Proximité et distance à propos du trio à cordes des Dichters Pflug
p. 193-204
Texte intégral
1Chaque compositeur se mettant à penser à sa musique a posteriori doit bien comprendre qu’un comportement analytique adéquat face à sa propre œuvre n’est possible que sous réserve. Au centre de chaque analyse se trouve l’inconnu, qu’il s’agit de reconnaître, de classer, d’interpréter.
2Si j’ai moi-même créé l’œuvre, je ne dispose pas seulement d’une compréhension concernant le processus de production qui a laissé des traces par rapport aux possibles ébauches analytiques, dans la mesure où ma façon de travailler était réfléchie ; mais en plus, je peux recourir à des concepts qui précédaient l’acte compositionnel en soi et ne s’y seraient complètement imprégnés que dans le meilleur des cas. L’aspect le plus mystérieux qui englobe la mimesis de toute œuvre d’art signifiant quelque chose semblerait donc être dissipé par une trop grande « proximité envers l’objet ».
3Mais ceci n’est pas le cas.
4Aussi peu puis-je m’imaginer une soi-disant analyse totale d’une œuvre musicale sur le plan scientifique, quelle que soit sa nature, aussi peu j’ose croire que la mimesis toujours mystérieuse se dévoile entièrement à l’artiste créateur par elle-même.
5Ceci relève du processus créateur.
6L’acte créateur est toujours éminemment dialectique, sinon son impulsion la plus importante lui serait dérobée. Face au procédé inductif où s’interconnectent à la vitesse de l’éclair le conscient, le préconscient et l’inconscient se trouve un arrêt, à savoir une composante réfléchie. Celle-ci jette une lumière critique, parfois douce, parfois plus acerbe, sur ce qui est en train d’apparaître. Cette composante contribue ainsi d’autant plus à laisser une trace (la mimesis).
7Hölderlin nomme les deux composantes artistiques (poétiques) essentielles, qui rendent possible un grand art – mais seulement en coopération –, le « principe calculable » et le « sens vivant »1.
8Pour Hölderlin, le « principe calculable » est esthétiquement nécessaire à toute attribution de forme, tandis que le « sens vivant », en l’absence duquel une œuvre d’art ne signifie rien, n’est pas « calculable ». Ce dernier se produit comme quelque chose allant non pas contre, mais au-delà du « principe calculable », pour ainsi dire en travers de celui-ci.
9Willi Baumeister propose une autre approche à cette dialectique2. Selon lui, l’originalité d’une œuvre d’art provient d’une libération de forces objectives au sein de la structure immanente du processus créateur, une libération impossible à dominer subjectivement. Ainsi, la différence entre le projet (rationnel) de l’auteur et la dimension de l’inconnu dans son œuvre serait exactement ce qui confère son authenticité à l’œuvre d’art (« le point de vue créateur »).
10Lorsque je constate – même après avoir terminé une œuvre – qu’une grande partie de ce qui a été nommé « sens vivant » ou « le point de vue créateur » doit rester dissimulé à l’auteur – et justement à lui –, cela n’a rien à voir avec de l’irrationnel, mais est tout simplement une condition de modestie.
11Dans des esquisses à propos de mon deuxième quatuor …Von Zeit zu Zeit… […De temps en temps…], je retrouve une note datant de l’été 1984 :
12Cet effort de saisie n’est pas accessoire mais essentiel. « Écarter, étendre les bras – embrasser : voilà l’acte créateur proprement dit. Effort jusqu’à la rupture, à tout instant (possible), à chaque MAINTENANT… ». L’attention est ce qu’il y a de plus difficile et de plus décisif. Le processus créateur serait-il donc, vu sous cet angle, tout à la fois une ouverture la plus large et une tension ? Serait-ce cela, justement, qui lui conférerait la possibilité d’anticiper quelque chose comme « l’avenir » ? Le travail créatif ne pourrait, ne devrait-il pas dès lors « éclairer par avance » l’être social, dans un sens tout à fait déterminé, comme l’estime Caudwell ?
