comme un œil], le beware the eye of the child [prends garde à l’œil de l’enfant] transcendant et l’irrévocable de l’utopie de until there will be no Guernicas left, until the living understand [jusqu’à ce qu’il ne reste plus de Guernicas, jusqu’à ce que les vivants comprennent].
383(2004)
Quod est pax ? – Vers la raison du cœur…
384pour cinq voix solistes, percussion arabe et orchestre (2007)
385Depuis mon avant-dernière pièce pour orchestre, Lamentationes de fine vicesimi saeculi de 1992-1994, je suis poursuivi par des réflexions venues aussi bien de l’extérieur que surtout de l’intérieur sur l’agitation et l’absence de paix qui caractérisent notre monde, en rapport étroit avec la réification de l’homme et – comment pourrait-il en être autrement – de sa musique. En mars 2003, j’ai écrit un article, Ein Krieg gegen die Welt – eine Welt gegen den Krieg [Une guerre contre le monde – un monde contre la guerre] puis A voice from Guernica pour baryton et mandole/mandoloncelle sur un poème de l’auteur d’origine chilienne et états-unienne Ariel Dorfman. (« Picasso has words for Colin Powell from the other side of death. Slaughter of innocents » [Picasso a des choses à dire à Colin Powell depuis l’autre côté de la mort. Massacre d’innocents.])
386Ma nouvelle œuvre, dans laquelle la musique n’est pas toujours portée par la partie vocale, sinon de façon perceptible dans deux sections, ceci sans doute aussi en raison de l’importante présence du texte, poursuit mes réflexions jusque vers des strates dont, avec l’âge, je ne peux plus me défaire. Dans le grand poème unique en son genre d’Octavio Paz « El cántaro roto » [la cruche brisée], j’ai choisi quelques fragments qui me sont très proches. Le premier : « Vida y muerte no son mundos contrarios. Somos un solo tallo con dos flores gemelas. » [La vie et la mort ne sont pas des mondes contraires. Nous sommes une seule tige à deux fleurs jumelles.] Vie et mort. Combien ces mots contiennent-ils le thème de la paix… Alors que la mort se présente devant moi, aussi comme une pure obsession… Durant mon enfance, mon père me raconta que la note de la mort était, déjà chez Heinrich Schütz, le mi bémol grave. Il était un spécialiste de Schütz, mais en avait également trouvé des preuves chez (presque) tous les grands compositeurs, jusqu’à Béla Bartók. Enfant, j’avais rejeté cela. Aujourd’hui, ce mi bémol revient dans toute sa force… Sept contrebasses forment un éventail. Leurs cordes de mi sont accordées en tiers et en sixième de ton. Le mi bémol se trouve en leur centre. Ils jouent en harmoniques naturels une « musica funebre », La muerte. Je me permets de faire remarquer que j’ai ainsi indirectement réintroduit la trompette marine (un monocorde sur lequel on jouait tout le répertoire de musique pour trompette !) au sein de la musique contemporaine… Dans les danses macabres peintes, la trompette marine représente toujours l’instrument de la mort ; mais celle-ci, dénuée de lèvres, ne peut bien sûr souffler dans une trompette…
387Le pôle opposé aux contrebasses est formé d’un éventail de sept violons. Ils jouent – sans scordatura – une « musica di spazio », une musique en tiers de ton flottants produite par des harmoniques aigus et suraigus. Les voix chantent par-dessus : « Somos un solo tallo con dos flores gemelas ». Vers la fin du chant « … revenir au point de départ, au centre vivant de l’origine, au-delà de la fin et du début », les contrebasses interviennent à nouveau et mènent à un tutti orchestral en guise de cadence.
388La deuxième partie de mon œuvre, à jouer attacca, introduit un texte de Jacques Derrida placé au centre de la musique ; j’avais composé ce passage pour deux voix solistes peu après la mort du philosophe comme bicinium in memoriam et l’ai également repris dans mon Miserere hominibus. Dans ce bref texte que Derrida, Juif algérien, a écrit comme message pour le voyage en Palestine de la délégation du Parlement international des écrivains – c’était une réponse à un appel de Mahmoud Darwich –, il s’agit de paix au sens le plus profond, de la capacité de paix d’un « nous ». Derrida nomme cela « la raison du cœur », se référant ainsi à Blaise Pascal, lequel avait fondé ses pensées profondes sur la double signification de la raison : bon sens et fondement.
