Nouvelles perspectives dans un présent en danger
Comment pouvons-nous projeter l’héritage de Luigi Nono vers le futur ?
p. 161-174
Texte intégral
1Luigi Nono est mort. Il n’y a pas d’échappatoire.
2J’ai entendu dire et je sais que ce symposium fut planifié du vivant du compositeur, afin de promouvoir et d’approfondir les réflexions sur son œuvre. Et je m’imagine Nono parmi nous comme l’auditeur par excellence1. Car il savait écouter, surtout lorsque les jeunes s’exprimaient. Mais il n’aimait pas particulièrement que l’on parle de sa musique. Il pouvait alors renvoyer la balle de façon tenace à l’interrogateur.
3Sa mort fut un choc énorme.
4Le fait d’apprendre que je devais parler ici et maintenant sur mon ami mort a provoqué en moi un combat accompagné d’instincts de fuite… Il ne me reste donc guère d’autre voie, en m’exprimant ici, que de penser à une possible critique de sa part. Laissez-moi éclairer le paradoxe qui me tourmente en commençant par une sorte de conclusion faite de deux citations opposées :
« Pour quelque étrange raison, l’expression “mort d’un poète” semble toujours un peu plus concrète que l’expression “vie d’un poète”. Peut-être parce que les mots “vie” et “poète” sont presque synonymes en raison de leur imprécision positive, alors que la “mort” – même en tant que mot – est à peu près aussi définie que l’œuvre d’un poète, autrement dit un poème, dont la principale caractéristique est le dernier vers. Quel que soit ce qui compose une œuvre d’art, c’est sa fin qui en dicte la forme et refuse toute résurrection. Après le dernier vers d’un poème, il n’y a plus rien – sinon la critique littéraire. Ainsi, lorsque nous lisons un poète, participons-nous à sa mort ou à la mort de son œuvre.1 ».
5Et comme pôle opposé à ces mots de Joseph Brodsky, une citation de Christopher Caudwell :
« L’amour, dispensateur de l’individualité, est aussi dispensateur de la mort, antithèse de la personnalité. C’est pourquoi l’instinct de vie et l’instinct de mort, Eros et Thanatos, sont à tel point liés […] parce que la mort délimite l’amour […] C’est une sorte de prix payé par la vie pour une plus grande diversité, afin qu’elle devienne ce que nous entendons par là. Actionnant l’aiguille du temps avec hâte, nous payons pour une plus grande plénitude et diversité dans notre vie avec la monnaie inestimable de la mort […] La naissance d’une nouvelle personnalité exige la mort d’une ancienne. Ce “moi” qui meurt est créé par la mort.2 ».
6Les réflexions que je veux développer seront présentées de façon fragmentaire ; il est hors de question que je fasse des déclarations objectives ou que je veuille même en trouver. Dans la mesure où je suis compositeur, quasiment de l’âge de Nono et proche de lui à maints égards, mes pensées sur sa personne croisent constamment des perspectives qui me sont propres et dont je dois confronter l’orientation et le but avec celles qui résultent de son œuvre à lui, désormais achevé.
7Ce qu’il m’importe d’élucider, c’est, en tenant compte des problématiques du présent et de l’avenir, à quels éléments essentiels de l’œuvre de Nono nous devons nous confronter dans notre travail compositionnel. En d’autres termes : comment pouvons-nous concrètement projeter l’héritage de Nono vers le futur sans tomber dans une succession affirmative et donc sans originalité, ce qui dans son cas mènerait à une contradiction catégorique, particulièrement absurde par rapport à toute sa démarche. Il n’est heureusement pas possible de fonder une école avec la musique de Nono, ou à partir d’elle. Et on peut déjà constater de nos jours que toute éventuelle « succession » produirait de la confusion et des incompréhensions plutôt qu’un développement fécond.
8La pensée musicale de Luigi Nono a toujours cherché à percer la surface des phénomènes musicaux et elle était orientée en ce sens. Ceci vaut, me semble-t-il, pour Epitafio a Federico García Lorca aussi bien que pour Varianti, Al gran sole ou Fragmente – Stille ; et en particulier pour toutes ses œuvres postérieures au quatuor à cordes.
