Essai sur la grandeur
L’idée qu’a Schoenberg de lui-même à travers sa correspondance
p. 141-148
Texte intégral
1Parler lors d’une célébration en l’honneur de Schoenberg est tout sauf simple, car la grandeur du sujet – quoi qu’on entende par grandeur – devrait être mise en relation avec des valeurs qui, cent ans après la naissance de Schoenberg, sont importantes pour notre époque.
2Je ne crois guère que vous attendiez d’une soi-disant allocution de gala un dimanche matin qu’elle vous instruise sur ce qui est théoriquement décisif ou analytiquement important dans la musique ou l’esthétique de Schoenberg. Je peux donc présumer que vous qui êtes venus ici ce matin, vous n’appartenez pas à cette foule innombrable qui n’a jamais écouté sa musique – ou qui l’a entendue à contrecœur1 – et à qui il s’agirait de prêter assistance par une introduction générale ou une analyse simplifiée. Par contre, vous êtes peut-être plusieurs – du moins parmi les organisateurs – à déduire du simple fait qu’on ait non seulement invité, mais aussi réussi à faire venir précisément un compositeur pour cette lourde tâche, que je vous donne ici ma position toute personnelle face à la musique de Schoenberg. Je vais vous décevoir : je ne peux ni ne veux faire cela, car à l’instant et depuis un moment déjà – que ceci soit avoué, même là ou cela dérange –, des intérêts personnels et des prédilections tout autres modifient mon point de vue de façon importante ; s’il s’agit de dire ce que l’on aime, je devrais avouer que je préfère Webern et Berg, mais aussi Ives à Schoenberg.
3J’ai choisi un thème qui, je l’espère, me permettra d’éclaircir une problématique précise qui m’a souvent profondément touché et intrigué.
4Ainsi, mon thème prend la forme d’un « essai sur la grandeur », avec comme sous-titre : « l’idée qu’a Schoenberg de lui-même à travers sa correspondance ».
5Je vais donc commencer avec des citations – non commentées – tirées de cinq lettres. Qu’il soit noté en préambule que lors de ma récente lecture, continue et minutieuse, des deux cent quarante-sept lettres publiées par Erwin Stein, un élève de Schoenberg (sur un total d’environ trois mille dont les copies et les ébauches se trouvent toutes réunies dans le fonds Schoenberg), j’ai eu l’impression d’être l’otage d’une manipulation. Car, d’une part, il manquait beaucoup de choses que j’étais persuadé d’y trouver – il n’y a pratiquement aucune mention de ses contemporains les plus renommés encore vivants, aucune allusion à la mort de sa première épouse ou à celle de ses amis Berg et Webern ; et d’autre part, on y trouve des polémiques choquantes de dureté, voire des formes d’arrogance démesurées, comme une certaine lettre à Busoni, une autre à Varèse ou une autre encore à Klemperer.
6À l’exception de ce dernier point, je dois dire que le choix de lettres effectué par Stein donne une image assez fiable de l’idée que le maître avait de lui-même. D’un côté, toutes ces lettres – contrairement à bien d’autres correspondances – ont été conservées pour la postérité de façon consciente par Schoenberg. D’un autre côté, le choix de Stein ne cherche aucunement à éviter des sentiments critiques de la part du lecteur. La lecture peut donc en être recommandée à chacun.
7Je cite un extrait de la lettre de remerciement de Schoenberg aux personnes lui présentant leurs félicitations à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire, en septembre 1949 : « La deuxième moitié du siècle trouvera mauvais par exagération ce que la première moitié avait jugé bon chez moi par négligence1 ». Dans cette lettre, Schoenberg parle du fait qu’il a mis ces mots sur papier trente-sept ans auparavant, à savoir à l’âge de trente-huit ans ; il voulait sans doute souligner par là leur valeur prophétique. Dans ce qui suit, je cite un extrait d’une allocution que Schoenberg envoya sur disque à l’Institut national américain des arts et de la littérature, dont il avait été nommé membre :
« Que tout ce que je me suis efforcé de faire durant ces cinquante années soit maintenant évalué comme une réussite, cela me paraît à certains égards surestimé. Du moins avant que je ne puisse tout rassembler – du moins quand cela ressemblait encore à un ensemble de détails jetés pêle-mêle – je n’étais alors pas en mesure d’y voir une orientation qui menait vers un but. Personnellement, j’avais l’impression d’être tombé dans un océan d’eau bouillante et, ne sachant pas nager ni m’en sortir d’une autre manière, d’avoir fait de mon mieux avec mes bras et mes jambes.