389« La raison du cœur » serait ainsi toujours du côté de la vie, ce que l’on ne peut malheureusement pas dire de la raison intellectuelle.
390En quatre séquences reliées par des intermèdes instrumentaux extrêmement transparents, les voix atteignent « … la raison du cœur, sa raison politique… Le cœur est du côté de la vie. La raison du cœur. C’est l’amour… », sur quoi débouche un bref épilogue de l’orchestre avec toutes les voix chantées.
391Actuellement, notre culture mondiale témoigne d’une accentuation tout à fait exagérée de la SÉCURITÉ, alors qu’il devrait s’agir de paix globale. Ceci n’a pas toujours été le cas.
392La JUSTICE, en coopération avec la CONCORDE, était au premier plan en tant que base d’une paix véritable. Appartenaient également à cela : s’écouter l’un l’autre, savoir écouter. Il s’agit là d’une allégorie de la paix dont il n’a pas été tenu compte jusqu’ici et à laquelle la musique ne peut pas rester indifférente. Les images de la paix ou la justice oubliée. Justice ! ! Vers une paix véritable.
393(2007)
Intarsioso
394pour pianoforte, quatuor à cordes et voix d’alto (2009)
395Comme l’indique déjà son titre, cette œuvre est une recomposition de mon concerto de chambre Intarsi pour piano et dix-sept instruments, écrit à la demande du Festival de Lucerne pour András Schiff, qui le créa en août 1994. Cette « version parallèle » pour pianoforte a vu le jour à Vienne en octobre de la même année déjà, et elle fut créée par Jean-Jacques Dünki. Je dois dire que le pianoforte était l’instrument que j’avais à l’esprit lors de la composition. Car Intarsi, et donc aussi Intarsioso, se réfèrent essentiellement au dernier Concerto pour piano en si bémol majeur KV 595 de Mozart. La musique de ma pièce est dérivée de cette œuvre.
396Ceci ne concerne pas seulement la rythmique, mais aussi les structures intervalliques et harmoniques. Tout auditeur connaissant un tant soit peu Mozart reconnaîtra sans aucun doute les petites citations généreusement parsemées tout au long de l’œuvre. Mais celle-ci contient aussi maintes extensions nées du langage mozartien, qui ne sont identifiables que si le soliste les a perçues et les met en évidence dans son exécution.
397Il ne s’agit pas de la seule recomposition, ni de la seule référence à Mozart au sein de mon œuvre. Dans Ecce Homines, quintette avec deux altos joué en création par le Quatuor Arditti à Donaueschingen en 1998, puis à Lucerne, je me réfère à son Quintette à cordes en sol mineur ; et les Petites pièces pour trois cors de basset renvoient à l’un de ses trios pour cor de basset. Comme les exécutions impliquant un pianoforte (Intarsi) courent le danger de voir les dix-sept autres interprètes étouffer l’instrument soliste et que l’essai d’amplifier le pianoforte ne m’avait guère convaincu, j’avais depuis longtemps déjà à l’esprit de réduire l’ensemble.
398En remaniant ma pièce pour quatuor à cordes, je parviens à réaliser l’équilibre adéquat. La réduction au quatuor à cordes d’un ensemble comprenant huit instruments à vent, huit cordes et une percussion n’impliquait pas seulement une ré-instrumentation, mais aussi une recomposition véritablement créative. C’est ainsi que vit le jour une œuvre pouvant être qualifiée de nouvelle à plus d’un égard. Ma décision – prise en tout début de travail – d’inclure une voix de femme à la pièce fut une nouvelle orientation créatrice déterminant de façon majeure cette contrafacture. Et le fait d’intégrer à la nouvelle composition de Intarsioso des extraits de Du. Eine Rühmung [Toi. Un éloge] de Kurt Marti impliqua une ouverture radicale, transformant fortement l’esthétique musicale-musicienne de l’original dans le sens d’une profession de foi paléochrétienne dont la profondeur et la radicalité sont devenues rares de nos jours.