9Je me souviens de discussions avec Nono dans le studio expérimental du Südwestfunk à Freiburg : il insistait toujours, de façon quasi obsessionnelle, sur le fait qu’une pensée musicale monadique, comme il l’appelait, n’était plus possible de nos jours. Il excluait la structure monadique non seulement de la réalité musicale, mais aussi de la réalité tout court. Conséquence : on ne pouvait plus faire de la musique avec une combinatoire de notes considérées comme des unités indivisibles. Il s’agissait de pénétrer à l’intérieur de la note isolée, de la « briser », de lui donner, pour ainsi dire de l’intérieur, un « nouvel éclairage ». Un monde s’ouvrait alors en elle, un monde nouveau, comme le soutenait Nono avec assurance. Impossible, disait-il encore, de continuer à penser la réalité du temps, en tant que durée musicale, comme une simple succession et juxtaposition d’unités de temps : il fallait pénétrer dans la durée du temps en tant que telle. Ainsi, le matériau musical ne consistait plus en des monades combinables et dans le traitement d’unités comptables. Il fallait atteindre ce qui se trouve derrière une telle surface3.
10La négation par Nono de la structure monadique de la réalité ouvre de nouvelles perspectives pour la musique et en particulier pour le temps musical ; à l’exception de Giacinto Scelsi, lui seul en a fait prendre conscience de façon aussi aiguë par sa musique. Nous ne devons pas ignorer que la réduction de la réalité à ses propres structures monadiques, et la capacité de les manier, est une découverte typiquement occidentale – elle date des temps modernes. L’idée d’une quantification de l’ensemble des processus musicaux (paramétrisation) serait par conséquent la très jeune sœur (peut-être immature ?) d’une radicalisation de la pensée scientifique. Or, il a existé et il existe encore des cultures musicales très anciennes pour lesquelles une telle pensée à partir de monades n’était pas fondamentalement étrangère, mais où celle-ci n’était pas comprise comme l’unique principe de la pensée musicale. Je me bornerai ici à rappeler les cultures de l’Extrême-Orient comme celles de la Chine, de la Corée et du Japon.
11Il existe aussi dans notre propre culture musicale une conscience transmise selon laquelle la musique ne consiste pas seulement en des notes, durées, etc. Le terme d’intervalle désigne une qualité musicale supérieure. On pourrait dire que la musique n’existe que par le jeu des relations, et donc justement des intervalles. Son/silence ; note/pause ; haut/bas ; lent/rapide ; fort/doucement ; proche/lointain ; etc.
12Nono s’est prononcé maintes fois dans nos dialogues sur la nécessité d’une conscience de l’intervalle. Il allait jusqu’à classer les compositeurs en fonction d’elle, entre ceux qui l’avaient (parmi lesquels il se comptait) et ceux à qui elle manquait. Ce qu’il entendait par là était pour moi évident.
13Il n’y aurait donc pas de sens à vouloir maintenir la monade et son identité, mais il s’agirait au contraire de mettre en évidence cette conscience de l’intervalle. En brisant cette pensée incrustée, fondée sur les monades, on revalorise la différence comme quelque chose d’essentiel. (C’est la différence qui fait la musique4.)
14C’est pourquoi je ne suis qu’à moitié d’accord (la petite moitié !) avec Heinz-Klaus Metzger, lorsqu’il essaie d’établir un lien entre le quatuor de Nono et la dialectique négative d’Adorno : faire voir les moments musicaux négatifs. Selon Metzger, il y aurait là un refus de l’affirmation dans le silence compris comme retrait vers une volupté sonore tangible et palpable. Oui, peut-être, mais pas seulement !
15Par là, je ne soutiens pas que les principes rationnels si chers à notre culture soient dépassés en tant qu’art au sein de la musique. Au contraire. Nono prouve jusque dans ses œuvres tardives que de s’en tenir aux prémisses de base de la pensée structurelle ne permet pas seulement son développement ultérieur de façon approfondie, mais l’exige même.
16Lorsque dans un des poèmes qui résonne à l’intérieur du quatuor de Nono, Hölderlin jalouse les chênes pour leur durée, quelque chose est exprimé sur l’interdépendance de tout ce qui est vivant. Le quatuor est tout simplement un paradigme du principe d’interdépendance entre poésie et musique, mais au sein de la musique même. Car l’interdépendance ne présuppose pas un système rigide, mais une fluctuation constante ou, si l’on veut, la pulsation de variantes infinies entre des points de repère. Si je voulais entrer en matière sur la technique de composition, je pourrais énumérer des arguments sérieux sur la technique de substitution qui permet à Nono d’obtenir un éclairage différent du « sens vivant » en tournant continuellement autour de lui. C’est cela que j’aimerais un peu approfondir.