Préliminaires à la genèse d’une musique en tiers de ton
13Il n’est pas rare que l’exposition et la solution d’un problème de composition se complètent dialectiquement…
14Depuis mon deuxième quatuor à cordes …Von Zeit zu Zeit…, qui a été qualifié – mais non par moi – d’œuvre-clé d’une crise créatrice, j’avais encore entrepris, cherché et essayé de laisser derrière moi des méthodes compositionnelles « avérées » – parmi elles des découvertes dont je suis pourtant fier et auxquelles je reviens de temps à autre, bien que sous une lumière nouvelle. Ce n’est pas une décision facile que d’abandonner ce que l’on maîtrise le mieux, dont des techniques et méthodes servant à préformer le temps musical. Simultanément, je tentais de m’arracher à l’étreinte du chromatisme « bien tempéré », dont l’omniprésence était depuis longtemps déjà devenue mondiale, et ceci sans faire aucun pas en arrière. Dans le quatuor à cordes, il n’y a ni séries préformées, ni modes ou échelles, même pas d’à priori spectral. À leur place, j’ai utilisé une méthode générative très simple : j’ai « traversé » un espace sonore donné – limité par le contre-la (quatrième corde du violoncelle accordée vers le bas) et par un mi deux octaves au-dessus de la corde à vide (harmonique du premier violon) – dans les deux directions (en montant et en descendant) au moyen de sauts d’octaves « diminuées » (octave moins un quart de ton) et « augmentées » (octave plus un quart de ton) ; ceci de façon à obtenir un répertoire d’intervalles « à ondulations égales » permettant la formation d’un espace sonore symétrique chatoyant. Je restais ainsi néanmoins fondamentalement attaché à la partition chromatique bien tempérée de l’octave, radicalisée par les extensions en quarts de ton, comme une matrice super-chromatique de l’ensemble de l’événement intervallique. La prédominance du clavier au sein de notre vie et pensée musicales, qui restreint radicalement le monde illimité d’intervalles possibles, restait donc bien le point de départ de l’ordre et de la discipline intervalliques. C’est sa simplicité et sa systématisation schématique qui, pour de nombreuses raisons pragmatiques – et non parce qu’il contiendrait la vérité dernière –, lui a fait remporter une victoire mondiale et irréversible…
15Mes réflexions sur Simone Weil (La Terre des hommes pour mezzo-soprano, contre-ténor/récitant et ensemble, 1987-1989) m’ont fourni, par un autre biais, l’impulsion décisive pour me libérer de « l’étreinte » pan-chromatique. C’était avant la composition de son poème mystique « La porte3 » et je me rendis compte qu’il s’agissait de concevoir une musique « autre » que la précédente, autre que ce que j’avais composé jusqu’ici. Intuitivement, mes idées initiales s’interconnectèrent avec le désir de me détacher de la division chromatique de l’octave. Le tempérament le plus proche ayant des oscillations semblables, et qui fait disparaître le demi-ton, est celui qui repose sur les tiers de ton. Je l’avais déjà incorporé occasionnellement ailleurs en tant qu’élément de coloration (dans Alveare vernat pour flûte et douze cordes solistes de 1965). Je trouvai alors des solutions pas à pas. Je fis des expériences avec des instruments à cordes frottées, montées différemment et accordées en tiers de ton, expériences rejetées par la suite. Une guitare accordée en tiers de ton, montée avec trois cordes de mi aigu et trois cordes de si, me donna un point de départ pratique :
16Les deux voix, la mezzo-soprano et le contre-ténor, qui se croisent dans un registre étroit (unio mystica), ne devaient pas faire exception à la structure en tiers de ton englobant tout. À l’aide de la guitare spécialement accordée, je commençai à m’exercer en chantant des intervalles mélodiques en tiers de ton ; j’aidais mon oreille à l’aide du violon et de l’alto. En parallèle, je conçus des vocalises sous forme de séquences en tiers de ton… Bien que ce monde sonore doux, laissant derrière lui toute l’âpreté d’un chromatisme tempéré, me fascinât toujours plus et me captivât bel et bien, une grande frayeur m’envahit soudainement. Les réflexions pragmatiques prirent le dessus – il s’agissait tout de même, dans le cas de La terre des hommes, d’une commande de l’Ensemble InterContemporain. Je mis de côté mon travail sur « La porte ».
