Le grand prédateur
À l’occasion de la mort d’Igor Stravinski
p. 149-152
Texte intégral
« Mais au-delà de cette jouissance passive, nous allons découvrir la musique qui nous fait participer activement à l’opération d’un esprit qui ordonne, qui vivifie et qui crée. Car on découvre à l’origine de toute création un appétit qui n’est pas l’appétit des nourritures terrestres. En sorte qu’aux dons de la nature s’ajoutent les bienfaits de l’artifice – telle est la signification générale de l’art.1 »
1En écrivant ces phrases, Stravinski n’a pas seulement à l’esprit lui-même ou sa propre musique. Ces pensées sont si générales qu’elles s’appliquent jusqu’à nos jours à tout ce qui peut être compris sous le terme le plus général de musique nouvellement conçue. Mais elles font néanmoins l’effet d’une confession du compositeur concernant sa propre création. Ceci indique à quel point Stravinski a atteint un sommet qui le rend exemplaire.
2La force compositionnelle de Stravinski s’appuie bien moins sur une conscience élitaire que celle de personnalités comme Schoenberg, Webern, Boulez ou Stockhausen. Il se consacre à presque toutes les tâches d’un « inventeur de musique » – comme il se nommait volontiers – et ne cherche pas l’exclusivité. Comparé à ses collègues, on pourrait presque le considérer comme le compositeur des opportunités : peu importe de quoi il se saisit, il trouve quelque chose qui le fascine assez pour confronter sa force créative avec la « nature » de ce qui est donné.
3Il y a quelque chose de minoen qui distingue cet homme de tous les autres compositeurs, par ses manières les plus variées de toujours accaparer : quoi qu’il ait touché, où qu’il ait « mis sa patte », tout s’est transformé en un or musical très personnel de l’esprit qui ordonne, qui vivifie et qui crée. Si Stravinski un jour compara l’œuvre de Webern à la façon dont on taille les diamants, alors il faudrait absolument penser à ses propres œuvres en termes d’or, fondu selon la tradition alchimiste, frappé par sa compréhension artistique phénoménale et enfin amené à sa forme finale par un métier qui ne l’abandonnait jamais. On notera d’ailleurs combien ses matériaux de départ sont peu « précieux ». Ceci vaut particulièrement, mais pas seulement, pour son style mélodique. Il est tout bonnement étonnant de constater ce qu’un esprit génial, qui sa vie durant ne fut pas gâté par des idées mélodiques, a su faire à partir d’ébauches d’intervalles des plus minimales. Un exemple en est le « Ricercar II » de la Cantata de 1951-1952 :
4Son utilisation extrêmement économe, voire parcimonieuse, de ce qui préexiste matériellement me fait penser à la parabole des talents : Stravinski s’adonne à une sorte de pratique de l’usure avec ce qui lui est confié et souvent avec ce dont il s’est emparé.
5La valeur artistique rare de la musique de Stravinski ne se trouve pas à son point de départ, mais dans son achèvement par les moyens d’une compétence artistique unique ; cette dernière l’a toujours rendu à nouveau capable de soumettre son art à un ordre spirituel qui caractérise tout particulièrement ses œuvres tardives, malheureusement trop peu connues.
6L’« opus perfectum » apparaît sous une forme plus limitée, plus accessible : comme l’œuvre parachevée et non comme un idéal toujours inatteignable et flottant telle une ultime promesse derrière une musique devenue transparente.
7Comment se manifeste aujourd’hui le caractère exemplaire de Stravinski ? Et en quoi croyons-nous néanmoins devoir nous séparer de lui ?
8Son détachement de la conscience élitaire de plusieurs de ses contemporains le relie sans aucun doute à notre époque. Il voulait fournir « quelque chose d’utile » plutôt que « quelque chose d’unique ». Il se plaçait consciemment au sein de son époque et faisait ses offres dans les limites reconnues de la demande. C’est ainsi qu’il ne fut et ne devint pas révolutionnaire, comme s’estimaient l’être par exemple Varèse ou Schoenberg. Il refusait en outre explicitement d’être considéré comme tel. Justement par le fait qu’il aimait à produire de l’« utile », sa musique s’est souvent vue empreinte d’une sonorité affirmative qui nous dérange dans maintes œuvres de sa période moyenne. Le rejet par Stravinski de toute spiritualité orientée vers l’utopie doit actuellement nous éloigner de lui plus qu’auparavant. Car notre époque a urgemment besoin de cette utopie qui remet en question la façon affirmative de penser et de sentir se confirmant elle-même, par l’espoir de découvrir quelque chose qui nous relie tous de façon nouvelle ; quelque chose qui pourrait nous sortir de l’individualisme – hors des jardins ouvriers égocentriques de notre esprit pragmatique !
9Dans ses œuvres tardives, presque exclusivement spirituelles, il a atteint, dans un isolement croissant et une proximité réconfortante vis-à-vis d’Anton Webern, cette musique éloignée du monde, d’une densité et d’une clarté extrêmes, qui promet de rester l’œuvre de vieillesse la plus saisissante d’un compositeur de notre siècle.
10Hommage à Igor Stravinski paru dans Schweizerische Musikzeitung, Jahrgang 111, juillet/août, Zurich, 1971.
Notes de bas de page
1 Igor Stravinski, Poétique musicale, Paris, Flammarion, « Harmoniques », 2000, p. 77-78.
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Au nom des opprimés
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