Je ne sais pas ce qui m’a sauvé ; pourquoi je n’ai pas été noyé ou ébouillanté…
Je n’ai peut-être qu’un seul mérite : je n’ai jamais renoncé. Mais comment pouvais-je renoncer au milieu d’un tel océan ?
[…] Il n’y avait personne pour m’aider, et il n’y en a pas beaucoup qui n’auraient pas aimé me voir succomber.
Je ne dis pas que c’était de l’envie – de quoi pouvait-on être envieux ?
Je doute également que ce soit par manque de bonne volonté – ou pire – par mal veillance.
C’était peut-être le désir de se débarrasser de ce cauchemar, de cette torture inharmonieuse, de ces idées inintelligibles, de cette folie méthodique – et je dois l’avouer : ce n’étaient pas des hommes méchants qui pensaient ainsi – et pourtant je n’ai bien entendu jamais compris ce que j’avais fait pour les rendre aussi malicieux, aussi furieux, aussi médisants, aussi agressifs ; je reste persuadé que je ne leur ai jamais rien pris qui leur appartînt ; je n’ai jamais usurpé leurs prérogatives ; je n’ai jamais empiété sur leur propriété, je ne savais même pas où elle se trouvait, où étaient les limites de leurs parcelles et qui leur avait attribué leur titre de propriété.
[…] Mais j’avais une excuse : j’étais tombé dans un océan, dans un océan d’eau surchauffée, qui m’a non seulement brûlé la peau mais aussi brûlé intérieurement. Et je ne pouvais pas nager.
Du moins je ne pouvais pas nager avec les courants. Je ne pouvais nager qu’à contre-courant. Est-ce cela qui m’a sauvé ?2 ».
8Puis une citation de sa lettre de septembre 1933 à son élève Winfried Zillig :
« […] et aujourd’hui où l’on voit surgir tant de déloyauté, la loyauté est d’autant plus appréciable, et aujourd’hui, où l’on ne sait pas si l’on n’est pas en réalité moins que rien, il faut vraiment une généreuse surestimation (Bach-Schoenberg) pour pouvoir retrouver une ligne médiane qui permette d’espérer : Je ne compose donc pas tellement plus mal que Graener si Zillig (qui bien sûr est un ami) dit Bach-Schoenberg (!)3 ».
9Dans une lettre de Los Angeles datée de novembre 1947, à l’adresse de quelqu’un qui lui avait témoigné son intérêt de lui trouver un mécène – ce qui resta d’ailleurs sans succès :
« La chose la plus naturelle, c’est de veiller à ce que ma musique soit jouée. Tous les livres d’histoire impartiaux me considèrent comme le père de la musique moderne. Tout le monde sait ce que la génération présente de compositeurs me doit. M. Sessions a d’ailleurs écrit qu’aucun des compositeurs de cette génération n’a échappé à mon influence.
En outre : un grand nombre de mes œuvres a rencontré l’approbation générale. Presque toutes les œuvres de ma première période (jusqu’en 1908) seront appréciées par tous les publics de la musique. Beaucoup de mes œuvres de ma deuxième période (1908-1928) ne déplairont pas et certaines, comme par exemple le Pierrot lunaire, auront un succès incontestable. Mais il est même des œuvres de ma troisième période comme par exemple le Concerto pour piano, ou l’Ode à Napoléon Bonaparte, qui ont un certain succès.
Je suis tout à fait conscient du fait qu’on ne puisse pas s’attendre que mes œuvres soient parfaitement comprises avant plusieurs décennies. Les esprits des musiciens et du public doivent mûrir avant qu’ils ne puissent comprendre ma musique. Cela, je le sais, et j’ai personnellement renoncé à un succès immédiat ; je sais que – avec ou sans succès – c’est mon devoir historique d’écrire ce que mon destin m’ordonne d’écrire4 ».