17Wolfgang Motz, un de mes anciens étudiants de Freiburg, qui a par la suite travaillé avec Nono à Venise, écrit dans son journal : « Façon de travailler pour le quatuor à cordes : grande quantité de possibilités du matériau (en disant quelque chose, on comprend qu’il y a beaucoup d’autres possibilités de le dire)5 ». Motz m’a raconté que Nono lui avait présenté les diverses versions d’un poème de Hölderlin, et justement aussi celles qui sont fragmentaires ; il s’était enthousiasmé au plus haut point du fait que le déplacement d’un seul mot ou son remplacement par un autre ouvrait de tous nouveaux horizons, que le sens changeait, qu’il s’ouvrait, et de la capacité de rayonnement qu’il possédait. C’est justement cette technique, qui n’est pas une technique de permutation, mais de substitution, que Nono développe en vue du processus musical d’interdépendance de son quatuor à cordes.
18Ceci dépasse de loin le principe de la variation. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant de la métamorphose de motifs, mais de nouvelles « constellations » qui suscitent un sens « étendu ». Concrètement, cela se produit en remplaçant des motifs intervalliques par d’autres, opposés et ponctuellement diminués ou augmentés ; les motifs rythmiques eux aussi se substituent à leurs « contraires », ou sont « effacés » par des silences. Et il y a également croisement entre les « éléments » intervalliques et rythmiques. On trouve ainsi une série de « chaînes de substitution » que l’on peut suivre. Je n’aimerais pas affirmer qu’il s’agit par ce biais d’interpréter un « nouveau sens qui illumine ». C’est une question d’imagination, aussi bien pour l’exécutant que pour l’auditeur. Mais néanmoins, il me semble y avoir une approche méthodique-analytique aux abords de cet « éventail de sens ». Une technique de montage dans le petit et le tout petit paraît se manifester ici, qui continue à s’appliquer justement aussi sur l’arrêt et le silence, avec ces points d’orgue qui restent encore et toujours énigmatiques. Il me paraît clair que la fragmentation du discours musical sur laquelle Heinz-Klaus Metzger insiste avec raison doit forcément en découler.
19Cette modeste ébauche analytique devrait me permettre d’exprimer une opposition au moins partielle à une certaine tendance à la mystification quant aux pratiques compositionnelles du Nono tardif, qu’il pourrait lui-même avoir favorisée de temps à autre. Je ne sais pas si j’ai raison de voir là-derrière également l’élucidation du principe d’interdépendance mentionné plus haut. Il me semble néanmoins évident que l’interdépendance a bien quelque chose à voir avec de telles méthodes ouvertes et en quelque sorte réversibles, indépendantes de la succession temporelle. Mais je ne dis cela qu’en passant.
20Nous sommes ainsi arrivés à l’autre couple antagoniste que je voulais mentionner, à savoir la progression versus la régression. En d’autres termes, qu’est-ce qui est progressiste et en quoi consiste le progrès en musique ? Ce progrès est-il calculable, réalisable ? Il existe certainement des principes génératifs au sein de notre art, et même des méthodes génératives extrêmement fécondes.
21Je pense ici, entre autres, à certaines méthodes que j’ai découvertes et commencé à approfondir au début des années soixante-dix, dans une petite œuvre pour ainsi dire « ouverte » intitulée Ein Hauch von Unzeit [Un souffle d’intemporalité], datée de 1972. Il en existe toute une série de versions, étant donné que j’ai expressément autorisé tout interprète qui y est intéressé à l’arranger en fonction de son instrument. J’ai moi-même réalisé, en plus des versions pour flûte, pour piano, pour voix et pour alto, une version purement verbale pour un effectif variable qui n’est rien d’autre que la description d’une possible exécution simultanée.
22Ce n’est que plus tard que j’ai constaté qu’il s’agissait là de méthodes de composition musicale parallèles à la grammaire générative de Chomsky6. J’ai développé cette approche ultérieurement. Elle utilise de façon centrale la méthode des chaînes de substitution (Chomsky) sans que j’aie su alors que Nono emprunterait des chemins similaires, et pour ainsi dire parallèles, dans ses pratiques compositionnelles tardives.