399Je remercie de tout cœur Kurt Marti pour m’avoir immédiatement accordé de composer à partir de ses textes. Dans la lettre où il répondait à ma demande, il écrit : « En ce qui concerne l’éloge Toi et ton intention de mettre en musique quelques-uns de ses passages, cela me réjouit évidemment beaucoup, et tu as toute liberté pour sélectionner les textes et pour toute autre chose. »
400(2009)
Miserere Hominibus, Mammona Iniquitatis
401pour sept voix individuelles et sept instruments (2005-2007)
402Miserere hominibus est la troisième composition que je dois à l’initiative et à la motivation insistante de Rachid Safir et de ses Jeunes Solistes.
403Après plusieurs brillantes exécutions de mes Cantiones de circulo Gyrante (1985, textes de Hildegard von Bingen et Heinrich Böll), Rachid Safir m’a demandé, à la fin des années quatre-vingt, d’écrire une nouvelle œuvre pour son ensemble. Nous nous mîmes rapidement d’accord sur une composition qui s’appuie sur la Missa prolationum de Ockeghem de façon tout à fait moderne. Il en résulta Agnus Dei cum recordatione pour quatre chanteurs, luth et deux vièles (1990-1991). Je m’étais rapporté aux trois « Agnus Dei » de Ockeghem, dont le deuxième, un bicinium pour contre-ténor et ténor. La création réussit à merveille. Et par la suite, toutes les exécutions auxquelles j’ai pu assister m’enthousiasmèrent vivement.
404Ainsi, je ne fus pas trop surpris quand Rachid me demanda quelques années plus tard de composer Lamentationes comme un complementum au grand cycle exceptionnel des Responsoria de Gesualdo pour ses Jeunes Solistes, ce qui m’apparut bientôt comme un défi presque impossible à relever. Finalement, je composai une œuvre en plusieurs parties pour la même formation à six voix que Gesualdo, avec théorbe (guitare) et cor de basset (clarinette basse) : Lamentationes sacrae et profanae ad responsoria Iesualdi (1993-1997). Dans cette œuvre, je me suis rapporté au style enharmonique de Gesualdo, avec ses dix-neuf hauteurs à l’intérieur de l’octave. Enfin, un « Benedictus » a cappella conclut la pièce.
405Pour la commande du Miserere, cela se passa ainsi. Immédiatement après la première française de Die Seele muss vom Reittier steigen (textes de Mahmoud Darwich) en octobre 2002 à Paris, Rachid vint me féliciter. « Après cette œuvre bouleversante, tu devrais maintenant enfin composer un Miserere pour nous ! ». Je lui répondis spontanément oui. À ce moment-là, je n’imaginais pas devoir me tourmenter toute une année avec la question de Dieu, prends pitié dans notre présent abandonné de Dieu et sans pitié…
Le texte, les textes
406Avant toute chose, je me suis plongé dans le quatrième psaume de pénitence que le roi David écrivit « Aie pitié de moi, Seigneur ». Par ailleurs, on trouve chez Samuel : « Comme le prophète Nathan vint à lui, après qu’il se soit engagé auprès de Bethsabée » […] « Tu as abattu avec l’épée Urie le Hittite, et pris sa femme pour épouse » (2. Samuel, 12, 9). J’ai lu ces livres pour la première fois de ma vie et fus profondément effrayé par tous les actes atroces qui y sont rapportés, particulièrement ceux des rois d’Israël. Ainsi, la conséquence incontournable fut de devoir raccourcir radicalement le psaume de pénitence liturgique traditionnel, de le réduire (Josquin des Prés a composé son Miserere sur tous les versets du psaume, en trois parties avec dix-neuf incursions de « miserere mei Deus »), et aussi, sur ces affirmations dont la question n’est toujours pas réglée, d’ajouter des tropes utilisant des textes modernes. Avec cela, je devais me départir de l’ego qui implore la miséricorde de son Créateur, pour me tourner vers l’humanité actuelle très largement digne de compassion, quoique se disant globalisée : miserere nobis – miserere hominibus. J’ai choisi des petits fragments de poèmes importants de Octavio Paz (El cántaro roto), de Mahmoud Darwich (Murale) et des textes en prose de Carl Amery. Dans son Global exit18 bouleversant, j’ai trouvé un fragment de Walter Benjamin datant de 1921 (!) (« Ce système de religion s’effondre dans un mouvement monstrueux. […] La nature de ce mouvement, qui est le capitalisme, est d’endurer ce mouvement jusqu’à la fin, jusqu’à l’endettement total de Dieu. […] Le capitalisme est le premier cas d’un culte (Kultus) qui n’expie pas, mais qui, au contraire, culpabilise. […] Une conscience monstrueuse de ce qu’elle doit, sans savoir se racheter, s’empare du culte, non pour réparer cette dette, mais pour rendre cette conscience de culpabilité universelle […] mammona iniquitatis. »). Sur ce fragment de Benjamin, je n’ai encore rien composé jusqu’à présent. Par contre, pour finir, j’ai pris le texte de Jacques Derrida Nous ? la raison du cœur. Bernard Stiegler19, dont la philosophie travaille bien des sujets actuels et des plus brûlants, philosophie qui m’est devenue très importante, a écrit pour moi son Miserere philosophique que je n’ai finalement pas pu incorporer dans cette œuvre. Nota bene : les versets du psaume de pénitence que j’ai choisis ont été ici et là légèrement modifiés et tropés.
