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Quittez votre table de travail !

Conception et pratique de l’Institut pour la nouvelle musique à la Haute École de musique de Freiburg

Traduit par Marc-Ariel Friedemann (trad.)

p. 135-140


Texte intégral

1Lorsque je décidai, en 1973, de renoncer à mon activité de responsable de la classe de composition à l’Académie de musique de Bâle et d’accepter la proposition de la Haute École de musique de Freiburg-im-Breisgau, les expériences de 1968 étaient encore proches de nous. C’est pourquoi j’eus la possibilité – mais aussi l’occasion – de considérer mon choix pour Freiburg moins comme une opportunité de carrière professionnelle en tant qu’enseignant que comme un devoir : celui de repenser tout ce qui est lié à l’enseignement d’une discipline incroyablement compliquée. Quelques questions fondamentales se posaient, qui n’avaient pas seulement à voir avec l’idée que la génération étudiant (ou n’étudiant pas !) la composition à l’époque avait d’elle-même. « Pour qui composez-vous en fait ? » n’était qu’une des questions d’une longue liste concernant l’image du compositeur académique endurci.

2En 1969, j’avais fondé le Séminaire international des compositeurs à Boswil (Suisse) afin de répondre à une autre question brûlante : celle de l’isolement ultra-individualiste du créateur. C’est ainsi que fut imaginé un forum ouvert aux discussions sur le métier, à l’échange professionnel d’opinions et à la formation d’une solidarité, même minimale, entre les compositeurs.

3À Boswil, nous avions rapidement réalisé que nous devions nous écarter de l’idée de la composition comme un acte achevé à la table de travail, et cherché de différentes façons à nous confronter à la réalisation d’une musique contemporaine vivante, incluant donc les interprètes. Des interprètes célèbres avaient accepté, sans honoraire, de coopérer à la réalisation d’œuvres et de concepts nouveaux. Les étudiants travaillaient exactement dans les mêmes conditions, investissant considérablement plus de temps, mais également avec des résultats hautement appréciables.

4Ce qui avait été possible à Boswil durant une semaine tous les deux ans devait l’être dans le cadre d’une Haute École de musique, pensais-je, à l’aide du soutien d’un institut spécialisé et avec assez de persévérance de la part de tous les participants sur une longue durée et de façon continue.

5Que ceci se soit avéré loin d’être simple dans la pratique d’une Haute École peut provenir de l’exigence académique de la discipline, sur laquelle s’aligne aujourd’hui encore la pratique de l’enseignement de la composition (les domaines traditionnels de la théorie musicale sont considérés comme un enseignement de la composition). Cette exigence m’apparaissait toujours plus contre-productive (au sens strict du terme) : d’un côté les chefs-d’œuvre obligés et les professeurs, de l’autre les travaux maladroits des débutants et les étudiants…

6Ce faux consensus était également de rigueur pour toute discussion sur l’exécution d’une œuvre contemporaine. Car le travail de l’interprète n’en valait la peine que si celui-ci savait à l’avance qu’il s’engageait en faveur d’une œuvre de première qualité. Ce qui veut dire qu’un étudiant n’aurait fait que perdre un temps précieux en se mettant à la disposition de l’un de ses camarades compositeurs – et par-dessus le marché, dans plusieurs cas, avec le soutien de son professeur s’il se tenait à l’écart de propositions jugées absurdes.

7La ferme croyance qu’à la longue un changement dans cette attitude de défense ne pouvait être obtenu que par la base, à savoir à partir des étudiants, m’a stimulé à envisager les points suivants comme concepts de départ (en allant du bas vers le haut) :

8 Premièrement : renforcement de la solidarité entre les étudiants en composition par un apprentissage commun et des actions communes. Par exemple : au lieu de cours magistraux d’analyse de la part du professeur, il vaut mieux concevoir des séminaires préparés (en coopération avec l’enseignant, si nécessaire) et tenus par les étudiants eux-mêmes.

9Principe de rotation : il n’y a pas deux genres d’étudiants, les surdoués et les autres. Chacun apprend de chacun. L’enseignant doit évidemment tirer à la même corde et tenir le coup, en continuant lui aussi à apprendre. Pour atteindre ce résultat et progresser, il n’est pas opportun que l’étude de la composition ait lieu entre quatre yeux. L’enseignement individuel, qui reste indispensable pour différentes raisons et que j’ai pratiqué jusqu’à aujourd’hui avec chacun de mes étudiants en y consacrant beaucoup de temps, ne peut pas être la seule façon d’instruire. D’ailleurs il n’est pas fructueux que l’enseignant pense : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. » (Deutéronome 5.6-8)

10Il en résulte que chaque étudiant devrait avoir la possibilité de travailler simultanément ou alternativement avec deux professeurs, qui ont en principe des choses différentes à lui dire lorsqu’il leur présente le même travail.

11C’est dans ce sens que j’ai pris avec moi comme collaborateur à Freiburg mon ancien étudiant bâlois Brian Ferneyhough. Il s’est avéré, en peu de temps, être non seulement l’un des compositeurs dominants de sa génération, mais aussi un professeur fascinant, d’une compétence extrême.