23Mais encore une fois : qu’en est-il du couple antagoniste progression/régression ? Qu’est-ce qui est progressiste et en quoi consiste le progrès en musique ? Se trouve-t-il seulement et uniquement dans l’« inouï » ? N’est-ce pas précisément pour cela que nous aurions le droit de nous occuper de possibles principes de composition « régénératifs » ? Dans mon essai intitulé « Au nom des opprimés »7, j’ai écrit :
« De telles réflexions pourraient, et devraient même mener à la suppression de l’opposition entre une intériorité connotée négativement et une pensée du progrès connotée positivement. »
24À ce propos, la théologienne Dorothee Sölle écrit :
« La question est de savoir quelle valeur nous donnons à la régression et comment nous la jugeons. Seuls le progressiste fanatique et le “manager” ne lui reconnaissent aucune valeur. […] Or, certaines créations sont issues de régressions profondes. Les artistes, mais aussi les scientifiques, “trouvent” leurs résultats essentiels plutôt qu’ils ne les produisent. Notre culture réfute les “valeurs nocturnes”, elle porte sur toute chose un éclairage trop puissant, elle détruit le rythme du sommeil par le travail en équipes, elle diffame la régression. […] On peut interpréter la critique de la religion comme une tentative de réduire les possibilité humaines vers la régression. […] On tolère – comme un résidu gênant – l’inconscient individuel, mais on n’admet pas les grandes tentatives collectives de pratiquer et d’humaniser la régression, telles que les mènent les religions dans les mythes et les rituels. Mais ainsi, les vraies questions posées par une culture progressiste sont évincées : quel est le rapport entre la régression et un progrès qui mériterait son nom ? De quelle quantité de régression l’homme a-t-il besoin pour pouvoir progresser ? Combien de chemin intérieur devons-nous parcourir pour produire un vrai changement à l’extérieur ?8 ».
25Ainsi j’en arrive – bien que par quelques détours qui ne sont pas sans importance – à ce qui me tient à cœur et constitue en quelque sorte ma pièce de résistance au cœur de ces pensées très provisoires : défendre l’œuvre tardif de Nono contre les usurpateurs qui y voient le paradigme de la musique et de la pensée postmodernes. C’est pourquoi je ne peux être qu’à moitié d’accord avec Jürg Stenzl (la petite moitié encore !) lorsqu’il écrit :
« La fragmentation du discours musical, liée à la réduction parfois extrême du matériau sur très peu de notes et d’intervalles […] et les différenciations les plus fines du point de vue microstructurel dans une extrême retenue dynamique – ce sont là des aspects de l’œuvre le plus récent de Nono qui, en dépit d’une continuité apparente évidente, marquent un nouveau départ dans la seconde moitié des années soixante-dix. Étant donné l’amitié de Nono avec le philosophe Massimo Cacciari, il n’est pas surprenant que – effectué de façon radicale comme toujours – il montre des similarités frappantes avec le “pensiero debole” [la pensée faible] d’un Gianni Vattimo par exemple, et son concept de “la fin de la modernité” de 1981. Si nous n’étions pas en Allemagne (ou si les germanophones s’adonnaient un peu plus aux langues étrangères), il faudrait voir en Luigi Nono le paradigme de la postmodernité musicale des années quatre-vingt. Mais ceci ne déclencherait ici, où l’on se promène avec le seul Habermas dans la poche, que des polémiques stériles. Car dans nos contrées, on n’entend sous le concept de postmodernité qu’une contre-modernité, une libération, adaptée à l’industrie de la culture, de la modernité intégriste, et une victoire remportée sur celle-ci. Il ne peut évidemment pas être question de cela chez Nono ; lui qui, à tout point de vue et sans compromis, a radicalisé sa démarche précisément dans l’autre sens.9 ».
26Hormis le fait qu’un titre tel que « La fin de la modernité » – j’avoue ne pas connaître ce livre –, s’il est adéquatement choisi, semble bien exprimer que la modernité est terminée, ceci ne peut pas vouloir dire autre chose qu’une fin irrévocable. Mais ce qui m’intéresse dans ce contexte, ce n’est ni d’affirmer ou de nier le « projet de la modernité » (Habermas néanmoins), encore moins de nier la négation de son projet au sens d’une dialectique négative à la Adorno, mais son renversement au sens de « l’esthétique de la résistance » de Peter Weiss : « Jusqu’à obtenir un renversement… ». Et dans un contexte un peu plus ample :
« Que de telles œuvres […] qui proviennent de Pergame […] devraient toujours être exposées à nouveau jusqu’à obtenir un renversement, et que ceux qui sont nés de la terre sortent des ténèbres et de l’esclavage et montrent leur vraie face.10 ».