17Cette interruption qui n’était pas particulièrement agréable me rappela la promesse que j’avais faite à Wilfried Brennecke de lui écrire une musique pour trois instruments en vue de la cérémonie de son « jubilé à Witten ». Pourquoi ne pas composer pour lui un trio à cordes en tiers de ton, à la mémoire d’Ossip Mandelstam ? Je pourrais ainsi acquérir une expérience importante au niveau esthétique et de la pratique d’exécution, avant de retourner à mon travail sur « La porte ».
18Les cinq « séquences » de Des Dichters Pflug [La Charrue du poète] sont nées d’un travail de dix jours en avril 1989, une période étonnamment courte pour moi. Elles ont été jouées en création à Witten par le Trio recherche, avec lequel je les ai travaillées en quelques jours, alors que cet ensemble en était à ses débuts. Les quatre « versets » alternant avec les séquences ne purent être terminés pour Witten ; j’ai fini de les composer en juin de la même année.
À propos de la composition de Des Dichters Pflug
19La réévaluation de la seconde majeure vers la « consonance parfaite » est, pour une oreille créative, un phénomène fascinant de la structure en tiers de ton.
20Ce qui après coup me touche singulièrement est le fait que je m’étais déjà occupé en 1975 de l’« enrichissement » micro-intervallique de la seconde majeure comme un analogue à l’enfermement, à l’immobilité, à l’abandon, à savoir dans Schattenblätter [Feuilles d’ombre] pour clarinette basse, violoncelle et piano, œuvre dédiée à Marek Kopelent.
21Si la « note du destin » de Bernd Alois Zimmermann est le ré, alors elle s’est scindée chez moi en une seconde majeure qui semble me poursuivre de façon obsessionnelle (ré-bémol/ mi-bémol dans « La porte », réduit au tiers de ton ♮ ré/ ré dans le trio à cordes).
22Mais revenons brièvement au poète. Qu’est-ce que la poésie ? (Qu’est-ce que la musique ?) Pour Mandelstam elle est « … l’écho, le jalon – plutôt la charrue…4 ».
23La métaphore de la charrue est tout à fait centrale dans les dernières œuvres de Mandelstam. Par le tchernoziom de Voronej5 qui l’entoure à perte de vue, elle est omniprésente. Tout comme la charrue brise la terre, la poésie (l’art !) doit briser le temps du présent, afin que ses couches profondes parviennent à la lumière et deviennent fécondes. Ce travail est le sens de l’art et le devoir constant de l’artiste. Le soc de la charrue devient reluisant par le labour ; ainsi en est-il du poème par le travail constant et patient de l’écriture : « … Le paisible labeur finit par argenter Et la charrue de fer, et la voix du poète6 ».
24La dialectique constante du travail compositionnel, communiquant entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’imagination et l’écriture, s’enrichit d’un tertium comparationis dès l’instant où la composition s’engage dans des analogies avec le monde d’une poésie lyrique.
25D’un point de vue critique on ne manquera pas de faire remarquer que le compositeur quitte ainsi le domaine de la musique autonome afin d’intégrer dans son travail quelque chose d’extra-musical. Je considère qu’une telle séparation entre ce qui est immanent à la musique et ce qui lui est extérieur est suspecte, car bien trop schématique. Chaque mouvement réellement créateur, donc génératif, de l’esprit (et du sentiment !) travaille forcément et toujours avec des analogies qui se lient à lui pour créer des interdépendances à chaque fois nouvelles. Elles seules permettent d’éviter que la production d’art tombe dans une stérilité affirmative.
26En ce qui concerne mon travail sur le trio à cordes : je n’ai pas cherché d’analogies, elles se sont imposées à moi.