12 Deuxièmement : il est nécessaire d’encourager à tous niveaux l’étudiant en composition à se confronter à la pratique musicale, celle-ci devant même parfois avoir priorité sur la composition en soi. Ceci veut dire : quittez votre table de travail, collaborez avec l’interprète. En effet, la période des études n’est-elle pas la période idéale pour apprendre à vaincre cette peur d’un contact réciproque, commune aux compositeurs et aux interprètes ?

13Il n’y a pas de voies tracées d’avance. C’est aux étudiants en composition de motiver leurs collègues d’étude dans les différents domaines à travailler sur leur compositions de façon sérieuse et avec dévouement, et de parvenir à une collaboration mutuelle. À nouveau : chacun peut apprendre de chacun. À cet effet, il s’agit de mettre en place des ateliers aussi souvent que nécessaire. Le résultat en sera peut-être que les compositions seront mieux adaptées à l’exécution. Par ailleurs, les étudiants doivent se comporter pour ainsi dire en pionniers de la création musicale de toute l’école et non seulement de leur propre musique.

14Quelques conséquences : les concerts musica viva mis en place par Fortner, qui donnaient la place à des solistes et à des ensembles éminents et qui représentaient la part du lion de notre très modeste budget, sont passés à l’arrière-plan en faveur des activités personnelles des étudiants dans le domaine entier de la production de musique contemporaine. Dès 1976, le titre en était « Horizonte » – Konzerte, et il en existait quatre types :

15– Les concerts « jeunes compositeurs » : des compositions d’étudiants non pas sous forme de soirée de présentation pour l’école, mais des concerts publics (avec la presse), sans que le professeur de composition soit nommé et essentiellement sous la responsabilité des étudiants eux-mêmes. Leur préparation avait lieu par le biais d’ateliers officiels de l’école (depuis 1974). Entre 1981 et 1986, il y eut quatorze concerts incluant soixante-quatorze compositions de quarante-neuf étudiants, sans compter les concerts d’échange et les tournées à Essen, Bâle, Turin (Settembre musica), Côme (Autumno musicale en 1983 et 1984), Venise, Crémone et plus tard aussi Paris.

16– Les concerts avec notre « Ensemble de l’Institut pour la nouvelle musique » : les exécutants étaient ici aussi des étudiants de l’école, auxquels s’ajoutaient parfois d’anciens étudiants ou des enseignants.

17Il va de soi que nous continuions par ailleurs à produire des concerts impliquant des solistes et des ensembles remarquables du pays ou de l’étranger, dans la mesure où nous pouvions nous le permettre financièrement. Mais dans ces cas-là, nous essayions de combiner de telles prestations avec des ateliers animés par les solistes invités – des ateliers pour les interprètes et les compositeurs. (Ce fut le cas entre autre avec Harry Spaarnay, clarinette basse ; Ivan Roth, saxophone ; Jean-Pierre Drouet, batterie ; Claude Helffer, Herbert Henck, Frederic Rzewski, piano ; Pierre-Yves Artaud, flûte ; Fernando Grillo, contrebasse, etc.) Lors de ces concerts réunissant l’Ensemble de l’Institut et ses invités, les œuvres de plus de quatre-vingts compositeurs furent jouées.

18– Les concerts-portraits : Arturo Tamayo les initia en 1974 avec un mini-portrait de Luciano Berio dans lequel Cathy Berberian était la soliste, accompagnée par un ensemble composé d’étudiants de l’école et par Ursula Holliger, le tout en présence du compositeur. Cette occasion constitua le coup d’envoi pour la création de l’Ensemble de l’Institut pour la nouvelle musique. Depuis, nous avons eu seize concerts-portraits de compositeurs, dont quatorze sous la direction de Tamayo, la plupart en présence des compositeurs, lesquels donnèrent aussi des séminaires. Par ailleurs, lors du semestre précédant les concerts, des séminaires de composition étaient consacrés à l’analyse d’œuvres choisies des compositeurs invités. Particulièrement féconde à cet égard fut l’année 1983, qui débuta avec Luigi Nono, lequel donna aussi plusieurs séminaires. Suivirent Kurtág, Nunes, Varèse, Maderna ; 1984 accueillit Xenakis et Carter ; en 1985, ce furent Lachenmann, Lutosłavski et Earle Brown ; en 1986, Boulez (avec Messiaen et Berio), Ferneyhough et la première allemande de Evas Traum de Stockhausen. Exemplaires furent les concerts avec Nono, Xenakis et Lutosłavski, tous sous la direction de Tamayo, et ceci en particulier aussi parce que tous les interprètes – et à une exception près y compris les solistes ! – étaient des étudiants de notre école. Lutosłavski dirigea lui-même son Double Concerto pour hautbois, harpe et cordes avec des étudiants comme solistes. Ce concert fit également intervenir le chœur de l’école sous la direction de Hans Michael Beuerle dans les Trois poèmes d’Henri Michaux.