27Je vois là une quête réelle – non satisfaite jusqu’à nos jours – du projet de la modernité, qui concerne notre culture musicale dans son ensemble aussi bien que la musique au sens étroit d’une modernité intégriste ; et aussi bien la musique du Nono jeune, médian et tardif. Il aurait lui-même – je crois pouvoir le dire – été le dernier à abandonner l’« esthétique de la résistance », qu’il a défendue toute sa vie de façon exemplaire, pour une « fin », quelle que soit son explication philosophique.
28Puis-je me permettre un petit détour dans la discussion sur la postmodernité, à l’aide de brèves citations illustrant pourquoi, dans le cas de l’œuvre tardif de Nono, le questionnement sur la postmodernité versus la modernité me paraît aberrant ? Ces tentatives de description et de clarification de la part de spécialistes avérés du sujet (même s’il ne s’agit pas d’une littérature d’auteurs) m’apparaissent toujours comme une contorsion plutôt pénible qui n’a pas grand-chose à voir avec la revalorisation revendiquée du principe de plaisir dans les arts.
« La discussion sur la modernité et la postmodernité ne semble pas être caractérisée par la clarté, mais plutôt par la confusion. C’est en tous cas l’impression donnée par plusieurs personnes qui s’occupent d’une telle matière. Les désarrois standard [quel concept subtil !] comportent […] en particulier deux aspects : celui des exigences de l’époque pour la postmodernité et celui de son rapport à la modernité.11 ».
29Welsch refuse catégoriquement les exigences de l’époque lorsqu’il dit :
« L’expression “postmodernité” ne veut pas dire ce qu’elle semble dire de prime abord : que la modernité soit terminée, qu’une nouvelle époque a commencé, et que nous ne vivons plus dans la modernité mais dans la postmodernité. C’est précisément cette thèse sur l’époque qui représente ce qui est faux et prête à malentendus dans la discussion sur la postmodernité ».
30Il me paraît remarquable que quelque chose puisse simultanément être faux et prêter à des malentendus !
31En ce sens, il n’y a qu’une définition qui puisse venir à notre secours : que veut dire le terme « postmoderne » ? Le Modern Day Dictionary of Received Ideas dit : « Le mot “postmoderne” n’a pas de signification. Utilise-le aussi souvent que possible12 ». Et plus loin, toujours selon Welsch, à propos du rapport entre postmodernité et modernité :
« Lorsqu’on parle de postmodernité, on veillera à dire aussi selon quelle modernité on aimerait situer celle-ci […] Car « modernité » est une expression plurivoque qui recouvre des choses très différentes […] Les différents concepts de modernité ne sont pas seulement divers, mais en partie carrément opposés ».
32Plus loin encore, dans un « premier résumé », Welsch ose nommer la postmodernité anti-moderniste [anti-neuzeitlich ], mais « radicalement moderne » [« radikal-modern »] :
« La critique de la postmodernité s’adresse aux temps modernes [Neuzeit] – à l’esprit des temps modernes comme esprit des grands concepts unificateurs –, elle est en congruence avec la modernité [Moderne] des sciences “dures” et la modernité [Moderne] artistique “expérimentale” de notre siècle. Au vu de cette dernière, elle doit être franchement dite radicalement moderne [radikal-modern] et tout sauf anti-moderne. Elle fait un avec cette modernité dont elle perpétue les acquis ».
33Arrivé à ce point, je suis en parfait accord avec Jürg Stenzl et son paradigme Nono. Mais pour arriver à cet accord, nous n’avons pas besoin du terme de postmodernité. À la fin de son exposé « Asynchronien », Welsch formule finalement :
« Si je devais dire de façon générale ce qu’est le critère d’œuvres postmodernes, je proposerais la définition suivante : des œuvres sont postmodernes quand elles se réfèrent explicitement à une pluralité non consensuelle. Ceci implique tout d’abord que la pluralité n’apparaisse pas seulement côte à côte dans différentes œuvres (cela ne produirait une pluralité que dans le sens de l’historisme), mais qu’elle se manifeste dans une et seule même œuvre. Ensuite il s’agit d’exiger que cette pluralité ne soit pas simplement accidentelle, mais qu’elle soit efficiente comme principe compositionnel ».