27Mes tentatives pour m’extirper de l’« étreinte » chromatique tempérée m’ont mené à la composition en tiers de ton. En parallèle, j’étais préoccupé par un ensemble de problèmes du type proximité – éloignement / son – silence ; que signifie la présence en musique ? À nouveau, en parallèle, j’ai lu des poèmes de Mandelstam et y ai trouvé des analogies entre la plaine infinie et l’horizon de la conscience, entre le soc de la charrue et le langage poétique… Et ensuite est venu le court-circuit créateur : des étincelles sautant de pôle en pôle où commençaient à se dessiner des solutions. Trouver des solutions concrètes à partir de toutes les possibilités apparaissant… de façon aussi simple que ce que je peux m’imaginer au moment où les analogies se combinent, ceci n’existe jamais. Il faut que le travail patient se mette en marche (Mandelstam : « pourtant mes lèvres bougent »).
28Dans ce qui suit je n’aimerais indiquer que les caractéristiques fondamentales du processus et des composantes de ce travail, et non l’œuvre achevée, dont une illustration au-delà de ce qui se donne à entendre peut éventuellement être complétée par une analyse extérieure. Mon point de départ fut un mode à sept notes en tiers de ton, disposé en miroir autour de l’axe virtuel ré (le mi bémol devient do dièse). Ainsi j’ai obtenu un répertoire en tiers de ton de douze hauteurs au total, délimité par un périmètre très serré et comprimé (sixte mineure plus un tiers de ton).
29À partir du mode A j’ai composé les séquences α et γ et à partir du renversement B les séquences alternantes ß et δ, à chaque fois composées de « sept notes ». Seule la séquence finale ε, qui utilise simultanément A et B, est « basée sur les douze notes ».
30Étant donné que les musiciens sont habitués à notre code de notation rigide, établi dès le XVIIIe siècle déjà, il m’a semblé plus lisible de noter les tiers de ton comme des sixièmes de tons.
31La stabilisation du système des intervalles en tiers de ton, je l’ai obtenue en accordant différemment deux cordes de ré :
32À l’aide des deux cordes à vides qui établissent le tiers de ton central ré/ ré, tous les tiers de ton apparaissant dans le Trio à cordes peuvent être vérifiés avec les intervalles tempérés usuels, c’est-à-dire que l’on compare ceux qui sont notés un sixième de ton plus haut à la corde de ré de l’alto, et tous ceux notés un sixième de ton plus bas à l’harmonique d’octave sur la corde de ré du violoncelle.
33À partir de l’engrenage d’un groupe de trois notes avec un groupe de quatre notes (une itération de deux ostinatos se déplaçant constamment), j’ai généré en partant du mode A (sept hauteurs) une chaîne d’intervalles de cent vingt notes. C’est alors seulement que le processus recommence… Cette série engendre maints intervalles possibles dans un mode de sept notes, que j’ai alors agencés en vingt-quatre groupes de cinq notes. À l’intérieur de ces groupes se répètent à l’identique des suites d’intervalles dans une belle régularité : 9 = 1, 11 = 3, 15 = 7, 17 = 1, 19 = 11 = 3, 21 = 19 = 5 et 23 = 15 = 7. De cette façon se produit une suite de seize groupes différents de cinq notes en tiers de ton. J’utilise le mode B de façon analogue (renversement d’intervalles).
34L’intérêt des ces deux suites de groupes de cinq notes, dont j’interprète le processus comme un déroulement harmonique, tient au choix extrêmement restreint des notes et simultanément à la variabilité des accords. Jamais deux même groupes ne se suivent. La plus grande cohérence au niveau des intervalles réalise ainsi de façon optimale mon idée initiale d’un horizon sonore « toujours scintillant ». D’autre part, le choix réduit d’intervalles et de notes amène, avec la concentration du registre sonore, des avantages « didactiques » considérables pour exercer l’oreille à ce système en tiers de ton qui lui est nouveau !
35Le désavantage, je l’ai ressenti dans la monotonie qui, par moments, touche les limites de l’entropie. D’ailleurs, toutes les formes de composition systématiques-déductives, tendant à la totalisation, comportent ce danger.
36Je m’en suis néanmoins tenu à la rigueur de la succession d’intervalles pour toutes les cinq séquences et j’ai travaillé de façon strictement successive chacun des groupes de cinq notes « résultants ». C’est seulement dans la dernière séquence ε que les groupes sont étendus par superposition de A et B. Je n’ai d’ailleurs pas « épuisé » complètement mon matériel préformé – toutes séquences réunies.