407Pour la succession des textes dans la pièce, je me suis d’abord fondé sur un principe de hasard, dérivé d’une configuration d’étoiles. Pour moi, cet ordre de succession n’était pas une structuration définitive de la forme musicale. Cela justifie de présenter à l’écoute la version de création de l’œuvre. J’espère poursuivre le travail de composition, comme le noyau substantiel et le plus intime de Miserere hominibus.
« Tenebrae lucis dei » – à propos de la problématique d’un Miserere dans une époque sans Dieu
408À la différence de la « mort de Dieu » selon Nietzsche, Martin Buber exprime la disparition de Dieu dans l’image admirable d’une éclipse de Dieu. Un quelque chose (fait par l’homme) a pris place entre Dieu et les hommes. Mais à tout moment, ce quelque chose qui s’est interposé peut disparaître et la pleine lumière de Dieu peut revenir. Buber l’espérait avec foi. Mais sans doute la mort d’un déisme fondamentaliste est-elle irrévocable, ce que je crois aussi. Simone Weil (juive à la foi chrétienne très profonde) reconnaît (je cite librement) : « Ce qu’est Dieu, je ne saurais trop le dire. Mais autant que je sache avec certitude : Dieu, dans la dimension infinitésimale, est le plus grand et le plus petit, il est l’origine et le fondement du cosmos tout entier et d’absolument toute vie ». Remettons-nous brièvement en tête ce qu’un des plus grands penseurs et médecins arabes, Avicenne (Ibn Siná) – Ernst Bloch l’appelait le premier penseur radical des Lumières – se risquait à formuler vers l’an 1000 : « La matière est éternelle. Puis vint Allah et il en fit naître la création. » Ainsi, nous ne sommes pas très éloignés des plus récentes découvertes de la physique moderne, et même les plus radicaux des matérialistes pourraient être d’accord. En fin de compte, l’hypothèse du big bang comme origine du monde devient caduque, ce qui me convient en tant que musicien compositeur…
409Miserere (compassion) est littéralement en rapport avec miseria (misère), précisément la misère que l’homme inflige aux hommes. Mon exclamation concernant notre « mammonisme » globalisé (mammona iniquitatis) est donc tout autre que non chrétien, il est biblique : « Tu ne peux servir Dieu et Mammon. » (Ce que ne peut même pas affirmer George W. Bush, dans la mesure où c’est le second qui lui confère son pouvoir…).
410Il est à peine discutable qu’on adore aujourd’hui le veau d’or de manière totale et au niveau global comme jamais dans l’histoire de l’humanité, et cela avec une exigence pseudo-religieuse (cf. Walter Benjamin). À vrai dire, je suis parfaitement conscient qu’avec la composition de « Wachstum, Wachstum über alles » [Croissance, croissance par-dessus tout], je romps radicalement mon Miserere hominibus comme composition. Le slogan du mammonisme (« T-I-N-A », there is no alternative) apparaît dans l’œuvre comme « vision de l’effroi ». Il n’est pas du devoir du compositeur d’indiquer des alternatives. Par contre, je crois fermement que les jugements acquis doivent être mis en œuvre dans la musique quand celle-ci se risque à articuler une critique du capitalisme qui est aujourd’hui nécessaire et bientôt changera la détresse20. La réification de l’homme progresse, en même temps que celle de l’art (comment pourrait-il en être autrement). Donc, je dois exercer ma résistance esthétique là où elle m’est imposée, là où elle est possible. Benjamin dit que le capitalisme est une religion sans transcendance. Je ne peux croire ni à une musique ni à une humanité sans transcendance.