10En 1923, il répond à un critique musical et rédacteur qui avait traduit en 1920 un article sur Casella où il était écrit : « La manière [de Casella] est aussi éloignée de l’impressionnisme d’un Debussy que du barbarisme d’un Stravinski et du travail cérébral d’un Schoenberg. » Dans sa lettre, Schoenberg écrit :
« […] Mais maintenant, sérieusement […] Vous savez que la critique m’est extrêmement haïssable et que je n’ai que mépris pour quiconque trouve la moindre chose à redire à ce que je publie […] c’est précisément ma noblesse : que je croie à ce que je fais et que je ne fasse que ce à quoi je crois ; et malheur à quiconque vient troubler ma croyance. Je considère que ce sont des ennemis à traquer sans pitié ! Vous ne pouvez être à mes côtés si vous soutenez aussi ceux qui me sont hostiles5 ».
11Celui qui essaie de voir en Schoenberg l’artiste phénoménal, l’homme, le penseur et donc – ceci est évident – le génie, se retrouve écrasé par la grandeur du sujet ; d’une façon ou d’une autre, Schoenberg suscite en chaque musicien créatif et actif un mélange d’appréciation reconnaissante et d’un sentiment de devoir d’une part, d’une volonté d’affirmation de soi d’autre part. Et comme l’on sait, la reconnaissance peut mener jusqu’à l’adoration d’un dieu, tandis que l’affirmation de soi peut s’exprimer sous des formes polémiques qui, en termes de causticité, ne cèdent en rien à celles du maître. Si l’on considère les compositeurs de la génération qui suit Schoenberg, on constate une tendance dominante à l’adoration, en particulier, bien sûr, parmi ses élèves (je rappelle à ce propos le contenu de la lettre de Zillig). La génération d’après, à laquelle j’appartiens, plus jeune de cinquante ans ou, mieux encore, éloignée d’un demi-siècle de la prise de position sur le sujet, tend plutôt à l’affirmation de soi. Mais la troisième génération se voit confrontée à un tout autre questionnement face au problème du rapport à un « très grand ». C’est sur ce terrain que j’aimerais avancer dans ce qui suit, et j’y reviendrai à la fin de mes réflexions.
12Quels hommes furent-ils ou sont-ils considérés par leurs contemporains comme grands, et compris en tant que tels ? Y a-t-il à cela des conditions ? Je dois prendre comme point de départ la conditionnalité historique, qui évidemment est expressément visée dans le terme de « grandeur historique ».
13De façon générale, le terme moderne de génie, dont l’origine ne remonte en fait qu’au XVIIIe siècle, fut rapidement soumis à un changement de signification : cela commence déjà au siècle des Lumières, devient évident avec Goethe et Beethoven, et s’achève avec le Romantisme. Le Brockhaus propose la définition suivante du génie : « Individu montrant des dispositions créatrices et développant de nouveaux domaines de la création, à la différence de la personne talentueuse. Il n’agit pas seulement en précurseur et en innovateur, mais réalise des productions supérieures ».
14Selon Platon, les poètes et les musiciens créent grâce à une « force divine ». L’artiste est une « coupe remplie de dieu et de rêves ». On retrouve les réminiscences d’un charisme d’origine religieuse dès Homère jusqu’au début des temps modernes, en passant par la culture chrétienne du Moyen Âge. Le changement observé à partir des Lumières, à savoir une sécularisation radicale, mène à une notion déjà formelle du génie comme « guide de l’humanité ».
15Historiquement, on assiste alors à un culte du génie montrant les traits d’une religion de substitution. La bourgeoisie littéraire considérait le génie comme le « type humain accompli », et ce, de façon logique aussi dans le domaine politico-militaire (Frédéric le Grand, Napoléon). L’émancipation de l’homme des Lumières nous a joué de mauvais tours.
16En rapport direct avec la personnalité de Schoenberg, je me permets encore un petit détour par l’hypothèse si actuelle qui remonte à Nietzsche, celle du « génie conditionné par la maladie » ; ou pour revenir à Platon, du « génie et de la folie ». Chacun sait que Thomas Mann a rendu hommage de façon exemplaire à cette notion de génie dans le Doktor Faustus, dont on rappellera que la parution donna lieu à une polémique de Schoenberg contre l’écrivain. Non pas parce que Schoenberg se serait senti visé par l’hypothèse « de la maladie et du génie » de Mann, mais, étonnamment, parce qu’il craignait que le profit historique d’avoir inventé la méthode dodécaphonique puisse être transféré, dans la conscience des contemporains, à un héros de roman…
17Il faut noter à ce propos que selon la science psychologique actuelle, le génie n’est plus considéré comme appartenant à un type spécial de personnalité. Les diverses tentatives pour trouver des éléments psychologiques et psychopathologiques communs chez les génies se sont avérées insatisfaisantes. La thèse romantique du « genre humain parfait » est réfutée scientifiquement et le génie est considéré comme possédant des bases égales à tous les êtres doués au niveau créatif – ce qu’est tout enfant. Je vois là quelque chose d’extrêmement important. L’égalité de principe entre tous les hommes, qui représente une chance pour atteindre à la solidarité – un espoir pour notre survie – a été confirmée par la psychologie.