37Les quatre Versetten [Versets] qui assurent la transition entre les séquences sont basés sur les mêmes modes de sept notes, dérivés par transposition de A et B. Le mi bémol y est remplacé par les hauteurs jusque-là inemployées fa (fa3) et si (le contre-si de la corde de do abaissée du violoncelle !), ce qui me permet de faire « disparaître dans l’espace sonore » l’intervalle de triton. Ces versets ouvrent l’étendue des séquences vers d’autres espaces sonores de grande envergure. Nota bene : les versets sont désignés avec le mot russe (vers).
38Dans tout le trio à cordes, je n’ai utilisé que quatorze des dix-huit tiers de ton possibles.
39L’extension de l’espace sonore bien au-delà des hauteurs « notées » – en ce qui concerne le spectre sonore, la perspective sonore et la profondeur sonore – était le procédé compositionnel nécessaire, complémentaire, capable de différencier. Il avait pour but, compte tenu du matériel sonore et de l’étendue extrêmement concentrés, d’amener la sonorité du trio à cordes dans un espace ouvert sans qu’il soit nécessaire de rendre complètement tabou les façons traditionnelles de jouer. Ceci concerne l’ensemble de la production sonore des trois instruments à cordes.
40Un élément essentiel de cette extension est le fait que dès le début, la double octave est introduite comme variante d’un registre fixe (harmonique de double octave). Les façons de jouer et les couleurs sonores évoluent pas à pas jusqu’à des possibilités marginales. Je suis arrivé à vingt et une productions sonores différentes, qui s’enrichissent très graduellement tout au long du trio à cordes, et ceci sans que j’aie cherché des possibilités dont la nécessité n’était pas évidente. Ces couleurs (couleurs de bruit) brisent et ponctuent mon « harmonie » en tiers de ton, omniprésente. Tous les sons sont pour ainsi dire jetés aux extrêmes de l’horizon auditif, dans un « espace à perspective ouverte »…
41La proximité ou la distance d’un son, c’est-à-dire sa présence, repose sans aucun doute sur des conditions bien plus complexes que ce que nous présupposions jusqu’à maintenant. Les recherches les plus nouvelles le démontrent. Mais malgré elles nous ne savons toujours pas définitivement ce qui fait la présence d’un son et sa « profondeur » (Giacinto Scelsi). Aussitôt que le compositeur s’est décidé à « plonger » dans le son, donc à ne plus le laisser apparaître comme une monade, comme ce qui est indivisible (Luigi Nono ne cessait d’insister sur cette nécessité), il doit se confronter de façon nouvelle, au niveau compositionnel, à toutes les questions qui en résultent.
42Un second élément tout aussi décisif de la composition d’un « horizon auditif ouvert » se situe au niveau du rythme, et je dirais même de la durée du son. Celle-ci est intimement liée à ce que j’ai appelé dans mon essai « Von Zeit zu Zeit [De temmps en temps] » « l’anticipation du temps musical ».
43À partir du moment où la monade du son individuel est brisée, il devient impossible de fonder le rythme sur des méthodes qualitativement déductives. Ceci veut dire qu’il n’est plus nécessaire, dans le domaine rythmique, de partir de l’unité (division / multiplication / addition / soustraction), puisque l’unité du son unique est brisée. À mon sens, ce dilemme apparaît tout particulièrement dans de nombreuses œuvres de musique spectrale.
44Depuis assez longtemps – en particulier depuis mon Deuxième Quatuor à cordes – je cherche des solutions pour réaliser une « unité » rythmique flexible. Durant les années soixante, j’ai travaillé avec des procédés logarithmiques, en façonnant des valeurs qui s’accélèrent et ralentissent simultanément.
45Dans le quatuor à cordes, j’ai commencé par obtenir des durées sonores ayant une pulsation flexible, s’entrecoupant et se superposant à partir de mouvements ondulatoires.
46Dans le trio à cordes, toute la rythmique et la métrique des séquences provient de telles superpositions d’ondes. Ces lignes ondulées « spontanées » génèrent une pulsation irrégulière-régulière, pour ainsi dire naturelle, qui peut être « réalisée » de façon flexible.