19La mise en place de l’Ensemble de l’Institut pour la nouvelle musique de la Haute École publique pour la musique de Freiburg – tel est son nom officiel, bien lourdaud – fut décisive pour une mise en pratique, si essentielle à tous nos buts. Il s’agissait d’un ensemble mobile, composé en principe d’étudiants, qui s’avéra dès le début représenter un appui pour nos différents projets, lesquels d’ailleurs provenaient souvent de lui au niveau du contenu.

20Après coup, on peut aussi constater que notre ensemble constitué d’étudiants fonctionna comme cellule germinale lors de la création de l’Ensemble Modern, dans la mesure où à ses débuts, plus de la moitié des interprètes y étaient des « Freiburger ». Depuis dix ans environ, l’ensemble de notre Institut est également invité hors Freiburg et à l’étranger – il y eut ainsi entre 1977 et 1980 cinq concerts à Genève1. Mais ceci ne pouvait pas devenir un but en soi, car nous voulions continuer notre travail avec les étudiants tel que nous l’avions entamé, et il était considérable.

21Cette création et tout le travail de mise en place eurent été totalement impossibles sans l’engagement infatigable et dénué de tout ego de la part d’un de mes étudiants à l’époque qui, simultanément, apprenait à diriger auprès de Francis Travis : Arturo Tamayo. C’est lui qui, par des années de travail tenace et discret, a posé les jalons d’une pratique permanente de la musique contemporaine, ce qui nous permet aujourd’hui de réaliser les programmes les plus exigeants avec les étudiants. J’espère qu’il nous restera fidèle encore quelque temps.

22En 1980, un autre de mes anciens étudiants rejoignit notre équipe. C’est à André Richard que notre Institut doit non seulement une organisation qui fonctionne enfin, et ceci sans bureaucratie, c’est-à-dire sans que nos buts premiers de transformation de la pratique de la musique nouvelle s’estompent, mais aussi l’expansion de notre bibliothèque en ce qui concerne le XXe siècle (partitions, livres et enregistrements), l’élargissement successif de nos activités au-delà de Freiburg et la réalisation de projets de plus grande ampleur. Tout cela n’aurait pas été possible sans lui. C’est ainsi qu’il forma en 1984 le Chœur de solistes de l’Institut pour la nouvelle musique à partir des chanteurs (étudiants) qui avaient participé au portrait Nono, et étudia avec eux la partie chorale de Prometeo pour sa création à la Biennale de Venise en 1984 ; puis pour les exécutions de la deuxième version remaniée l’année suivante à la Scala de Milan ainsi que toutes les exécutions ultérieures de cette œuvre. Richard est devenu entretemps à plus d’un titre le cœur de tout cet organisme assez compliqué.

23 Troisièmement : confronter les étudiants en composition aux nouvelles possibilités variées de la musique électronique, en particulier en utilisant l’ordinateur.

24À ce sujet, nous avions requis, déjà vers la moitié des années soixante-dix, un studio pédagogique pour notre école ; mais il a fallu attendre environ dix ans, à savoir jusqu’à la construction d’un nouveau bâtiment, pour en obtenir l’autorisation de la part du Ministère de la Culture. Comme solution intermédiaire, nous avions noué des contacts étroits et productifs avec le Studio expérimental de la Heinrich-Strobel Stiftung au Südwestfunk de Freiburg-Günterstal et en particulier avec son directeur Hans Peter Haller, et organisé en 1978-1979 nos propres séminaires sur l’informatique et la musique avec ordinateur ; mais nous nous sentions néanmoins très en retard par rapport aux possibilités d’étude à élaborer. À l’automne 1985, nous pûmes engager Mesias Maiguashca, un des plus éminents compositeurs et pédagogues dans le domaine, et entamer le travail dans un studio qui a peut-être l’avantage non négligeable de présenter aujourd’hui encore un équipement à jour ! Un travail qui promet d’être productif à tous les niveaux et permettra, espérons-le, de combler progressivement notre retard en la matière avec quelques Hautes Écoles du pays et de l’étranger.

25Comme successeur de Brian Ferneyhough, dont le départ pour le conservatoire de La Haye constitue un événement décisif, nous avons réussi – et nous en sommes fiers à maints égards – de faire venir à Freiburg Emmanuel Nunes. Ainsi, tous les étudiants peuvent continuer, s’ils le désirent, de se confronter à des personnalités montrant des profils très variés.

26Lässt sich eine Tätigkeit wie Komponieren unterrichten ? Die Aufgaben des « Instituts für Neue Musik » der Staatlichen Hochschule für Musik Freiburg [Une activité comme la composition peut-elle être enseignée ? Les devoirs de « l’Institut pour la nouvelle musique » de la Haute École gouvernementale pour la musique à Freiburg], in Programme pour la fête de la musique Freiburg-Köln de la Kölner Gesellschaft für neue Musik [Société de Cologne pour la nouvelle musique], 15 et 16 décembre 1986.

Notes de bas de page

1 Ces concerts eurent lieu dans le cadre de l’association Contrechamps, qui venait d’être fondée (en 1977).

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