34Avant cela, Welsch mentionne encore comme essentiel le « critère de la codification multiple ».
35Malgré ma meilleure volonté, je n’arrive pas à identifier la musique de Nono, même la plus tardive, à partir de telles prémisses… mais bien plutôt celle d’un Bernd Alois Zimmermann.
36Et là intervient pour moi aussi une grande surprise. Si je prends Welsch à la lettre, je devrais me considérer, moi aussi, comme un compositeur paradigmatique de la postmodernité, au moins depuis la fin des années soixante. En pensant à un concept postmoderne devenu autant à la mode que celui de « Moyen Âge prolongé », plusieurs de mes œuvres, dès la fin des années cinquante, lui conviennent parfaitement.
37Je me dois d’ajouter ici un post-scriptum (13 mars 1991) ; je m’y sens profondément obligé après avoir été terrassé par la nouvelle d’une guerre parfaite, organisée et aujourd’hui possible : la guerre du Golf. Je suis malheureusement certain qu’elle aura des conséquences dévastatrices (littéralement !) au sens d’une remilitarisation de la conscience collective dans une époque désignée comme postmilitariste… Pas un instant je n’arrive à mettre en doute que cette façon de considérer les choses en surface est devenue un phénomène généralisé et englobant de notre expérience de la réalité. Et les arts ont depuis longtemps commencer à le refléter, même si c’est de façon très superficielle.
38C’est un phénomène que nous avons artificiellement produit et que, par habitude, nous reproduisons constamment au moyen de productions qui échappent à notre responsabilité (les mass média). Lorsque Baudrillard en fait une thèse : « L’art a aujourd’hui pénétré partout dans la réalité […] l’esthétisation du monde est totale » et que Peter Bürger la complète en écrivant : « La frontière entre art et réalité s’est effacée, tous les deux coïncident dans l’univers de la simulation universelle13 »; alors même les postmodernistes les plus échaudés devraient finalement prendre conscience qu’ainsi la frontière entre la simulation de la guerre (high-tech) et la guerre réelle « s’est effacée ». (Quel progrès pour la souffrance de l’humanité !) Les rapports censurés et arrangés sur la guerre, déversés selon un scénario esthétique, nous ont enfin, purement et simplement, fourni la preuve que la simulation de la guerre, tout comme la réalité guerrière, constituent en fait un événement esthétique d’absolu premier ordre, qui devrait éveiller en nous une profonde horreur existentielle. À ce propos, Bruno Liebrucks :
« La technique a déjà tellement investi l’esprit en elle-même que celui-ci est également à l’œuvre là où, en apparence, on est dans la pure activité […] Les événements politiques et les machines avancent plus vite que l’homme, qui ne fait que suivre. À bout de souffle. C’est comme si l’homme conduisait dans un coffre sautillant à la manière d’une remorque derrière un omnibus touristique de robots – dans le rôle de sa mémoire. C’est ainsi – déshumanisé – que l’homme circule […] Une époque qui place son instinct de conservation dans des moyens de destruction dont une époque précédente n’aurait pas osé rêver, démasque le caractère d’autodestruction de toute préservation de soi immédiate14 ».
39Que nous reste-t-il donc d’autre que l’esthétique de la résistance, aussi longtemps qu’il est possible, au moins dans les arts (« … jusqu’à obtenir un renversement … ») ?
40Combien les efforts artistiques de Nono semblent éloignés de conceptions qui prétendent à une « coïncidence de l’art et de la réalité dans l’univers de la simulation universelle » (Peter Bürger) ! Même dans ses dernières œuvres, et surtout dans celles-ci, il ne tend pas à brouiller les frontières (entre l’art et la réalité faite de banalité technique, Andy Warhol), mais ouvre de nouveaux horizons pour de nouvelles possibilités artistiques et humaines. Je renvoie ici au thème principal de mes pensées. Son œuvre ne peut pas être mise en relation avec des notions telles que surface et/ou simulation. Mais elle correspond à l’idée de profondeur propre à une œuvre artistique, telle que je la comprends. J’aperçois néanmoins le danger qu’un certain public puisse se mettre à vouloir découvrir, chez le Nono tardif, le paradigme de la postmodernité musicale.