47Une analyse statistique des durées de la séquence γ révèle qu’il n’y a pas une seule durée qui se répète dans la séquence entière.
48L’exemple suivant illustre les durées 16 à 19, ordonnées progressivement selon leurs quantités absolues. Dans la colonne de gauche, elles sont données comme elles apparaissent en relation à la pulsation de base (la noire). Il est aisé de constater qu’il n’y a qu’une seule valeur de durée (une ronde) commençant et se terminant « sur une pulsation » (21), une autre (18) qui commence, et deux durées ultérieures (25, 28) qui finissent sur une pulsation. Dans la colonne de droite, j’ai déplacé le début de toutes les durées sur les pulsations (elles n’apparaissent pas ainsi dans le trio à cordes), afin que leurs quantités progressives soient plus facilement lisibles.
49Je serais heureux si l’on ne me reprochait pas, au vu de cette représentation brute de mes esquisses, d’utiliser des méthodes de composition obscures…
50Ce qui m’importait particulièrement dans ce qui précède était d’indiquer les possibilités concrètes permettant de libérer notre pensée rythmique traditionnelle de ses calculs arithmétiques rigides et se pérennisant eux-mêmes, c’est-à-dire de construire des relations rythmiques plus ouvertes, plus flexibles, plus ondulantes, et respirant davantage.
51Nota bene : à cet effet je n’utilise pas, comme on pourrait le croire, des principes aléatoires, mais des régularités globales se superposant, se croisant toujours autrement et qui, effectivement, entrent en oscillation dans les marges de façon aléatoire (la main qui dessine).
52Tout ce qui se présente dans le maintenant de la mimesis jette son ombre sur des contextes à venir, et renvoie aussi sa présence à des contextes plus anciens en les éclairant.
53Nous sommes actuellement arrivés à un point où il semble devenir urgent de repenser la notion de matériau musical. La présence matérielle n’est pas le seul fait capable de marquer de son empreinte une proposition musicale. L’absence matérielle est aussi expressive. Devenir muet, se taire – le silence recèle le fond d’où monte quelque chose qui résonne… Simone Weil complète : « Entendre tous les bruits à travers le silence1 » (Entendre à travers le silence tous les bruits, tout le bruit, tout ce qui résonne… toute musique).
54Il m’importe de sortir du concept historique de l’« engagement » de l’avant-garde en projetant le nouveau sur un futur ouvert. Il s’agit d’une « esthétique fondamentalement nouvelle de la présence de la musique avant et après sa résonance et dans des espaces intermédiaires encore à peine articulés7 ».
55Paru sous le titre « Nähe und Distanz » in Nähe und Distanz, Nachgedachte Musik der Gegenwart [Proximité et distance, musique réfléchie du présent], publié par Wolfgang Gratzer, Hofheim, Wolke, 1996.
Notes de bas de page
1 Hölderlin utilise le terme de kalkulables Gesetz, traduit par « statut calculable » dans Friedrich Hölderlin, « Remarques sur Œdipe, Remarques sur Antigone », « Remarques sur les traductions de Sophocle », in Œuvres, éditées sous la direction de Philippe Jaccottet, traduction de D. Naville et F. Fédier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 951-952.
2 Willi Baumeister, Das Unbekannte in der Kunst [L’inconnu dans l’art], Köln, Dumont Schauberg, 1960.
3 Simone Weil, Poèmes, suivis de Venise sauvée, Paris, Gallimard, 1968.
4 Ossip Mandelstam, Les Cahiers de Voronej, traduction Henri Abril, Paris, Circé, 1999, p. 125. Louis Martinez traduit : « Il est écho, salut, jalon. Il est un soc. » in Ossip E. Mandelstam : Simple promesse, Genève, La Dogana, 1994 p. 122.
5 Le tchernoziom est la terre noire et fertile de la région de Voronej. Voir le poème intitulé « Tchernoziom », op. cit., p. 9.
6 Ossio Mandelstam, op. cit., p. 109.
7 Martin Zenek, « Am Ende des Engagements [À la fin de l’engagement] ? », in Frankfurter Rundschau, 12 décembre 1994.
Notes de fin
1 En français dans le texte (N.D.T.)
Auteur
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