À propos de la forme musicale multiple
411Pour chaque niveau de texte, j’ai élaboré des conditions propres, des méthodes génératives, des possibilités de variation, et par là des domaines d’expression. Le tout est fondé sur des principes communs. Ce faisant, il ne me fut pas rare de trouver de nouvelles beautés, non encore accomplies…
412Les versets du psaume en latin sont tous composés à sept voix en larges pulsations ondulantes. Le « Miserere nobis » initial, comme un tutti avec les sept instruments et ses propres linéaments, est ainsi à quatorze voix. La construction intervallique de cette invocation au Dieu de miséricorde est dérivée du maqâm arabe funèbre sâbâ et ses caractéristiques de secondes augmentées (équivalant à trois quarts de ton). « Amplius lava me » et sa variante « Vindica nos ab errore » (saint Augustin) sont à sept voix a cappella. « Asperges me hysopo » (aussi à sept voix) est construit sur un éventail de tierces mineures pures qui, en relation indirecte avec Guillaume Costeley21, sont colorées par des tiers de tons instrumentaux (une tierce mineure pure équivaut à une seconde majeure plus deux tiers de ton).
Octavio Paz : « Canción I et II »
413Dans ces chants, les voix solistes sont conduites en polyphonie linéaire, par exemple en canon par inversion et augmentation. Les instruments déploient des structures bruitées à travers deux ostinatos rythmiques (wazn) en relation de prolatio. La construction intervallique est aussi dérivée des maqâmât arabes avec leurs caractéristiques de trois quarts de ton. Canción I est à trois voix solistes, et Canción II les développe dans un tutti jusqu’au cri « hasta que surja al fin la chispa, el grito… ».
Mahmoud Darwich : « Ô Mort, est-ce là l’histoire… »
414Cette partie commence avec une pulsation polymétrique que j’appelle Motus (cf. Die Seele muss vom Reittier steigen). Puis les voix solistes se développent sur un wazn (quasi una sarabanda) pour terminer sur une nouvelle pulsation-Motus : « … si la terre épousait le ciel… ».
Carl Amery : « Wachstum, Wachstum über alles »
415(Amery est mort en avril 2005) Ici, tout (ou presque) est mis sens dessus dessous. La polyphonie suffoque dès le début. Dominant les chocs instrumentaux agressifs, note contre note, qui se développent dans un cycle harmonique déployé dans un futur douteux et dans une marche rétrogradée, les voix solistes, elles aussi note contre note, s’intensifient jusqu’au cri agressif « Wachstum ». Parmi les voix, cinq utilisent aussi des instruments à percussions. Comme « Wachstum » est répété bien trop souvent suivant mon concept rythmique, je me suis permis de remplacer une seule fois le mot « Wachstum » par « Schwachsinn » [débilité] et de composer ce mot pour la première fois de ma vie… L’agitation croissante culmine finalement sur « Tina » (forte definitivo et f-mp religioso), suivi par « T-I-N-A » (avec une voix parlée : « there is no alternative »), et le tout finit inévitablement par « Wachstum über alles ».
Jacques Derrida : « Nous ? La raison du cœur »
416J’ai composé cette partie à la mémoire de Derrida (mort en décembre 2004) pour mezzo-soprano et ténor comme un bicinium avec de grandes exigences mélodiques et rythmiques. Quand je décidai en février 2006 d’incorporer cette musique dans Miserere hominibus, j’ai rapidement réalisé que cela ne pourrait se faire que par une recomposition qui en conserve et en intensifie le sens. Donc : déconstruction, et déploiement des deux voix sur toutes les sept voix. L’introduction et les interludes qui se font entendre « dal lontanissimo », sont des autocitations de ma pièce de musique de chambre en tiers de ton L’âge de notre ombre (pour flûte alto, viole d’amour et harpe). À mon grand étonnement, cette musique m’apparaît aujourd’hui comme une intuition anticipant directement « Nous ? La raison du cœur »…
« Agnus Dei qui tollis peccata mundi… »
417Comme, jusqu’à présent, je n’ai malheureusement pas réussi à composer le nouvel « Agnus Dei » que j’avais conçu à l’origine, j’ai proposé pour la création de nous concentrer sur deux des trois « Agnus Dei » que j’avais écrits pour les Jeunes Solistes dans l’œuvre de 1990-1991. Le dernier « Christe eleison. Agnus Dei qui tollis peccata mundi, miserere nobis. Dona nobis pacem. Miserere hominibus » a été recomposé pour le tutti à sept voix.