18Je me suis permis d’intercaler ici un tel discours, qui me semble fondamental, parce que je voudrais montrer à travers l’exemple de la grandeur de Schoenberg et de son génie que les tensions – ces hautes tensions presque invivables qui découlaient de son talent et de sa création et qui l’ont martyrisé durant toute sa vie d’artiste – étaient dues principalement à un culte du génie provenant de la bourgeoisie tardive et tourné vers le passé ; une religion de substitution qui, selon les préjugés qui lui sont immanents, élirait ses saints. Et Schoenberg n’aurait jamais pu, de son vivant, séjourner parmi ces saints. Mais aurait-il redouté que de façon posthume on lui offre la chance d’être catalogué parmi ceux d’un culte aussi suspect, lorsqu’il écrivit à son propos que la deuxième moitié du siècle trouverait mauvais par exagération ce que la première moitié avait jugé bon chez lui par négligence ?
19Alors que se manifestent toujours plus clairement des traits réactionnaires dans le culte du génie au tournant du siècle, et en particulier dans son empreinte comme religion de substitution, le génie critique et éclairé se voit dans l’obligation d’incorporer à l’idée qu’il a de lui-même le doute dialectique, qui de son propre côté commence à montrer des traits créatifs toujours plus saillants.
20C’est précisément à ce point d’intersection qu’est né Schoenberg, à ce carrefour où, d’une part, commence à se manifester une nouvelle idée de soi-même en tant que « créateur surdoué ouvrant la voie à de nouveaux domaines de la création », et où, d’autre part, le culte du génie réactionnaire continue encore à cultiver ses idées les plus chères.
21L’attitude de doute dialectique déjà mentionné examine et classe, commence à porter la création – comme je l’ai dit –, mobilise la construction logiquement compréhensible à la place de l’inspiration pleine de sentiments, etc. Ainsi Schoenberg prend-il déjà les devants sur son temps et son entourage en quelques décennies de création seulement. Il apparaît comme le novateur tempétueux qui n’en justifie pas moins solidement le moindre pas franchi, considérant tous les aspects et consolidant sa progression intégralement. En ceci, il est progressif au sens le plus précis du terme. Mais comment cela est-il compatible avec le fait que presque tous les autres traits de sa personnalité montrent des caractéristiques si fortement conservatrices ? N’y a-t-il pas là une rupture ? La simple constatation ne satisfait de loin pas la raison.
22Lorsque l’esprit éclairé du tournant du siècle a incorporé le doute dialectique à cette nouvelle idée de soi en ébauche, il n’y a qu’un premier pas de franchi. Le suivant est : le génie peut encore se considérer comme un modèle, mais non plus comme une exception absolue, comme une grandeur exclusive. Il doit tenter d’objectiver aussi bien ses productions supérieures que son existence créatrice, les intégrer dans les rapports humains et sociaux.
23Il me semble que Schoenberg n’a pas vu la nécessité de franchir ce second pas qui pourtant aurait été historique ; il n’a pas pu ni voulu le vivre. Lui qui produisit, les unes après les autres, des œuvres de haut niveau, n’était pas de taille à faire face à une tension existentielle que le second pas aurait rendue d’emblée plus forte.
24L’idée qu’il avait de lui-même, celle d’un génie d’une grandeur solitaire et exclusive, unique dans le siècle, a de plus en plus produit en lui ces ambivalences, ces « Doppelwertigkeiten » qui n’étaient pas en mesure de réconcilier l’arrogance et la projection d’une haine autodestructrice, le fait d’être élu par le destin et jeté dans une mer bouillonnante, etc. Avec quelle netteté l’image de l’ambivalence s’exprime-t-elle jusque dans son langage ! Vous vous souvenez : « la deuxième moitié du siècle trouvera mauvais par exagération ce que la première avait jugé bon chez moi par négligence ». Schoenberg a sans aucun doute souffert d’ambivalences qui ne lui laissaient aucun repos et dont il n’a pas complètement réussi à supporter les tensions jusqu’à la fin de sa vie. C’est le caractère tragique, historiquement, de sa personnalité.