41À quoi cela pourrait-il tenir ? Ne s’agit-il que d’un malentendu monumental ? Par exemple : parce que la modernité en est manifestement à sa fin et que nous vivons dans une époque postmoderne, comme le dit aussi Ligeti, mais que Wolfgang Welsch conteste ; parce que, d’autre part, Nono a écrit ses dernières grandes œuvres précisément durant cette période, à laquelle elles appartiennent, et qu’elles ne peuvent donc qu’appartenir à la postmodernité. (Mais alors j’aimerais les considérer avec Stenzl comme les œuvres d’une modernité radicalisée.)
42Je crois que cette supposition ne repose pas simplement sur un malentendu, mais qu’elle à bien plutôt affaire à une caractéristique ultérieure de la soi-disant culture postmoderne, à son « manque de clarté ». (À nouveau Habermas !15). Celui qui favorise la pure surface s’attire ainsi – comme son revers – un nouveau manque de clarté. Lorsqu’une culture craint son propre relief au sens de la distinction entre haut et bas, entre signification et manque de signification (Peter Bürger : « Un nain de jardin n’est plus un nain de jardin »), entre sensé et vide de sens, etc., s’orienter devient toujours plus difficile, ce qui veut justement dire qu’on perd la vue d’ensemble. Nicolaus A. Huber résume cet état d’hypertrophie et de manque d’orientation à travers le terme « anything goes » :
« Les crises ne peuvent rien nous faire – glasnost et perestroïka confirment que notre voie est la bonne. Même notre désolation est gonflée de prétention, notre modération n’est pas affamée. En Amérique du sud, un guitariste peut être assassiné. On prend au sérieux ce qu’il a à dire. Mais moi, je vais bien ! Je vis du bien-être de l’actionnisme. Le politique, le fragmentaire, l’absurde, la musique de divertissement, l’industrie de masse, les compositions rythmiques, l’opéra, la postmodernité, l’iconoclasme, le non réflexif, le new age, anything goes [tout va] : parce que personne ne nous écoute16 ».
43Ce manque de clarté, qui après tout semble bien obéir aux lois du soi-disant libre marché, a des conséquences toutes particulières en ce qui concerne les arts. La possibilité d’opposition, de la confrontation comme principe du débat artistique, cette possibilité n’est plus ou plus pleinement exploitée, elle se perd. C’est ainsi que les points communs aussi bien que les contrastes sont aplanis au lieu d’être menés à leur terme.
44Au lieu d’un « la même chose n’est pas la même chose » dialectique (Dasselbe ist nicht dasselbe, titre d’une pièce pour tambour de Nicolaus A. Huber), on entendra plutôt : « ce qui est différent finit tout de même par être plus ou moins la même chose » (tendance à homogénéiser selon des signes précurseurs à moitié vrais et manipulés). Au lieu d’une confrontation [Gegenüberstellung] productive, il ne reste finalement plus qu’une position individuelle [Einzelstellung] de l’artiste et de son art et c’est ce qu’il s’agit de défendre. Et afin – que l’on pense au libre marché ! – de jeter à nouveau, si possible, la lumière sur le relief aplani des valeurs (car pour toute bonne vente, il faut des différences qualificatives démontrables – aussi au sein des arts, devrait-on penser), on s’apprête à construire une nouvelle tectonique artificielle à partir de ce paysage confusément plat. L’artiste individuel, surtout s’il est couronné de succès ou – ce qui revient souvent presque au même – voudrait l’être, ne sera pas laissé dans sa position individuelle. On ne l’affrontera pas non plus. Ce serait un peu trop dangereux. Non. On le hisse sur un piédestal, on en fait un monument. Ceci propulse également vers le haut la qualité de son œuvre… Les temps d’une tendance généralisée vers l’élévation, vers le dépassement, sont à nouveau entamés.
45Sylvano Bussotti, au début des années quatre-vingt à Côme, lors d’une de ses conférences richement ornée de pirouettes maniéristes… Soudain cette phrase qui n’a plus quitté mon esprit : « Le temps des cathédrales est revenu, chacun construit sa propre cathédrale ».