418Ainsi, Miserere hominibus a une fin ouverte et, en plus, avec un regard sur les quinze années de notre collaboration créative, elle s’achève avec une grande reprise.
419« Pour moi, il s’agit de rêver à voix haute, de chanter, jusqu’à ce que le chant prenne racine » est-il dit dans la poésie d’Octavio Paz. Bien que je ne l’aie pas encore traitée en musique, j’aimerais terminer ici par cette citation comme un fondement de mon credo esthétique.
420(2006)
Erinnere dich an Golgatha [Rappelle-toi Golgotha]
421pour contrebasse, 18 instruments et live electronics (2010)
422Permettez-moi de commenter brièvement pourquoi, en tant que compositeur d’un grand âge, j’ai décidé de revenir sur une œuvre que j’ai créée il y a plus de trente ans.
423Lorsque l’excellentissime Collegium Novum de Zurich me demanda il y a quelques années si j’étais prêt à accepter une commande pour leur ensemble, je dus malheureusement le rendre attentif au fait que j’étais déjà lié par d’autres engagements.
424Mais lorsqu’on me proposa de recomposer l’une de mes anciennes œuvres au moyen de l’électronique live dans le studio expérimental du Südwestfunk de Freiburg im Breisgau, je pus y consentir sans peine. Je proposai de reformuler, au niveau sonore, mon concerto pour contrebasse Erinnere Dich an G…, que j’avais écrit pour Fernando Grillo en 1976-1977.
425Ceci me tenait à cœur aussi parce que les contrebassistes actuels n’en prenaient plus acte (à l’exception, il y a environ dix ans, de l’Ensemble Modern avec son contrebassiste américain).
426Mais Johannes Nied, premier contrebassiste du Collegium Novum, connaissait l’œuvre ; il l’avait travaillée alors qu’il était encore étudiant, à l’occasion d’une master class de la Musikhochschule de Freiburg pour laquelle j’avais invité Fernando Grillo, puis il la joua à plusieurs reprises sous la direction d’Arturo Tamayo avec notre ensemble d’étudiants « Horizonte » !
427Je ne peux pas dire tout ce que Fernando a rendu possible dans mon écriture pour contrebasse, au niveau notamment des extensions de ses possibilités sonores, grâce aux maintes façons de jouer qu’il a découvertes, recherchées de façons absolument nouvelles, et donc inconnues auparavant. Sans lui et son instrument – et d’ailleurs aussi sans ses propres compositions – je n’aurais jamais été capable de composer Erinnere dich an G… de façon aussi globalement innovatrice ! (Je me permets d’ajouter ici que j’avais alors emprunté une contrebasse afin – en tant qu’ancien violoniste ! – d’expérimenter moi-même toutes ces façons de jouer.)
428C’est pourquoi je ne sentis aucune nécessité, voire aucune obligation, à différencier davantage à travers l’électronique live la couleur centrale de cette musique, qui l’était elle-même déjà suffisamment !
429Dans ce contexte, j’aimerais rappeler que l’Institut pour la nouvelle musique de la Musikhochschule Freiburg avait alors invité Luigi Nono et lui avait présenté le studio expérimental et Hans Peter Haller, ce qui eut pour conséquence que Nono choisit à partir de là et de façon exclusive le studio expérimental du SWF avec Hans Peter Haller et André Richard pour ses compositions géniales utilisant l’électronique live. En guise d’exemple, on pensera à Il Prometeo.