25Schoenberg, malgré ses prouesses musicales démytificatrices extrêmement téméraires (que l’on pense à la dissolution du mythe d’une tonalité classique traditionnelle voulue par Dieu, dont il fut un des premiers – même s’il n’était pas le seul dans ce domaine également – à briser la prétention de caractère absolu), devait forcément, avec l’âge, faire face toujours plus à sa propre image d’idole. Ceci impliquait dans un premier temps qu’il se considérât comme le guide de l’humanité (musicale), peut-être de façon prométhéenne. Plus tard, il devait se comparer à « Moïse », au « prophète », ou du moins se considérait-il comme celui qui devait historiquement s’engager à mener le peuple des croyants, les sceptiques y compris, à travers le désert. « Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face. » (Deutéronome 5:6-8.)
26Il se prit d’abord pour un Orphée moderne qui, jeté en enfer, brûlant intérieurement et nageant à contre-courant, ramène la musique aux hommes. Et après tous ses combats pour libérer des contraintes dépassées la culture musicale, les musiciens et le compositeur, après son combat pour démythifier le processus créateur en vue d’une objectivation structurelle croissante – valable si possible pour tous les arts –, finalement, il replongea dans une religiosité vétérotestamentaire qui agit de manière anachronique et qui ne pouvait parvenir, pour le Schoenberg vieillissant, à l’exclusivité souhaitée, parce qu’elle n’arrivait pas à dissoudre la tension conflictuelle de sa vie artistique héroïque, de ses ambivalences, et de ce doute créateur si contemporain.
27Pour terminer, et en guise de codetta substantielle, je reviens sur l’attitude de la troisième génération après Schoenberg, la jeune génération d’aujourd’hui : elle a une haute estime pour la contribution de Schoenberg en ce qui concerne la libération du matériau musical et de la pensée musicale. Elle apprécie, de façon à nouveau frappante depuis quelques années, l’extraordinaire éthos de travail de Schoenberg, l’importance innovatrice de son travail de composition conçu comme un processus créateur rationalisable, son soin artisanal, structurel, ainsi que le soin (sémantique) de son langage musical – s’il est permis de parler ainsi. Mais en tant que troisième génération, elle refuse la prétention à l’exclusivité de son ancêtre : les catégories de valeurs esthétiques qu’il avait établies, avec leur caractère totalement obligatoire, ne s’appliquent plus de nos jours. Elle refuse de façon générale la prétention du génie à une existence spéciale et exclusive légitimée par les productions de haut niveau. Elle refuse la position politico-sociale conservatrice de Schoenberg, opposé par principe à la démocratie, conseillant par conséquent à tout compositeur de rester apolitique et qui, abhorrant les idéaux (sic) du socialisme, accepterait plutôt d’attribuer à l’artiste génial une royauté de droit divin. Je m’associe à cette génération par conviction. Par ailleurs, je pense avoir montré que les positions politico-sociales de Schoenberg étaient conditionnées par son incapacité à surmonter et à dissoudre la notion du génie propre au XIXe siècle. La faute en revient sans aucun doute principalement à des ennemis intolérants qui ne lui témoignèrent que haine et refus.
28Seul le martyre pour un avenir meilleur de la musique, qui lui était imposé et s’exprimait néanmoins de façon arrogante peut, sinon expliquer, du moins rendre compréhensible une telle attitude.
29On aurait souhaité que Schoenberg eût vécu dans des conditions historiques et économiques différentes, au sein d’un autre entourage artistique et social – par exemple aujourd’hui.
30Conférence pour l’anniversaire du centenaire de Schoenberg, donnée le 22 septembre 1974 à la Tonhalle de Zürich, publiée dans Umgepflügte Zeit : Schriften und Gespräche, Cologne, Edition MusikTexte, 1999, p. 291-293.
Notes de bas de page
Notes de fin
1 En français dans le texte. (N.D.T.)
Auteur
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