46Tout ceci n’a rien à faire avec Luigi Nono. Ou se pourrait-il néanmoins que le vent parfois tempétueux de l’approbation qui, Dieu soit loué, a soufflé sur lui dans ses dernières années, l’ait soutenu dans son zèle créatif insatiable et enthousiaste, mais aussi, de temps à autre, surtout lorsqu’il soufflait du mauvais côté, l’ait irrité ?
47« Die umgepflügte Zeit. Worin liegen die Hauptansätze von Luigi Nonos Lebenswerk für das Komponieren am Ende unseres Jahrhunderts ? » [Le temps labouré. Où se situent les impulsions principales de l’œuvre de Luigi Nono pour composer à la fin de notre siècle ?]. Conférence pour le symposium « la musique de Luigi Nono » à l’Institut für Wertungsforschung [Institut pour la recherche sur l’évaluation] de Graz, octobre 1990, publié in Die Musik Luigi Nonos. Studien zur Wertungsforschung, vol. 24, Vienne, Universal Edition, 1991. Les réflexions de l’auteur sur le temps, qui se retrouvent dans l’essai « Von Zeit zu Zeit » [De temps en temps], ont été ici éliminées.
Notes de bas de page
1 Joseph Brodsky, dans un essai sur le poète russe Ossip Mandelstam intitulé « L’enfant de la civilisation », Loin de Byzance, Paris, Fayard, 1988, p. 108.
2 Christopher Caudwell, Studies and Further Studies in a Dying Culture [Études et études ultérieures dans une culture mourante], New York, London, Monthly Review Press, 1972, p. 142-143.
3 Tout ce paragraphe et celui qui suit sont repris à l’identique dans l’essai « De temps en temps ». Voir dans ce volume.
4 Paraphrase de l’expression commune : « C’est le son qui fait la musique » ; elle est en français dans le texte original (N.D.T.).
5 Wolfgang Motz, « Si continua a cercare » [On continue à chercher], MusikTexte 35, Cologne, juillet 1990, p. 59.
6 Chomsky, Noam, Aspects de la théorie syntaxique, Paris, Seuil, 1971.
7 « Um der Unterdrückten Willen » [Au nom des opprimés]. Voir dans ce volume.
8 Dorothee Sölle, Die Hinreise : zur religiösen Erfahrung : Texte und Überlegungen [Le voyage aller : à propos de l’expérience religieuse ; textes et réflexions], Stuttgart, Kreuz Verlag, 1975.
9 Jürg Stenzl, in MusikTexte 35, Cologne, juillet 1990, p. 50.
10 Peter Weiss, Die Ästhetik des Widerstands, Vol. 1, Frankfurt am Main, Suhrkampf, 1975, p. 53. Traduction française : L’esthétique de la résistance, Paris, Klincksieck, 1989-1992.
11 Wolfgang Welsch, « Asynchronien », Moderne versus Postmoderne, Jahrbuch 4, Bayerische Akademie der Schönen Künste, 1990, p. 347 sq.
12 Willem van Reijen, « Labyrinth und Ruine », Symposium « Moderne versus Postmoderne », Jahrbuch 4, Bayerische Akademie der Schönen Künste, 1990, cité d’après M. Featherstone, 1988.
13 Peter Bürger, « Aporien der ästhetischen Moderne », Symposium « Moderne versus Postmoderne », Jahrbuch 4, Bayerische Akademie der Schönen Künste, 1990.
14 Bruno Liebrucks, Sprache und Bewusstsein [Langue et conscience], préface aux volumes 1-6, Frankfurt am Main, Akademische Verlagsgesellschaft, 1964, p. 6, I et 10.
15 Jürgen Habermas, Die neue Unübersichtlichkeit, Frankfurt am Main, Suhrkampf, 1985. dans : Écrits politiques : culture, droit, histoire, traduit de l’allemand par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Les Éditions du Cerf, 1990.
16 Nicolaus A. Huber, « Intention und Wirkung – Zur Situation der Neuen Musik » [Intention et effet – sur la situation de la nouvelle musique], Wiesbaden, Breitkopf & Härtel, Verlagsnachrichten, 1990.
Notes de fin
1 En français dans le texte (N.D.T.)
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essais avant une sonate
et autres textes
Charles E. Ives Carlo Russi, Vincent Barras, Viviana Aliberti et al. (trad.)
2016
L'Atelier du compositeur
Écrits autobiographiques, commentaires sur ses œuvres
György Ligeti Catherine Fourcassié, Philippe Albèra et Pierre Michel (éd.)
2013
Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
2013