430Depuis, l’électronique live s’est énormément développée, ce qui est dû notamment à la numérisation complète de tous les paramètres musicaux. Une comparaison avec le microscope n’est sans doute pas exagérée : ce dont celui-ci est capable au niveau optique, l’électronique live le réalise au niveau sonore. Sont concernés la spatialisation, les fréquences, les rythmes, les timbres… bref, absolument tout ce qu’un auditeur est capable de percevoir en écoutant de la musique.
431Cette « pénétration en profondeur » de l’oreille par le biais des possibilités d’une électronique live hautement différenciée ne doit cependant pas (comme cela arrive malheureusement trop souvent aujourd’hui lors de diffusions musicales…) aplatir la substance comme sur une affiche. Au contraire, elle peut et devrait la rendre saisissable de façon aussi riche et profonde que possible… C’est exactement ce que nous avons tenté d’atteindre lors de notre travail commun et hautement créatif. Ainsi, la recomposition à l’aide de l’électronique live de Erinnere dich an G… n’offre pas une sonorité plus colorée, mais pénétrant plus en profondeur.
432Je remercie cordialement le directeur actuel du studio expérimental, Detlev Heusinger – qui fut également mon étudiant –, pour tout le soutien et le temps généreux offert pour notre travail ! Et je dois ma gratitude profonde à tous les collaborateurs hautement qualifiés, en particulier à mon ancien étudiant et ami de longue date André Richard. Sans lui, je n’aurais jamais pu – venant de l’extérieur – concrétiser toutes les idées musicales qui me préoccupaient profondément.
433Je lui reste vivement reconnaissant pour son imagination et pour ses suggestions de réalisation, profondes et géniales, immanentes à la musique. Mais sans la grande virtuosité réceptive, la musicalité et la persévérance de Johannes Nied, nous n’aurions pas non plus atteint une telle différenciation… MERCI !!!
434(2010)
Notes de bas de page
1 La troisième partie n’a jamais été composée (N.D.T.).
2 James Joyce : Chamber Music, XI et XIV, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982/1996, p. 21 et 22.
3 Paragraphe repris dans l’essai « Proximité et distance » : voir dans ce volume.
4 Ces paragraphes, avec d’infimes différences, sont repris dans l’analyse de Protuberanzen : voir dans ce volume.
5 Quatrain difficilement traduisible dans la mesure où il joue sur les assonances : la traduction proposée est purement indicative.
6 Ossip Mandelstam : Les Cahiers de Voronej, traduction Henri Abril, Paris, Circé, 1999, p. 21.
7 Ibid., p. 169.
8 Mandelstam : Les Cahiers de Voronej, traduction Henri Abril, Paris, Circé, 1999, p. 169.
9 Ibid., p. 125. Autre traduction (par Louis Martinez) : « Où le gémissement ligoté et cloué ? […] Il est trop tard et les tragédies – mortes », in Mandelstam, Simple promesse, Genève, La Dogana, 1994, p. 123.
10 Ibidem. Louis Martinez traduit : « Il est écho, salut, jalon. Il est un soc. », in op. cit. p. 123.
11 Ibidem, p. 109. Tout ce passage est identique dans l’essai « Proximité et distance » : voir dans ce volume.
12 Ibidem. Chez Martinez : « Les gradins d’où chaque homme veut voir tous les hommes ».
13 Ibidem. « Gradins » dans l’autre traduction.
14 Paragraphe repris quasiment à l’identique du texte précédent.
15 L’archicembalo de Vicentino (1511-1576), décrit dans le cinquième livre de son traité fameux, L’antica musica ridotta alla moderna prattica de 1555, comportait 132 touches en 6 rangées. Il construisit de même un archiorgano. (N.D.É.)
16 Ossip Mandelstam : Les Cahiers de Voronej, traduction Henri Abril, Paris, Circé, 1999, p. 21.
17 En français dans le texte
18 Carl Amery : Global Exit. Die Kirchen und der Totale Markt [Les Églises et le Marché Total], Munich, Luchterhand, 2002.
19 Bernard Stiegler : De la misère symbolique, Paris, Galilée, 2002.
20 Jeu de mots sur notwendig (nécessaire) et Not-wendend (changeant la détresse).
21 Martin Kirnbauer : « Guillaume Costeleys Chanson Seigneur Dieu, ta pitié », in Unterbrochene Zeichen, Klaus Huber, Saarbrücken, Pfau-Verlag, 2005.
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013